Ambiguïtés de l’anthropologie culturelle : introduction à l’œuvre d’Abram Kardiner (1/2)

Claude Lefort
mercredi 6 janvier 2021
par  LieuxCommuns

Texte d’introduction à l’édition française de « L’individu dans sa société » d’A. Kardiner, Gallimard, 1969, repris dans Lefort Cl. ; « Les formes de l’histoire. Essai d’anthropologie politique », Gallimard [1978], 2000, pp. 131 - 187.


[On pourra lire, en excellente introduction à ce texte dense, et du même auteur, "L’idée de « personnalité de base ».


Trente années séparent la traduction aujourd’hui offerte aux lecteurs français de la publication du livre qui fit la célébrité d’Abram Kardiner. Sans doute l’auteur n’était-il pas en son temps le premier à vouloir conjuguer les méthodes de l’anthropologie – que nous nommons, selon notre tradition, ethnologie — et celles de la psychanalyse. Mais nul n’avait avant lui poussé aussi loin la tentative, jusqu’à prétendre constituer un nouvel objet. Par cette audace, il a conquis et conserve encore l’attention d’un large public.
The Individual and his Society [1] ne s’appuie pas, il est vrai, sur une documentation très étendue. L’ouvrage porte sur un tout petit nombre de sociétés ; et, des six cas présentés, quatre se réduisent à des données fort sommaires. Mais il s’agit d’un essai pour introduire à partir d’analyses exemplaires une interprétation de portée générale. À retenir la précision apportée par le sous-titre, on pourrait croire qu’elle vise à dévoiler la psychodynamique de l’organisation des sociétés primitives [2]. Cependant le projet est de plus haute ambition car, à une étape ultérieure, il concernera l’organisation des sociétés les plus complexes. The Psychological Frontiers of Society, publié en 1945, comprendra une enquête sur une petite ville des États-Unis et recommandera une étude d’ensemble des traits spécifiques de la culture judéo-chrétienne.
C’est assurément dans ce dernier livre que se trouve l’étude la plus riche de toutes celles qui furent conduites par les ethnographes associés avec Kardiner, car elle joint à une description des institutions et des conduites, déjà inspirée par les hypothèses de l’auteur, le récit de plusieurs histoires de vies et les résultats du test de Rorschach appliqué aux indigènes. À la différence de cette étude, consacrée aux îles d’Alor, celles des îles Marquises et des Tanala de Madagascar, que rapporte notre ouvrage, ont été entreprises par Linton des années avant qu’il ne rencontrât Kardiner et ne participât à son séminaire new-yorkais, à une époque donc, nous confie-t-il, où sa sensibilité aux problèmes de la psychanalyse n’était pas encore éveillée. Lui-même nous avertit des limites que lui imposait sa formation exclusive d’ethnographe et convient que dans les séances de travail qui furent consacrées à l’élaboration de The Individual and his Society il reconstitua une part de son expérience en réponse aux questions soulevées par le psychanalyste Kardiner. Peut-être n’était-il pas inutile de relever cet aveu, puisque dans le débat qui les opposera l’un et l’autre à Géza Roheim, ce dernier pourra à juste titre se prévaloir d’avoir été le seul ethnologue analyste (et analysé) à mener des enquêtes sur le terrain [3]. Toutefois à s’en tenir à l’entreprise de Kardiner, on doit reconnaître que les premiers travaux de Linton lui ont donné une impulsion décisive. L’auteur n’a cessé de se référer par la suite au commentaire qu’il en avait donné. Dans un petit livre publié en 1961, They Studied Man, récemment traduit, on le voit encore rappeler son interprétation du cas des Marquises pour illustrer l’exposé de sa théorie [4]. En outre, il suffit de comparer les thèses des deux principaux ouvrages pour se persuader que le premier contient déjà tout son enseignement. Le concept de personnalité de base, la distinction établie entre institutions primaires et secondaires, la réfutation de quelques-unes des grandes hypothèses freudiennes, la constitution d’une psychologie centrée sur le moi et ses mécanismes d’adaptation, bref tout ce qui fait l’armature de la pensée de Kardiner, nous le rencontrons dans The Individual and his Society. Et, parce que le moment dans lequel une théorie est élaborée est souvent celui de la plus grande argumentation, des critiques et des justifications les plus étendues, de la revendication de la découverte, parce que des thèses dans leur premier énoncé se présentent sous leur aspect le plus catégorique, le plus audacieux et partant le plus vulnérable, c’est dans ce livre qu’il faut en premier lieu scruter les principes de la nouvelle interprétation. Au reste, près de la moitié du volume est consacrée à la théorie et à la méthodologie, un dixième à peine dans The Psychological Frontiers of Society  : nul doute que l’entreprise ne soit à connaître dans son commencement.
