Cités, Empires, Nations (3/3)

mardi 15 novembre 2022
par  LieuxCommuns

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15. Le germe des logiques totalitaires

La tradition du nouveau est le propre de l’Occident, seule civilisation en rupture germinale avec le tabou universel qui règne dans les autres groupements humains, qui aspirent à conjurer l’innovation historico-sociale tout en la subissant à reculons. Le rapport créateur entre l’individu et l’institution social-historique est ce qui démarque l’Occident prométhéen et le rend unique.

L’intelligentsia d’origine occidentale, activiste ou académique, a généralisé la “trahison des clercs” des années 1930. Au lieu d’en faire un bilan dépité, elle n’est jamais revenue des fantasmes hérités du mythe socialiste cristallisé dans les années 1840, qui hésita longtemps entre volontarisme décentralisé et ralliement à l’État, schématiquement réduit à un pur appareil de coercition. Les lubies de la gauche fondamentale, qui se fait un devoir d’escamoter les vérités qui la disqualifient, doivent muter sans cesser afin d’éviter tout bilan raisonné des deux derniers siècles. Le secret de l’obstination des régimes “socialistes”, c’est l’immensité du mensonge sur lequel ils reposent, qui interdit un bilan honnête [1].

Ce refus, viscéral, s’est aggravé avec le naufrage final de l’Union soviétique. L’aveuglement volontaire constitue la caractéristique résiduelle et indépassable de la gauche fondamentale qui s’est fondée sur une entreprise d’usurpation de l’innovation historique : le “socialisme” fut conçu comme un substitut d’évangile (voir P. Leroux, Proudhon et leurs successeurs). Il s’agissait au fond de monter dans le train de l’histoire afin de l’arrêter une bonne fois pour toutes. L’écologie, aujourd’hui méthodiquement infiltrée, noyautée et phagocytée par ce petit personnel d’idéologues, vise le même but. Le marxisme a fourni les deux leviers qui manquaient à ces dispositions initiales : une formulation monothéiste de l’histoire puisant dans la sacralité mécanique d’un scientisme, et un ralliement au principe d’un appareil de coercition délibérément primitif, s’incarnant finalement dans la forme léniniste du parti. L’action politique de Marx, au-delà de ses réflexions dérivant de la philosophie s’est résumée à rabattre les aspirations “socialistes”, très souvent concrètes et possibilistes, au millénarisme communiste, auxquelles elles voulaient échapper [2].

L’attachement à un tel millénarisme demeure enracinée chez les “clercs” malgré tous les naufrages historiques. Norman Cohn, dans “Les fanatiques de l’apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du XIe au XVIe siècle” (The Pursuit of Millenium,1957, trad. 1983, Payot, etc.) l’a exposé de façon synthétique.

On y trouve ce passage [3] :

En marge de l’eschatologie dérivée des prophéties johanniques et sibyllines, une eschatologie d’un type nouveau fit son apparition au cours du XIIIe siècle. D’abord parallèles, ces deux courants ne tardèrent pas à se confondre. Ce nouveau système prophétique, qui devait devenir le plus influent d’Europe occidentale jusqu’à la naissance du marxisme, était dû à un certain Joachim de Flore (1145-1202) ; cet abbé et ermite calabrais, après avoir consacré de nombreuses années à l’étude des Écritures eut, entre 1190 et 1195, une illumination : les Écritures recelaient un sens caché d’une valeur prophétique inestimable. (...)

Cinquante ans après la mort de Joachim, l’expression Evangelium aeternum était devenue le mot d’ordre d’un vaste mouvement messianique. Dans ses exégèses bibliques en effet, il prétend interpréter l’histoire comme une ascension à travers trois états, placés chacun sous l’égide d’une des trois personnes de la Trinité. Le premier, celui du Père ou de la Loi, a été suivi de celui du Fils ou de l’Évangile ; le troisième, celui de l’Esprit, marquera l’apogée de l’histoire humaine.

