Un renouveau philosophique (2/2)

Vincent Descombes
mercredi 15 avril 2015
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

(.../...)

Le monde de l’action

Que la seule théorie ait une portée ontologique, c’est le premier préjugé qui commande la formulation même de l’alternative classique. Le monde est un spectacle, un jeu de phénomènes que nous observons. Ce jeu nous parait réglé plutôt que « rapsodique » (pour parier comme Kant).Il s’agit de savoir si l’ordre que nous y trouvons vient de notre façon de regarder ou s’il est dans la chose même. Le spectacle pourrait être totalement rapsodique. Il pourrait aussi être réglé comme un papier à musique.
Mais tel n’est pas le monde dans lequel nous vivons. Ce monde ne pourrait pas être pure indétermination ou pure détermination. Autrement dit, l’action dans le monde devient inconcevable dans les deux cosmologies que l’alternative classique offre à notre choix.
Le monde dans lequel nous vivons est un monde où nous agissons. Dans ces actions, c’est tantôt l’aspect instrumental qui prévaut, tantôt l’aspect libéral (Castoriadis réserve le nom de praxis à ces dernières) [1].
Il est facile d’énoncer les conditions d’impossibilité de l’action instrumentale. Deux cas se présentent, qui répondent justement aux hypothèses du déterminisme et de l’indéterminisme. Il est impossible d’utiliser quelque chose comme un instrument si les mouvements et les opérations de cette chose sont déjà déterminés par l’état antérieur de la chose ou du système dont cette chose fait partie. Je ne puis opérer avec une chose que si mes intentions peuvent affecter son comportement. Inversement, une chose est à tous égards inutilisable si ses mouvements possibles et ses pouvoirs sont totalement indéterminés. Dans un univers conforme à l’ontologie de l’empirisme radical, on ne pourrait pas planter un clou, cueillir une pomme, traire une vache, etc. Bref, le monde dans lequel il est possible de se livrer à des activités instrumentales ne doit être ni trop dur, ni trop mou. Mais c’est un fait que nous nous servons de choses comme d’instruments. Donc le monde est assez déterminé pour que nous puissions concevoir les choses comme des instruments, mais il n’est pas déterminé au point de rendre vaines nos tentatives d’intervention dans le cours des choses.
Quant aux actions de type libéral, telles que l’éducation, le conseil, la discussion, l’entretien thérapeutique, on croit parfois qu’il est possible d’en rendre compte en des termes qui les logent dans le royaume de l’inter-subjectivité. On n’aurait à prendre en compte que des sujets (les agents libres concernés, qui sont volontiers décrits comme des coïncidences), des relations entre eux (égalité, subordination, réciprocité, etc.) et des actes à finalité éthique (libérer ou opprimer, reconnaître l’existence de l’autre ou la refuser, etc.). Ici, l’empire de l’objet ne figurerait qu’à titre métaphorique, comme dans l’expression : traiter quelqu’un comme une chose et non comme une personne.
En réalité, tous ces actes libéraux ont encore une condition extérieure aux divers sujets engagés dans le scénario. Pour qu’il y ait praxis, il ne suffit pas qu’un sujet adopte une attitude envers un autre sujet, il faut encore qu’il existe des institutions pour donner un contexte à ce que ce sujet dit et fait. Ces institutions n’ont pas forcément la forme visible d’une école, d’une famille, d’une assemblée. On doit aussi considérer comme des institutions (ou règles collectives de conduite) des choses telles que le contrat ou le statut d’autorité. Sans contrat, pas de cure analytique. Sans autorité, pas de paideia. L’action de type praxis requiert donc cette sorte de monde qu’on appelle une société. Et de nouveau, nous ne pouvons concevoir ce monde ni comme entièrement déterminé, ni comme entièrement indéterminé. La société doit être telle que les rapports des uns et des autres soient définis, mais elle doit aussi être telle que des changements puissent être introduits par les intéressés dans leurs rapports mutuels. La seule intersubjectivité ne définit qu’une situation sociale d’anarchie, de vide institutionnel : mais alors, ces sujets sont indifférents les uns des autres, indifférents les uns aux autres du point de vue des fins que peut viser une praxis. Entre eux, on peut concevoir que naissent des sentiments et même qu’il y ait des échanges, mais non ces actions qui visent à modifier le statut qu’a l’un des partenaires envers l’autre. C’est ainsi que le médecin vise à faire passer quelqu’un du statut (social) de malade au statut (social) de bien portant, tandis que l’éducateur reçoit quelqu’un ayant dans la société le statut de mineur et doit l’aider à accéder à sa majorité. A l’inverse, dans une société de totale programmation, des procédures bureaucratiques auraient été substituées aux praticiens de façon à accomplir plus « rationnellement » ces transitions difficiles d’une identité sociale à une autre.