Celle-ci a fait en France l’objet d’importants travaux qui permettent au lecteur, s’il le souhaite, de la situer dans le cadre de l’anthropologie moderne. Mike Dufrenne, notamment, a consacré à la notion de personnalité de base un livre entier qui en éclaire les implications sociologiques ou philosophiques, et qui commente et discute les enquêtes où elle puise sa justification [5]. On doit, d’autre part, à Roger Bastide une étude devenue classique sur les rapports de la sociologie et de la psychanalyse qui établit un précieux bilan de l’héritage sociologique de Freud et fait large place à Kardiner [6], L’originalité de notre auteur a retenu l’attention de Maurice Merleau-Ponty qui lui consacra de longues analyses dans son enseignement en Sorbonne [7]. En outre, avec la traduction française de They Studied Man, nous sommes en mesure de connaître la position de Kardiner à l’égard de ses devanciers et de ses contemporains – de Boas et de Malinowski, de Ruth Benedict et de Margaret Mead, de Roheim et de Fromm, par exemple.
S’il nous paraît bon d’accompagner de nouvelles remarques l’édition française de The Individual and his Society, ce n’est certes pas pour inciter le lecteur à faire l’économie de ces utiles lectures ; ni même seulement pour secourir celui qui aborderait les arides propos théoriques de l’auteur sans pouvoir exactement mesurer l’enjeu de la question posée ; la vérité est qu’avec le recul du temps et à la faveur justement du débat qui s’est institué autour des notions de culture et de personnalité de base, les vices de l’interprétation nous sont devenus plus sensibles ; une attention plus rigoureuse à sa démarche nous paraît nécessaire pour lever l’équivoque qu’elle fait peser sur les concepts psychanalytiques et sociologiques.
Ces vices, nous les jugions autrefois secondaires [8]. A nos yeux, l’essentiel tenait dans la double tentative de découvrir au cœur de la psyché l’empreinte des institutions sociales et, au cœur de la société, la trace d’un sujet –distinct des sujets empiriques déterminés, aussi bien que d’un hypothétique sujet transcendantal – qui fût le référent de toutes les significations objectives. Le concept de personnalité de base nous apparaissait indiquer justement le lieu, souvent postulé mais toujours méconnu, où s’échangent individu et société, où le plus particulier et le plus général virent l’un dans l’autre, où se constituent simultanément deux ordres de phénomènes, symboliques l’un par l’autre, où les déterminismes se croisent et s’inversent dans la figuration d’une réalité irréductible à toute objectivation.
L’unité qui nous était ainsi donnée à penser, jugions-nous, échappait au mythe du Volkgeist, du caractère national, ou du choix éthico-métaphysique qu’une Ruth Benedict parait d’emblèmes nietzschéens. Elle s’avérait celle d’une forme ou d’une structure repérable dans l’articulation de séries de faits qui, pour dépendre rigoureusement les uns des autres, ne signifiaient qu’en raison de leurs différences et de leurs décalages. De telle sorte que vouloir l’identifier en chaque cas particulier ne nous délivrait pas de la tâche d’explorer ces différences, mais la rendait impérative, nous replaçait dans l’orbite de la science en un domaine où l’on négligeait avec désinvolture ses exigences. C’était pour nous un signe de vérité qu’il fallût, comme nous y invitait Kardiner, reconstruire, et pas seulement décrire, l’être-tanala des Tanala, l’être-marquisien des Marquisiens ; que la présomption de la totalité ne dispensât pas du travail de la connaissance et de la vérification ; et pour mieux dire, que l’interprétation, en son principe universel, fût toujours soumise à l’épreuve de la cohérence des résultats.
Épreuve à laquelle nous paraissaient se dérober ceux qui, satisfaits d’invoquer le style d’une communauté, ou une Weltanschauung, ou un choix existentiel – quel que fût le principe occulte dont ils postulaient l’efficace, l’essence projetée derrière le phénomène – , s’empressaient de découvrir en toute chose les reflets du Même et ne donnaient à lire que celui de leurs phantasmes.