Et cet autre passage (p.142) :

Joachim ne visait pas consciemment à l’hétérodoxie et n’entretenait aucun dessein subversif à l’égard de l’Église. Trois papes l’encouragèrent successivement à consigner par écrit les visions dont Dieu l’avait gratifié. Sa pensée se détachait néanmoins sur un arrière-plan dont les conséquences risquaient de mettre en péril la structure de la théologie médiévale orthodoxe. L’idée qu’il se faisait du Troisième État de l’histoire était en contradiction formelle avec la théorie augustinienne, qui voulait que le Royaume de Dieu fût entré dans les faits, pour autant que cela était possible sur terre, avec la création de l’Église, et qu’il n’y en aurait jamais d’autre. Quel que fût son souci de sauvegarder les prétentions et les intérêts de l’Église, Joachim avait en fait élaboré une doctrine millénariste d’un type nouveau que les générations ultérieures devaient infléchir dans un sens d’abord anticlérical puis nettement profane. L’influence de ces spéculations devait affecter indirectement jusqu’à certaines philosophies de l’histoire modernes, formellement condamnées par l’Église. Cet ascète mystique eût sans doute été horrifié de voir sa théorie des trois états de l’humanité reparaître dans celles de Lessing, de Fichte, de Schelling ou de Hegel, par exemple, ou dans la classification d’Auguste Comte pour qui l’histoire connaît trois âges : le théologique, le métaphysique et le scientifique, ou encore dans la dialectique marxiste : communisme primitif, société de classes et communisme, cette étape ultime étant marquée par le règne de la liberté et le dépérissement de l’État. De même, quoique de façon encore plus paradoxale, le terme de Troisième Reich, forgé en 1923 par le publiciste Moeller Van Den Bruck et qui servit à désigner par la suite l’ordre nouveau – le Millénium hitlérien –, n’eût guère entraîné l’adhésion des masses si le rêve d’une troisième ère de gloire n’avait, des siècles durant, fait partie des thèmes classiques de la mythologie sociale européenne.

La matrice totalitaire gît donc dans la rencontre entre d’une part les cercles doctrinaires de la gauche fondamentale en Occident, assoiffés de société “organique” dont ils deviendraient les garants et les contrôleurs, avec des milieux militants capables de transposer ces lubies dans le substrat anthropologique d’un régime despotique propre aux sociétés dépourvues de la tradition du nouveau. Le tiers-mondisme en a été une expression d’une franchise absolue. Et ce ventre demeure fécond aujourd’hui encore, comme l’attestent les complicités scandaleuses du multiculturalisme et du gauchisme culturel avec la volonté islamiste de liquidation des sociétés occidentales, alors que celles-ci constituent les seuls groupements humains où vivent encore, de plus en plus difficilement, des libertés individuelles et collectives concrètes, donc partielles.

La paranoïa antifasciste ne cesse de s’aggraver 75 ans après la disparition du “fascisme”, comme si cette surenchère devait effacer la déficience catastrophique des “gauches” au moment du combat politique décisif dans les années 1920-1930 [4]. L’hystérie antiraciste achève aujourd’hui de se renverser en racisme anti-blanc cynique [5]. Les leviers de cette collaboration passionnée deviennent d’autant plus envahissants que cette gauche fondamentale sait d’instinct n’avoir comme projet que la pénurie et le rationnement qu’elle a méthodiquement instaurés avec ses régimes totalitaires et qu’elle tente désormais de présenter préventivement sous un jour “écologiste”.

Le déni para-religieux érigé en méthode a permis ce sabordage obsessionnel des références occidentales, manœuvre indispensable pour conjurer le dévoilement de son naufrage interne : elle a en effet trahi tous ses idéaux proclamés et ne cesse de recommencer dès qu’elle dispose de leviers de pouvoir (comme à Cuba, au Nicaragua ou au Vénézuela). Elle est habitée par une véritable passion de la trahison qu’elle prétend magnifier et aggraver sous des “concepts” ronflants qui sont ses véritables fétiches. A l’instar des communistes se jetant en août 1939 dans l’alliance avec le nazisme, elle considère que cette manière d’enfreindre ses références lui permet d’accéder à une puissance souveraine sur l’histoire. Elle transfigure ce comportement schizophrénique en “engagement” indéterminé, dépourvu de prédicat, c’est-à-dire de toute précision concrète. Ce vide assume une valeur de substitut pour un absolu perdu de réputation [6].