Critique de toute ontologie formelle

En fait, la tradition philosophique contient, à côté du « platonisme » largement dominant, une mise en garde contre la passion excessive pour l’Un et le Bien Défini. Le premier à nous avertir en ce sens est, bien sûr, Platon lui-même, dans un passage célèbre du Philèbe où il raille l’ineptie des dialecticiens juvéniles qui se jettent trop vite du multiple dans l’un (« tout est en ordre ») ou de l’un dans le multiple (« tout est n’importe comment »). Castoriadis traduit ainsi ce passage décisif :

(...) que tout ce qui peut jamais être dit être est fait d’un et de plusieurs, et possède, poussant avec lui dès le départ (symphyton), la déterminité (peras) et l’indéterminité (apeiron) [2],

Mais si telle est la bonne façon d’aborder la « question de l’être », il s’ensuit que le programme d’une ontologie formelle était malavisé. Il n’y a pas lieu de chercher une caractérisation. positive des êtres en tant qu’êtres, ni une table unique des catégories fixant d’avance les différents aspects sous lesquels un être quel qu’il soit, pourvu qu’il soit, est déterminable. S’il n’y a pas de science positive de Fens qua ens, il est également exclu que l’on puisse formuler une vérité négative à ce propos. Bien plutôt faut-il poser que les choses ayant à la fois l’aspect du Peras et l’aspect de l’Apeiron, elles ne donnent lieu qu’à des ontologies régionales.
Pour le dire autrement : les choses ne sont pas déterminées ou indéterminées en soi, comme telles. Elles sont l’un ou l’autre en fonction des questions que nous posons. A certains types de question (ou « types d’attribution », « catégories »), les choses nous autorisent à donner des réponses déterminées. D’autres types de question ne reçoivent que des réponses indéterminées.
Par exemple, ma position actuelle, mon « lieu », est pleinement déterminé. Mais ma position demain à la même heure est largement indéterminée (dans la mesure où il peut arriver mille choses entre aujourd’hui et demain, qui bouleverseront plusieurs fois mon programme). C’est le signe qu’on ne peut pas appliquer à mon être de demain, qui est un « futur contingent », les mêmes catégories qu’à mon être d’aujourd’hui. Il n’y a pas une même ontologie pour l’être et pour le pouvoir-être.
Autre exemple : je suis resté aujourd’hui à la même place de telle heure à telle heure, et j’y ai réfléchi aux problèmes dont je suis en train de traiter. Mon lieu et mon activité sont donc pleinement déterminés du point de vue du temps : de telle heure à telle heure. Pourtant, ils ne le sont pas de la même façon. On peut demander où j’étais précisément à tel instant, à savoir, au moment même où l’aiguille de l’horloge marquait telle heure. Mais on ne peut pas demander quel était précisément l’état de ma réflexion à tel instant, ni à quel instant j’ai « commencé » à m’orienter dans telle direction intellectuelle. Il ne saurait donc être question d’utiliser la même catégorie de temps pour toutes nos activités (physiques et mentales).
En un mot, il faut deux fois diversifier notre ontologie : selon les catégories (il y a des relations et il y a des actions et il y a des sujets, mais tout cela n’existe pas de la même façon) et selon les régions (il y a des électrons et il y a des organismes et il y a des sociétés, mais le mode d’être est à chaque fois différent). Cette conclusion s’oppose à la tradition dominante, particulièrement à celle des Écoles, mais il est permis de lui trouver un air aristotélicien :

(...) Ce que l’on a appelé la ’différence ontologique’, la distinction de la question de l’être et de la question des étants, est impossible à soutenir (...) Car il n’existe pas de catégories transrégionales (...) Ce qui n’est, encore, qu’une autre façon de dire que l’être n’est jamais qu’être des étants, et que chaque région des étants dévoile une autre face du sens de : être [3].

