Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
(Deuxième partie)
« Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. » W. Blake, 1790
L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que les déchaînements des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que triomphalisme avait laissé croire.
Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque s’était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.
On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de la théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.
Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.
Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale on réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a crée l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conservation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons d’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme revisité, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débat. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.
Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière –, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.
Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des États-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limiter à un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent les plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de la subversion. Comme si c’était la première fois que l’Etat se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées pas des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique, Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être corresponsable de la défaite au Vietnam.
Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi naît l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’œil.
I – Les aventures de l’ouvrier-masse
Malgré le caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaires, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere progressiste (les quinze années premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labor) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation salariale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés et non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.
Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et sociologisante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de composition de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière. Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années soixante – à construire un nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore eu lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolcheviques avec lesquels ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire (à laquelle collabora, comme on le sait, le récupérateur Max Weber –, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1933 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart était au chômage et sans qualification.
Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’État Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ? Que cela soit bien clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.
Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lénine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui-en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramscienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien du parti de granit dans « Que Faire ? » ; il y a le Lénine philosophe de « Matérialisme et Empiriocriticisme », future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des « Cahiers philosophiques », passion des staliniens dissidents. Il y a même un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans « L’État et la Révolution ». Il y a encore le Lénine du « Gauchisme, maladie infantile... » (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler...), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un « discours » de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchevique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec le besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’aux Thèses d’avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation de l’odieux État ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution fondée sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).
A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».
Les rapports entre organisation et mouvements sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la troisième internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années vingt, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation –, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré, malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.
Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années soixante une histoire d’amour avec les États-Unis. Pas les États-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre « Ouvriers et Capital », Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnue, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de ces vielles frontières entre la lutte politique et économique : la lutte pour le salaire serait devenue immédiatement politique par lutte pour le pouvoir.
Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combattivité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’État. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser, les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Çà n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ? En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années soixante, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’État à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale ! Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles mais irréalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation. « Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxe, et cela se reproduira par la suite.
Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation mafieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari et Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social. » « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc : laissons aux patrons le « développement », les ouvriers doivent s’occuper du « pouvoir », c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles. Amen.
II – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation
Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’État-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État-protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.
« La crise et le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de sa composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.
Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations récentes des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.
Selon Negri, « les catégories marxiennes (...) contiennent une dualité permanente et incontournable (...), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur de développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur leur valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcour de l’autovalorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.
Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais, selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière , elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.
Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans jamais pouvoir les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et sur la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.
Modéré au fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et de ses lois.
A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.
III – Deux ou trois conclusions
Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe.
« La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière. D’où vient l’absurdité de telle affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre. Le marxisme de la IIe internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.
Dans les années vingt, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’État-parti a mené à une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchevisme, il sembla possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit, formulée dans le tome III du « Capital ». Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’ont dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les cinquante dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résout ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.
Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là, dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.
Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années soixante. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?
Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti, actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Détroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crut (bientôt) plus à la nécessité de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manœuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.
Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.
Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou dans son autovalorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, par des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.
L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles au mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.
Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.
***
POSTFACE à la deuxième édition (Juillet 1986)
(Cette postface concluait la brochure en question lors de sa réédition ; il est donc fait mention d’un autre texte« Le laboratoire de la Contre-révolution, Italie 1979 - 1980 », non-encore disponible)
Les textes qui précèdent ont déjà été publiés en 1984 par un collectif de circonstance, qui signait « Ombre hérétique ». Mais la disparité des points de vue et surtout des comportements devait s’y avérer telle que ce collectif ne commença jamais vraiment son existence. L’élan initial suffit tout juste à publier la traduction, déjà faite, de ces textes italiens.
