Un renouveau philosophique (1/2)

Vincent Descombes
lundi 6 avril 2015
par  LieuxCommuns

Article de V. Descombes paru dans « Autonomie et auto-transformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis », Droz, 1989, Genève, pp. 69-85

Non sans malice, Castoriadis fait remarquer que des philosophes de profession ont annoncé la « fin de la philosophie » au moment même où « tout appelle un renouveau philosophique » [1], Ce tout comprend notamment l’état présent des sciences et celui de la politique.
L’état présent des sciences : nous ne pouvons plus ignorer l’effondrement du programme d’une Science Unifiée des Phénomènes, d’une même discipline méthodique qui rendrait compte de tout ce qui se passe, depuis le comportement des électrons jusqu’à la visitation de la conscience par le rêve, en passant par ces mouvements divers que sont le choc des boules de billard ou ces autres agitations terrestres nommées bataille, foire, messe de mariage, piquenique ou soutenance de thèse.
L’état présent de la politique : ce qui caractérise la politique contemporaine (prise dans son sens majeur), c’est le conflit incertain opposant le mouvement démocratique de la culture moderne et son mouvement technologique (ou, si l’on préfère, l’aspiration à l’autonomie et la recherche démesurée d’un contrôle de toute chose).
Castoriadis est connu pour ne pas hésiter, c’est le moins qu’on puisse dire, à s’engager à contre-courant, Pour une fois, le courant semble le rattraper. Pendant plusieurs décades, à gauche comme à droite, le nihilisme métaphysique l’avait emporté : il ne fallait rien attendre de la philosophie, rien sinon plus encore de la même chose, systèmes ou improbables « raisons ». Aujourd’hui, l’esprit du temps est à la restauration de la philosophie dans sa charge essentielle, qui est de poser les questions radicales. Non seulement de les poser, mais d’en traiter.
Si Castoriadis réclame un renouveau philosophique, c’est apparemment qu’il ne saurait se contenter d’un retour à une philosophie éprouvée. Pour en finir avec le nihilisme métaphysique, on nous invite de tous côtés à embrasser de nouveau une doctrine respectable, une doctrine qui nous rendrait la confiance qu’avaient nos grands-parents dans leurs axiomes et leurs grands principes. Depuis plus d’un siècle, les retours philosophiques sont des « retours à Kant ». Par quoi il faut entendre, non le retour à la lettre de Kant, mais l’intention de formuler une philosophie critique plausible, acceptable par tous les esprits de bonne volonté, sur le modèle kantien. Aujourd’hui, il s’agit de rétablir, à l’appui des grands principes que nous voulons honorer (démocratie, civil rights, etc.), l’axiome initial du rationalisme classique :

Un résultat est rationnel s’il peut être (re)trouvé ou (re)construit par tout être capable de conduire sa pensée en observant les premiers principes de tout raisonnement.

On réputera arbitraire ou irrationnel, c’est-à-dire, selon les cas, insignifiant ou inadmissible : 1) ce qui ne peut qu’être trouvé, mais jamais retrouvé par une reconstruction « rationnelle » (dans le sens ci-dessus) ; 2) ce qui ne peut qu’être présupposé, ou accepté sans plus, sans pouvoir jamais être fondé sur quelque chose de plus immédiatement certain.
Le retour à Kant « pour cause de démocratie » est ainsi le retour à un « individualisme rationaliste » [2] qui restreint le champ de ce qui est rationnellement acceptable par moi à cela seul qui peut être dérivé par n’importe qui faisant appel aux seules ressources cognitives, éthiques, politiques, etc., dont il dispose en tant qu’il est, non pas soi, mais n’importe qui. Un tel rationalisme, à la différence des rationalismes spéculatifs des Grands Ancêtres, laisse surgir deux poches d’arbitraire aux limites de l’intelligible-par-moi assimilé à l’intelligible-par-quelqu’un-sans-plus d’un côté les faits premiers (par exemple, le fait qu’il y ait une langue dans laquelle on puisse reconstruire un résultat valide pour quiconque comprend cette langue), de l’autre les « valeurs ultimes » (parmi lesquelles la « valeur de rationalité »).
Comme tout philosophe digne de ce nom, Castoriadis ne marchande pas son admiration pour le génie de Kant, ainsi d’ailleurs que pour celui de Platon, Aristote ou Hegel. Il n’en commence pas moins par s’écarter de l’orientation néo-kantienne lorsqu’il récuse toute solution dualiste au problème de la philosophie. Ce problème n’est pas tout à fait contenu, selon lui, dans la « question de l’être », à moins de préciser que cette question s’adresse à nous et trouvera chez nous sa réponse : Que devons-nous penser de ce qui est ou de ce qui peut être [3] ? Le dualisme serait ici d’instaurer un régime de la double vérité : la vérité selon la science et la vérité selon l’autre source irrécusable de révélation sur nous-mêmes, nos devoirs et notre destination. Le néo-kantien accepte bien volontiers que tout soit, du point de vue des sciences, inflexiblement prédéterminé. Il s’est en effet accordé la possibilité de doubler le royaume des phénomènes d’un royaume des fins où nous retrouvons, avec nos devoirs, la libre disposition de nos personnes [4].

