Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs

... suivi de la postface à la seconde édition
lundi 21 décembre 2009
par  LieuxCommuns

Texte issu de la brochure « Insurrezione, Prolétaires si vous saviez…, Italie 1977-1980 ». Paris, Ombre hérétique, 1984, 39 p. (traduction extraite d’une brochure du même titre, parue à Milan en 1981).

Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs

(Deuxième partie)

« Ceux qui désirent et n’agissent pas engendrent la pestilence. » W. Blake, 1790

L’avilissement et l’impuissance semblent être les traits dominants de l’Italie après 1977. Après que les déchaînements des meilleures énergies et des plus inattendues ait grippé pour un moment divers aspects du fonctionnement de l’ordre établi, un sentiment d’apathie collective et d’anéantissement domine, parce que le monstre est plus fort que ce que triomphalisme avait laissé croire.

Une période de contre-révolution a commencé qui fait qu’on se souvient avec nostalgie des années 1970-1973, pourtant combien difficiles. Il ne s’agit pas seulement de la chasse forcenée à l’autonomie ; même parmi ceux qui ont réussi à se soustraire à l’étreinte du Big Brother, on sent dominer le relâchement et l’indécision. Comme si une époque s’était close, celle du possible, et qu’une autre avait commencé dont on ne déchiffre encore les traits qu’avec peine. On a même peur de les distinguer, tout simplement.

On est passé du délire de l’action à la paranoïa de la répression ou, pire, de la délation. Entre les deux pôles qui caractérisent chaque phase, il y a le comportement enragé des carabiniers et l’absence de la théorie. Les mille voix par lesquelles le mouvement s’était exprimé dans les années passées se taisent presque toutes. Les points de référence sortent des têtes et disparaissent.

Cela constitue le couronnement de la victoire politico-militaire : ôter à l’ennemi les armes de la critique et de la conscience qui fondent son être subversif. Mais aucun mouvement ne procède de façon continue, ascendante, inaltérée. Le problème qui se pose, c’est de comprendre quelles sont les causes du coup d’arrêt, des erreurs pratiques, et des limites de la théorie. Pour ce faire, il est nécessaire de se libérer du passé, non par le refoulement collectif qui est tellement à la mode ces temps-ci, mais par une critique radicale et directe. C’est pourquoi il faut se débarrasser des fétiches consolants que constituent certaines formes de la pratique et de la théorie que le spectacle a collées, post festum, au mouvement.

Une part importante de ce travail consistera à comprendre à fond le rôle néfaste joué par les moyens de communication. Les journaux et la télévision, bien avant les juges et les policiers, ont pris l’initiative d’amplifier, pour mieux les attaquer ensuite, les positions les plus irresponsables et immédiatistes. Là où existait une situation sociale on réductible aux catégories pourries de la politique, on a aplati, uniformisé, manipulé. On a inventé des leaders qui ont donné des interviews et on a crée l’image ridicule et inquiétante de l’ennemi à supprimer. Le message de cette guerre intérieure n’a pas tardé à porter ses fruits : les positions qui soutenaient l’impossible militarisation gagnèrent en popularité et en influence avec les conséquences que chacun peut voir aujourd’hui. En outre, les médias ont imposé au mouvement un rythme accéléré qui n’était pas le sien. Cela aussi a fait à la longue le jeu de la conservation sociale. Nous n’avons toutefois pas l’intention d’entrer dans les détails de cette question. Au contraire, nous nous proposons d’affronter un autre problème, tenter de critiquer les fondements conceptuels de la théorie – un opéraïsme revisité, mais non dépassé – que le mouvement s’est trouvé. Nous sommes conscients qu’une telle intention peut sembler intempestive et même de mauvais goût. Une bonne partie des théoriciens de ce courant se trouvent, comme on sait, en taule ou, en petit nombre, en fuite, victimes de l’une des opérations judiciaires les plus infâmes du siècle du siècle. Mais, exactement comme après la Piazza Fontana, l’un des effets délétères de la campagne de terreur qui suivi le 7 avril est la paralysie des idées et l’absence de débat. Il est fondamental, également par rapport aux emprisonnés, de ne pas céder à la tentation de renoncer à penser.

Est-il besoin de le répéter ? Avec la permission du « grand » président Pertini – les luttes sociales de ces années ne sont le produit d’aucune direction stratégique. Il n’a jamais existé de centrale appelée « Autonomie Organisée » à laquelle on pourrait attribuer – que son honneur le juge Calogero nous excuse – la responsabilité ou le mérite de ce qui s’est passé en 1977, avant ou après. Il a bien existé une constellation de groupes, de collectifs, de noyaux, agissant dans les lieux les plus divers de la société, avec des instruments théoriques et organisationnels des plus variés. Et les habituelles tentatives de centralisation n’ont bien sûr pas manqué – le P.A.O., Parti de l’Autonomie Ouvrière –, mais elles ont toujours échoué parce qu’en retrait sur la réalité du mouvement. Les personnes actuellement détenues, elles-mêmes séparées par divers désaccords, constituaient simplement une tendance, ni la plus importante du point de vue du nombre, ni la plus radicale du point de vue de la théorie.

Pourquoi donc tant de haine à leur encontre ? En partie parce qu’isoler un ennemi et le diaboliser est un moyen commode pour calmer momentanément la situation. L’Italie n’a pas eu, au contraire des États-Unis, la chance de voir tomber du ciel un ayatollah sur lequel on puisse faire converger la rage et le ressentiment des masses populaires. Il a donc dû se limiter à un produit « national ». Ici les monstres ne sont ni lointains ni étrangers. Ils parlent notre langue et vivent parmi nous. A la différence de ces étudiants islamiques, qui sont un ennemi facilement repérable, on est ici face à un ennemi fuyant, qui se cache derrière des chaires universitaires respectables ou d’anonymes institutions de recherche sociale. Une des choses qui provoquent les plus d’interrogation est le fait que quelques uns des rédacteurs de Metropoli tiraient le diable par la queue en faisant des études sociologiques indirectement financées par la Montedison. On évoque Cefis et les fonds secrets et on laisse entrevoir des contacts troubles entre les diverses centrales de la subversion. Comme si c’était la première fois que l’Etat se trouvait escroqué de cette manière. Depuis 1968, et pas seulement en Italie, combien de recherches d’un contenu qui n’était pas précisément conformiste ont été payées pas des institutions étatiques ou para-étatiques ? Selon la même logique, Noam Chomsky, professeur à l’université de Harvard à l’époque de son activité dans le mouvement contre la guerre, pourrait être accusé d’être corresponsable de la défaite au Vietnam.

Un 7 avril était donc nécessaire, comme des années auparavant il avait fallu un 12 décembre. Désormais il s’agit de comprendre pourquoi cette opération qui était prévisible a pris tout le monde par surprise, y compris ceux qui ont été arrêtés, lesquels, vivant une vie absolument normale et publique, se firent prendre – à part quelques exceptions – avec la plus grande facilité. Ainsi naît l’impression que les raisons de cette lacune fatale sont à chercher dans l’appareil conceptuel que ces individus utilisaient pour analyser la réalité. Jetons-y un coup d’œil.

I – Les aventures de l’ouvrier-masse

Malgré le caractère impénétrable de leurs textes et par-delà certains désaccords qui ne sont pas secondaires, le schéma – parce que finalement il ne s’agit que d’un schéma – des opéraïstes est simple et relativement grossier. Dans la dialectique ouvriers/capital, c’est toujours ce dernier qui court derrière la combativité des premiers. A tout moment les rapports de force se définissent à partir du lien entre la figure matérielle de la classe ouvrière et la forme capitaliste de commandement correspondante. Les termes un rien fantasques, bien que non dépourvus de suggestivité, tels que ouvrier professionnel, ouvrier-masse, ouvrier social, servent à indiquer divers moments de la composition de classe. Ainsi l’ouvrier-masse correspond à la nécessité d’en finir avec le mythe de la combativité de l’ouvrier professionnel dont les luttes ont connu leur apogée aux États-Unis à la fin du siècle dernier et en Europe avec la révolution russe et allemande. Durant l’Ere progressiste (les quinze années premières années de ce siècle), les ouvriers affiliés aux syndicats de métier de l’A.F.L. (American Federation of Labor) avaient conquis, surtout par comparaison avec les travailleurs récemment arrivés, une certaine capacité de négociation salariale. La réponse du capital – la recomposition – ne tarda pas : restratification radicale et fragmentation de la classe au moyen de l’Organisation Scientifique du Travail (taylorisme) avec la chaîne de montage et la massification de la production. C’est à ce point que naît une nouvelle figure de classe, justement l’ouvrier-masse, en anglais « unskilled worker » ou « mass production worker ». Ce type d’ouvrier représente « la masse des ouvriers déqualifiés et non qualifiés et la plus grande partie des femmes et des hommes provenant du monde entier qui constituaient les deux tiers des producteurs dans les branches de production importantes ». Par sa position dans le processus productif, l’ouvrier-masse se trouve, à la différence de l’ouvrier professionnel qui vit une dimension plus humaine du travail, dans une situation de séparation totale et d’antagonisme radical face au mode de production capitaliste. Sur la chaîne de montage se consolide le « refus du travail », qui a cependant caractérisé les luttes ouvrières tout au long du XIXe siècle. Voilà pour les opéraïstes.

Une telle lecture de l’histoire, avec les demi-mensonges que nous verrons, se fonde sur une utilisation peu scrupuleuse et sociologisante de concepts pourtant intéressants comme : composition et recomposition de classe. Chaque phase de la lutte de classe se trouve, selon cette analyse, en rapport direct avec un niveau déterminé de composition de la classe ouvrière. Celle-ci a une dimension technique, qui fait référence aux conditions matérielles de la production (coopération, chaîne de montage, automation, etc.) et une dimension politique, relative aux différents degrés de combativité. La recomposition constitue, comme nous l’avons vu, l’arme que le capital utilise pour vaincre la résistance ouvrière. Les opéraïstes, et c’est là leur première légèreté, considèrent toujours les restructurations successives du mode de production capitaliste comme une pure et simple réaction au niveau de combativité ouvrière. Mais ce n’est pas tout. Occupés qu’ils sont – nous sommes dans les années soixante – à construire un nouveau léninisme, défini par eux-mêmes comme un néo-léninisme, et tout en donnant une nouvelle version de la vieille phobie bolchévique pour les conseils ouvriers, ils nous offrent l’interprétation suivante sur le mouvement des conseils allemands des années 1918-1923. Les ouvriers conseillistes auraient été les ouvriers qualifiés des industries de l’optique et de l’acier, où la restructuration taylorienne n’avait pas encore eu lieu et où le travail gardait une dimension semi-artisanale. Luttes d’arrière-garde, donc, et toutes inscrites dans une perspective de gestion plutôt que d’antagonisme radical. Les Wobblies américains (I.W.W.), précisément parce qu’ils étaient l’expression de la nouvelle composition de classe, sont présentés comme le modèle des luttes de l’ouvrier-masse. Maintenant, à part l’admiration pour les Wobblies – lesquels, soit dit en passant, en bons libertaires n’avaient aucune sympathie pour le centralisme des bolcheviques avec lesquels ils rompirent en 1921 – admiration que nous partageons, nous sommes face à une falsification grossière. En premier lieu, il est faux que les communistes révolutionnaires organisés dans les conseils ouvriers et politiquement regroupés dans le K.A.P.D. (parti communiste distinct du K.P.D. promoscovite) aient été des ouvriers qualifiés. Il est bien vrai qu’une grande partie des ouvriers social-démocrates du S.P.D. (le parti des bourreaux Noske et Scheidemann) étaient des ouvriers professionnels, et il est tout aussi vrai que ce parti se fit le promoteur d’une constitution de type cogestionnaire (à laquelle collabora, comme on le sait, le récupérateur Max Weber –, constitution qui comptait effectivement sur l’intégration et sur l’appui de l’ouvrier professionnel pour surmonter la crise. Cependant, le mouvement des conseils présentait des caractéristiques tout autres. A l’intérieur des conseils, qui entre 1918 et 1933 réussirent à plusieurs reprises à contrôler de vastes parties du territoire allemand, il y avait en réalité diverses couches d’un prolétariat épuisé par la longue guerre. La plupart était au chômage et sans qualification.