Que Kardiner ne fût pas toujours fidèle à son inspiration dans la conduite de son interprétation, qu’emporté par le désir de l’explication il en vînt à poser l’individu et la société comme des termes réels dont la relation dût s’établir suivant le schéma de la causalité empirique ; qu’il laissât parfois déchoir la personnalité de base au niveau d’un fait, ordonné mécaniquement à des antécédents et à des conséquents, après avoir enseigné que ceux-ci n’avaient de sens que par elle, ces critiques, qui demeurent valables au plan où elles s’exercent, ne remettaient pas en cause la vérité du projet. Il fallait seulement expliciter les présupposés scientistes de l’œuvre, pensions-nous, l’expurger, lui fournir le langage phénoménologique qui lui manquait, pour faire droit à l’idée de la réversibilité de l’individuel et du social qui la fondait tout entière. Or, à une nouvelle lecture, nous nous demandons s’il est possible de faire aussi aisément le partage entre l’intention et le fait, la fin et les moyens, si l’équivoque n’est pas à l’origine de l’entreprise, dans l’idée même que l’auteur se fait des rapports de la psychanalyse et de la sociologie ; si le plus audacieux de sa tentative ne porte pas aussi le plus suspect, l’effort pour embrasser dans une même théorie organisation de la personnalité et organisation sociale dont le résultat était de dissimuler la différence de deux symboliques qui, pour être inséparables, n’en sont pas moins irréductibles l’une à l’autre.
L’élaboration du concept de personnalité de base et les interprétations qu’il commande procèdent en effet d’un aménagement très particulier de la théorie analytique et de la théorie de la culture dont l’objet est de leur permettre de s’ajuster rigoureusement l’une à l’autre. Or ce travail préliminaire requiert toute notre attention. Si nous négligions les opérations en vertu desquelles le champ de la psyché et celui de la culture sont rendus homogènes, nous nous interdirions de juger de la signification des résultats obtenus. Il serait possible de mettre en doute l’exactitude de telle ou telle relation établie, de faire varier le lieu de la cause ou de l’effet, mais le principe même de l’interprétation demeurerait voilé. Nous pourrions répondre autrement que l’auteur aux questions posées, mais du moins serions-nous prisonnier du jeu de ses questions. Remarquons, d’ailleurs, que celui-ci ne prend pas son lecteur par surprise. Il consacre toute la première partie de son livre à l’exposé de sa méthode. Exposé d’autant plus significatif qu’il correspond fidèlement au travail de la découverte. Celle-ci, notions-nous, ne naît pas dans l’interprétation au cours d’une réflexion sur les difficultés rencontrées par l’ethnographe. De fait, la démarche est inverse : le psychanalyste Kardiner juge nécessaire de formuler une théorie nouvelle de la personnalité et se demande à quelles conditions elle peut s’accorder avec une théorie de la culture ou se changer, par cette rencontre, en une théorie générale de l’homme ; son interprétation des données ethnographiques n’intervient qu’à une seconde étape. A considérer la première, tout se passe comme s’il y avait une préparation, au sens chimique du terme, destinée à rendre les composants aptes à la synthèse dont les études empiriques fourniront la preuve. Sans doute serait-il abusif de faire de Kardiner le seul auteur de cette opération, il la mène seulement à son terme : tant la psychanalyse que l’anthropologie culturelle ont évolué en milieu américain jusqu’à se prêter aux manipulations qui les ordonneront l’une à l’autre. Mais, en l’occurrence, peu importe de repérer les conditions et les stades de cette évolution, il suffit de remarquer qu’elle tend à promouvoir dans les deux domaines qui nous intéressent une théorie centrée sur le comportement, sur l’adaptation et sur l’intégration. Voilà ce que nous nommons la préparation kardinérienne : une épuration des concepts psychanalytiques et sociologiques, telle qu’ils soient rendus homogènes.
Mais suffit-il de faire ressortir la double simplification qui en résulte, voire de dénoncer, comme quelques-uns l’ont fait depuis longtemps, la dégradation de la pensée sociologique ou de la pensée analytique ? Ou faut-il porter plus loin la critique ? Le mérite de l’entreprise de Kardiner, c’est qu’elle met ceux qui en contestent la légitimité au défi de répondre sur toute l’étendue du champ qu’il prétend couvrir. Or, le plus souvent, les sociologues prennent pour acquise, ou n’interrogent que timidement la réforme de la théorie analytique. Satisfaits de voir récuser le biologisme de Freud, ils ne demandent pas davantage. Quant aux analystes, ils semblent, d’une manière générale, plus soucieux de défendre leur territoire que de s’aventurer hors de ses frontières. Aussi bien laissent-ils sans réponse, et même sans écho, le discours sociologique.