Castoriadis ne croit pas qu’on puisse conserver un sens (« éthique ») au concept de liberté si on doit renoncer à lui trouver un point d’application dans les mouvements physiques qui ont lieu dans l’ordre naturel des choses. C’est ici le moment « grec » de sa pensée. Pour les philosophes les plus représentatifs de l’âge moderne, formés par des siècles d’examen de conscience et de controverses sur la nature et la grâce, la question de la liberté est aussitôt traduite en question de la libre décision, ou « libre arbitre ». L’enquête porte sur le caractère prédéterminé (ou non) de l’acte de volonté. Mais pour Castoriadis, la liberté est d’abord le caractère qu’a mon action d’être déterminée, dans son existence et son contenu, par moi (autonomie), tandis que l’absence de liberté tient dans le fait que ma conduite est déterminée par d’autres que moi (hétéronomie).
Autrement dit, le royaume de la liberté ne saurait commencer là où finissent les données naturelles et les motivations empiriques, au delà de la nature. La philosophie de la liberté doit reconnaître les conditions anthropologiques et cosmologiques de l’autonomie personnelle.

Les conditions anthropologiques de l’autonomie

La première de ces conditions peut être dite « anti-matérialiste ». Les esprits formés dans la tradition allemande parleront d’« idéalisme ». Mais, comme on va le voir, les « matérialistes » eux-mêmes doivent inclure un idéalisme local dans leurs explications. Le vrai problème est alors de savoir de quelles sortes d’idées cet idéalisme fait usage.
Il n’est pas possible de parler sérieusement d’une autonomie humaine si nous devons chercher en dehors des « idées » (terme qui reste à éclaircir), à savoir : dans les circonstances matérielles, le primum movens qui explique la conduite des agents humains, leurs façons de faire, leurs institutions, etc. On sait que l’anthropologie matérialiste (qu’elle s’affiche ou non marxiste) s’accommode d’un certain idéalisme local. Elle accepte volontiers que la conduite humaine ne s’explique pas intégralement par les urgences matérielles de l’heure. telles que peut les déterminer un regard lucide (climat, démographie, puissance technique, etc.). A côté de ces facteurs « objectifs », il faut tenir compte de l’inadéquation des représentations que les agents se font (et doivent se faire dans telles conditions) de leur monde et des tâches nécessaires à leur survie. Faute de pouvoir former une représentation adéquate (une connaissance du « troisième genre »), ces agents sont confrontés à des problèmes « imaginaires » (dans le sens de « irréels ») auxquels ils donnent des solutions dont on ne sait trop s’il faut les dire « imaginaires » ou « réelles ». Elles sont bel et bien réelles du point de vue économique : elles consistent à dépenser du temps, de l’énergie et des ressources. Elles sont irréelles si on les mesure aux problèmes qualifiés de « réels ». Mais, même de ce point de vue, elles ne sont pas sans réalité : on ne peut pas dire qu’un sacrifice rituel ou une cérémonie de couronnement ne servent à rien. Ces dépenses assurent la perpétuation d’un système globalement « faux » puisqu’il ne cesse de transcrire les « vrais problèmes » en « faux problèmes » et qu’il préside à une adjudication irrationnelle des ressources.
Une telle idéologie anthropologique, il faut le souligner, n’est pas spécifiquement marxiste, même si c’est sous sa version marxiste que la plupart d’entre nous l’ont rencontrée pour la première fois. Aussi n’est-il pas suffisant de critiquer le dogme marxiste, si c’est pour échanger l’homo oeconomicus de Marx-Engels contre l’homo oeconomicus de J.-P. Sartre ou des libéraux.
Les écrits critiques de Castoriadis, autour de 1965, témoignent de ce que l’incitation à réviser le marxisme est souvent venue, intellectuellement, de la sociologie historique et de la littérature ethnographique. (Il y a des marxistes « wéberiens » et des marxistes « levi-straussiens », mais aucun marxiste n’a paru pouvoir digérer à la fois l’Ethique protestante et les Tristes Tropiques.) Il reste à traduire philosophiquement les motifs de la révision radicale. C’est ce que fait Castoriadis en s’attaquant à la distinction admise de l’imaginaire et du réel [5]. Par un mouvement qui, cette fois, fait plus penser à Fichte et à Coleridge qu’aux Grecs, il nous invite à retrouver, derrière les divisions historiquement variables du réel et de l’imaginaire, une même imagination primordiale.