Mais de toute façon, ce n’est pas là qu’est la question. Il ne s’agit pas de déterminer sociologiquement la composition de la classe et puis d’en tirer des jugements politiques. La radicalité des conseils tient en ce qu’ils ont posé avec clarté le problème de l’autonomie du prolétariat face non seulement au capital, mais aussi face à toutes les institutions, partis ou syndicats, qui prétendent le représenter. Les hommes des conseils combattaient à la fois contre le gouvernement social-démocrate et contre le parti communiste inféodé aux intérêts de « l’État Ouvrier ». La même chose se produisit à Kronstadt, où les conseils furent l’instrument de défense de l’autonomie ouvrière contre la dictature bureaucratique du parti. Et ceux-là de Kronstadt, étaient-ils des ouvriers professionnels ? Que cela soit bien clair : il ne s’agit pas de reproposer mécaniquement des formes organisationnelles passées. Nous comprenons la nécessité d’une périodisation de la lutte de classe. Toutefois, si nous voulons approfondir la notion centrale d’autonomie, il est nécessaire, d’un point de vue théorique, d’aller voir où et comment celle-ci s’est historiquement manifestée. Sans manœuvres académiques.

Les opéraïstes ne sont pas d’accord entre eux. Pour Negri, « le discours de Lénine traduit en termes organisationnels une composition de classe spécifiquement déterminée » et plus loin : « notre accord avec Lénine peut se retrouver à partir de la totalité du point de vue de classe ». Lénine et son parti auraient représenté l’expression théorico-organisationnelle de la classe ouvrière à cette époque. Mis à part le fait qu’il ne prend jamais en compte les différences entre le prolétariat européen, pour lequel la stratégie léniniste fut toujours catastrophique, et le prolétariat russe enraciné dans un pays semi-féodal, la critique de Negri se limite à constater l’impossibilité, évidente aujourd’hui, des recettes léninistes sur le parti et sur la stratégie révolutionnaire. Donnons-lui-en acte : c’est déjà un pas en avant en regard de la stupidité marxiste-léniniste. Son propos est cependant, et là s’explique le terme de néo-léninisme, de retrouver l’esprit de Lénine en rompant avec la tradition stalino-gramscienne de la gauche italienne. Mais il joue sur une équivoque. Tout d’abord, comme beaucoup le savent, il y a un Lénine pour tous les goûts. Il y a un Lénine stalinien avant la lettre, théoricien du parti de granit dans « Que Faire ? » ; il y a le Lénine philosophe de « Matérialisme et Empiriocriticisme », future bible de la stupidité jdanovienne ; il y a le Lénine hégélien et humaniste des « Cahiers philosophiques », passion des staliniens dissidents. Il y a même un Lénine conseilliste et libertaire (mais pour peu de temps) dans « L’État et la Révolution ». Il y a encore le Lénine du « Gauchisme, maladie infantile... » (seul livre « marxiste » qui ne fut pas interdit dans l’Allemagne de Hitler...), idéologue de la N.E.P. et admirateur du taylorisme. Il n’existe pas un « discours » de Lénine. Sa pensée et sa pratique se sont toujours constituées en fonction de problèmes posés non pas tant à la Révolution russe qu’au parti bolchevique et à sa stratégie pour conquérir et garder le pouvoir. Une telle stratégie fut rarement en harmonie avec le besoins du prolétariat européen. Quand cela s’est produit, par exemple dans la période de guerre jusqu’aux Thèses d’avril (1917), Lénine s’est retrouvé sur les positions des groupes de la gauche révolutionnaire européenne, sans qu’il exprime une originalité particulière, tant pour la pensée que pour la politique. Là où se constitue la spécificité du dessein léniniste, c’est par contre dans la constitution, la consolidation de l’odieux État ouvrier, précipité d’une terrible contre-révolution fondée sur le « mensonge déconcertant » (Anton Ciliga).

A partir de leur étrange lecture de l’histoire, les opéraïstes en sont venus à systématiser une interprétation de la réalité du capital, interprétation sur laquelle ils fondent leur politique. Le moteur du développement serait toujours la subjectivité abstraite d’une classe ouvrière identifiée selon des procédés sociologiques. « La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur ampleur, non seulement la dynamique mais aussi les tendances ».

Les rapports entre organisation et mouvements sont conçus d’une manière nouvelle face à l’idéologie issue de la troisième internationale, mais la rupture n’est pas radicale. Dans les années vingt, la gauche communiste, libertaire et antibolchevique, avait compris que c’est au mouvement de créer l’organisation et non l’inverse. Les opéraïstes font un pas en arrière. Ils renoncent au léninisme vulgaire de la conscience apportée de l’extérieur. Mais pour eux le parti – dont ils reproposent régulièrement la fondation –, s’il doit se limiter à « filtrer », à « recomposer » les mouvements de masse, continue cependant à être organisé de façon centralisée, et il est considéré, malgré les phrases sur la subjectivité ouvrière, comme l’unique dépositaire de la subjectivité agissante. Tout ce qui a été chassé par la porte est rentré par la fenêtre.

Poursuivons l’observation des aventures de l’ouvrier-masse. L’étude de ce dernier amène les opéraïstes à commencer à la fin des années soixante une histoire d’amour avec les États-Unis. Pas les États-Unis de l’Oncle Sam, mais ceux moins connus de la réalité ouvrière. Dans la note marginale à son fameux livre « Ouvriers et Capital », Mario Tronti célèbre les luttes ouvrières du New Deal comme le summum de la radicalité. Celles-ci seraient la vraie cause de la révolution keynésienne. Le capital aurait dû céder face à la marée montante. Les ouvriers auraient extorqué un revenu hors du rapport immédiat d’exploitation. C’est alors qu’apparaît le welfare, la sécurité sociale, l’allocation chômage, les congés payés, etc. : c’est le salaire social. Les ouvriers, dont le poids politique serait enfin reconnue, auraient conquis la possibilité de déterminer la direction du développement. Il n’y aurait plus de ces vielles frontières entre la lutte politique et économique : la lutte pour le salaire serait devenue immédiatement politique par lutte pour le pouvoir.

Voilà encore une interprétation biaisée, mêlée à des fragments d’analyse lucides et stimulants. En fait, ce cycle de luttes, bien que parcouru d’épisodes où la combattivité fut remarquable, n’échappa jamais au contrôle global de l’État. Roosevelt, politicien intelligent qui, outre son admiration pour Keynes, avait aussi étudié la législation du travail de l’Italie fasciste, lança en 1933 un programme de réformes – ce fut le New Deal, le nouveau contrat – qui libérèrent, mais seulement pour les diriger, les canaliser, les forces réprimées d’une classe ouvrière vaincue et démoralisée. Le mouvement des grèves se déchaîna surtout après 1933 ; ce fut le prix calculé que le capital paya pour réaliser sa propre réorganisation. Çà n’a rien à voir avec un pouvoir ouvrier ! Cela n’empêche pas que la nouvelle situation offrit de nouveaux espaces à la lutte de classe. Mais pourquoi faire l’apologie de la restructuration capitaliste ? En Italie, la révolution keynésienne se produisit dans les années soixante, sous la pression du cycle de luttes dont le point de départ fut les heurts de la Piazza Statuto (Turin, 1962). De nouveau l’ouvrier-masse se serait déchaîné. Ces luttes qui produisirent l’Automne Chaud et le Statut des travailleurs auraient modifié l’État à l’américaine. L’ouvrier-masse aurait été tellement fort qu’il ne manquait plus que le coup d’épaule tactique de Potere Operaio pour assurer la victoire finale ! Du fait que le salaire est la mesure du pouvoir de la classe, il faut le distribuer à tous : ménagères, étudiants, délinquants (comme le dit Marx, eux aussi sont des travailleurs productifs), drogués, marginaux, etc. A quelle logique appartient ce type de revendications ? Il y en a de deux sortes. Certains tiennent les ouvriers pour incapables de comprendre qu’il est l’heure d’en finir avec le travail salarié ; on a donc recours à des revendications immédiatement compréhensibles mais irréalisables, donc de grande valeur pour l’agitation : c’est la vieille merde gradualiste. D’autres croient souhaitable d’introduire toujours plus d’humanité dans les plaisirs de l’esclavage salarié. Nous penchons pour cette dernière interprétation. « Dans cette phase le discours de Potere Operaio est un discours sur la centralité de l’organisation du mouvement ». Ce qui réapparaît là, ce sont des retours de léninisme orthodoxe, et cela se reproduira par la suite.

Dans cette période, quelques opéraïstes enclins à la tractation mafieuse, même s’ils ne sont pas dépourvus de quelque capacité théorique, se tiennent pour satisfaits des puissantes conquêtes de l’ouvrier-masse. C’est ainsi que Tronti, Cacciari et Asor Rosa, après avoir vomi pendant des années le réformisme du P.C., prennent leur carte. Parmi tant de miracles provoqués par l’ouvrier-masse, il y a encore celui qui fait retrouver à la techno-bureaucratie stalinienne son caractère de classe perdu. Pour donner une allure théorique à une décision aussi éhontée, Tronti invente l’histoire de l’autonomie du politique et parle d’utilisation ouvrière du parti. « C’est dans les conflits du système politique, pas en lui, qu’il y a aujourd’hui une crise du social. » « Développement et pouvoir : deux fonctions pour deux classes. Le développement est le propre du capital, le pouvoir celui de la classe ouvrière. » « Il s’agit de faire de l’État la forme moderne d’une classe ouvrière organisée en classe dominante. » Nous nous excusons de citer ainsi, mais nous n’avons pu résister à la tentation. Traduite en langage plus compréhensible, voici l’essence du discours : dans la dialectique sociale, le moment dominant est désormais le moment politique, émancipé, autonomisé vis-à-vis des conditionnements dégradants de l’économie. Ici tout fonctionne à merveille, la crise n’existe pas, c’est seulement une crise de la classe politique qui provient de ce que nos gouvernants sont mauvais. La proposition est donc : laissons aux patrons le « développement », les ouvriers doivent s’occuper du « pouvoir », c’est-à-dire de l’État. Résultat : la classe ouvrière se fait État et règne grâce aux conditions institutionnelles offertes à son parti. A partir de l’entrée du P.C. au gouvernement, tout ira pour le mieux, dans le meilleur des mondes possibles. Amen.

