L’Urss, régime totalitaire le plus accompli

G. Fargette
mardi 15 août 2023
par  LieuxCommuns

Texte extrait du bulletin de « Le Crépuscule du XXe siècle », n°38-39, mai 2021, faisant suite à l’article « Islam et totalitarisme ».


L’antériorité du régime soviétique sur le régime nazi (quinze à vingt ans “d’avance” selon les aspects les plus typiques) est indiscutable sauf sur deux points :

  • l’épuration violente dirigée contre son propre mouvement fut une innovation nazie (avec la Nuit des Longs Couteaux), mais elle resta d’une ampleur limitée et ne fut jamais reproduite. La bureaucratie des Gauleiter demeura l’appui fondamental du régime et fut particulièrement réactivée dans la période finale de la guerre, en 1944-1945, lorsque le Parti parvint enfin à se substituer totalement à l’État.
    Le principe de la purge brutale, présente dès la formation du Parti de révolutionnaires professionnels, fut démultiplié à très grande échelle par Staline et par Mao, pour qui le procédé devait être récurrent. En 1976 encore, Mao, parlant en connaisseur et en praticien, considérait qu’il fallait une grande épuration “tous les dix ans”. Les régimes soviétiques ont été les plus grands tueurs de communistes et de socialistes, sans même parler des hécatombes parmi les ouvriers et les paysans. Aucun régime favorisant les “capitalistes” ne s’est jamais permis une telle répression contre ses propres “ressortissants” ou “sympathisants”, pas même contre les populations “travailleuses”, qui ont été admises au fil de luttes variées à la citoyenneté.
  • l’industrialisation du processus d’extermination (visant à ménager des équipes de bourreaux dépassés par la difficulté de la tâche) est d’invention nazie, mais elle s’inscrit dans un esprit d’ingéniérie sociale que l’URSS considérait comme le principe de l’action du Parti sur la société, selon la conception marxiste réduisant l’État à un pur appareil de coercition. En Union soviétique, les “ennemis de classe” étaient conçus dans une perspective quasi-raciale : descendants des anciennes couches bourgeoises ou nobiliaires, ou d’hérédité paysanne, ce qui rendait tout le monde suspect à volonté (les couches ouvrières étaient si récentes qu’il n’existait pas de bassin de population jugée “sûre”). La police politique alla jusqu’à définir la catégorie de “koulak potentiel” chez les ouvriers. Et les ”opérations spéciales” de liquidations ethniques furent si secrètes que seule l’ouverture des archives au début des années 1990 a permis leur dévoilement.

Le régime de l’URSS, totalitarisme premier, est issu d’une interaction entre une idéologie ambiguë d’origine occidentale (le socialisme, comme substitut au christianisme, selon ses fondateurs tels que Pierre Leroux), finalement réduite à une hérésie politico-militaire millénariste. Son fonctionnement, même après 1921-1922 (écrasement de l’insurrection de Kronstadt, et génocide au gaz de combat contre la région de Tambov) s’est conformé à un principe : conserver le pouvoir à tout prix, quitte à développer une répression exponentielle et préventive. Ce verrouillage ne s’est atténué, sans disparaître, qu’à partir de 1953-1956 (mort de l’égocrate Staline, révoltes ouvrières dans le glacis occupé en Europe de l’Est et dans les camps sibériens, qui furent néanmoins toutes brisées). La période triomphale du totalitarisme premier a duré, après la période d’accumulation primitive du pouvoir, de l’écrasement de Kronstadt (1921) à l’écrasement de l’insurrection de Budapest (1956), en répétant là, à une échelle industrielle, ce qu’un Gallifet avait commis contre la Commune de Paris. Mais ce régime n’a jamais pu passer à un stade de fonctionnement régulier. Le goulag en fut l’institution “novatrice” fondamentale. Les populations ainsi écrasées ont dû attendre le délabrement final du régime allé jusqu’au bout de ses tendances calamiteuses et qui s’est évaporé dans un étrange glissement de terrain historique. Contrairement à ce que les gauchistes affectent de déclarer, pour évacuer la question du totalitarisme, “la rue” n’a jamais renversé de régime totalitaire.

L’URSS, forme la plus accentuée de ce type de régime et qui a perduré le plus longtemps (deux générations), est retournée, dans le cadre restreint de la Russie, à une forme impériale pré-moderne, tout en conservant un goût prononcé pour les réalisations impériales de l’Union soviétique. Poutine a pour le moment réussit à fusionner les références tsaristes et staliniennes [1], conséquence de la permanence de la mutilation de la société russe par le régime marxiste-léniniste. Celui-ci a totalement échoué à atteindre un développement auto-entretenu, à la différence des régimes issus de révolutions occidentales victorieuses, pour lesquelles les moments d’affrontement intenses furent l’occasion d’un passage de la société d’Ancien Régime (reposant sur une stratification en statuts) à une société d’individus définissant leurs rapports par des contrats, soit une transition de la Gemeinschaft à la Gesellschaft. Cette originalité de l’Occident contraste avec toutes les autres civilisations. Cela conduit à se demander s’il est possible de parler de “société” en dehors de l’Occident. Celui-ci est constitué de regroupements humains qui reposent explicitement sur l’association des individus et non sur leur réduction à un appendice communautaire, holiste.