Il n’est pas dans notre intention d’examiner tous les arguments que Kardiner oppose aux thèses de Freud. Au reste, une part d’entre eux ont été souvent développés et ne sont plus contestés par les défenseurs les plus intransigeants de l’orthodoxie. Qu’il soit impossible d’expliquer l’origine des institutions sociales par le refoulement de la libido et la mobilisation d’une énergie désexualisée au service de buts idéaux, puisque le processus implique déjà la barrière de la loi (comme Freud le montre lui-même d’ailleurs) et l’intervention d’une autorité parentale qui y prend son appui ; que l’idée d’une récapitulation dans l’ontogenèse de la phylogenèse relève d’un mythe qui ne peut se prévaloir du titre de scientifique qu’en regard d’une anthropologie prise elle-même dans le mythe de l’évolutionnisme ; que l’assimilation opérée entre le primitif, le névrosé et l’enfant ne tienne pas compte du fait que la société primitive comprend elle-même des adultes et des enfants, des hommes tenus pour normaux et d’autres pour anormaux ; d’une façon générale, que l’ordre de la culture ne puisse être reconstruit à partir d’une relation jugée naturelle entre les individus – ces propositions qu’il faut certes toujours rappeler n’exigent pas de longs commentaires ; elles fixent des bornes à l’explication freudienne, sans pour autant mettre en cause sa pertinence dans le champ spécifique qu’elle s’est d’abord assigné. En revanche, la critique que porte Kardiner dans ce champ nous importe au plus haut point. C’est une question décisive de savoir en quoi se trouve modifiée la théorie de Freud, si cette modification, dont l’effet attendu est de la rendre apte à l’interprétation sociologique, permet effectivement de répondre à des problèmes que le fondateur n’aurait pas su poser ou résoudre, ou bien si elle fait tout simplement perdre de vue ceux qui commandaient ses découvertes.
Or cette question est écartée quand on se satisfait de dénoncer les limites sociologiques de l’enseignement freudien, quand on prétend en réduire la portée au cadre d’une culture déterminée. A supposer même que ses conclusions ne puissent être reportées telles quelles dans d’autres cadres et, par exemple, comme on l’a dit et répété, que la définition d’un complexe d’Œdipe ne soit pertinente que là où l’organisation familiale met l’enfant dans la dépendance directe et constante de ses géniteurs, on ne saurait décréter hâtivement que la théorie s’enrichirait à rendre compte de la diversité des expériences infantiles. Encore faudrait-il démontrer que les différences observées s’interprètent bien en fonction des mêmes repères ; pour fixer ceux-ci construire un schéma unique de développement ; s’assurer que cette construction elle-même ne porte pas trace de nos expériences propres. La critique du socio-centrisme, si légitime qu’elle soit dans son inspiration, expose en effet à un nouveau danger, dès lors qu’elle sert à masquer la distance qui sépare l’ethnologue des cultures étrangères qu’il vient à interroger. Sous le couvert d’un relativisme de bon aloi, celui-ci s’arroge le pouvoir de comparer des institutions, des conduites, des croyances et de forger une pluralité de systèmes, comme si ces opérations ne devaient rien à son insertion dans une culture singulière, ne témoignaient pas déjà d’un rapport institué à la réalité, comme si ne lui étaient pas ménagées une perspective ou des perspectives sur le monde social avant toute entreprise d’objectivation. En outre, il n’est pas quitte de la difficulté, lorsqu’il affirme que la connaissance des sociétés étrangères assure, par elle-même, une décentration, qu’elle a la vertu de rendre manifeste la contingence de sa situation propre et de la faire apparaître comme relative à son tour aux termes dont elle composait la première référence, bref que la comparaison produit à soi seule la signification des différences en l’absence d’un critère absolu. Tout le problème, en effet, est de savoir si la décentration peut jamais tout à fait s’accomplir, s’il y a même quelque sens à imaginer la constitution d’un univers autre qui ne demeure pas dans les horizons du nôtre, enfin si la dialectique du relativisme n’implique pas nécessairement un irrelatif, lequel, modifié, travaillé par la dialectique, ne cesse pas pourtant de lui fournir sa limite et son volant.
Sans doute croit-on atteindre à la connaissance objective lorsqu’on découvre, par-delà la variété des comportements et des attitudes repérés dans des milieux empiriques différents, des réseaux stables de relations dont les multiples figures s’ordonnent, les unes par rapport aux autres, en fonction de principes généraux de combinaison – témoignant ainsi dans la modalité de structures particulières d’une logique inconsciente de la vie sociale. Mais, outre que l’interrogation renaît à considérer que ces structures sont toujours relatives à une certaine aire de culture, il faut convenir qu’elles ne sont produites ou reproduites qu’en vertu d’une formalisation dont l’effet est, d’une part, d’interdire de rechercher – non seulement le sens vécu comme le note Lévi-Strauss – mais le sens inconscient dont les hommes chargent leurs relations, et, d’autre part, d’isoler par convention une seule chaîne de ces relations. Or ce n’est pas une entreprise de ce genre que se propose Kardiner. S’il définit les personnalités de base comme des structures, ce n’est pas pour s’en tenir à la reconstruction de modèles qui tireraient leur validité de leur fécondité opératoire. Son interprétation implique une référence constante au sens des conduites sociales, elle suppose chez le lecteur un pouvoir d’intérioriser la relation de la cause et de l’effet, ou celle du sujet avec autrui ; elle prétend enfin le mettre en présence de phénomènes sociaux totaux – suivant l’expression de Mauss – de phénomènes qui sont à la fois surdéterminés et surdéterminants, dans lesquels s’investit le sens spécifique d’une culture. Ainsi ne peut-on manquer de se demander, en lisant son ouvrage, d’où la théorie des différences de personnalité et de culture tire sa légitimité, comment l’auteur parvient à s’affranchir des conditions dans lesquelles s’institue le rapport au sens jusqu’à les traiter comme simples variantes dans un schéma général d’interprétation.