II – L’ouvrier social déviant pervers et son autovalorisation

Potere Operaio se dissout en 1973 par suite de désaccords organisationnels. Mais les études théoriques se poursuivent. Le problème pour le capital est clair. L’ouvrier-masse a mis en crise l’État-plan. Une nouvelle recomposition est nécessaire. Le centre des luttes est donc l’usine : tertiarisation de la production, automatisation du travail et révolution cybernétique. En outre, multinationalisation de la production, c’est-à-dire son décentrement vers des zones intérieures ou extérieures où il y a une classe ouvrière plus domestiquée. La crise de l’État-protecteur, de la sécurité sociale et de la caisse d’allocations chômage débouche sur une nouvelle restructuration qui modifie profondément la composition de classe et crée un nouveau sujet. L’ouvrier social est né.

« La crise et le signe et l’effet de l’extension de l’ouvrier-masse à toute la société, de l’absorption de toute la capacité de rébellion du travail social contre l’exploitation socialement organisée. La crise est la manifestation de la force de frappe de l’ouvrier-masse qui se transforme en ouvrier social. » Le vieux schéma triomphaliste est toujours valide mais les protagonistes changent. La restructuration n’allège le poids spécifique de l’ouvrier-masse qu’au prix d’une socialisation élargie de sa composition politique. Pour le capital, les choses se compliquent d’autant plus. L’insubordination ouvrière, d’abord confinée dans l’usine, s’étend désormais à tous les autres sujets. Si dans la nouvelle situation le commandement du capital devient capillaire, les comportements de refus ouvriers se généralisent à tout le territoire – l’usine diffuse. Ceux-ci tendent à transformer la valorisation capitaliste en autovalorisation ouvrière.

Autour de ce concept d’autovalorisation tournent une grande partie des théorisations récentes des opéraïstes. Une précision : malgré les doutes qui peuvent surgir, ce terme ne se trouve pas chez Marx et, ce qui est plus important, il est complètement étranger à sa façon de penser. Voyons de quoi il s’agit.

Selon Negri, « les catégories marxiennes (...) contiennent une dualité permanente et incontournable (...), dualité en forme de contradiction et contradiction comme renversement. Utiliser les catégories marxiennes, c’est donc les pousser vers la nécessité du renversement ». La contradiction est non seulement le moteur de développement du système, mais c’est aussi une catégorie centrale de la connaissance de celui-ci. Reconnaître l’antagonisme et le mener jusqu’au point de renversement, voilà le chemin proposé. Contre la valorisation capitaliste, il existerait donc une autovalorisation ouvrière. Tandis que la première est centrée sur le mouvement de la valeur d’échange, la seconde se fonde sur la libération des besoins ouvriers, donc sur leur valeur d’usage. A ce point le communisme est considéré comme le parcour de l’autovalorisation ouvrière et prolétarienne, c’est-à-dire comme le renversement pratique des catégories capitalistes.

Malgré l’apparente cohérence de ce raisonnement, le point faible de cette interprétation est une lecture réductrice et ambigüe du concept de valeur, central dans la critique de l’économie politique. Negri croit que la valeur d’usage n’est « rien d’autre que la radicalité de l’opposition ouvrière, la potentialité subjective et abstraite de toute la richesse, la source de toute sensibilité humaine ». Il croit donc que valeur d’usage et valeur d’échange se combattent en tant que pôles antagonistes pour chacune des classes en lutte. Mais, selon Marx et aussi selon nous, ce dualisme est privé de sens. La valeur d’usage constitue seulement la base matérielle de la valeur d’échange, la condition de sa circulation et de son accumulation. Entre valeur d’usage et valeur d’échange, il n’y a pas antagonisme, même s’il y a contradiction. Cela veut dire que la tendance du capital à la valorisation sauvage entre en contradiction avec les possibilités réelles de celle-ci. Les valeurs qui ne se convertissent pas en valeurs d’usage pour quelqu’un en un lieu quelconque de la circulation cessent d’être des valeurs tout court. La valeur d’usage se présente comme une barrière , elle est une limite de la valeur d’échange, rien d’autre.

Quant aux besoins ouvriers, la seule chose qu’on puisse dire c’est que le capital les suscite sans jamais pouvoir les satisfaire. Il est évident que là s’ouvre une possibilité de lutte. Mais c’est une autre histoire que de construire sur les besoins et sur la valeur d’usage une éthique de la libération. La valeur d’usage est transformée en catégorie humaniste qui légitimerait le projet subversif de l’ouvrier social, justement son autovalorisation.

Modéré au fond, Negri propose un absurde renversement en lieu et place de la définition marxienne du communisme comme destruction de la valeur et de ses lois.

A quels comportements identifie-t-il cette autovalorisation ? Fondamentalement, à tous ceux qui permettent d’extorquer du revenu hors du rapport classique d’exploitation, c’est-à-dire du travail salarié. Ainsi tout est autovalorisation : depuis les comportements illégaux du jeune prolétariat jusqu’à la dépense publique ou l’économie invisible.

III – Deux ou trois conclusions

Quelle est donc l’erreur originelle de l’opéraïsme ? Celle d’analyser la réalité capitaliste en assujettissant toujours son moment objectif, celui de la valeur, à son moment « subjectif », celui de la détermination de classe.

« La lutte et la composition de la classe ouvrière déterminent non seulement les mouvements du capital mais aussi leur qualité, non seulement leur dynamique, mais encore leurs tendances ». Le développement du capital devient une variable de la combativité ouvrière. D’où vient l’absurdité de telle affirmations qui peuvent sembler radicales et marxistes ? Marx a écrit : la lutte de classe est le moteur de l’histoire. Toutefois l’analyse de Marx se meut entre deux pôles complémentaires, en continuel rapport dialectique : d’un côté le capital comme puissance sociale, objectivité pure – « esprit du monde » – de l’autre la classe ouvrière, partie de ce rapport, mais aussi moment autonome, subjectivité antagoniste. La difficulté théorique tient dans le maintien en tension de ce rapport dialectique, sans jamais soumettre l’un des pôles à l’autre. Le marxisme de la IIe internationale, tant dans sa version révolutionnaire (Rosa Luxembourg) que dans sa version réformiste (Kautsky, Bauer), tendait à noyer la subjectivité ouvrière dans un fatalisme lié à une foi dans l’écroulement automatique du capitalisme. De son côté, Lénine privilégiait le moment de la subjectivité, mais quand celle-ci finissait par se traduire dans la subjectivité bureaucratique du parti.

Dans les années vingt, l’urgence d’arracher la possibilité du changement social à l’étreinte mortelle de l’État-parti a mené à une rechute dans des positions déterministes. Pour justifier théoriquement une autre solution que le bolchevisme, il sembla possible à beaucoup de fonder la théorie de la révolution sur la fameuse loi de la baisse tendancielle du taux de profit, formulée dans le tome III du « Capital ». Une lecture réductrice de ces pages peut faire penser que le capitalisme mourra de mort naturelle, brisé par ses contradictions. C’est tout ce qu’ont dit Bordiga et Mattick, bien que de points de vue différents et en en tirant des conclusions organisationnelles opposées. Les cinquante dernières années ont définitivement montré qu’entre crise et révolution il n’y a pas de rapport immédiat. Tout ce que la théorie de la crise peut nous dire est que le capital ne peut se reproduire de façon harmonieuse et qu’il « ne résout ses contradictions qu’en les généralisant ». Les courants du mouvement ouvrier qui ont basé leurs positions sur la nécessité déterministe de l’écroulement se trouvés confrontés à un vide théorique immense au moment de la faillite des prévisions.

Ou alors ils ont fait comme Camatte (ex-bordiguiste) qui, n’ayant pas vu se réaliser la prophétie du maître qui prévoyait la révolution pour 1975, théorise maintenant une improbable situation hors de « ce monde qu’il faut quitter ». Ceux-là, dominés par la puissance du monstre, voient le capital partout et pensent que la seule chose à faire est de s’adonner à la macrobiotique, d’attendre et de voir.

Revenons à l’opéraïsme italien. Celui-ci se trouve sur l’autre rive de l’idéologie. « La classe ouvrière doit tout diriger » était le vieux slogan des années soixante. Elle ne doit pas seulement, elle décide déjà, sinon de tout, du moins de presque tout, car vu sa force elle autorise ou interdit le développement capitaliste, à son gré. Mais si elle a tant de pouvoir, pourquoi la révolution serait-elle nécessaire ?

Il est indéniable que la vision ultra-triomphaliste et ultra-subjectiviste des opéraïstes a, dans un premier temps, donné une vigoureuse secousse à notre gauche insipide et conformiste. Le livre de Tronti, actuellement plutôt gênant pour son auteur, lançait en plein boom économique la consigne révolutionnaire du « refus du travail ». Même la rupture avec le léninisme formel allait à contre-courant. Il fallait mettre « Lénine en Angleterre », « Marx à Détroit ». C’est-à-dire reconstruire la théorie révolutionnaire en partant de la réalité matérielle des nouveaux comportements subversifs du prolétariat occidental. Le tiers-mondisme opportuniste était tourné en dérision. Ces prises de position placèrent l’opéraïsme sur le terrain de la théorie révolutionnaire. Mais seulement pour un moment. On ne crut (bientôt) plus à la nécessité de faire des injections de conscience, la foi dans la puissance maffieuse de l’organisation devait suffire. C’est peut-être une expression de la classe qui lutte, mais cela se transforme en quelque chose qui fait que la lutte se traduit par une réalité de pouvoir. Pour structurer le mouvement, les opéraïstes, même dans les années de l’Autonomie, ont toujours proposé une centralisation rigide et des tactiques manœuvrières. Lors de l’enlèvement de Moro encore, le journal Rosso (mai 1978), exprimant son désaccord à propos de cette action, soutenait que son unique aspect positif était d’imposer au mouvement la constitution du parti.

Oubliant qu’un monde aliéné se combat selon des méthodes non aliénées, ils ont ingénument cru possible d’aplanir le chemin de la révolution en « utilisant » le pouvoir. Enivrés par leur triomphalisme habituel, ils ont pensé pouvoir manipuler les mass-media et les B.R., le P.S.I. et la magistrature. De cette façon, ils ont facilité le travail de la contre-révolution et ils ont fourni le prétexte à l’État italien pour lancer une campagne répressive.

Dans les dernières années, le mérite des opéraïstes a consisté en ce qu’ils ont reformulé la question centrale de l’autonomie – un héritage malgré tout du vieux mouvement ouvrier. Mais comme toujours, ils ont ensuite montré qu’ils en avaient une conception réductrice et intellectualiste. Réductrice parce que dans leurs théorisations, il manque toujours le moment du dépassement. L’autonomie ne s’exprime certainement pas dans la situation immédiate de la classe ou dans son autovalorisation. A l’époque de la domination réelle du capital, l’autonomie ne peut être que projet, tendance, ou mieux : tension. Ce n’est que dans les moments de rupture, dans les espaces décolonisés, que l’autonomie se constitue en réalité pratique. Et quand cette réalité se socialise, il se produit des moments de crise de l’administration, comme cela s’est produit en 1977. Le reste n’est que la vieille merde revisitée par la récupération. Les opéraïstes échangent pour l’autonomie les instruments les plus révoltants de la contre-révolution, et puis, par des raisonnements intellectuels de facture typiquement sociologique, ils fixent de temps en temps le « sujet » dont il faut faire l’apologie. La modernisation du léninisme a dû porter sa préférence sur une fraction sociologique du salariat, en passant de l’adoration de l’ouvrier-masse à la célébration de l’ouvrier social. Mais les opéraïstes n’ont jamais dépassé la sphère de l’économie et du productivisme. Ils n’en sont jamais arrivés à affirmer l’autonomie subjective comme partie intégrante et fondamentale de l’autonomie prolétarienne. L’unique subjectivité qu’ils connaissent est celle abstraite de la couche du prolétariat qu’il faut encenser ou celle bureaucratique de l’organisation.