La postface qui leur faisait suite avait pour but de donner au lecteur français quelques points de repère rapides sur la situation qui avait produit ces textes. Comme il était précisé, cette postface était le fait de quelqu’un qui n’avait pas connu directement les événements en question et certaines lacunes ou erreurs se sont malheureusement glis-sées dans ce qui ne pouvait être qu’un compte-rendu succint. Cette seconde postface reprend donc l’intention de la première en la corrigeant. La particularité des mouvements sociaux modernes italiens est évidemment leur continuité pratique ; après un vaste mouvement précur-seur, spécifiquement ouvrier, qui a duré de 1960 à 1962 et dont le moment le plus intense s’est situé en 1962 à Turin, où l’on vit des ouvriers s’attaquer au siège d’un syndicat ouvertement modéré, Piazza Statuto, les mouvements sociaux se sont déployés à grande échelle à la fin des années soixante et ce, pendant une dizaine d’années. Comme ailleurs à la même époque, les universités ont été des lieux où se socialisaient les comportements de rupture, tandis que, plus qu’en France, les ouvriers entraient en mouvement de façon durable.
L’ébranlement immédiat de la société italienne fut moins brutal qu’ici mais il se répandit plus largement et plus durablement dans la population. L’une des conséquences en fut que les organisations militantes purent longtemps se maintenir dans les mouvements qu’elles parasitaient à un degré à peine imaginable pour qui n’y a pas assisté. Leur oeuvre fut telle que lorsqu’en 1977 une nouvelle génération entra en révolte, elle ne vit pas toujours la continuité entre son activité et le mouvement de 1968, dont les gauchistes avaient en partie réussi à s’attribuer la paternité. Cette continuité dans le temps des mouvements sociaux n’empêcha donc pas une relative perte de mémoire historique.
Le premier apogée de la lutte sociale en Italie fut atteint en 1969, lors de la période connue sous le nom d’automne chaud« , qui trouva une conclusion brutale dans l’attentat célèbre (et meurtrier) de la Piazza Fontana le 12 décembre ; il fut présenté comme l’oeuvre de subversifs déments (l’anarchiste Valpreda fut le principal accusé) et l’on apprit plus tard que, comme certaines voix l’avaient tout de suite exprimé (l’I.S, avec le tract »Le Reichstag brûle-t-il ?« , et le groupe Ludd avec le tract »Bombe, sang, capital"), les auteurs de ce méfait qui paralysa le mouvement social alors en cours n’étaient autres que les services spéciaux de l’Etat italien. Depuis lors (décembre 1969), le recours à ce genre de procédé n’a cessé de hanter l’atmosphère italienne.
Les quelques années suivantes furent dominées par un reflux de la lutte sociale, accompagné de la structuration des divers grands groupes gauchistes. Mais ces structures politiques nées sur les débris du mouvement social se décomposèrent très vite, au cours des années 1973-1975. Cela prit la forme d’un effondrement des comportements militants, qui atteignit presque toutes les organisations gauchistes, auxquelles la vague féministe, qui prit une grande ampleur vers 1975 et 1976, porta un coup final.
Parallèlement, et en rupture avec la plupart des groupes officiels, on vit alors se cristalliser « l’aire de l’Autonomie », tandis qu’une effervescence diffuse animait à nouveau divers milieux sociaux, (l’exemple le plus significatif est sans doute celui des Cercles de Jeunes Prolétaires dans la banlieue de Milan). Mais les pièges sur lesquels la nouvelle vague de révolte allait se briser étaient déjà en place. D’une part, les cercles de Jeunes Prolétaires ne devaient pas se relever de l’héroïne malgré des efforts précoces pour endiguer le fléau.
D’autre part, la publicité faite à la « lutte armée » (à l’époque, il s’agissait pour l’essentiel des BR et des NAP) ne cessa de grossir. Ces organisations, imprégnées d’une mythologie stalinienne, ne furent guère touchées par l’effondrement des comportements militants parce qu’elles étaient profondément coupées des aspects nouveaux du mouvement social qui s’annonçait ; lorsque celles-ci et leurs concurrentes recruteront, sur les décombres du mouvement de 1977, des individus déçus par son reflux, elles connaîtront à leur tour les effets de cette décomposition du militantisme classique, mais sur un mode dramatique et infâme (cf phénomène des « repentis »). La prise en tenaille du mouvement social entre l’Etat et les rackets de « lutte armée » s’annonçait donc dès le début du « mouvement de 1977 ».