L’État soviétique chinois avait un problème différent de l’URSS à résoudre : il s’agissait pour la Chine, avant tout, de se libérer des agressions extérieures, et non de mener une conquête généralisée dans le cadre d’une crise continentale. La plus virulente des agressions contre la Chine fut japonaise et impériale. Le fait que dans l’État chinois traditionnel, le moment structurant civil ait le plus souvent prévalu sur le moment de coercition militaire, à l’exact opposé de la tradition russe, a dû peser dans la limitation des errements idéocratiques maoïstes, notamment pour assurer l’immunité de l’armée, épargnée par les épurations des années 1950-1970.

Le parti-État chinois s’est fondé sur les couches intellectuelles des campagnes et non sur la paysannerie [2], ce qui confirme le rôle crucial des strates intellectuelles dans la plupart des formes de totalitarisme, mais seulement comme initiatrices. Le corps bureaucratique qui se forme avec le nouveau régime prend le pouvoir effectif en créant ses propres leviers.

L’État japonais a inventé dans les années 1930 une forme de passage à un régime totalitaire, qui n’exigea pas de répression immense contre sa population, mais aboutit à une militarisation de la société. Il opéra un retour presque insensible à une structure impériale, qui avait réussi à mimer la logique nationale, et produisit une militarisation totale. L’État japonais en se constituant comme empire sur un archipel dépourvu de marges menaçantes avait pu imiter la forme nation dès l’époque Meiji, sans en devenir dépendant et peut toujours recommencer.

Le cas du Cambodge représente une espèce de confirmation-limite de cette connexion profonde entre forme impériale plus ou moins rêvée et régime totalitaire : la minuscule oligarchie intellectuelle stalinienne passée par la Sorbonne et catéchisée par le Parti communiste français organisa un totalitarisme bonzaï sur un petit pays, héritier d’un très ancien empire paysan considérable dans le sud-est asiatique.

Contrairement à ce que la vulgate stalino-gauchiste et gauchiste culturelle défend avec acharnement, le ventre toujours fécond de la bête totalitaire n’est pas une caractéristique intrinsèque de la civilisation occidentale, mais se réduit à une couche sociale qui aspire à fabriquer de façon industrielle des sociétés organiques, et qui niche dans la gauche fondamentale (Mussolini et Hitler étaient considérés comme de gauche avant que la propagande “antifasciste” ne les qualifie d’“extrême-droite” pour se dédouaner).

Dans une société occidentale, le terreau social est largement réfractaire aux structurations impériales, à la différence des grands États extra-occidentaux. Le citoyen moderne est apparu non plus dans des Cités indépendantes mais dans les formations nationales qui ont repris et amplifié les dimensions des Cités souveraines. Cette particularité est à la source de la haine rabique et obsessionnelle que la couche des intellocrates pratique contre les nations, tout en mettant en accusation leurs capacités guerrières, pourtant si variables dans le temps. A de rares exceptions près (comme Sparte), si les Occidentaux ont souvent fait la guerre, leurs sociétés ne se sont pas militarisées.

Une société composées de seules ’minorités’ constitue le soubassement idéal d’un encadrement de type impérial. L’islamomanie de la gauche fondamentale, devenue hégémonique dans l’intelligentsia actuelle, semble s’expliquer par l’espoir d’un large remplacement de populations occidentales au profit de groupes démographiques qui rendraient inévitables des formes impériales, plus ou moins concurrentes sur un même continent. L’existence de ce projet politique se voit régulièrement vérifiée : quiconque vantant le remplacement des populations occidentales est honoré et fêté, tandis que la moindre manifestation d’une méfiance à l’égard de ce processus est systématiquement diabolisée, calomniée et réprimée.

L’intelligentsia russe de la fin du XIXe siècle fut peu perméable à la détestation de son propre peuple, mais la semi-intelligentsia bolchévique l’a exacerbée, en convertissant le IVe monothéisme piétiste de la social-démocratie en un millénarisme guerrier visant à reformater le “peuple”. C’est le désastre militaire du régime tsariste qui leur a donné l’occasion d’accéder au pouvoir, mais les bases d’un tel régime étaient formulées par Lénine dans son Que Faire ? dès 1903. Le régime social attardé de la Russie fut censé permettre un saut qualitatif paradoxal, à travers le sang et la boue. Il est remarquable que Tchernychevski, auteur du roman d’anticipation Que Faire ? (1863), ait formulé que l’établissement d’un nouveau régime serait difficile et que la situation se dégraderait sans doute, mais qu’il faudrait persister, quoi qu’il arrive.