Jusqu’à ce point de mon exposition, je n’ai eu aucune peine à suivre Castoriadis dans les révisions métaphysiques auxquelles il nous invite. Pour conclure, je signalerai certains aspects plus problématiques de son propos. Il ne s’agit d’ailleurs que d’esquisser une discussion qui, pour être menée de façon satisfaisante, demanderait un espace considérable.

Ensembles, structures et magmas

Selon Castoriadis, les insuffisances de l’ontologie et de la logique traditionnelles deviennent flagrantes si on considère leur plus incontestable rejeton : la théorie des ensembles. A l’origine de ses réflexions dans ce domaine, il semble qu’il y ait les deux échecs successifs, en ce siècle, du programme épistémologique de l’unification des sciences. Le dogmatisme marxiste appartient encore à l’âge épistémologique du premier projet : l’unification se fera par une réduction, d’inspiration évidemment métaphysique, à la science naturelle. On peut dire que ce genre de tentative a connu sa dernière grande heure, et sa défaite, avec le Cercle de Vienne. Ce n’est pas dire que les philosophies « physicalistes » aient disparu. Mais elles se contentent d’annoncer qu’on va « bientôt » réduire la psychologie, et éventuellement la linguistique, à la physiologie. Il n’est plus question d’énoncer des lois du développement historique de l’espèce humaine.
La plus récente tentative aura été largement française : c’est le projet d’une unification par un formalisme, sur le modèle de l’unification « structuraliste » des différentes mathématiques. Ce projet, en fait, n’a été essayé que sur le terrain anthropologique. Les auteurs français sont connus pour confondre volontiers science, rigueur de la pensée et présentation axiomatique de résultats formalisés à outrance. Les vieilles sciences morales et politiques devaient faire un bond en avant grâce à telle ou telle branche des mathématiques, que ce soit la théorie des groupes, l’algèbre ou la topologie. L’arrière-pensée du structuralisme semble avoir été que les mathématiques donnent le moyen de traiter (« rigoureusement ») de toute espèce de multiplicité. Il devait donc être possible de formuler la théorie mathématique d’une combinaison de mots (dans un poème), d’un cycle de prestations (dans un échange), d’une suite d’images (dans un rêve), d’une alliance matrimoniale, d’une association d’idées, etc. C’était oublier que Cantor avait écrit cette phrase, que Castoriadis aime à citer :

Toute multiplicité, ou bien est une multiplicité inconsistante, ou bien est un ensemble [4].

Il y a donc, outre les multiplicités « consistantes » auxquelles s’applique la théorie des ensembles, d’autres multiplicités pour lesquelles cette théorie ne vaut pas. Castoriadis donne à ces dernières le nom de « magma ». Sont des ensembles les multiplicités dont l’organisation peut être décrite par la théorie des ensembles. Cette dernière est conforme à la logique qu’il appelle « identitaire » et dont le principe fondamental est l’équivalence entre propriété et classe. « Posséder une propriété définit une classe, appartenir à une classe définit une propriété. » [5] Sont des magmas les multiplicités dont l’organisation n’est pas représentable dans les formes canoniques de la théorie des ensembles.
Pour saisir ce point, il faut se tourner vers les conditions (ontologiques et logiques) du dénombrement. Quelle différence y a-t-il entre les situations où nous pouvons compter et celles où nous ne le pouvons pas ?

A tous égards pratiques, et à presque tous égards théoriques, deux chèvres et deux chèvres font quatre chèvres. Mais que font deux représentations et deux représentations [6] ?