L’Autonomie, réalité partielle et exigence totale, est la condition minimale qui rend possible l’activité révolutionnaire des rebelles au mode de vie – pas seulement au mode de production – imposé. Bien au-delà de ce que pense l’opéraïsme, autonomie veut dire possibilité d’autosuppression du prolétariat, négation de toutes les structures organisationnelles qui enferment l’être subversif dans la cage du métier et de l’économie. Là où la valeur modèle et connecte chaque instant du vécu, là où l’économie a surmonté la barrière du moment productif et a envahi tout individu, l’autonomie est la transformation collective de la vie quotidienne et la transformation de la subjectivité du corps.

Retournons à notre point de départ. Le mouvement marque le pas. Il recule même sur tous les fronts. La faute n’en revient évidemment pas aux opéraïstes, pas plus que le mérite d’avoir suscité le mouvement. Il est cependant indéniable que le triomphalisme, répandu avec tant d’irresponsabilité, a ouvert la voie à la désespérance quand il n’a plus eu la possibilité d’exister.

***

POSTFACE à la deuxième édition (Juillet 1986)

(Cette postface concluait la brochure en question lors de sa réédition ; il est donc fait mention d’un autre texte« Le laboratoire de la Contre-révolution, Italie 1979 - 1980 », non-encore disponible)

Les textes qui précèdent ont déjà été publiés en 1984 par un collectif de circonstance, qui signait « Ombre hérétique ». Mais la disparité des points de vue et surtout des comportements devait s’y avérer telle que ce collectif ne commença jamais vraiment son existence. L’élan initial suffit tout juste à publier la traduction, déjà faite, de ces textes italiens.

La postface qui leur faisait suite avait pour but de donner au lecteur français quelques points de repère rapides sur la situation qui avait produit ces textes. Comme il était précisé, cette postface était le fait de quelqu’un qui n’avait pas connu directement les événements en question et certaines lacunes ou erreurs se sont malheureusement glis-sées dans ce qui ne pouvait être qu’un compte-rendu succint. Cette seconde postface reprend donc l’intention de la première en la corrigeant. La particularité des mouvements sociaux modernes italiens est évidemment leur continuité pratique ; après un vaste mouvement précur-seur, spécifiquement ouvrier, qui a duré de 1960 à 1962 et dont le moment le plus intense s’est situé en 1962 à Turin, où l’on vit des ouvriers s’attaquer au siège d’un syndicat ouvertement modéré, Piazza Statuto, les mouvements sociaux se sont déployés à grande échelle à la fin des années soixante et ce, pendant une dizaine d’années. Comme ailleurs à la même époque, les universités ont été des lieux où se socialisaient les comportements de rupture, tandis que, plus qu’en France, les ouvriers entraient en mouvement de façon durable.

L’ébranlement immédiat de la société italienne fut moins brutal qu’ici mais il se répandit plus largement et plus durablement dans la population. L’une des conséquences en fut que les organisations militantes purent longtemps se maintenir dans les mouvements qu’elles parasitaient à un degré à peine imaginable pour qui n’y a pas assisté. Leur oeuvre fut telle que lorsqu’en 1977 une nouvelle génération entra en révolte, elle ne vit pas toujours la continuité entre son activité et le mouvement de 1968, dont les gauchistes avaient en partie réussi à s’attribuer la paternité. Cette continuité dans le temps des mouvements sociaux n’empêcha donc pas une relative perte de mémoire historique.

Le premier apogée de la lutte sociale en Italie fut atteint en 1969, lors de la période connue sous le nom d’automne chaud« , qui trouva une conclusion brutale dans l’attentat célèbre (et meurtrier) de la Piazza Fontana le 12 décembre ; il fut présenté comme l’oeuvre de subversifs déments (l’anarchiste Valpreda fut le principal accusé) et l’on apprit plus tard que, comme certaines voix l’avaient tout de suite exprimé (l’I.S, avec le tract »Le Reichstag brûle-t-il ?« , et le groupe Ludd avec le tract »Bombe, sang, capital"), les auteurs de ce méfait qui paralysa le mouvement social alors en cours n’étaient autres que les services spéciaux de l’Etat italien. Depuis lors (décembre 1969), le recours à ce genre de procédé n’a cessé de hanter l’atmosphère italienne.

Les quelques années suivantes furent dominées par un reflux de la lutte sociale, accompagné de la structuration des divers grands groupes gauchistes. Mais ces structures politiques nées sur les débris du mouvement social se décomposèrent très vite, au cours des années 1973-1975. Cela prit la forme d’un effondrement des comportements militants, qui atteignit presque toutes les organisations gauchistes, auxquelles la vague féministe, qui prit une grande ampleur vers 1975 et 1976, porta un coup final.

Parallèlement, et en rupture avec la plupart des groupes officiels, on vit alors se cristalliser « l’aire de l’Autonomie », tandis qu’une effervescence diffuse animait à nouveau divers milieux sociaux, (l’exemple le plus significatif est sans doute celui des Cercles de Jeunes Prolétaires dans la banlieue de Milan). Mais les pièges sur lesquels la nouvelle vague de révolte allait se briser étaient déjà en place. D’une part, les cercles de Jeunes Prolétaires ne devaient pas se relever de l’héroïne malgré des efforts précoces pour endiguer le fléau.

D’autre part, la publicité faite à la « lutte armée » (à l’époque, il s’agissait pour l’essentiel des BR et des NAP) ne cessa de grossir. Ces organisations, imprégnées d’une mythologie stalinienne, ne furent guère touchées par l’effondrement des comportements militants parce qu’elles étaient profondément coupées des aspects nouveaux du mouvement social qui s’annonçait ; lorsque celles-ci et leurs concurrentes recruteront, sur les décombres du mouvement de 1977, des individus déçus par son reflux, elles connaîtront à leur tour les effets de cette décomposition du militantisme classique, mais sur un mode dramatique et infâme (cf phénomène des « repentis »). La prise en tenaille du mouvement social entre l’Etat et les rackets de « lutte armée » s’annonçait donc dès le début du « mouvement de 1977 ».

Lorsque le « mouvement de 1977 » apparait, il n’y a plus d’organisa-tion politique capable de l’encadrer, et sa logique se développe aussi bien contre l’Etat que contre la gauche et les gauchistes. Les seules organisations tolérées sont celles de l’Autonomie, qui réagiront de deux manières différentes ; soit revalorisation d’un néo-léninisme qui sait temporairement composer avec la spontanéité du mouvement (et que des gens comme Négri ont exprimé) mais qui maintient les vieilles moeurs rackettistes, soit reconnaissance de la force hégémonique d’un mouvement social nouveau (le groupe des Volsci à Rome semble en être l’exemple le plus connu).

Le mouvement de 1977 est essentiellement un mouvement de rue, car même les ouvriers qui y participent n’incarnent pas un mouvement collectif de grande ampleur sur les lieux de production, Ce mouvement, bien que dépourvu de mémoire, retrouve néanmoins la plupart des thèmes caractéristiques de 68 (alors qu’il croit les inventer).

La manière dont ce mouvement a été laminé est décrite dans le premier texte de la présente brochure (rôle considérable de l’héroïne, de la mise en scène du terrorisme et du divertissement musical). II règne depuis ce moment (1978-1979) un relatif calme social en Italie, calme qui a été parachevé par l’envoi d’environ huit mille personnes en taule, pour des durées très variables (de quelques années à la peine à vie). Les « blitz » du 7 avril et du 12 décembre 1979 ont été les moments les plus spectaculaires de cette liquidation d’un mouvement social déjà parvenu au bout de son élan ; les chefs de « l’Autonomie organisée » payent durement leurs prétentions d’Etat a accepté de les considérer comme les chefs et les inspirateurs de la subversion spontanée et multiforme qui régnait en Italie, et les a presque tous condamnés au terme de véritables procès de Moscou dans une « démocratie occidentale » ; le personnel judiciaire qui a mis en route cette basse oeuvre est d’ailleurs à peu près entièrement composé de magistrats liés au parti stalinien). Enfin, les groupes de « lutte armée » qui avaient servi jusque là d’excellent prétexte pour amalgamer tout subversif à des actes indéfendables ont été liquidés en l’espace de deux années, de 1980 à 1982, une fois que l’Etat eût décidé de s’occuper d’eux, et de se servir de leurs incroyables faiblesses internes (cf phénomène des « repentis »).

Deux mouvements sociaux d’une certaine ampleur se sont toutefois produits dans les années récentes ; le premier a été celui des « auto-convocations » en 1983, qui a consisté en une mise en scène par les échelons intermédiaires de la bureaucratie syndicale d’une contestation impuissante contre la rigueur gouvernementale (remise en question de l’échelle mobile des salaires). Il s’est agi d’un « non-mouvement » en ce sens que les efforts de ces échelons intermédiaires se sont tous perdus dans l’inertie du sommet de la bureaucratie syndicale, tandis que la base restait sagement dans les limites fixées pour une défaite « responsable ». II semble toutefois que c’est de ce moment que date la fin des « années de plomb » (années où la police pratiquait les maladresses meurtrières et les magistrats l’amalgame systématique).

Le second moment d’agitation sociale, spontanée cette fois, a été celui qui a agité le monde de l’enseignement à l’hiver 85-86 ; on a en effet vu des centaines de milliers d’élèves défiler, fort pacifiquement d’ailleurs, dans les rues de toutes les villes de la péninsule, pour revendiquer les moyens d’un véritable enseignement. Ils n’ont évidemment rien obtenu, pas même de promesses formelles, tellement l’ordre établi est incapable d’être en accord avec ses propres principes, Mais on a pu voir ce spectacle étrange d’un personnel politique totalement désarçonné par la naïveté de la revendication et incapable de faire autrement que de l’approuver, tout en avouant son incapacité à la satisfaire.

Ces deux « mouvements » font pâle figure en regard de ce qui a agité l’Italie de 69 à 78, mais ils témoignent d’une fluidité de la société italienne, qui ne connaît pas la glaciation qui nous paralyse ici.

Les deux textes traduits dans cette brochure viennent d’un courant critique qui s’est incarné dès 1967-1968 en Italie, en divers noyaux, toujours assez restreints. Le plus connu est sans doute celui qui se nommait « Ludd », et qui exista jusqu’en 70 à Gênes, Milan, Rome et Turin. II y eut ensuite le regroupement de l’organisation Conseil liste« à Turin, puis vers 1971-1973 »Comontismo« à Turin, Milan et Florence (particulièrement connu pour l’intention proclamée de ses membres de vivre immédiatement hors des circuits marchands). On trouve ensuite la trace de ce courant critique dans diverses revues ou fanzines tels que »Puzz« , »Peter Pan« , »II Buco« ,etc. Ces efforts auraient un moment tenté de converger dans un Collectif informel dénommé »Situation Créative", mais contrairement à ce que la première postface avançait, il ne semble pas qu’il y ait jamais eu d’interruption de match de football, ni que les interruptions de concert survenues à cette époque soient attri-buables à ce seul Collectif.