L’écologisme qui rêve d’une société immobile se replie tout naturellement sur les logiques stalino-gauchistes les plus métaphysiques : il s’agit d’abord de reformater l’espèce humaine. Les végétariens agressifs, qui se disent “végans”, prétendent même imposer de revenir sur les éventuelles mutations biologiques qui datent d’au moins 2 millions d’années et qui ont rendu omnivore l’espèce humaine, ce qui a permis le développement de son système nerveux et de ses capacités cognitives.

La revendication d’un progressisme de plus en plus mécanique et impérieux sous ses différents masques folkloriques, est la signature du sabordage atavique que la “gauche” entend faire subir à l’histoire. Puisque la réalité ne se conforme pas aux marottes théoriques de ces beaux esprits, il faut la violer d’une manière irrémédiable. La régression se vérifie à une multiplicité d’aspects. Ainsi, l’antiracisme qui prône le “métissage” systématique avait pourtant été démasqué dès le milieu du XIXe siècle lorsque Fourier se déclara en faveur de l’appariement généralisé populations de couleurs différentes : avec une grande présence d’esprit, Pierre Leroux avait tout de même qualifié cette ingénierie “biopolitique” d’humanisme vétérinaire. Mais qui s’en souvient ? Le progressisme n’est plus qu’un régressisme qui agit comme il ment : “les yeux dans les yeux“.

16. La momification de la gauche assure le service après-vente de la sédition des élites

Cette gauche est d’autant plus à l’aise qu’elle s’est substituée aux idéologies de la conservation sociale et historique, défaites sans combat, symptôme qui aurait dû susciter une défiance absolue. Les politiques de “droite” et de “gauche” ont fusionné depuis une quarantaine d’années, mais il faudrait encore choisir passionnément entre un abruti de droite et un crétin de gauche. Les dénonciations véhémentes à propos de tout et de rien servent d’anesthésiques. On promet aux gens qu’ils pourront encore “profiter”, mot magique du bipède festivus qui n’aspire plus qu’à démissionner de toute responsabilité politique collective.

Afin de se donner une teinture de volontarisme “libérateur”, la gauche fantôme, de plus en plus dépourvue de base sociale, se distrait avec ses marottes spécialisées en improvisant des “théories” toutes plus bizarres les unes que les autres et qui ont pour fonction de conforter la prétention de ces idéologues fous à une “praxis” supérieure [7]. Depuis 1993, le terme loufoque et barbare d’“intersectionnalité”, inventé par Crenshaw pour décrire une situation concrète, a été récupéré et généralisé par la technocratie militante. Cette opération a pour but de revendiquer le forçage impératif d’une “convergence” de revendications ultra-minoritaires, qualitativement hétérogènes et incompatibles. La greffe technocratique de l’islam sur les sociétés occidentales n’en est que la version la plus énergique : si cette greffe ne prend pas, comme on le voit jour après jour, ce serait la faute des populations occidentales et surtout pas du refus absolu de l’Islam d’accepter de composer avec l’altérité civilisationnelle. Dans les années 1950 et 1960, les “régressistes” à la Sartre ne cessaient d’inventer des acrobaties théoriques pour protéger le “communisme” contre les ouvriers et les paysans martyrisés par les États soviétiques. Aujourd’hui, leurs successeurs font les mêmes efforts pour protéger l’islam contre les musulmans, affreusement avilis par cette idéologie despotique et cela se trahit par un mantra obscène qui exprime une soif infinie d’illusion : “l’islam est une religion d’amour et de paix”.