Or, si l’on interroge Kardiner en ces termes, on conviendra que son relativisme est fondé sur une conception toute positive de l’individu et de la société. La psychologie ordinaire lui fournit son point de départ. Il commence par énumérer les traits qui font la spécificité de l’homme au sein du monde animal. L’important, à ses yeux, est d’observer que l’homme est dépourvu à sa naissance des moyens de se maintenir en vie. Son organisme est comme prématuré ; la coordination de ses mouvements sensoriels et moteurs fait défaut ; la myélinisation des centres cérébraux est inachevée. Dans de telles conditions, le nourrisson doit demeurer dans une longue dépendance de l’adulte. Sa constitution exige qu’il soit entièrement pris en charge par ceux qui l’élèvent, non seulement qu’il reçoive d’eux sa nourriture mais qu’il apprenne à leur contact les moyens de satisfaire ses besoins élémentaires. La durée exceptionnelle d’une telle dépendance requiert une organisation spéciale, dont l’institution familiale, suivant, des modalités diverses, apporte la formule. A la lenteur de la croissance s’ajoute un autre phénomène qui éclaire le sens de cette situation. Les besoins de l’enfant – ou ce qu’on peut nommer ses instincts, pour faire entendre que certains d’entre eux demandent irrésistiblement satisfaction – ne déterminent à aucun moment des comportements dont le schéma serait fixé par l’espèce. Ainsi l’adulte n’aide pas seulement à trouver la réponse nécessaire à la survie, il ne provoque pas le déclenchement de mécanismes d’adaptation préétablis, mais par la manière singulière qu’il a de répondre, il enseigne un certain mode de satisfaction parmi d’autres possibles. Si l’on observe enfin qu’il n’y a pas de régulation de l’instinct sexuel en fonction du rythme des saisons ou de l’acquisition des moyens de subsistance, que les besoins et les capacités de l’enfant varient considérablement au cours de la croissance et que les différences d’individu à individu ont une amplitude exceptionnelle au sein de l’espèce, on prendra toute la mesure de la plasticité du comportement humain. De ces remarques découle la nécessité d’une étude comparée des divers types d’adaptation de l’individu à son milieu et des relations qu’il entretient avec ses proches,
À entendre Kardiner, cette étude se place sous le signe de la psychanalyse aussitôt qu’on convient de l’importance des expériences infantiles. Sans doute jugera-t-on que l’individu ne cesse, tout au long de sa vie, d’apprendre des autres ce qu’il est, toutefois les acquisitions de l’adulte sont fondées sur un premier apprentissage dont les effets, pour s’inscrire dans son corps, ont seuls une généralité symbolique. Sans doute, les différences de personnalité d’un Marquisien, d’un Tanala ou d’un Américain de notre temps sont-elles sensibles à l’ethnographe traditionnel et l’incitent-elles à penser que la diversité des cultures intéresse la psychologie humaine, mais rien ne lui permet de relier les traits observés ici et là, de s’assurer qu’ils s’ordonnent en des structures, de mesurer l’efficacité de celles-ci sur l’organisation sociale, tant qu’on ignore par quelles voies, en réponse à quels besoins, l’individu s’installe dans le milieu humain et naturel.
Le recours à la psychanalyse se justifie donc en un premier moment de cela seul qu’elle permet d’observer des phénomènes ordinairement méconnus, dont la portée est décisive sur l’évolution de l’individu, quel que soit le milieu social auquel il appartienne : essentiellement, les comportements infantiles tels qu’ils se créent sous le double effet des besoins physiologiques fondamentaux et des relations avec les adultes dont l’action s’exerce en réponse à ces besoins. En ce sens, Kardiner fait de la psychanalyse une branche de la psychologie et lui assigne la fonction d’une science positive qui se distingue par la spécificité de son objet. Cet objet, disons-le aussitôt, ce sont les processus qui commandent la formation et l’équilibre de la personnalité, sous l’effet d’exigences qui sont à la fois particulières et universelles – particulières, à considérer les relations instituées avec l’enfant dans chaque société et les limites imposées par le milieu naturel à la satisfaction de ses besoins ; universelles, à considérer la forme de la relation et la nature du besoin.