Au cours du printemps 77, des éléments venus d’horizons divers (certains ayant connu Invariance 1er série, d’autres venant de Comontismo, d’autres anciennement issus de Collegamenti et influencés par Invariance T série), et tous influencés plus ou moins directement par les situationnistes, se sont rejoints pour constituer un regroupement informel qui est devenu « Insurrezione » ; leur première publication parut à l’automne 1977. Ce milieu, diffus mais qui comptait très peu d’individus actifs, agissait à Milan, où il fut renforcé par des individus en rupture avec les méthodes des dirigeants autonomes (comme Negri) qui ne cessaient de manoeuvrer en fonction des gauchistes (dont les derniers groupes, dans leur déconfiture essayaient encore de parasiter le mouvement, et de fait l’étouffaient).

Les forces de ce regroupement fluide ont été presque complètement absorbées par la nécessité d’une double dénonciation ; contre les gauchistes (résidus de Lotta Continua et d’autres groupes) qui cherchaient à s’imposer comme une police du mouvement, et contre les milieux de la lutte armée spécialisée, dont la stratégie d’échec comblait les voeux de la police et du pouvoir. Cette dénonciation lucide s’exerça dès le début de l’existence d’Insurrezione, dont certains textes ont eu un caractère prémonitoire puisque, dans les années suivantes, le terrorisme et les forces de la répression se sont partagés la scène du spectacle politique.

Ce regroupement essaima dans quelques villes (notamment Rome), mais demeura de dimensions toujours modestes. Vivant de la participation directe aux événements, il devait péricliter avec le mouvement social. C’est en -1979 cependant qu’il connut sa plus grande extension, lorsqu’il essaya de monter une radio avec d’autres composantes radicales (notamment Collegamenti).

A la fin 1979, les blitz policiers qui déferlaient sur l’Italie commencèrent à menacer Insurrezione, dont les liens se défaisaient déjà. Un petit groupe reconstitué en 1980-1981 produisit une brochure de bilan, « Prolétaires, si vous saviez,,, », mais ce groupe se dispersa en 1932, au cours du reflux qui s’accentuait toujours (et qui semble avoir atteint son étiage vers 1983). Les deux textes traduits ici sont extraits de cette brochure qui en comptait quatre ; le troisième décrivait les techniques de récupération culturelle employées contre le « mouvement de 77 », et le quatrième consistait en une analyse de la situation (italienne et internationale) vers 1980. Le premier texte illustre par son isolement dans la situation italienne la faiblesse interne d’un mouvement qui n’a guère produit d’autres textes de bilan sur lui-même.

Sources :

Maelstrôra, Accademia dei Testardi, C,P, 16 - 55 061 CARRAIA

Collegamenty/Wobbly, Angelo Caruso, Via Felice 26, 20124 MILANO


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Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
mercredi 3 février 2010 à 16h13

Apports et limites de l’opéraïsme La relecture de Marx est d’ailleurs particulièrement actuelle quand Panzieri, dans le no 4 « En marge du capital ». (1963), analyse les textes de Marx sur le capital par actions. Il en déduit que non seulement la tendance à la baisse du taux de profit est contrecarrée, mais que cela ruine aussi l’idée d’une égalisation du taux de profit. Quand on pense, à Temps critiques, que nous en sommes encore (Évanescence de la valeur et deux articles du no 15) à énoncer cela toujours dans la plus grande incrédulité des marxistes, il y a du souci à se faire ! Panzieri s’arrête sur une sorte de constat : contrairement à ce que pensait Marx, la véritable barrière de la production capitaliste ce n’est pas le capital lui-même. En 1964 se produit une scission et les « romains » derrière Tronti et les « vénitiens » derrière Negri fondent Classe operaia d’où vont sortir les grands textes de l’opéraïsme : Ouvrier et Capital de Tronti (Bourgois) puis le recueil de textes de Negri qui formera en 1972 le livre : La classe ouvrière contre l’État (Galilée). Le groupe s’élargit à des éléments plus jeunes non directement issus de l’opéraïsme. Cette tendance incline l’opéraïsme vers un subjectivisme des luttes qui était devenu difficilement acceptable pour Panzieri et les « turinois ». Pourtant Panzieri ne pouvait être traité d’objectiviste puisque c’est justement ce qu’il reprochait aux organisations officielles du mouvement ouvrier dans leur adoration de la croissance des forces productives. D’ailleurs en soi la référence de Panzieri. aux Grundrisse pouvait déjà être considérée comme une inclinaison subjectiviste. Il semble que Panzieri s’opposait sur au moins trois points aux scissionnistes ; tout d’abord à un retour de la philosophie dans les écrits de Tronti ; ensuite au fait que Tronti inversait la chaîne traditionnelle de causalité entre capital et travail en faisant du second le moteur du rapport ; enfin une vision trop optimiste conduisant à un activisme qui vu l’état du rapport de force, s’avèrerait sans lendemain. Cette orientation « subjectiviste » va caractériser l’ensemble du courant opéraïste puis neo-opéraïste (ce dernier en exil essentiellement) à un point tel qu’en Italie, beaucoup vont dater ses débuts à 1964. Pour aller vite, on peut dire que Tronti puis Negri commencent là où Panzieri s’arrête. Panzieri pose la question de la limite du capital mais finalement il ne la voit pas. Comme Cardan, il a l’impression que la dynamique du capitalisme a vaincu la crise, qu’elle a vaincu l’anarchie de la production. Tronti et Negri vont donner leur réponse : la limite du capital c’est le travail, c’est la classe ouvrière dans sa lutte, c’est la classe ouvrière qui représente l’élément anarchique dans la production ; c’est donc une limite externe . La politique au poste de commandement en quelque sorte ! Par exemple, pour Tronti, la loi de la valeur de Marx n’a aucun caractère scientifique, ce n’est qu’un mot d’ordre politique. Sans le dire il se rapproche de Keynes qui pensait que la détermination des salaires n’avait rien à voir ni avec la théorie marginaliste neo-classique ni avec la théorie ricardienne-marxiste de la valeur-travail mais était déterminée par un rapport de force dans le partage de la valeur ajoutée. Pour Negri, c’est la classe ouvrière qui par ses luttes met en crise le système. Cette perception sera bien sûr appliquée à l’analyse du futur « automne chaud » italien (1969) et à la restructuration qu’entreprendra FIAT à partir de là. Cette position était en rupture complète avec la position des organisations ouvrières traditionnelles pour qui la crise n’est qu’une façon de faire taire les travailleurs et pour qui il faut attendre le retour de la prospérité pour que les luttes reprennent. Pour Negri, développement et crise sont tous deux au même titre des éléments du cycle capitaliste. Je rajouterai que cela est encore plus vrai aujourd’hui où il ne semble plus possible de repérer les cycles à partir de la théorie des cycles longs de Kondratiev . Mais là où Negri se trompe, c’est qu’il perçoit cette tendance à la co-existence du développement et de la crise, dans une succession de moments où ces situations alterneraient uniquement en fonction de questions de pouvoir . Le moment où il analyse la crise ne (lui) permet pas encore de dégager l’unité du développement et de la crise que réaliseront progressivement, la restructuration des années 80 et la globalisation des années 90, bref, ce que nous avons appelé « la révolution du capital ». Tronti va ensuite cesser progressivement tout militantisme, laissant Negri comme la figure marquante, au niveau théorique et militant de l’opéraïsme même si Bologna (théoricien de la notion de « composition de classe » avec Negri), Alquati et Piperno (textes sur le rôle des cadres et techniciens dans le neo-capitalisme) auront une influence considérable. L’apport directement militant de la théorisation de Negri (il ne revendique en effet aucune originalité et considère Ouvrier et capital comme le principal livre marxiste écrit après Marx) va consister à donner une forme politique à la limite du capital que représente la classe ouvrière. Tronti avait anticipé cela mais sur la fin il revient en arrière en théorisant l’autonomie du politique et de l’État sur lesquels la classe ne peut agir qu’à travers les médiations traditionnelles du mouvement ouvrier. Lui aussi se rallie alors, comme Dutschke et Cohn-Bendit à l’idée de « longue marche à travers les institutions ». Cette forme politique de l’insubordination ouvrière que Negri puis Potere Operaio vont mettre en avant, c’est celle du « refus du travail » qui justement crée les bases de l’autonomie. Ce refus du travail s’appuie non seulement sur les comportements concrets des ouvriers immigrés du sud de l’Italie et leur révolte contre le taylorisme et l’usine capitaliste, mais aussi du point de vue théorique, sur les Grundrisse et leur définition du travail comme travail abstrait en tant qu’il n’est plus perceptible qu’au niveau des rapports sociaux de production et non plus du procès de travail concret. On n’a donc pas affaire ici au concept de travail salarié et il n’y a aucun travail à « libérer » comme dans la tradition du programme prolétarien orthodoxe. Negri l’affirme encore : « le marxisme n’a rien de commun avec l’économie socialiste, utopiste ou réalisée » (p. 32) . Mais le revers de la médaille, c’est qu’à la limite alors, les opéraïstes n’ont plus besoin de s’occuper des conditions réelles de travail, ni des travailleurs. Ce ne sera pas leur cas parce que la démarche critique est reliée au mouvement pratique de l’époque, mais on voit aujourd’hui avec les exemples des écrits de Postone, Jappe et du groupe allemand Krisis que le centrage sur la catégorie de travail abstrait conduit à rayer d’un trait de plume toute l’histoire du mouvement ouvrier. Pour Negri, il y a juste à « forcer » la crise par des revendications ouvrières qui, malgré parfois leur caractère quantitatif et « économique », acquièrent une portée politique car elles bousculent la loi de la valeur. C’est ainsi que les revendications d’augmentation égale de salaire pour tous et indépendamment d’une augmentation de productivité accélèrent la crise. La revendication d’un « salaire politique » par Potere Operaio manifeste, encore confusément à l’époque, la conscience que le travail productif tel qu’il a été défini par Marx, n’est plus ni au centre du procès de travail, ni la base essentielle de la lutte (passage de l’ouvrier-masse à l’ouvrier social avec la massification et donc la prolétarisation du travail intellectuel ). De l’usine comme centre de l’autonomie ouvrière (1968-1973) on passe à la ville comme espace d’une autonomie diffuse. La lutte sur le salaire n’est plus fondamentale car la loi de la valeur étant devenue caduque, le capital n’est que pur commandement. L’étude de la composition de classe devient elle-même inutile puisque les catégories de travailleur productif et de salarié deviennent homothétiques. Romano Alquati, un ancien des QR va particulièrement aborder cette question. Pour lui, l’émergence de la figure de « l’ouvrier social » n’est pas liée à une transformation du procès de production mais à la croissance du travail abstrait dans tout l’arc du procès de valorisation. C’est Negri qui va faire une traduction politique de l’analyse d’Alquati et il en tire des conclusions dans Proletari et Stato (article intégré à La classe ouvrière contre l’État). La lutte contre le « travail nécessaire » doit remplacer la lutte pour le salaire (qui est une lutte de répartition entre « travail nécessaire » et « surtravail », d’autant que celle-ci a été récupérée par des syndicats qui lui ont fait perdre son caractère politique en encourageant les inégalités de salaires et en reliant, en accord avec le patronat, particulièrement celui de la Fiat, salaire et productivité . Le nouveau centre des luttes c’est l’État dans la mesure où toutes les luttes convergent vers lui comme ennemi principal. Capital et travail sont devenus deux Moloch qui s’affrontent. De l’autonomie chez Castoriadis à l’autonomie ouvrière des opéraïstes Même si SoB va être intéressé par « l’enquête ouvrière », surtout autour de Mothé, elle ne va pas être utilisée de façon systématique comme en Italie au sein des Quaderni Rossi. Ce qui distingue les QR de SoB et plus généralement l’opéraïsme de l’approche communiste radicale en France, c’est une différence d’angle d’approche. SoB analyse bien sûr les transformations du capitalisme, « La dynamique du capitalisme » dira Souyri, mais du point de vue de l’opposition entre dirigés et dirigeants dans l’optique de la gestion ouvrière. Ce n’est pas pour rien que Mothé rejoindra la CFDT et l’idéologie de l’autogestion et Castoriadis se rapprochera d’ailleurs de cette même organisation au début des années 70. Rien de tout cela dans l’opéraïsme car la critique du capitalisme moderne va se faire à partir de la critique des forces productives avec une remise en cause des « progrès » du machinisme, une critique de la productivité. Si on peut trouver un point commun concret entre les deux approches, c’est que les opéraïstes insisteront beaucoup, en 1968-69 sur la revendication d’une égalité des salaires et la critique de la hiérarchie d’usine. Si on veut actualiser, il me semble qu’il y a aussi un parallèle étrange car décalé dans le temps : ce n’est que le dernier Negri, celui de « l’Empire » et de « la Multitude » qui rejoint Chaulieu-Cardan dans l’idée d’une possible appropriation non capitaliste des forces productives puisque la domination nouvelle du General intellect dans le procès de production rend d’un côté les capitalistes inutiles ou purement parasitaires (la propriété privée n’a plus de raison d’être) et de l’autre rend possible la créativité des multitudes. Cette idée est à la base de la notion « d’autovalorisation ouvrière » chère à Negri, Virno et autres Lazzaratto (les principaux néo-opéraïstes). Pour eux, les catégories marxiennes seraient duelles. À la valorisation capitaliste correspondrait donc une autovalorisation prolétaire reposant sur les besoins sociaux et la valeur d’usage . On s’aperçoit ici que si Negri voit bien que la loi de la valeur n’est maintenant plus opérationnelle, il raisonne encore dans les termes de la loi par le fait qu’il se rattache à un certain niveau objectif des besoins. Guy Fargette n’a pas tout-à-fait raison de dire que Negri modernise Castoriadis. En fait, il modernise Chaulieu ce qui n’est pas la même chose. Et s’il y a eu « retard » de la situation italienne, cela se ressent plutôt dans la différence de sens donnée aux notions. Il n’y a pas eu « pillage », mais décalage. Quand les opéraïstes parlent « d’autonomie », ce n’est pas celle d’un sujet singulier dont il s’agit, mais de l’autonomie de la classe par rapport à la domination capitaliste. Et cette autonomie est ouvrière, même si, comme nous l’avons dit précédemment, le mouvement proprement dit de « l’autonomie ouvrière » ne se développe qu’à partir de 1975-1976. Ce n’est qu’en 1977 que « l’autonomie » prendra un sens plus large, mais fortement éloigné du sens castoridien, à savoir « l’autonomie » comme scission d’avec la société capitaliste à travers le mouvement des « Indiens métropolitains » et des emarginati, mais on n’est plus alors dans l’opéraïsme et c’est davantage vers Foucault, Deleuze et Guattari que vers Castoriadis que regardent ces « autonomes ». Mais aujourd’hui, c’est la possibilité même de l’emploi critique de la notion d’autonomie qui est en question. L’affranchissement des subjectivités a servi en partie à la capitalisation des activités humaines. Comme quelqu’un l’a dit sur la liste de discussion « apartirdecc », des stages patronaux de formation en ressources humaines mettent Castoriadis au programme. L’individu démocratique, autonome, différentialiste et imaginatif détient un fort potentiel de « capital humain ». Être autonome aujourd’hui, c’est justement être capable de gérer sa propre force de travail devenue « ressource humaine ». Je ne vois guère que Gorz qui ait essayé de relancer le débat sur autonomie et hétéronomie mais toujours à partir d’un centrage autour du travail. Il en est donc réduit à vouloir réduire le travail hétéronome par toujours plus d’automatisation et par un développement de forces productives miniaturisées que permettrait la société de l’information. C’est exactement ce qui est en train de se mettre en place (là encore, « la révolution du capital »). Au niveau politique l’autonomie et l’auto-institution de la société se réduisent à des pratiques « citoyennes » qui cherchent à réactiver le rôle de médiation que jouaient les institutions dans la société de classe. L’exemple des luttes récurrentes autour de l’école est à cet égard exemplaire. Leurs limites aussi (je ne dis pas qu’il ne faut pas y participer et c’est ce que je fais, mais il faut en tenir compte).