Les seules thématiques autorisées sont celles qui recèlent une densité passionnelle intense et aveugle et qui réunissent tous les candidats bureaucrates désormais orphelins de “sujet révolutionnaire”. En manque de “dragon” à terrasser, ces Saint-Georges d’arrière-salle de café s’inventent des fantômes à exorciser. Ils promeuvent un racialisme déguisé en antiracisme, mais aussi un “décolonialisme” qui, à l’instar de l’antifascisme onirique qui lutte contre un fascisme écrasé depuis 75 ans, prétend éliminer un colonialisme fantomatique et disparu depuis 60 ans au moins, et qui ne fut jamais conforme à l’image qu’ils veulent imposer après coup [8]. Cette image est calibrée pour excuser par avance tous les manquements catastrophiques qui se sont déployés dans tant de pays “émancipés” de la colonisation. La mise en regard des pays africains avec la trajectoire de la Corée du sud, partie de plus bas et ayant surmonté une adversité autrement difficile, est sans appel. Comment expliquer que plus l’époque coloniale s’éloigne, plus les pays africains régressent ?

Les totems des stalino-gauchistes ont “défendu l’histoire” contre le prolétariat concret qui ne répondait pas aux sommations idéologiques. L’opération se reproduit désormais contre tous les éléments du monde occidental qui persistent à faire preuve d’une énergie et d’une inventivité exaspérantes. Les nations n’auraient été que défauts et crimes, tandis que s’affirme sans cesse la fascination de plus en plus explicite pour les formes despotiques impériales [9].

17. Le tropisme totalitaire est le seul recours de l’islam. C’est le secret de l’islamisme.

La résurgence de projets et de mouvements totalitaires comme l’islamisme, dans toutes ses variantes, est à l’offensive depuis 40 ans. Cet avatar a connu un rythme d’émergence plus lent que ses prédécesseurs, mais se trouve doté de caractéristiques plus agressives encore. Les millénarismes politiques qu’étaient le marxisme-léninisme et le national-socialisme ont manqué des positions d’ancrage et de repli qu’offre un despotisme religieux préétabli. L’islamisme doit se comprendre comme la greffe des procédés totalitaires sur le despotisme musulman classique. Cette greffe amplifie son agressivité et sa férocité cultivées depuis 14 siècles de façon qualitative en les industrialisant, ce qui se traduit par l’infiltration et le noyautage des sociétés occidentales , avec l’assistance zélée d’appareils d’influence comme l’Église catholique, et divers réseaux francs-maçons.

Cette nouveauté amène à réévaluer les tentatives soviétique et national-socialiste. Malgré leur échec sans appel, elles préfigurent tout type de régime qui veut s’étendre à l’ensemble de la planète. Le préalable impératif, qui réunit tous les partisans conscients ou instinctifs d’un tel projet, est l’éradication de la civilisation occidentale, qui est la seule à être née hors de la forme empire, en Grèce ancienne, et dont les grands moments de création historique ont été étrangers à la dimension impériale, malgré diverses tentations pour exercer la puissance la plus directe. Le fait que les entreprises coloniales ultramarines étaient contraintes de cohabiter les unes avec les autres, à l’image de la multipolarité européenne, montre toute la distance qu’elles conservaient avec un véritable empire, qui ne trouve son précaire équilibre que dans l’expansion permanente et la prédation sans retenue, jusqu’à l’élimination des rivaux, dans une aire géopolitique complète.

Les velléités chinoises d’organiser un quadrillage informatique serré du comportement de la population, pour constituer un ensemble de plus en plus compact destiné à régir le monde, tout comme les lubies de l’islam perdu dans ses vertiges de civilisation parasitaire mondiale (une contradiction en soi), dévoilent les contours sinistres des ambitions d’unification planétaire.