L’étude du besoin alimentaire et celle de la sexualité semblent alors se recommander d’elles-mêmes pour autant qu’elles s’appliquent à des phénomènes partout observables et partout révélateurs de l’emprise d’une culture. La première tâche du psychologue sera de noter des faits : par exemple, comment l’enfant est nourri par sa mère ; selon quel rythme, à quelle époque et suivant quel procédé il est sevré ; comment la masturbation est tolérée, encouragée ou réprimée.
L’attention portée à la conduite des parents envers le corps de l’enfant fera, en outre, juger décisifs les procédés destinés à lui enseigner la propreté. En conséquence, le système social d’intervention sera défini comme l’ensemble des disciplines de base et fournira le premier indice des frustrations et des satisfactions que connaît le moi, dans l’exercice des fonctions physiologiques fondamentales. L’observation des rapports qu’entretient l’enfant, une fois acquise cette première éducation, avec ses parents et les divers membres de la collectivité qu’il côtoie, procurera ensuite d’autres informations dont la signification s’établira en fonction de celles qu’on vient de recueillir : par exemple, à repérer les modèles d’autorité, de prestige, de coopération ou de conflit en vigueur, on sera en mesure d’apprécier les moyens dont dispose l’individu pour faire face aux exigences de son milieu, pour répondre aux attentes d’autrui et satisfaire, de quelque manière que ce soit, à sa propre demande.
Ainsi conduite, l’enquête semble échapper aux critiques que suscitait Freud pour avoir fondé ses hypothèses sur l’analyse d’un type de névroses socialement déterminées. De fait, elle rejette comme un a priori l’idée que la sexualité régisse partout les conduites infantiles, celle que la relation de l’enfant avec ses parents s’ordonne nécessairement dans la forme d’un complexe d’Œdipe, ou celle d’une constitution universelle de la psyché qui placerait le moi sous la double emprise des pulsions et du surmoi.
Kardiner ne tient compte de la sexualité que dans la mesure où elle se manifeste dans des comportements et, s’il en reconnaît les signes dans des conduites ou des représentations qui ne paraissent pas en porter la marque, c’est parce qu’il s’est persuadé que telles inhibitions ou perturbations de fait dans l’activité sexuelle, étaient susceptibles de provoquer une réponse, sous forme de compensation ou de dérivation, dans une autre partie du moi. D’une façon générale, il se refuse à rien dire des pulsions qui ne découle de faits observables – par exemple, l’attitude de l’enfant à l’égard de la nourriture, le mode de satisfaction de ses besoins élémentaires, la masturbation – et s’interdit en conséquence de les rapporter à une origine commune. Vaine lui paraît donc l’idée qu’en un lieu spécifique (auquel Freud en était venu à donner le nom de ça) les processus psychiques s’opèrent sous la seule détermination du Triebe. Simultanément il écarte l’hypothèse du surmoi dont l’usage, encore que toujours métaphorique à ses yeux, pourrait se justifier dans les cas où l’on voit le moi s’opposer à lui-même pour se condamner, mais perd toute signification dès lors que les signes d’un sentiment de culpabilité font défaut. Quant au complexe d’Œdipe, l’auteur le circonscrit dans les relations de fait qui s’instituent entre le sujet et ses parents lorsque le resserrement de la cellule familiale, l’intensité des liens affectifs entre ses membres, la conjonction dans la même personne de l’autorité sur l’enfant et du rôle de l’époux font du père un rival pour son fils et de la mère un objet qui échappe à l’amour de celui-ci.