Lorsque le « mouvement de 1977 » apparait, il n’y a plus d’organisa-tion politique capable de l’encadrer, et sa logique se développe aussi bien contre l’Etat que contre la gauche et les gauchistes. Les seules organisations tolérées sont celles de l’Autonomie, qui réagiront de deux manières différentes ; soit revalorisation d’un néo-léninisme qui sait temporairement composer avec la spontanéité du mouvement (et que des gens comme Négri ont exprimé) mais qui maintient les vieilles moeurs rackettistes, soit reconnaissance de la force hégémonique d’un mouvement social nouveau (le groupe des Volsci à Rome semble en être l’exemple le plus connu).
Le mouvement de 1977 est essentiellement un mouvement de rue, car même les ouvriers qui y participent n’incarnent pas un mouvement collectif de grande ampleur sur les lieux de production, Ce mouvement, bien que dépourvu de mémoire, retrouve néanmoins la plupart des thèmes caractéristiques de 68 (alors qu’il croit les inventer).
La manière dont ce mouvement a été laminé est décrite dans le premier texte de la présente brochure (rôle considérable de l’héroïne, de la mise en scène du terrorisme et du divertissement musical). II règne depuis ce moment (1978-1979) un relatif calme social en Italie, calme qui a été parachevé par l’envoi d’environ huit mille personnes en taule, pour des durées très variables (de quelques années à la peine à vie). Les « blitz » du 7 avril et du 12 décembre 1979 ont été les moments les plus spectaculaires de cette liquidation d’un mouvement social déjà parvenu au bout de son élan ; les chefs de « l’Autonomie organisée » payent durement leurs prétentions d’Etat a accepté de les considérer comme les chefs et les inspirateurs de la subversion spontanée et multiforme qui régnait en Italie, et les a presque tous condamnés au terme de véritables procès de Moscou dans une « démocratie occidentale » ; le personnel judiciaire qui a mis en route cette basse oeuvre est d’ailleurs à peu près entièrement composé de magistrats liés au parti stalinien). Enfin, les groupes de « lutte armée » qui avaient servi jusque là d’excellent prétexte pour amalgamer tout subversif à des actes indéfendables ont été liquidés en l’espace de deux années, de 1980 à 1982, une fois que l’Etat eût décidé de s’occuper d’eux, et de se servir de leurs incroyables faiblesses internes (cf phénomène des « repentis »).
Deux mouvements sociaux d’une certaine ampleur se sont toutefois produits dans les années récentes ; le premier a été celui des « auto-convocations » en 1983, qui a consisté en une mise en scène par les échelons intermédiaires de la bureaucratie syndicale d’une contestation impuissante contre la rigueur gouvernementale (remise en question de l’échelle mobile des salaires). Il s’est agi d’un « non-mouvement » en ce sens que les efforts de ces échelons intermédiaires se sont tous perdus dans l’inertie du sommet de la bureaucratie syndicale, tandis que la base restait sagement dans les limites fixées pour une défaite « responsable ». II semble toutefois que c’est de ce moment que date la fin des « années de plomb » (années où la police pratiquait les maladresses meurtrières et les magistrats l’amalgame systématique).
Le second moment d’agitation sociale, spontanée cette fois, a été celui qui a agité le monde de l’enseignement à l’hiver 85-86 ; on a en effet vu des centaines de milliers d’élèves défiler, fort pacifiquement d’ailleurs, dans les rues de toutes les villes de la péninsule, pour revendiquer les moyens d’un véritable enseignement. Ils n’ont évidemment rien obtenu, pas même de promesses formelles, tellement l’ordre établi est incapable d’être en accord avec ses propres principes, Mais on a pu voir ce spectacle étrange d’un personnel politique totalement désarçonné par la naïveté de la revendication et incapable de faire autrement que de l’approuver, tout en avouant son incapacité à la satisfaire.