Un tel régime dont la zone de domination ne serait ni Cité, ni nation, ni empire simplement continental, constituerait un saut qualitatif vers un “sur-empire” étendu aux bornes du monde. Il se réglerait sur l’extension brutale et sans limite des échelles de souveraineté à l’intérieur comme à l’extérieur de sa zone de domination. Il a très logiquement pour préalable la recréation de toute la gamme des échelles de souveraineté internes, depuis le despote égocrate jusqu’à la réinstitution de l’esclavage et la transformation de masses de population en cadavres, ainsi que l’ont démontré les régimes “soviétiques” (parfois dès leur stade d’apparition dans les maquis avec leurs “zones de redressement politique par le travail”) et comme l’illustrent les tentatives de création de micro-“califats islamiques”. Un empire planétaire ne pourrait trouver sa raison d’être et sa base matérielle provisoires que dans la cannibalisation de masses jugées excédentaires (80 à 90 % de la population mondiale selon les idéologues écologistes, secrètement prédisposés à se rallier à un tel pouvoir). Ce type de “fonctionnement” amplifierait la tendance actuelle à une reproduction rétrécie des structures sociales et permettrait à une telle formation historique d’endiguer pendant un certain temps l’inexorable entropie propre aux empires, dont la durée de vie fut beaucoup plus courte que celle des nations les plus anciennes, telles que l’Angleterre ou la France. Le vertige démographique en cours ouvre en tout cas l’éventualité d’une liquidation gigantesque de populations. Pour les idéologues hantés par cette perspective, l’élimination des “Blancs”, de leur vrai nom les Occidentaux, constitue une référence politico-idéologique prioritaire et révélatrice.

18. Crépuscule de l’Occident ou du XXe siècle ?

La confusion initiale entre XXe siècle et Occident tire sa source d’attentes diffuses à la fin du XIXe siècle. Après le bouleversement du monde depuis le dernier quart du XVIIIe siècle, l’accélération des mutations institutionnelles, techniques et productives tout au long du XIXe siècle annonçait l’avènement d’une nouvelle ère, où aurait dû triompher une rationalisation des méthodes de gouvernement et un dépassement des tensions sociales. Ce XXe siècle a été littéralement haché par les logiques totalitaires, qui ont cru pouvoir instrumentaliser les immenses progrès techniques en les retournant contre les tendances émancipatrices. Ces logiques assuraient dépasser la “modernité” occidentale, alors qu’elles imposaient une régression exceptionnelle.

Ainsi, après le court XXe siècle si tourmenté (1914-1991), force est de constater que seuls les régimes des démocraties occidentales prétendues “formelles” ont tenu leurs objectifs, alors qu’elles avaient été présentées comme proches de l’effondrement dans les années 1930. La gauche fondamentale trouve ce résultat de toute façon très insuffisant. Le paralogisme est parfait : tant que le paradis sur terre n’a pas été réalisé, c’est comme si rien n’avait été accompli. Et il faudrait à nouveau s’engager dans des entreprises d’ingénierie historique inusitées au nom d’un Parti du Bien qui pave imperturbablement la route vers de nouveaux enfers sur terre.

Le Royaume-Uni et les États-Unis (en y ajoutant l’Australie et la Nouvelle-Zélande) ont joué un rôle central dans le redressement de l’Occident. Aucun autre pôle occidental ne peut rivaliser avec ce résultat. Cet ensemble anglophone demeure à tous égards le centre de gravité de la civilisation occidentale en regroupant à peu près la moitié démographique des 750 millions d’Occidentaux [10]. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et d’anciennes dépendances de celle-ci présentent une culture commune et demeurent capables de sursaut et d’initiative historique imprévisibles, bien que ces pays soient eux aussi rongés par la régression oligarchique où s’exprime la sédition des élites contre leur propre nation.

L’évolution du monde latino-américain, terre d’oligarchies issues des premiers empires coloniaux ultramarins européens, est la seule aire civilisationnelle qui pourrait évoluer vers une véritable occidentalisation. Cette population d’environ 500 millions d’habitants connaît une progression de l’évangélisme aux dépens de du catholicisme, signe de l’importance croissante qu’y prend la figure de l’individu. La prolifération des mafias est, à l’inverse, l’indice d’une crise profonde de ces sociétés, qui pourraient évoluer à leur manière vers une situation proto-impériale, où les marges internes ne cesseraient de prendre de l’importance et mineraient toute cohérence.