En bref, l’interprétation du développement de l’enfant est rigoureusement subordonnée aux résultats des enquêtes menées dans des sociétés différentes. La libido n’est pas observable, note Kardiner à plusieurs reprises, la sexualité l’est ; le surmoi n’est pas observable, répète-t-il, les conduites d’autorité le sont. De même, lorsque l’auteur traite de l’agression, il la définit à l’examen de tel ou tel phénomène comme une réponse apportée dans un contexte chaque fois singulier à un danger imaginaire ou réel autrement insurmontable, et rejette comme métaphysique l’hypothèse d’un instinct de destruction. Sans doute, qui considère l’activité anale, par exemple, pourra juger que l’excitation de la muqueuse au passage du bol intestinal procure un plaisir à l’enfant, mais, observe-t-il, on ne gagne rien à évoquer la sexualité à cette occasion et à forger l’idée d’une organisation libidinale spécifiquement liée au stade anal. Il suffit, pour mesurer l’importance de l’analité, d’observer que l’enfant est l’objet de soins particuliers qui impliquent l’amour de ceux qui en sont chargés – ordinairement de sa mère – , que la conquête de la propreté est un épisode décisif dans la maîtrise de son corps et du rapport qu’il entretient à travers lui avec le milieu naturel, que le renoncement à la satisfaction immédiate s’opère en échange de l’approbation d’autrui en un temps où sa protection entière est sollicitée ; qu’il y a donc dans l’acquisition de la règle un changement dans la forme de dépendance, une délégation d’autorité qui servira de modèle dans des situations ultérieures. En effet, à se borner à cette analyse, on comprend que les techniques, en faveur dans une société, décident de tel ou tel trait de la personnalité, suivant que l’apprentissage de la propreté est imposé à un âge plus ou moins avancé, avec plus ou moins de rigueur, se trouve ou non associé à des sanctions, prend ou non une signification morale… De même, l’hypothèse d’une libido orale, inventée pour rendre compte de l’effet de plaisir que tire le nourrisson de l’allaitement, distrait d’une étude des relations réelles qui s’instaurent entre lui et sa mère, car c’est à considérer, d’une part, l’inéluctabilité du besoin alimentaire et l’assurance que le moi tire de sa satisfaction, de l’autre, la manière dont la mère y répond – soit qu’elle sache combler l’attente de l’enfant, soit qu’elle le déçoive par négligence ou par brutalité –, qu’on pourra connaître l’origine d’anxiétés ou de frustrations, dont le moi adulte ne peut se défaire ensuite. Il ne sert à rien non plus de passer les frontières de l’observable pour interpréter la sexualité car, encore qu’il soit possible d’induire, à partir des faits, certaines propriétés spécifiques de la pulsion qui est à son origine, ce n’est qu’à découvrir le sort qui lui est réservé dans tel ou tel cadre social – les interdits dont elle est ou non frappée, le secret ou la publicité qui accompagne les rapports amoureux des adultes – qu’on pourra décider à bon droit de l’influence qu’elle exerce sur la personnalité.