Voici comment je comprends ce mouvement. Le paradigme de ce qui a cessé d’être posé comme existant peut être fourni par le panthéon grec. A l’âge d’Offenbach, tout le monde est d’accord pour dire que les dieux grecs sont « imaginaires ». Par là, on veut dire qu’en effet ils n’existent pas. Mais le sens dans lequel on entend cette inexistence est peut-être insuffisant, mystificateur. On veut dire que la statue représentant Zeus existe, alors que Zeus, lui, n’existe pas. Jusque-là, aucun problème à suivre. Mais pourquoi y a-t-il une statue de Zeus ? Il ne suffit pas de dire : parce qu’on a cru à l’époque qu’il y avait un être immortel tel que Zeus, alors qu’on l’avait seulement imaginé ou inventé. Le partage ontologique serait alors : le dieux grec n’existe pas (c’est une invention), alors que son temple existe, au même titre qu’une usine de voitures ou un grand magasin (ce sont des réalités). Ce qui conduit bientôt à poser le faux problème : comment se fait-il que les gens se rendent au temple et pas seulement au grand magasin ? Pourquoi vont-ils au temple, ou tout ce qu’il y a est une statue (mais non le dieu) ? Pourquoi pas seulement au grand magasin, où il y a précisément les choses qu’on s’attend à y trouver ? D’où finalement la grande question, commune aux théories anthropologiques de Marx, de Freud et de bien d’autres : les gens rêvent, ils se nourrissent de fictions, quelles sont donc les lacunes de leur vie réelle (« réellement réelle ») qu’ils tentent ainsi de combler ? C’est ici la conception dominante de l’imaginaire comme (fausse) compensation et reflet (impuissant).
Le dieux grec est une invention, mais le grand magasin est, lui aussi, une invention. En fait, toute institution humaine est inventée sans le moindre modèle naturel. Une institution humaine n’a d’autre soutien ontologique que l’activité instituante du groupe. Le mot imaginaire fait penser à une doctrine psychologique des facultés : mais je crois qu’il faut voir dans la théorie de Castoriadis une thèse sur la nature des institutions. Il veut dire que nous ne pourrons jamais comprendre les institutions si nous persistons à concentrer notre attention sur le contraste aveuglant : un dieu grec n’existe pas, alors qu’une voiture existe. Castoriadis nous invite à prendre les choses par l’autre bout. A titre d’exercice dialectique, pour se former la tête, il est utile d’essayer l’autre hypothèse, et de se dire que la voiture est tout aussi imaginaire. Admis que le dieu grec n’existe pas : il ne s’agit pas ici de chercher de fausses portes de sortie (en lui attribuant une « existence imaginaire »). Pourtant, la cité grecque a existé. Or qui a dit que le dieu pouvait exister sans la cité ? Certainement pas les poètes. L’idée que les dieux soient « loin de nous » est tardive, c’est une idée « impie » et « apolitique », une pensée épicurienne. C’était donc peut-être une erreur de poser la question de l’existence à propos d’« entités » qu’on croit pouvoir isoler. Mais laissons de côté les dieux, et considérons plutôt la voiture. Il est hâtif de dire que la voiture existe, qu’elle satisfait tous les critères d’existence d’un robuste réalisme. En réalité, ce qui existe isolément est une ferraille, laquelle est tout ce qui reste de la voiture si on prive cette dernière de l’Umwelt qu’elle requiert. La voiture n’existe comme voiture que s’il y a autour d’elle un réseau routier, des pompes à essence, etc., mais aussi toutes les institutions humaines sans lesquelles les pompes ne seraient pas approvisionnées, ni les routes en état d’être utilisées. Or ce système institutionnel ne requiert sans doute pas comme sol nourricier une religion polythéiste, mais il suppose à tout instant le respect d’entités « fictives » telles que ma voiture (qui est plus que : ce véhicule que je viens d’ « abandonner » le long du trottoir) ou ma priorité de passage au carrefour (à distinguer, par exemple, de la plus grande puissance de mon véhicule utilisé comme un bulldozer) [6].