Nous assistons donc aujourd’hui moins au crépuscule de l’Occident qu’à celui du XXe siècle, marqué par le volontarisme le plus débridé et le plus mécanisé, en dépit de tous ses échecs retentissants depuis 1914. Le fétichisme de la technique continue de s’intensifier, en attendant de se désagréger sous le coup des pénuries énergétiques et minérales. Si l’Occident se distanciait des illusions techniciennes de cette époque, il pourrait retrouver ses sources historiques. Mais la promesse de miracles techniques indéfinis suffit à dissuader les réactions historiques. Cette fascination pour le miracle technicien est devenu un facteur majeur dans la psychologie des masses.

Toutes les “élites” largement parasitaires (oligarchies économiques, technocraties cyniques, contre-élite vivant encore des hallucinations du gauchisme culturel, et “militants culturels” recyclés dans l’industrie du divertissement), s’efforcent de cultiver la détestation des valeurs occidentales : les républiques occidentales connaissent un enlisement institutionnel qui évoque la désagrégation de l’ancienne république romaine mourante. Leur métabolisme spontané est paralysé par ces étranges “élites” sociales, déterminées à en finir avec les populations incommodes et dont la créativité historique et sociale fut incessante. L’involution oligarchique de l’Occident s’est précipitée depuis une quarantaine d’années, mais elle se développe selon des logiques très disparates. Chaque nation a son propre rythme, bien que l’on puisse identifier une ligne de partage entre les sociétés dont les dirigeants considèrent leur propre population comme leur ennemi intime, au point de refuser tout destin commun avec elle, et celles où certains strates dirigeantes maintiennent la conscience explicite d’un avenir commun avec l’ensemble de la population.

L’Occident manifeste là une originalité étonnante et suicidaire : dans les précaires substituts d’empire que sont aujourd’hui les régimes chinois, russes, néo-ottomans, perses, etc., les dirigeants dictatoriaux savent au moins qu’ils sont dans le même bateau que la majeure partie de la société qu’ils dominent et instrumentalisent. Une telle conscience est ce que l’ensemble de la “gauche”, ralliée par les débris des “droites” depuis les années 1980, rejette le plus viscéralement et ce qu’elle s’efforce de conjurer en assistant la sécession des élites locales, elles-mêmes de plus en plus délabrées. Tout ce magma entend mener une nouvelle expérimentation historique sans anesthésie sur des sociétés paralysées. Cette obstination est directement transposée du fanatisme qui voulait imposer un “socialisme” qui toujours abouti au désastre. Le signe le plus net de la mutation se trouve dans la fusion des politiques de “droite” et de ”gauche” depuis une quarantaine d’années. Le néo-libéralisme et le multi-culturalisme généralisé qui s’efforcent de créer de véritables ’races administratives’ à l’instar des millet ottomans, [11] sont les deux versants de cette conduite d’échec en cours de radicalisation cumulative.

Les nations ne peuvent pas plus fusionner que les Cités grecques car, dans les deux cas, ces entités dépendent d’un substrat civilisationnel multipolaire, dont elles tirent leur dynamisme. Comment, si l’Occident parvenait à s’unifier, pourrait-il conserver son habileté à se transformer ? Il faudrait que les aires impériales renaissantes alentour se transforment elles-mêmes en “nations” de dimension continentale (seuls les États-Unis sont dans ce cas à l’état natif). Une mosaïque planétaire de telles “nations” continentales assurerait sans doute une période d’adaptation historique aussi riche que la Renaissance italienne, ou l’Europe westphalienne, mais une telle évolution paraît improbable. Tout le monde occidental est censé évoluer vers une fragmentation fractale, tandis que les héritiers d’empires territoriaux maintiennent leur quant-à-soi.

Le “marxisme culturel occulte systématiquement le fait que c’est la première mondialisation qui a mené à la guerre de 30 ans (1914-1945). La mondialisation actuelle produit une tiers-mondialisation du monde que l’on disait “développé”, et nourrit une guerre civile asymétrique qui sature de plus en plus le champ historique. La situation est inextricable parce que les civilisations peuvent encore moins fusionner que les nations. Les castes dominantes en Occident sont fascinées par un engrenage suicidaire : rompre avec la communauté de destin nationale tout en tissant un réseau d’oligarchies sans attaches qui dissocierait son sort des couches populaires. Les bureaucraties russe ou chinoise, comme les strates néo-ottomanes, perses, ou hindoues observent avec incrédulité cette folie. Les oligarchies occidentales, à l’instar du marxisme-léninisme, se font technocrates de l’histoire. La proclamation des représentants des intérêts généraux du prolétariat mondial dans les siècles des siècles est transposée, en jouant sur l’hystérie climatique, en défense des intérêts généraux de la biosphère dans les siècles des siècles. Ce type de dispositif permettra de liquider n’importe quel groupe humain.