Il est vrai que la seule description de l’expérience infantile, si attentif soit-on à la diversité des situations où elle s’oriente, ne saurait engendrer une interprétation. Non seulement l’observateur choisit les traits jugés significatifs en fonction de certains principes, mais il ne peut les apprécier qu’à la condition d’en déterminer la fonction dans l’économie totale de la personnalité. Une fois retenu, par exemple, le phénomène de la masturbation, il ne suffit pas de noter qu’elle s’exerce sans entrave aux îles Marquises pour conclure que l’individu tirera de la satisfaction goûtée au premier âge un sentiment durable de sécurité et d’indépendance. L’effet de cette liberté dépend d’une série d’autres traits dont aucun n’a pleine valeur en soi. On ne saurait même dire que tous se déterminent l’un l’autre à des degrés divers car ce jeu de relations est lui-même structurellement déterminé. La personnalité de base est pour une part au terme des expériences de l’enfant et pour une part à leur principe. Qu’on veuille donc fonder l’analyse sur la description directe ne délivre pas de la théorie. La définition de la structure mobilise tout un appareil conceptuel, elle exige beaucoup plus qu’une accumulation d’observations : la connaissance, nous dit notre auteur, des mécanismes d’intégration du moi, l’élaboration de catégories qui, sous le nom d’identification, de projection, d’introjection, de compensation ou de transfert, rendent intelligible la diversité des phénomènes.
Cependant, si Kardiner ne manque pas de justifier l’introduction de tels concepts, c’est toujours dans l’intention de nous persuader qu’ils sont au plus près des données de l’expérience. En bon empiriste, notre auteur ne peut se poser qu’un problème : dans quelles limites est-on autorisé à importer dans la description des notions qui permettent d’établir des relations dont la validité soit indépendante de la spécificité des faits considérés. Ou, en termes classiques, à quelles conditions l’induction est-elle légitime ? Son principal souci est ainsi de montrer qu’il ne trahit pas l’idéal des partisans les plus rigoureux de la science positive, que les béhavioristes eux-mêmes, tout occupés qu’ils sont à réduire le comportement au schéma stimulus-réponse, ne font pas l’économie de constructions (constructs) ; qu’en s’attachant à l’expérience vécue, en traitant de l’individu comme d’un sujet qui aime, craint, souffre, désire, il ne renonce pas à des énoncés strictement vérifiables, c’est-à-dire susceptibles de désigner des enchaînements repérables par chacun, quelle que soit la perspective choisie.

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Seconde partie disponible ici


[1A. Kardiner, The Psychological Frontiers of Society, Columbia University Press, 1945.

[2Allusion au sous-titre de l’édition américaine : « The Psychodynamics of Social Organisation ».

[3G. Roheim, Psychoanalysis and Anthrapology, University Press, 1950. Trad. Française : Psychanalyse et Anthropologie, Paris, Gallimard, collection « Connaissance de l’inconscient », 1967.

[4A. Kardiner et E. Preble, They studied Man, The World publishing Co., Cleveland, 1961. Trad. franç. : Introduction à l’ethnologie, Paris, Gallimard, collection « Idées », 1966.

[5M. Dufrenne, La Notion de personnalité de base et son contexte dans l’anthropologie américaine, Paris, P.U.F., 1953.

[6R. Bastide, Sociologie et Psychanalyse, Paris, P.U.F., 1950.

[7M. Merleau-Ponty, Bulletin de psychologie, XVIII, 236, 1964.


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