Conclusion rapide sur les limites de l’approche opéraïste Tronti, Negri et les opéraïstes en général ont eu tendance à négliger le fait que le capital est un rapport social de dépendance réciproque et qu’aucun des deux termes de ce rapport ne peux faire sécession bien que capital et travail fondent leur utopie sur cette scission — ce que nous appelons d’un côté le nihilisme du capital qui serait de se débarrasser du facteur humain et de l’autre l’autonomie ouvrière pour qui le capital ne serait plus que commandement parasitaire quand le General intellect est suffisamment développé pour qu’une appropriation collective des forces productives soit possible. C’est Negri qui pousse cela le plus loin et abandonne dans ses écrits d’exil la critique de la neutralité de la technologie qui fut pourtant la base de l’œuvre de Panzieri. Cette technologie pourrait en effet permettre « l’auto-valorisation prolétaire ». À la limite, il n’y a plus besoin de révolution car c’est le mouvement même du capital qui va permettre d’aboutir au communisme à travers des activités toujours plus riches (« l’entrepreneuriat politique »). C’est le début de ce que l’on a appelé le neo-opéraïsme. Si les opéraïstes ont bien saisi (surtout Negri et Bologna), que le capital était dynamique, si certains comme Negri ont bien senti qu’il était devenu un rapport de crise, ils en ont mésestimé les capacités à se révolutionner et à englober non seulement la contradiction entre forces productives et rapports de production (ce que Panzieri avait anticipé), mais aussi celle entre des classes définies une fois pour toute comme antagonistes (Tronti). Mais les opéraïstes ne sont pas seuls dans l’échec. On peut même dire que jusqu’au début des années 70, pratiquement personne n’y a échappé même si nous avons pris des échappatoires comme celle qui consistait à opposer la classe ouvrière (la « classe en soi ») au prolétariat (la « classe pour soi »), celle qui opposait l’affirmation de la classe et sa négation etc. Ils ont vu la crise dans le procès de travail et de production (ce qui leur permettait de maintenir une analyse en termes de luttes de classes) alors que la crise se portait déjà au niveau de la reproduction des rapports sociaux. Ils s’en sont aperçus à partir de 1975 en théorisant le passage de « l’ouvrier-masse » à « l’ouvrier-social », mais à une époque où les mouvements des années 67-70 étaient battus partout dans le monde et que commençait cette fameuse « révolution du capital » que les neo-opéraïstes allaient finalement prendre pour leur propre révolution. C’est sûrement cette erreur majeure — qui est un peu le pendant italien du cohn-bendisme actuel franco-allemand — qui explique aujourd’hui que quoiqu’il ait fait auparavant (et c’est pareil pour Cohn-Bendit), Negri soit aujourd’hui traité en chien crevé y compris par ceux qui n’ont jamais rien fait ou alors que par suivisme (je ne parle pas ici pour Yves mais en général).

JW janvier 2010

mercredi 4 août 2010 à 16h11

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Le maoïsme liber­taire ? Un mythe !

Selon Jacques Wajnsztejn, le sou­tien des “Quaderni Rossi” et de toute une géné­ration de jeunes étudiants à la Chine et au maoïsme AVANT la révo­lution cultu­relle serait d’ins­pi­ra­tion liber­taire. Malheureusement pour son hypo­thèse, le conflit sino-sovié­tique a com­mencé en 1959, pour culmi­ner en 1963 ; dès 1964 Mao affir­mait que le capi­ta­lisme était rétabli en URSS ; la révo­lution cultu­relle a véri­tab­lement com­mencé en mai 1966 avec la création des Gardes rouges.

Or, les “Quaderni Rossi” ont cessé de paraître en déc­embre 1965, plus de six mois AVANT la Révolution cultu­relle (même si quel­ques textes sont parus jusqu’en 1968). Les “Quaderni Rossi” n’ont donc pas pu être influencés par la sen­si­bi­lité pseudo-liber­taire de la Révolution cultu­relle !!! Les textes de Edoarda dans les “Quaderni Rossi” n’ont rien de liber­taire, ils relèvent du maoïsme ortho­doxe.

Quant à l’inter­pré­tation pseudo-liber­taire du maoïsme et au mao-spon­tané­isme qui a fleuri dans les années 70, ou à Vive la Révolution que cite Jacques Wajnsztejn, c’est un phénomène qui inter­vient APRES 1968 et dans les marges des cou­rants domi­nants du mou­ve­ment maoïste. La plu­part des maoïstes des années 60 (y com­pris trois-quatre ans ans après mai 1968, donc y com­pris ceux de la Gauche Prolétarienne) por­taient des badges avec l’effi­gie de Marx, Engels, Lénine, Staline et/ou de Mao tout comme la pre­mière page de leurs jour­naux. Ils dif­fu­saient dans les usines et autour d’eux le « Petit Livre rouge » qui était tout sauf un livre liber­taire. Leurs jour­naux abon­daient en récits des exploits ful­gu­rants de sta­kha­no­vis­tes, de pay­sans ou d’acu­punc­teurs opérant des tumeurs gros­ses comme 4 bal­lons de foot­ball. Ce n’était pas des jour­naux liber­tai­res mais des jour­naux sta­li­niens de la plus belle eau…. Ils dis­tri­buaient la prose de l’ambas­sade de Chine, ils étaient invités en Chine, ils rece­vaient de l’argent de la Chine, etc. Ils avaient le por­trait de Mao dans leurs locaux. Ils le bran­dis­saient dans leurs mani­fes­ta­tions. Et ce, qu’ils soient ita­liens ou français…

La façade (pseudo) liber­taire des grou­pes maoïstes est appa­rue dans leurs marges et après 1968… Et sur­tout elle a été théorisée dans les recons­truc­tions/fal­si­fi­ca­tions de leur his­toire à partir de la fin des années 70 et au début des années 80, notam­ment en France quand une partie de leurs diri­geants ont voulu être acceptés par la bour­geoi­sie, en pas­sant pour des « anti­to­ta­li­tai­res », ce qu’ils n’avaient jamais été. C’est là que l’on retrouve la dis­cus­sion sur Christofferson car cet auteur (dans son livre « Les intel­lec­tuels contre la gauche ») prend au pied de la lettre les men­son­ges des Glucksman, Lévy, Rolin and Co sur leur inter­pré­tation liber­taire de la Grande révo­lution cultu­relle prolé­tari­enne qui aurait plutôt dû s’appe­ler la Grande remise au pas du prolé­tariat et de la pay­san­ne­rie.