Les multiplicités du type « troupeau de chèvres » satisfont les conditions d’un recensement. La raison en est la suivante : nous savons comment faire la différence entre :

1) « voici une chèvre, et voici une autre chèvre » (= deux chèvres),
2) « voici une chèvre, et voici encore la même chèvre » (= une chèvre).

On peut aussi établir des sous-ensembles dans l’ensemble des chèvres du troupeau : Combien de chèvres brunes ? Combien de chèvres corses ?, etc. En revanche, nous ne savons pas combien font deux représentations et deux représentations parce que nous ne savons pas ce qui fait qu’une représentation en est une, à savoir ce qui fait qu’elle est à compter comme la même ou comme une autre que la précédente. Pour compter les représentations, il faut les attacher à des phrases ou à des images. On peut dire combien il y a de phrases différentes ou d’illustrations différentes dans un livre, mais non combien il y a de significations distinctes. Comme le note Castoriadis, cette considération explique la stérilité manifeste des programmes variés de « sémantique structurale ».
Comment convient-il donc de décrire l’organisation des multiplicités que Castoriadis appelle magmas ? La question est d’importance puisque c’est justement cette sorte d’organisation qu’il faut s’attendre à trouver dans les systèmes capables d’une forme ou d’une autre de self-government : les êtres vivants, les sociétés humaines, les personnes.
Le problème est que le mot magma évoque plutôt une absence d’organisation qu’un autre mode d’organisation. Il ne peut s’agir d’une simple question de vocabulaire, car on en dirait autant des autres mots dont Castoriadis nous dit qu’il avait envisagé de les utiliser (amas, conglomérat) [7]. Je crois bien plutôt qu’il y a ici un problème de fond, où nous retrouvons l’opposition de tout à l’heure entre ordre et chaos. Si tous les termes signifiant l’organisation et l’ordre sont du côté du point de vue ensembliste et de la logique extensionnelle, nous devons renoncer à parler d’une « autre logique » correspondant à cette forme d’organisation qui requiert l’organisation de soi par soi (« auto-organisation »). Il serait plus clair de se déclarer partisan du chaos, « empiriste » ou « post-structuraliste », puisque la liberté ne pourrait être trouvée qu’en dehors de toutes les conditions connues d’articulation d’un ordre dans une multiplicité. L’« autre logique » devrait rester apophatique, ou bien s’enfermer dans le paradoxe.
Ma réponse est qu’il convient de dissocier le concept de structure. de celui d’ensemble bien formé. Ce qui revient à soutenir ceci : la théorie des ensembles, loin d’exprimer à merveille les aspects structurés de la réalité et les procédés architectoniques de notre entendement, ne le fait qu’imparfaitement. Soit l’exemple donné par Castoriadis lui-même :

Il faudra toujours que l’ensemble des cases forme le village qui est ce village et notre village, celui auquel nous appartenons et auquel n’appartiennent pas ceux de l’autre village ni ceux d’aucun autre village [8].