Paris, le 10 novembre 2020


BIBLIOGRAPHIE INDISPENSABLE :

[Relative à l’ensemble du bulletin du bulletin de « Le Crépuscule du XXe siècle », n°38-39, mai 2021]

Julius Martov : (chef de file des Menchéviks internationalistes)
Les Racines du Bolchévisme mondial, 1923, (sur internet)

Friedrich Hayek :
La Route de la Servitude, mars 1944, trad. 1945 PUF, où l’auteur signale à quel point les mécanismes capitalistes reposent sur une absence de système, absence qui permet justement le tissage de sociétés d’une complexité supérieure à toute planification d’ensemble (mais il emploie encore le terme de “système” !).

Malsagov Sozerko, Kisselev-Gromov Nikolaï, trad. par Galia Ackerman
Aux Origines du Goulag, François Bourin éditeur, 2011 (trad. des deux premiers témoignages sur le bagne des îles Solovki, matrice du Goulag)

Alexandre Soljenitsyne :
L’Archipel du Goulag (surtout le T. 3, traduit au Seuil, en 1976, qui décrit les révoltes individuelles et collectives)

Andreï Amalrik :
L’URSS survivra-t-elle en 1984 ?, Paris, 1970, éd. Fayard

Claude Lefort :
Un homme en trop, 1976, rééd. Belin, 2015 (sur Soljenitsyne et le goulag)
La Complication, éd. Fayard, 1999 (bilan de la religion politique communiste)

Cornelius Castoriadis : (éd. du Sandre, 2016)
“Parti, État, Totalitarisme”, Écrits politiques T.VI.
“Guerres et théories de la guerre”, p.475, sq, ibid.

Martin Malia :
Comprendre la Révolution russe, trad. 1980, Seuil
La Tragédie soviétique, trad. 1995, Seuil
Histoire des Révolutions, trad. 2008, Taillandier

Blandine Kriegel :
État de droit ou Empire ?, Bayard, 2002

Bernard Bruneteau :
(sur l’histoire de la notion de totalitarisme)
Le Siècle des Génocides, éd. Armand Colin, 2004
Le Totalitarisme - Origines d’un Concept, Genèse d’un Débat 1930-1942, éd. Cerf, 2010
L’Age totalitaire, Idées reçues sur le Totalitarisme, éd. Le Cavalier bleu, 2011
Les Totalitarismes, coll. U, éd. Armand Colin, 1999, rééd. 2014
Un Siècle de Génocides (1904-2004), éd. Armand Colin, 2016

Timothy Snyder : (sur l’interaction entre IIIe Reich et URSS)
Terres de Sang, trad. éd. Gallimard, 2012
Terres noires, trad. éd. Gallimard, 2016

Thierry Wolton,
Le Négationnisme de gauche, Grasset, 2019

Ernst Nolte :
Fascisme et Communisme, éd. Plon, 1998, (avec F. Furet)
La Guerre civile européenne. National-socialisme et Bolchevisme, 1917-1945, éd. Perrin, 2011
Les Mouvements fascistes, Tallandier, 2015

Stéphane Courtois
Le livre noir du communisme, (et alii), Robert Laffont, 1997
Communisme et Totalitarisme, Perrin, 2009
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, 2017

Dominique Colas
Lénine politique, Fayard, 2017

Eric Izraelewicz
Quand la Chine change le Monde, Grasset, 2005

Lucien Bianco :
La Récidive, Gallimard, 2014 (sur la Chine)

Alice Ekman
Rouge vif, l’Idéal communiste chinois, éd. de l’Observatoire/Humensis, 2020

Jean-François Billeter
Pourquoi l’Europe, Réflexions d’un Sinologue, éd. Allia, 2020

Gabriel Martinez-Gros :
Ibn Khaldoun et les sept vies de l’Islam, Actes Sud-Sindbad, 2006
(avec Lucette Valensi) : L’Islam, l’islamisme et l’Occident, Seuil/Points sept. 2013, {{}}(maj. de L’Islam en dissidence, Seuil, 2004)
Brève histoire des Empires, Seuil, mars 2014
Fascination du Djihad, PUF, sept. 2016
L’Empire islamique VIIe-XIe siècle, Passés composés/Humensis, sept. 2019

Amin Maalouf :
Le naufrage des civilisations, éd. Grasset & Fasquelle, 2019

(sur la terreur musulmane capillaire en Occident) sous la dir. d’Emmanuel Brenner (G. Bensoussan)
Les Territoires perdus de la République, 1001 Nuits, 2002, 2004
Une France soumise, Albin Michel, 2017

I.Kersimon, JC Moreau :
Islamophobie, la contre-enquête, éd. Plein Jour, 2014

Kamal Redouani : chez Arthaud-Flammarion, 2018
Dans le Cerveau du Monstre, Les Documents secrets de Daesh

Mathieu Bock-Côté :
(sur les compagnons de route et les collaborateurs du nouveau totalitarisme en marche)
Le Multiculturalisme comme Religion politique, éd. du Cerf, 2016
L’Empire du politiquement correct, éd. du Cerf, 2019

Mike Gonzalez :
The Plot to change America. How Identity Politics is Dividing the Land of the Free, Encounter Books, 2020


[1Voir “Le Régiment immortel”, 2019, de Galia Ackerman, pour un sinistre état des lieux de la Russie.

[2La Récidive, Lucien Bianco, éd. Gallimard, 2014.


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don