La conclusion à tirer de cet exercice n’est pas que les dieux grecs sont, « en dernière analyse », les personnifications de notions morales et juridiques, donc de simples figures de style. Le but n.’est pas de réduire la religion à autre chose, par exemple au droit, mais plutôt de souligner que la question portant sur la « réalité » des dieux grecs : Y a-t-il des dieux grecs et où sont-ils ? ressemble plus à la question : Y a-t-il des lois grecques et où sont-elles ? qu’à la question : Y a-t-il des olives grecques et où sont-elles ? Derrière le temple comme derrière le grand magasin, Castoriadis trouve l’invention par l’« imagination » d’un système d’institutions. Si « idéalisme » il y a, il consiste à faire ressortir le rôle d’une puissance d’imaginer (ou d’inventer) plutôt que d’une puissance de concevoir (de représenter). Dire que les institutions reposent sur l’imaginaire veut dire qu’elles fournissent à chaque fois un ordre au sein duquel certaines activités sont pleines de sens, ’et que ce sens ne peut pas être rapporté aux circonstances extérieures. Pour un observateur inhumain situé sur la planète Mars et qui n’aurait pas le moyen d’anthropomorphiser son regard, le spectacle d’une foule se pressant un samedi après-midi chez Bloomingdale serait aussi peu intelligible que celui d’une foule célébrant la fête des Panathénées. Dans les deux cas, la source de toute l’activité, y compris celle des constructions matérielles à chaque fois requises, reste invisible au regard positiviste.
La première condition anthropologique d’une autonomie humaine est donc que la racine des institutions humaines soit l’imaginaire, la puissance d’invention radicale, plutôt que les besoins. A cette première condition, négative, il faut en joindre une seconde, positive. Tous les types d’humanité sont inventés. Aucun ne s’explique par le climat, pas plus que par le niveau des forces productives. Il se trouve que parmi les types d’humanité inventés au cours de l’histoire, il en est un qui tranche sur les autres par la priorité qu’il donne à l’épanouissement des capacités personnelles plutôt qu’à l’excellence dans la conformité aux archétypes fixés par le groupe en fait de vertus et de réussite. Notre culture se distingue par la place qu’elle donne à l’idéal du self-government, de l’autonomie (et du même coup, le moindre cas qu’elle fait d’autres principes de moralité, tels que l’honneur, la piété, le respect des anciens, la connaissance des Bonnes Choses de ce monde, etc.). En somme, notre culture n’exalte pas seulement, comme toute culture, sa puissance collective de constituer un univers habitable par les humains, mais aussi la puissance personnelle des individus. Puissance de s’y faire une place, d’y laisser sa marque : c’est l’impératif d’une réalisation de soi, d’où résulte l’aspect conquérant et « prométhéen » de l’Occident. Puissance d’y faire respecter son autonomie personnelle avec celle des autres : c’est l’exigence démocratique. Notre temps a dû finir par reconnaître que le projet « prométheen » n’était pas forcément compatible avec le projet démocratique, contrairement à ce qu’avait cru l’humanisme progressiste issu des Lumières. Pourtant, les deux projets sont culturellement indiscernables l’un de l’autre. Du point de vue de la culture, le droit à une existence autonome ne se distingue pas aisément d’une sorte de droit au bonheur » (dont chacun détaillera à son gré les articles : droit à la voiture, aux diplômes, à la transplantation d’organes, etc.). Il appartient au philosophe de dissocier ce que la culture confond, de faire la preuve que deux « idées » sont logiquement indépendantes lune de l’autre même si elles sont historiquement associées. Il va de soi que la contribution du philosophe à la solution du problème politique majeur est plus critique que constructive. Je souscris pleinement à la thèse la plus constante du propos de Castoriadis : la théorie d’une pratique ne peut jamais dépasser l’intelligence des praticiens eux-mêmes. Toujours la praxis précédera la théorie. Ce n’est donc pas dans les séminaires de philosophie que les sociétés modernes résoudront leurs problèmes politiques. Il serait stupide d’en conclure que ces séminaires sont vains, ne servent à rien : ils servent à éclaircir et à discuter, sous une forme évidemment très conceptuelle, des problèmes qui ont déjà été posés par les gens qui les ont rencontrés dans leurs pratiques, ainsi que les solutions diverses, inchoatives, peut-être incompatibles entre elles, qu’ils sont déjà en train d’inventer pour y faire face,