Cet exemple, dans la démonstration de l’auteur, veut illustrer le fait que l’organisation sociale s’appuie sur une mise en œuvre du point de vue ensembliste (étant entendu qu’elle ne saurait s’y réduire). Chaque habitant du village appartient à une maison. Les habitants de la même maison sont des « parents ». Chaque maison de ce canton appartient à un village. -Les habitants de maisons qui appartiennent au même village sont des « pays ». Et ainsi de suite.
Cette analyse n’est pas philosophiquement satisfaisante. La terminologie ensembliste peut rendre des services, mais elle échoue à articuler une analyse de notre concept de village. Je ne parle même pas du concept le plus riche, du village compris comme comportant à la fois une localité, des constructions, une population, une culture, une histoire. Même du point de vue du géographe ou du cartographe, un village n’est pas un ensemble de maisons. Il n’est certainement pas l’ensemble des maisons actuellement existantes. S’il était cet ensemble, on ne pourrait jamais ajouter des maisons au village, en abattre, en reconstruire. Les travaux qui modifieraient d’une seule unité la liste des maisons produiraient un autre village. (En revanche, on pourrait démonter toutes les maisons du village et les reconstruire en Californie : on aurait seulement déplacé le village.) Mais le village ne peut pas non plus être confondu avec l’ensemble des maisons qui ont été, sont ou seront construites dans un certain périmètre. Notre concept de village, s’il tolère nombre de modifications dans la composition de la liste des maisons, requiert malgré tout que soit respectée une certaine autarcie du groupement d’habitation. Si le village, sans être modifié en rien dans ses maisons constituantes, devenait le faubourg ou le centre d’une ville, nous ne parlerions plus de village. Pourtant, rien n’interdit d’utiliser des concepts structuraux (bien que non mathématisables) pour spécifier le type d’unité que requiert un village, les conditions de son identité à travers les vicissitudes de l’histoire. Pour élaborer une théorie du village, ne serait-il pas plus naturel de dire qu’un village est une structure (mi-matérielle, mi-humaine) définie, comme toute structure, par l’invariance de certaines relations entre les éléments (hétérogènes) qui entrent dans sa composition ? On pourrait par exemple soutenir que deux relations doivent être conservées dans toutes les variations pour qu’un village soit toujours le même village :

I) Une relation à soi : il faut que le système matériel du village reflète l’élection par les villageois d’une même institution comme source de vie et centre d’identification collective ; peut-être trouverait-on qu’un village « méditerranéen » peut avoir plusieurs cafés, mais une seule église (complétée éventuellement de « chapelles »), tandis qu’un village « Midwest américain » peut avoir plusieurs églises, une par secte, mais une seule Main Street et un seul Drugstore,

2) Une relation au monde extérieur : il faut que le système matériel (routes, canalisations) reflète la constance du rapport entre le village et ce qui est fixé comme le repère urbain le plus proche (centre administratif, marché, etc.), de sorte que le déplacement consistant à « aller à la ville » reste le même déplacement.

Il y a une raison philosophique derrière cette idée que le village peut avoir une structure sans être pour autant représentable en termes d’ensemble. C’est que, tout simplement, un village ne peut pas être un ensemble de maisons. Un village est un objet concret, plus organisé qu’un hameau, moins explicitement gouverné qu’un paquebot transatlantique. Un ensemble de maisons est un objet abstrait, un être de raison construit par notre entendement dans l’opération de répondre à la question combien ce village a-t-il de maisons ?

Du même coup, il convient de restreindre grandement la portée de l’équivalence entre propriété et classe. Si deux relevés du cadastre donnent deux fois la même liste de parcelles et de constructions, il s’agit du même ensemble d’objets. Mais ces objets ne sont pas des objets sans plus, des « unités » simplement pensables comme identiques à soi et distinctes les unes des autres. Ce qui fait qu’une maison est dite du village est qu’elle figure sur la liste des maisons du village. Donc la propriété a une priorité sur la classe : la liste n’est pas seulement une liste d’objets, ou même de maisons, c’est la liste des maisons du village. En outre, il peut se trouver qu’a une certaine date, toutes les maisons du village, et elles seules, figurent sur une autre liste (par exemple, la liste des maisons du département qui n’ont pas encore été ravalées). Les deux propriétés ont la même extension : mais, comme dirait Aristote, c’est par accident.