La perspective de désagrégation mondiale, inscrite dans la pénurie tendancielle des sources d’énergie, est pour le moment ralentie par les capacités de production et de transformation permises par les ressources encore présentes. Lorsque tout espoir de croissance sera éteint (pour le moment, on en est revenu à des taux légèrement inférieurs à ceux du XIXe siècle), comment empêcher que la forme empire ne reprenne ses tristes droits ?

La Chine et la Russie ont espéré militariser leur économie dans un but de puissance et ont échoué à obtenir le niveau requis au fil des décennies. La Chine profite de la fragmentation de l’Occident qui s’est précipité en ordre dispersé pour accéder à son immense “marché”, quitte à livrer ses brevets ou se les faire voler.

L’islam suit une voie totalement différente. Cette aire civilisationnelle décrépie, incapable de se moderniser un tant soit peu, utilise la rente pétrolière et gazière pour prélever un tribut sur l’ensemble des pays industrialisés (les États-Unis y échappent de plus en plus grâce au gaz et au pétrole de schiste, mais cet expédient aura le souffle court), tout en organisant une invasion de peuplement en Europe, source de grippage de plus en plus dysfonctionnel. Le tropisme naturel qui motive les communautés musulmanes consiste à infiltrer des sociétés allogènes pour les dominer. Les procédés reposent sur un djihad implicite (surdélinquance, viol des femmes autochtones, non voilées, noyautage des institutions). Les attaques ouvertement militaires sous forme de crimes de guerre contre des populations désarmées viennent en complément de processus moléculaires imposant le caractère irréversible du changement. Il s’agit d’un partage du travail entre stratégies convergentes.

Les milieux moteurs dans l’islam veulent non pas concurrencer l’Occident sur le terrain de l’industrie et de la puissance qui en découle, c’est au-delà des moyens de ces communautés, mais capter les produits d’une industrie qui resterait servie par des Occidentaux réduits à un statut inférieur dans un cadre impérial dont l’islam formerait la communauté politico-juridique privilégiée. Les technocrates européens, dont tous les paris stratégiques ont fait naufrage depuis un siècle veulent piloter, maîtriser et transfigurer une telle régression !

Une mosaïque planétaire de succédanés d’empires, rivaux et engagés dans des affrontements tôt ou tard exterminateurs, utilisant l’Europe comme zone de colonisation et champ d’affrontement, apparaît pour le moment comme la perspective la plus pertinente. Il est frappant de voir à quel point l’épidémie en cours depuis l’automne 2019 (en Chine) et qui a gagné le monde entier en 2020 encourage et approfondit les processus de glissement de terrain historiques.

L’extermination de masse est une arme typiquement impériale : chaque phase d’accumulation primitive de pouvoir impérial a été marquée par des guerres apocalyptiques (l’empire mongol s’est constitué sur la mort de la moitié des Chinois, de même que l’empire Moghol a prospéré en faisant des dizaines de millions de morts en Inde). La deuxième guerre mondiale a dû sa férocité à une phase de ce type : l’affrontement à l’Est entre deux candidats à l’empire planétaire fit dix fois plus de victimes que la guerre de 14-18, encore marquée par une très relative retenue issue du XIXe siècle.

Une unification planétaire mènerait inexorablement à un despotisme aggravé qui se présenterait sous l’étiquette mensongère d’une “grande paix”. Un tel mensonge pour paraître plausible a besoin d’une énorme catastrophe historique qui prive de mémoire les populations dotées d’un sens historique.