Ces deux « mouvements » font pâle figure en regard de ce qui a agité l’Italie de 69 à 78, mais ils témoignent d’une fluidité de la société italienne, qui ne connaît pas la glaciation qui nous paralyse ici.
Les deux textes traduits dans cette brochure viennent d’un courant critique qui s’est incarné dès 1967-1968 en Italie, en divers noyaux, toujours assez restreints. Le plus connu est sans doute celui qui se nommait « Ludd », et qui exista jusqu’en 70 à Gênes, Milan, Rome et Turin. II y eut ensuite le regroupement de l’organisation Conseil liste« à Turin, puis vers 1971-1973 »Comontismo« à Turin, Milan et Florence (particulièrement connu pour l’intention proclamée de ses membres de vivre immédiatement hors des circuits marchands). On trouve ensuite la trace de ce courant critique dans diverses revues ou fanzines tels que »Puzz« , »Peter Pan« , »II Buco« ,etc. Ces efforts auraient un moment tenté de converger dans un Collectif informel dénommé »Situation Créative", mais contrairement à ce que la première postface avançait, il ne semble pas qu’il y ait jamais eu d’interruption de match de football, ni que les interruptions de concert survenues à cette époque soient attri-buables à ce seul Collectif.
Au cours du printemps 77, des éléments venus d’horizons divers (certains ayant connu Invariance 1er série, d’autres venant de Comontismo, d’autres anciennement issus de Collegamenti et influencés par Invariance T série), et tous influencés plus ou moins directement par les situationnistes, se sont rejoints pour constituer un regroupement informel qui est devenu « Insurrezione » ; leur première publication parut à l’automne 1977. Ce milieu, diffus mais qui comptait très peu d’individus actifs, agissait à Milan, où il fut renforcé par des individus en rupture avec les méthodes des dirigeants autonomes (comme Negri) qui ne cessaient de manoeuvrer en fonction des gauchistes (dont les derniers groupes, dans leur déconfiture essayaient encore de parasiter le mouvement, et de fait l’étouffaient).
Les forces de ce regroupement fluide ont été presque complètement absorbées par la nécessité d’une double dénonciation ; contre les gauchistes (résidus de Lotta Continua et d’autres groupes) qui cherchaient à s’imposer comme une police du mouvement, et contre les milieux de la lutte armée spécialisée, dont la stratégie d’échec comblait les voeux de la police et du pouvoir. Cette dénonciation lucide s’exerça dès le début de l’existence d’Insurrezione, dont certains textes ont eu un caractère prémonitoire puisque, dans les années suivantes, le terrorisme et les forces de la répression se sont partagés la scène du spectacle politique.
Ce regroupement essaima dans quelques villes (notamment Rome), mais demeura de dimensions toujours modestes. Vivant de la participation directe aux événements, il devait péricliter avec le mouvement social. C’est en -1979 cependant qu’il connut sa plus grande extension, lorsqu’il essaya de monter une radio avec d’autres composantes radicales (notamment Collegamenti).
A la fin 1979, les blitz policiers qui déferlaient sur l’Italie commencèrent à menacer Insurrezione, dont les liens se défaisaient déjà. Un petit groupe reconstitué en 1980-1981 produisit une brochure de bilan, « Prolétaires, si vous saviez,,, », mais ce groupe se dispersa en 1932, au cours du reflux qui s’accentuait toujours (et qui semble avoir atteint son étiage vers 1983). Les deux textes traduits ici sont extraits de cette brochure qui en comptait quatre ; le troisième décrivait les techniques de récupération culturelle employées contre le « mouvement de 77 », et le quatrième consistait en une analyse de la situation (italienne et internationale) vers 1980. Le premier texte illustre par son isolement dans la situation italienne la faiblesse interne d’un mouvement qui n’a guère produit d’autres textes de bilan sur lui-même.
Sources :
Maelstrôra, Accademia dei Testardi, C,P, 16 - 55 061 CARRAIA
Collegamenty/Wobbly, Angelo Caruso, Via Felice 26, 20124 MILANO
Commentaires