De tout ceci, je tire la leçon suivante. Il y a deux stratégies concevables pour limiter les prétentions de la « logique identitaire ». On peut recourir au paradoxe ou à la relativisation. Quand il adopte la stratégie du paradoxe – il y a une autre logique, mais on ne peut l’exprimer que dans celle-ci –, Castoriadis se montre soudain beaucoup plus proche des (post-)structuralistes qu’il ne le devrait et qu’il ne le souhaiterait lui-même, à en juger par ses orientations initiales. Je crois que rien d’essentiel à son propos ne serait affecté si on refusait d’abandonner le concept d’identité à l’« adversaire » (un peu fictif) qu’est la « logique identitaire ». Bien plutôt faudrait-il souligner que le concept d’identité tel que nous l’utilisons n’est pas celui que veulent saisir des formules du type « pour tout x, x = x ». Nous avons un concept du village. Donc nous avons un concept de l’identité du village, à savoir, la notion que nous utilisons pour dire, le jour où nous « retournons au village » après vingt ans d’absence, que c’est bien le village ou que ce n’est plus du tout le même village. Ces phrases sont comprises, ont un sens. Par conséquent, les conditions d’identité pour une entité du genre « village » ne sont pas les mêmes que les conditions d’identité pour l’entité abstraite « ensemble des maisons d’un village ». Des genres d’être différents ont des conditions d’identité différentes.
Ce résultat s’accorde heureusement avec les raisons d’une philosophie qui refuse l’ontologie formelle. Le propos de Castoriadis gagnerait donc à retenir quelque chose des vues de ces philosophes de la tradition frégéenne qui ont traité du concept d’une identité relatives [9]. Le principe « toute chose est ce qu’elle est » ne dit rien d’intéressant. Le principe « toute chose est toujours ce qu’elle est » est manifestement faux. Mais le principe « toute chose est, tant qu’elle est, du même genre de choses » est un principe fécond. Il signifie par exemple que les mêmes maisons peuvent, dans certaines conditions, cesser de former ce village, tandis que le même village peut, dans certaines conditions, être formé par d’autres maisons. Autrement dit, le concept d’identité (« le même ») ne fait sens qu’employé avec un prédicat (« le même village », « la même maison ») dont le sens nous indique quelle proportion de peras et d’apeiron caractérise le genre de chose en question.


[1L’institution imaginaire de la société, cit., p. 103.

[2L’institution imaginaire de ta société, cit., p. 405 n. 32. citation de Philèbe] 16c.

[3L’institution imaginaire de la société, cit., pp. 252 et 253.

[4Lettre à Dedekind du 28 juillet 1899 (qu’on peut lire dans : Jean Cavaillès, Philosophie mathématique, Hermann, 1962, p. 239).

[5Les Carrefours, p. 204.

[6Id., p. 57.

[7Domaines de l’homme, Seuil, 1986, p. 386.

[8L’institution, p, 311.

[9La notion d’une identité uniquement définissable relativement à un critère d’identité a été introduite par Peter Geach (cf. Reference and Generality, Cornell U.P. 3e éd., 1980, § 30). Elle est discutée par Michael Dummett dans The Interpretation of Frege’s Philosophy (Duckworth, 1981, ch. XI). L’ouvrage de David Wiggins (Sameness and Substance, Blackwell, 1980) donne une vue d’ensemble du problème et propose une solution moyenne.


Commentaires

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2 2=4
jeudi 16 avril 2015 à 20h25 - par  Pierre Leyraud

Dans le texte on lit « A tous égards pratiques, et à presque tous égards théoriques, deux chèvres et deux chèvres font quatre chèvres. Mais que font deux représentations et deux représentations [6] ? » Cette phrase me surprend à plusieurs égards. En effet d’abord il aurait fallu écrire « deux chèvres plus deux chèvres font quatre chèvres » car deux chèvres et deux chèvres « ne font rien » . Si on remplace le ’et ’ par un ’plus’ la deuxième partie de la phrase devient alors « deux représentations plus deux représentations » et la réponse est, tout simplement, quatre représentations !. Il me semble que l’auteur illustre mal son propos car, en lisant la suite de l’article, on comprend que, d’après lui, la difficulté réside dans la définition même de ce qu’est une représentation alors que son exemple indique qu’il y aurait une difficulté dans l’addition de représentations, ce qui n’est pas le cas. En posant la question « Mais que font deux représentations et deux représentations [6] ? » il suppose que les mots « deux représentations » ont un sens et donc que ,le fond du problème, parler « d’une représentation » en a aussi un. Pierre Leyraud

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mercredi 11 novembre 2015 à 20h47 - par  Boudzi

@ Pierre Leyraud

L’usage accorde que la conjonction de coordination « et » puisse exprimer l’addition. Ainsi dit-on : deux et deux font quatre, locution synonyme de deux plus deux font quatre. C’est en ce sens que doit être compris le propos de Descombes.