La planète tout entière semble donc pour le moment dériver vers une situation de zone impériale fragmentée. Ce genre de configuration en taïfas, c’est-à-dire en morceaux d’empire prétendant chacun à la domination totale, est un schéma correspondant à une longue décadence, à peine moins sinistre qu’une unification totale. C’est dans l’usure et le gâchis historique que l’effet gravitaire du temps fait évoluer de telles configurations géopolitiques selon la logique de la force brute.

Paris, le 21 mai 2021

Voir l’arrticle suivant : « Critères de comparaison entre les principaux régimes totalitaires »


[1Un tel enkystement dans un mensonge irréversible parce que trop énorme pour être un jour admis se retrouve aujourd’hui dans le volontarisme qui veut croire possible une greffe de l’islam sur les nations d’Occident.

[2Elie Halévy, principal historien du socialisme constatait en 1937, année de son décès, à son grand accablement, que le “national-socialisme” était bel et bien un mouvement de gauche. L’étrangeté du nazisme fut de prétendre domestiquer la brutalité artificielle du socialisme par la référence nationale. Mais cette improvisation montra son inconsistance en instrumentalisant la référence nationale pour l’asservir à un projet d’empire racial, ce qui fut éclatant en 1944-1945, lors de la phase finale du IIIe Reich, moment où le régime parvint à réaliser son projet décisif d’absorption de l’État par le Parti.

Mussolini, qui avait été la figure du proue du maximalisme socialiste italien avant 1914, était imprégné des idéologies de gauche extrême et les utilisa pour constituer son régime, qu’il présentait, avec quelque exagération, comme “totalitaire”. Mais l’intention était bien là.

[3p.141 de l’édition Aden Belgique de 1992

[4 Une remarque d’Adorno sur la pérennité de l’antisémitisme au-delà de l’existence même d’une population juive est ironiquement transposable pour la pérennité d’un antifascisme en l’absence de mouvement fasciste : “L’antisémitisme a survécu aux juifs et c’est ce qui lui donne son côté spectral” (in Le nouvel extrémisme de droite, 1967, éd. Climats, oct. 2019).

[5Les “acteurs” jouent un rôle phare dans le clergé de l’industrie du divertissement et constituent souvent une caisse de résonance des aberrations émergentes. La proclamation affichée par certains d’entre eux qu’ils ont ’honte d’être blancs’ est un symptôme révélateur.

[6Cette revendication d’“engagement” sans prédicat, c’est-à-dire sans enracinement concret ni conséquence autre que des dénonciations aussi vertueuses qu’abstraites, depuis l’abri confortable d’un poste de fonctionnaire, est le signe de reconnaissance des intellocrates et du clergé de l’industrie culturelle et universitaire depuis Sartre et Heidegger.

[7 Il est singulier de devoir rappeler ce qu’Orwell identifiait dans Le Quai de Wigan en 1937 comme les contorsions farfelues d’un gauchisme intellectuel vivotant déjà dans l’ombre d’un mouvement ouvrier de plus en plus malade de son enlisement. Cette gamme de théories bizarres, qui favorisait le sursaut des noyaux fascistes, est devenue depuis une véritable entreprise industrielle (théorie du genre, “véganisme”, préconisation de l’“avortement post-natal”, dénonciation des expérimentations sur les animaux, mais pour transférer ces opérations sur des humains, etc.) Voir le livre de Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle, éd. Grasset, 2018, qui éclaire l’ampleur de ces délires.

[8Voir à ce sujet l’ouvrage de Jean-Pierre Rioux, La France coloniale sans fard ni déni, éd. Archipoche sept. 2019 (rééd. d’un livre de 2011).

[9 L’ouvrage de Jane Burbank et Frederick Cooper, “Empires, de la Chine ancienne à nos jours”, éd. Payot, 2011, constitue une espèce de manifeste élogieux de la forme impériale, au point que les “nations” sont considérées comme n’ayant jamais vraiment existé !

[10Ce chiffre correspond au substrat social et historique corrélé aux deux variantes du christianisme, catholique et protestante, en Europe et en Amérique du nord.

[11Voir Mike Gonzalez, “The Plot to change America. How Identity Politics is Dividing the Land of the Free”, Encounter Books, 2020


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