Les conditions cosmologiques de l’autonomie

Il y a également des conditions de l’autonomie du côté du monde. On ne dira pas : du côté de l’objet, car nous venons justement de nier qu’un être autonome puisse se présenter comme un pur sujet de volonté rationnelle. Ce sujet, qui est d’ailleurs un sujet d’action plutôt que de volonté, doit être assigné à un type anthropologique de façon à être doté de l’imaginaire propre à soutenir le projet d’autonomie. Tout de même, le monde de cet être autonome ne peut pas être quelconque. Ici encore, la tâche du philosophe est aujourd’hui de lever l’emprise de certains préjugés ancestraux sur nos esprits. Parmi ces préjugés, il en est un que la tradition philosophique véhicule avec une belle constance. C’est le préjugé de l’ontologie formelle. Cette tradition nous place devant une alternative en matière de cosmologie :

1 – ou bien le monde est chaos,
2 – ou bien le monde est ordre [7]

Si nous n’avons le choix qu’entre ces deux possibilités cosmologiques, il semble bien que notre décision doive être dialectique. Je veux dire que nous embrasserons un parti moins pour lui-même, pour ses mérites philosophiques, que parce que l’autre parti nous paraîtra par trop incroyable ou détestable. Le partisan de l’ordre est d’abord un adversaire du chaos, et vice-versa.

Les deux thèses cosmologiques, étant formulées à un tel degré de généralité, ont une portée ontologique. En effet :

1) Si le monde n’est pas totalement déterminé (toute chose étant à une seule place, la sienne), alors il faut bien qu’il soit chaotique, ce qui veut dire inconstant et inconsistant ; la conséquence est qu’il n’y a d’ontologie que négative : il est impossible de rien dire des êtres considérés comme tels, sinon qu’on ne peut les concevoir d’avance selon une quelconque « table des catégories » ;

2) Si le monde n’est pas pure indétermination, alors il faut admettre qu’il est pleinement organisé, entièrement déterminé dans sa composition et ses états passés, présents et futurs ; par conséquent, nous disposons d’une ontologie formelle : on peut dire ce qui doit caractériser tout être quel, qu’il soit, on peut dresser la « table des catégories » selon laquelle l’objet quelconque = x est forcément déterminable.

Je viens de formuler l’alternative classique sur le terrain de l’ontologie : il y a, ou bien il n’y a pas, certaines vérités portant sur tout être quel qu’il soit, et qui suivent du concept même d’être. Mais cette alternative nous est plus souvent présentée dans une version mixte, en partie ontologique, en partie épistémologique. La raison en est sans doute que les deux thèses du chaos universel ou de l’organisation totale paraissent trop extrêmes. Pour les tempérer, les philosophes ont le plus souvent essayé de répartir l’ordre et le désordre entre le monde comme Représentation et le monde comme Chose en soi. Sans quitter le terrain de l’ontologie formelle, on voit tout de suite que deux formules de compromis s’offrent à nous, par appel à la distinction entre les choses telles qu’elles sont (ontologie) et les choses telles qu’elles doivent nous apparaître compte tenu de notre mode de représentation (épistémologie) :

3) Ontologie du chaos corrigée par une épistémologie déterministe : le monde est en effet un chaos (comme nous nous en apercevons dans de rares moments d’illumination), mais notre mode de représentation exige que nous le tenions pour ordonné et partout déterminé ;

4) Ontologie de l’ordre corrigée par une épistémologie indéterministe : les choses sont et ne peuvent être que déterminées (comme nous le savons par les premiers principes de la philosophie), c’est notre représentation qui est affligée de maux tels que le vague, l’indétermination, l’indécidable.