Negri : « Révolutionnaire » ou pas ?

Jacques Wajnsztejn affirme que « Negri n’a jamais été jeune sta­li­nien (il n’a jamais appar­tenu au PCI (1) mais à la gauche révo­luti­onn­aire mino­ri­taire du PSI » , et ensuite qu’il n’uti­lise jamais le terme de révo­luti­onn­aire pour qua­li­fier un indi­vidu…

Selon Jacques Wajnsztejn, Negri appar­te­nait à la « gauche révo­luti­onn­aire » mais n’était pas lui-même un… révo­luti­onn­aire. Je veux bien accep­ter ce dis­tin­guo subti et je dirais même que je suis d’accord : autant rés­erver le terme de « révo­luti­onn­aire » à ceux qui ont par­ti­cipé à une… révo­lution. J’emploie habi­tuel­le­ment ce terme de façon plus large (par faci­lité et aussi par volonté de me dém­arquer du sec­ta­risme « ultra­gau­che »), mais Jacques Wajnsztejn a raison. Mais il s’arrête à mi-chemin car pour­quoi qua­li­fier la gauche du PSI de « révo­luti­onn­aire » ? Et même le terme de gauche est ambigu car cette « gauche » du PSI (qui a donné nais­sance au PSIUP en 1964) pri­vilégiait l’unité avec le PCI contre l’unité avec la Démocratie chréti­enne… Est-ce cela que Jacques Wajnsztejn considère « révo­luti­onn­aire » dans cette gauche ? j’en doute, donc ce serait bien qu’il nous expli­que pour­quoi cette gauche était « révo­luti­onn­aire » à ses yeux. Tout comme il serait utile qu’il nous expli­que com­ment Negri conci­liait ses idées « révo­luti­onn­aires » avec ses acti­vités de conseiller muni­ci­pal socia­liste jusqu’en 1964….

Il est aussi curieux que Jacques Wajnsztejn accepte aussi faci­le­ment la fable du PCI « dés­ta­linisé », sur­tout dans les années 60. La lati­tude toute rela­tive que le PCI accor­dait à cer­tains de ses intel­lec­tuels n’influençait guère le régime interne du Parti, le contrôle du Parti sur les syn­di­cats, l’usage de la vio­lence contre ses oppo­sants, sa concep­tion du socia­lisme fon­da­men­ta­le­ment sta­li­nienne. Le PCI, même au début des années 70, était loin d’être devenu un parti social-démoc­rate clas­si­que.

Ensuite, il affirme que Negri aurait été « com­mu­niste-lénin­iste-opéraïste ». Le pro­blème est que Giacomo (Jacques) n’est pas d’accord avec Antonio (Toni) lui-même à propos de son itinér­aire poli­ti­que.

En effet, Negri se considère comme un fils et un petit-fils de « com­mu­niste » et a déclaré au moins à deux repri­ses qu’il avait déc­ouvert le « com­mu­nisme » à tra­vers son grand-père et les per­son­nes qu’il avait fréquentées dans un kib­boutz en Israël (dans l’inter­view parue dans « Gli ope­raisti » et aussi dans un entre­tien repro­duit sur le site de Multitudes). Il évoque, dans ces inter­views, son père « com­mu­niste » (mort quand il était très jeune), son grand-père « com­mu­niste » qui a eu une forte influence poli­ti­que sur lui. Quand Negri expli­que qu’il a été « com­mu­niste avant d’être marxiste », je me per­mets de tra­duire : il a été influencé par un père et un grand-père sta­li­niens (même pas sta­li­no­phi­les) avant d’avoir lu Marx. Les sta­li­niens de base seraient-ils spon­tanément « com­mu­nis­tes » ? C’est une posi­tion que je ver­rais bien Negri déf­endre avec son sens du para­doxe et sa confu­sion poli­ti­que, mais je doute que ce soit la posi­tion de Jacques Wajnsztejn.

La façon dont Negri raconte sa ren­contre avec Souslov en URSS en tant que représ­entant d’une orga­ni­sa­tion de jeunes catho­li­ques ita­liens aurait pu lui per­met­tre d’émettre un juge­ment sur l’URSS sta­li­nienne de 1956. Il s’en garde bien. Quant aux rai­sons de son adhésion aux jeu­nes­ses catho­li­ques il expli­que can­di­de­ment qu’il y a adhéré parce qu’à Padoue il n’y avait pas de sec­tion du PCI, tout en affir­mant qu’il était catho­li­que... Donc c’était un catho­li­que-com­mu­niste-lénin­iste ? Voilà un homme (Negri) fort peu capa­ble de rendre compte de ses enga­ge­ments poli­ti­ques passés, sinon par des pirouet­tes.

Mais Jacques Wajnsztejn me dira sans doute que ces inter­views de Negri sont très mau­vai­ses, qu’il ne les a pas lues et ne les lira pas….

Revenons à l’étiqu­ette « com­mu­niste-lénin­iste ». Certes, c’est peut-être ainsi que lui et ses amis se nom­maient… Mais si l’on en reste à l’étiqu­ette que les mili­tants de l’époque s’accor­daient à eux-mêmes c’était aussi le cas des maoïstes, des trots­kys­tes, et des sta­li­niens des Partis com­mu­nis­tes. C’étaient donc tous des « com­mu­nis­tes lénin­istes » puisqu’ils se disaient et se pen­saient tels… ?

Hum ! On me per­met­tra d’être un peu plus exi­geant.

Negri, les « Quaderni Rossi » et les « anar­choïdes »

Jacques Wajnsztejn accorde beau­coup d’intérêt aux « Quaderni Rossi », moi aussi, même si ce n’est pas tout à fait pour les mêmes rai­sons. Le pro­blème est que Toni Negri dans « Gli ope­raisti » expli­que que les « ”Quaderni Rossi” » sont dés­ormais « illi­si­bles » et que cela n’a plus aucun intérêt de les lire aujourd’hui ! Visiblement Giacomo et Antonio ne voient pas les “Quaderni Rossi” et leur contenu avec les mêmes lunet­tes !!!

Dans la même inter­view, Negri n’arrête pas d’uti­li­ser l’expres­sion « anar­choïde » pour qua­li­fier ceux qui prônaient la lutte armée en Italie durant les années 70. D’une part, cette expres­sion suinte le mépris sta­li­nien. D’autre part, cette expres­sion est par­ti­cu­liè­rement mal venue quand on sait que la plu­part des théo­riciens de la « lutte armée » étaient des lénin­istes pur jus et cer­tai­ne­ment pas des « anar­choïdes ». Negri essaie­rait-il aujourd’hui de reje­ter ses res­pon­sa­bi­lités d’hier (c’est quand même lui qui a expli­qué pen­dant des années que la situa­tion était « révo­luti­onn­aire » en Italie) sur quel­ques lam­pis­tes « anar­choïdes » ?

Une revue n’est pas un parti : jus­te­ment….

Jacques Wajnsztejn argue du fait que les “Quaderni Rossi” n’étaient pas une orga­ni­sa­tion pour excu­ser (ou expli­quer ?) ce que j’appelle leur « phi­los­ta­li­nisme ». Mais jus­te­ment si ce n’était pas une orga­ni­sa­tion pour­quoi n’y a-t-il eu aucun débat sur le sta­li­nisme ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucun texte cri­ti­que sur la nature sociale de la Chine ? S’il y avait vrai­ment des dis­sen­sions inter­nes impor­tan­tes sur le sta­li­nisme et la Chine ou l’URSS, pour­quoi ne se sont-elles pas mani­festées publi­que­ment ? N’était-ce tout sim­ple­ment pas parce que ces diver­gen­ces étaient mini­mes ?

L’anayse du rôle inter­na­tio­nal du sta­li­nisme reste à faire

Jacques Wajnsztejn dit sans sa « rép­onse » qu’il aurait été intér­essant de dis­cu­ter du lénin­isme de Negri mais il se garde bien de le faire. Il prétend que je confonds lénin­isme et sta­li­nisme, mais il ne nous expli­que pas sa posi­tion à ce sujet.

Cela dit, je pense que la source de mon dés­accord avec Jacques Wajnsztejn vient aussi d’une hypo­thèse et d’un mode de pensée que j’ai hérités de mon loin­tain passé trots­kyste.

Comme le dit l’ « ultra­gau­che » Munis, dans un texte écrit en 1970, la force ori­gi­nelle des trots­kys­tes, dans leur lutte contre le sta­li­nisme, est d’avoir été la seule force inter­na­tio­nale signi­fi­ca­tive à s’oppo­ser à la dérive natio­na­liste du sta­li­nisme et à y avoir réagi de façon inter­na­tio­nale – pour le meilleur et pour le pire, ajou­te­rai-je. Dans leur ten­ta­tive d’ana­ly­ser le sta­li­nisme comme un phénomène INTERNATIONAL, et pas sim­ple­ment russe, et pas sim­ple­ment comme une addi­tion hété­roc­lite de phénomènes natio­naux diver­gents, tem­po­rai­re­ment unis par leurs liens matériels avec l’Etat sovié­tique, les trots­kys­tes ont tenté de conser­ver une dimen­sion révo­luti­onn­aire du « marxisme » qui me semble tou­jours féc­onde.

Les cou­rants « ultra­gau­ches » n’ont pas su pro­po­ser une ana­lyse inter­na­tio­nale du sta­li­nisme, plus fine, plus sophis­ti­quée, que celle des trots­kys­tes même s’ils ont mieux com­pris et la révo­lution d’Octobre et la nature sociale du régime que les bol­che­viks ont mis en place, ou au moins la nature du sta­li­nisme russe. Malheureusement, quand il s’est agi d’ana­ly­ser le sta­li­nisme comme un phénomène inter­na­tio­nal, ils ont le plus sou­vent réduit les PC à des clones de la social-démoc­ratie, s’épargnant ainsi de réfléchir à la nou­veauté des partis sta­li­niens, quitte à les différ­encier selon leurs zones géog­rap­hiques, leur implan­ta­tion sociale, le type de for­ma­tion sociale dans laquelle ils sont nés, etc.

Ceux qui ont accordé au sta­li­nisme un poten­tiel contre-révo­luti­onn­aire spé­ci­fique, différent de la social-démoc­ratie, sont fina­le­ment très peu nom­breux dans l’extrême gauche. Il y a eu les « col­lec­ti­vis­tes bureau­cra­ti­ques » amé­ricains (Schachtman, puis Hal Draper) dans les années 1940/1960 et les « capi­ta­lis­tes d’Etat » bri­tan­ni­ques (Tony Cliff) dans les années 1950/1960, mais leurs ana­ly­ses du sta­li­nisme, comme phénomène inter­na­tio­nal, ne se sont plus développées entre les années 70 et jusqu’à aujourd’hui. Leurs des­cen­dants poli­ti­ques ont fina­le­ment adopté les ana­ly­ses de la plu­part des trots­kys­tes sur la social-démoc­ra­ti­sation des PC, et ce bien avant 1989, l’effon­dre­ment du bloc sovié­tique, et la crise sub­séqu­ente des PC.