Remarquons que, dans votre commentaire, vous n’additionnez pas des représentations, vous additionnez des mots. Combien de fois aurais-je écrit le mot représentation si je l’avais écrit quatre fois ? Je l’aurais écrit quatre fois. Combien, si un texte comporte cinq fois le mot représentation et que je multiplie ce nombre par deux, cela fera-t-il de fois le mot représentation ? Dix fois.

Les mots, comme les lettres, les chèvres, les chaises, etc., peuvent être comptés ou dénombrés, mais pas les représentations (c’est-à-dire les idées ou les significations), ou en tout cas, pas de la même manière. Le problème n’est d’ailleurs pas tant, comme vous l’écrivez, la définition de ce que serait une représentation, mais l’être propre de la représentation (ou de la signification). A proprement parler, dire de quelque chose que ce serait « une » représentation est déjà problématique. Car « une » quant à quoi ou de quel point de vue ? Un mouton est-il « un » comme l’est une symphonie, et plusieurs moutons sont-ils multiples comme le sont plusieurs symphonies ? D’où la référence faite par Descombes au Philèbe sur l’un et le multiple et l’idée qu’il n’y a d’ontologie que régionale.

Dans « une » seule et « même » représentation, il peut se trouver « y » en avoir plusieurs (ces termes sont évidemment ici, avant précision, des abus de langage), et « dans » chacune de celles-ci d’autres, etc. Mais les différentes représentations qui sont « contenues » dans « une » seule et « même » représentation ne le sont pas comme peuvent l’être des moutons dans un enclos ou les affaires personnelles dans un sac. Pour pouvoir dénombrer des représentations, il faudrait pouvoir dire qu’on a là une seule et la même représentation, qu’on en a ici une autre bien distincte et différente de la première, etc., et ensuite les additionner.

Or, comme le fait valoir Descombes dans la Denrée mentale, reprenant cette idée de Castoriadis, si, dans un rêve, deux figures paternelles apparaissent, a-t-on deux fois la même figure, autrement dit y a-t-il une seule et même signification « père », ou a-t-on deux figures différentes, et donc deux significations ? Descombes ajoute ensuite que si l’une des figures porte un chapeau et l’autre une barbe, combien cela fait-il au final de significations ?

On voit bien que le dénombrement (plus généralement, l’application « aveugle » de la logique identitaire dont parle Castoriadis) des représentations ou des significations achoppe sur le mode d’être qui est le leur, même si dans une de leurs strates ou un de leurs aspects, cette logique y est partout dense. Le tort est de vouloir les individuer (ou de dire ou de croire qu’il serait possible de le faire au delà d’un certain point), comme on peut le faire pour les moutons ou les chaises, de vouloir les traiter comme les éléments d’un ensemble.

Supposons qu’une signification soit individualisable, qu’elle puisse être traitée (à son niveau d’individuation) comme un atome, donc comme quelque chose d’insécable ou d’indécomposable (indivis), et reprenons la formule de Hjelmslev que cite Castoriadis : « jument = cheval + femelle ». Si jument, cheval et femelle ont pris chacun séparément une seule et (« pour eux ») la même signification, on a alors peut-être ici trois significations différentes, mais on a surtout un paradoxe, puisque 1 = 1 + 1 = 2. Comment « l’addition » de deux significations peut n’en donner qu’une seule ? Si je vous donnais un mouton puis vous le reprenais, parce que vous m’en auriez dû un, vous pourriez, pour votre compte, faire le calcul suivant : + 1 - 1 = 0.

Castoriadis commente alors, ironiquement, cette formule : « Si, comme c’est l’usage, le signe + dans cette expression indique l’opération d’un groupe additif, il en résulte que pour L. Hjelmslev. une femelle est une jument dont on a soustrait la chevalinité. »

BàV.

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