On peut donc rendre compte de la différence entre le monde tel que le définit notre ontologie et le monde tel qu’il nous apparaît par la misère humaine. Tantôt elle tiendra à une manie de classer et de déterminer en vue d’avoir affaire à des situations bien tranchées. C’est l’aventure de la chauve-souris répondant aux belettes binaristes, sinon déjà structuralistes : N’êtes-vous pas souris ? Je suis oiseau : voyez mes ailes — N’êtes-vous pas oiseau ? Je suis souris : vivent les rats ! Tantôt cette misère de l’esprit humain est de ne pas pouvoir égaler la précision des choses : nous employons l’article indéfini, mais la nature ne connaît que l’article défini.
Castoriadis souligne que l’ontologie déterministe domine largement la tradition philosophique, et donc aussi toutes les traditions théoriques, de l’Occident. « Depuis vingt-cinq siècles, la pensée gréco-occidentale se constitue, s’élabore, s’amplifie et s’affine sur cette thèse : être, c’est être quelque chose de déterminé (einai ti), dire, c’est dire quelque chose de déterminé (ti legein). » [8]Il accorderait donc volontiers que la formule n° 3, version tempérée d’un empirisme radical, et à plus forte raison cet empirisme radical lui-même, sont des pensées minoritaires. Il est d’ailleurs difficile d’en donner un énoncé pleinement satisfaisant : si tout est indéterminé, pourquoi excepter les représentations ? Et si les représentations sont elles aussi indéterminées, que dit exactement la thèse ? On notera que le courant de pensée connu sous l’étiquette structuralisme français s’est présenté, tantôt comme s’appliquant à tout, tantôt aux seules représentations. Dans ce dernier cas, on parle aujourd’hui de post-structuralisme. Les affinités des auteurs ainsi classés avec Nietzsche sont bien connues : et c’est en effet chez Nietzsche qu’on trouverait l’expression la plus heureuse d’une ontologie du chaos associée à une épistémologie de l’ordre [9].
Mais il est plus avisé de refuser tout simplement l’alternative. Castoriadis nous donne deux raisons de le faire : d’abord, cette alternative ne tient pas compte de l’action (or il y a des actions) ; ensuite, elle repose sur le postulat que, positive ou négative, l’ontologie doit être formelle.

Seconde partie disponible ici


[1Les Carrefours du labyrinthe, Seuil, 1978, p. 176.

[2Individu, société, rationalité, histoire » (Esprit, 1988, n° 2, p. 103).

[3Pouvoir, politique, autonomie » (Revue de métaphysique et de morale, 1988, n° 1, p. 96).

[4A l’époque de Kant, il était difficile d’échapper à la croyance que la possibilité de la science équivalait à l’impossibilité des « miracles ». Non que cela fût philosophiquement justifié, ou même justifiable, même à cette époque. Comme l’exprime Elizabeth Anscombe : au XVIIIe siècle, il était logiquement possible, mais culturellement difficile, de séparer la notion d’explication causale de celle d’un déterminisme universel ; aujourd’hui, c’est à la fois logiquement et culturellement possible (« Causality and détermination » Philosophical Papers, U. of Minnesota Press, t. II, 1981, p. 147). Pourtant, l’idée que la science (au moins naturelle) repose sur le postulat du déterminisme traîne encore dans les manuels.

[5Quelques avantages du mot imaginaire sur le mot idée : d’abord, on évite de suggérer que tout se joue dans la seule « représentation », à l’exclusion des désirs et des passions ; ensuite, on bénéficie de l’association que chacun fait entre avoir de l’imagination et être inventif.

[6On trouve ici une certaine inspiration « pragmatiste commune à Castoriadis, au Heidegger de Sein und Zeit et aux sociologues de l’École de Durkheim. Plus généralement, le renversement qui nous est ici demandé peut être replacé dans la grande opposition d’une approche atomiste (« newtonnienne ») et d’une approche holiste (« hegelienne ») des choses.

[7L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, pp. 458-459.

[8L’institution imaginaire de ta société, cit. p. 303.

[9Nietzsche écrit plaisamment : « La découverte des lois du nombre s’est faite en se fondant sur l’erreur déjà régnante à l’origine, qu’il y aurait plusieurs choses identiques (mais en fait il n’y a rien d’identique), au moins qu’il existerait des choses (mais il n’y a point de « choses »). (...) A un monde qui n’est pas notre représentation, les lois du nombre sont pleinement inapplicables : elles ne valent que dans le monde de l’homme. » (Humain, trop humain, § 19, tr. Desrousseaux et Albert).


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