On rejoint là une ques­tion sou­levée par Philippe Raynaud, dans son livre sur « L’extrême gauche plu­rielle ». Il donne comme clé prin­ci­pale pour com­pren­dre les différ­entes scis­sions dans le mou­ve­ment trots­kyste (et ce sans avoir besoin de ren­trer dans le détail des que­rel­les tac­ti­ques, straté­giques et per­son­nel­les qui peu­vent expli­quer la plu­ra­lité des grou­pes trots­kys­tes et de leurs Internationales), l’atti­tude vis-à-vis de l’URSS et de l’impér­ial­isme amé­ricain. Pour lui, il y a deux types de trots­kys­tes : ceux qui sont avant tout antis­ta­li­niens (et donc pour cer­tains enclins aux allian­ces les plus dou­teu­ses avec la social-démoc­ratie, par­ti­cu­liè­rement atten­tifs à la déf­ense des droits démoc­ra­tiques dans les Etats sta­li­niens, et moins atten­tifs à l’impor­tance des mou­ve­ments de libé­ration natio­nale) ; et ceux qui sont avant tout anti-sociaux démoc­rates (et donc qui ont tou­jours une ten­dresse par­ti­cu­lière pour les PC, les mou­ve­ments de libé­ration natio­nale du tiers monde ou les Etats natio­na­lis­tes de gauche anti-amé­ricains ; et plus dis­crets quant à la dén­onc­iation du « tota­li­ta­risme » des Etats sta­li­niens).

Curieusement, cette clé d’inter­pré­tation simple fonc­tionne d’ailleurs aussi pour les différ­entes ten­dan­ces du mou­ve­ment anar­chiste, du mou­ve­ment maoïste, pour les grou­pes marxis­tes anti-lénin­istes indép­endants. Et cette clé s’appli­que même aux scis­sions « de gauche » au sein des PS (PSU français, PSIUP ita­lien) et de droite au sein des PC (depuis 1981, tous les indi­vi­dus ou petits grou­pes qui sont passés du PCF au PS ; en Italie, la trans­for­ma­tion du PCI en PDS puis en PD).

Très peu de grou­pes mili­tants (je ne parle pas des peti­tes revues ultra­gau­ches qui ne se sont jamais posé de pro­blèmes d’inter­ven­tion pra­ti­que dans les luttes syn­di­ca­les ou socia­les en général) ont réussi à mener de front une cri­ti­que pra­ti­que viru­lente contre la social-démoc­ratie et contre le sta­li­nisme.

Et dans le cas des “Quaderni Rossi”, il me semble par­ti­cu­liè­rement évident qu’il s’agis­sait d’intel­lec­tuels et de mili­tants beau­coup plus cri­ti­ques vis-à-vis de la social-démoc­ratie que du sta­li­nisme. Car ce qu’ils repro­chaient au sta­li­nisme ita­lien, c’était de res­sem­bler de plus en plus à la social-démoc­ratie pas vrai­ment son… sta­li­nisme !

Y.C. (juillet 2010)

1. Je n’ai écrit nulle part que Negri avait appar­tenu au PCI mais qu’il était un « ex-vieux sta­li­nien ». J’aurais sans doute mieux fait d’écrire un « vieux phi­los­ta­li­nien », cela aurait été plus adéquat. C’est-à-dire un indi­vidu qui sou­te­nait les régimes sta­li­niens même s’il n’était pas membre d’un parti lié aux Etats sta­li­niens… Et qui conti­nue à trou­ver des aspects posi­tifs au sta­li­nisme....

Il est curieux que Jacques Wajnsztejn ne sai­sisse pas que l’influence poli­ti­que et intel­lec­tuelle du sta­li­nisme dép­assait et dép­asse lar­ge­ment les sim­ples mili­tants encartés dans les partis dits « com­mu­nis­tes ». Le mou­ve­ment alter­mon­dia­liste actuel est en grande partie sous la coupe idéo­lo­gique du sta­li­nisme, de sa vision du monde divisée entre bons et mau­vais Etats, même si l’URSS et les démoc­raties popu­lai­res ont dis­paru depuis 20 ans.

« L’anti­ca­pi­ta­lisme » des alter­mon­dia­lis­tes repose, pour l’essen­tiel, sur la déf­ense des fron­tières natio­na­les, la déf­ense du petit com­merce et de la petite pay­san­ne­rie, la dén­onc­iation des seuls méchants gros finan­ciers, gros­ses ban­ques, gros mono­po­les, ou mul­ti­na­tio­na­les, tous thèmes du sta­li­nisme occi­den­tal depuis la Seconde Guerre Mondiale. Les mécan­ismes fon­da­men­taux du capi­ta­lisme ne sont jamais remis en cause par ces anti­ca­pi­ta­lis­tes-là, cer­tains allant même jusqu’à repren­dre la fable d’un « socia­lisme de marché »....

Quant aux prin­ci­paux thèmes de la pro­pa­gande « anti­sio­niste » (du moins la plus vul­gaire et la plus proche de l’antisé­mit­isme), ils ne sont qu’un recy­clage de la pro­pa­gande sta­li­nienne sovié­tique.

De même pour la déf­ense incondi­tion­nelle d’Etats comme le Venezuela, la Bolivie, l’Equateur, etc., aujourd’hui. Ce sont tous des « Etats pro­gres­sis­tes » comme dans les ana­ly­ses géo­po­li­tiques des partis sta­li­niens des années 60.

Y.C

mercredi 4 août 2010 à 16h17

Quelques points de forme

Il est regret­ta­ble que cette « rép­onse » mél­ange des cita­tions tirées de polé­miques indi­rec­tes et différ­entes dans des mails privés et un texte paru sur le site mon­dia­lisme.org qui ne contient pas les mêmes termes (le titre parle de « phi­los­ta­li­nisme de gauche » et non de « vieux sta­li­niens » – expres­sion que je renie pas mais auquel je n’accorde pas le sens très limité que lui accorde Jacques Wajnsztejn et qui est d’ailleurs tout aussi faux, selon l’accep­tion de JW, pour Badiou puis­que ce der­nier était au PSU et non au PCF avant de fonder l’UCF) et essaie d’être plus équi­libré. J’ai tenté de refor­mu­ler mes quel­ques remar­ques polé­miques privées en m’expri­mant de façon plus modérée, moins abrupte.

À la demande de quelqu’un qui vou­lait rendre publi­que mon opi­nion sur une dis­cus­sion dans le cadre d’une liste privée (à laquelle de sur­croît je ne par­ti­ci­pais pas !), j’ai refor­mulé, très hâtive­ment, les bouts de mail que j’avais écrits sur Negri à des moments différents et pour des inter­lo­cu­teurs différents.

La rép­onse de Jacques Wajnsztejn aurait donc dû tenir compte du der­nier texte et non de ces péripéties suc­ces­si­ves, comme il l’a fait en mél­angeant un texte public (paru sur le site mon­dia­lisme) et des bouts de mail privés (parus sur une liste de dis­cus­sion). Cela lui aurait évité des com­men­tai­res du type « Coleman a cru bon d’ajou­ter un cha­peau » alors que je n’ai pas seu­le­ment modi­fié le cha­peau. J’ai rééq­ui­libré l’argu­men­ta­tion et les for­mu­la­tions parce que je ne vou­lais pas que l’arbre cache la forêt. Que des propos privés sévères contre Negri puis­sent être publi­que­ment uti­lisés contre l’opéraïsme dans son ensem­ble. Que l’arbre Negri cache la forêt de l’opéraïsme dont je main­tiens qu’il n’en est pas le prin­ci­pal théo­ricien, comme le prou­vent d’ailleurs les tém­oig­nages ras­sem­blés dans Gli ope­raisti (Aprodi, 2000) et la date des pre­miers écrits poli­ti­ques publiés par Negri.

Negri et l’opéraïsme

C’est Negri qui rejoint les “Quaderni Rossi” qui ont com­mencé à réfléchir et théo­riser AVANT lui, et pas les “Quaderni Rossi” qui rejoi­gnent Negri. « Ouvriers et Capital » de Mario Tronti paraît en 1966 et ras­sem­ble des textes antérieurs (publiés notam­ment dans Classe ope­raia à partir de 1963). À ma connais­sance, le pre­mier livre « opéraïste » de Negri (« La crise de l’Etat plan ») paraît 8 ans plus tard en 1974 et les textes qui y sont ras­sem­blés datent au moins de 1970.

Avant (entre 1959 et 1974) les ouvra­ges de Negri por­tent essen­tiel­le­ment sur Kant, Hegel, Descartes, Dilthey, pas sur les sujets clés de l’opéraïsme (Je ne connais pas le contenu de son livre sur « Marx et la crise », peut-être fait-il excep­tion, mais il est de toute façon postérieur à celui de Tronti). Les écrits de Negri acquièrent plus d’impor­tance, quand l’opéraïsme est déjà divisé en de nom­breux cou­rants et sous-cou­rants, et il est beau­coup plus un des théo­riciens d’une des bran­ches de l’Autonomie qu’un théo­ricien fon­da­teur de l’opéraïsme.

De plus, au cours des années 1970, il s’éloig­nera de l’Autonomie ouvrière pour évoluer de plus en plus vers les posi­tions de Deleuze, Guattari et Foucault (les trois seuls noms impor­tants qu’il cite dans Gli ope­raisti, non seu­le­ment pour les années 70 mais pour les 30 années à venir !!). On m’accor­dera que le trio funeste qui a ins­piré une grande partie des fan­tai­sies du post-moder­nisme (marxiste ou pas) n’a rien à voir avec la dém­arche ini­tiale de l’opéraïsme…

Ou alors, comme disait Pierre Dac, tout est dans tout et récip­roq­uement…

De l’art de l’esquive à propos du sta­li­nisme et du phi­los­ta­li­nisme

Jacques Wajnsztejn ne veut dis­cu­ter que des « bons » livres et ne veut même pas lire « Goodbye Mister Socialism » de Negri. C’est son droit, tout comme c’est le droit de cer­tains trots­kys­tes d’expli­quer que « L’Etat et la révo­lution » est un texte conseilliste, voire liber­taire… en igno­rant le contenu des 50 et quel­ques tomes de Lénine.

Il ne veut pas non plus dis­cu­ter de l’URSS, puisqu’il considère que cette ques­tion n’est plus impor­tante depuis les années 60.

L’ennui, c’est qu’à l’époque le sta­li­nisme ne se limi­tait pas à l’URSS ! Ou alors il faut que Jacques Wajnsztejn nous expli­que s’il y avait des modes de pro­duc­tion différents et des régimes différents en URSS, dans les démoc­raties popu­lai­res, à Cuba, en Chine, au Vietnam, etc. Et les­quels ? Car je ne vois pas bien ce que vien­drait faire le mode de pro­duc­tion asia­ti­que (qu’il évoque en pas­sant à propos de la Chine) à Cuba, en Tchécoslovaquie ou en Allemagne de l’Est…

Il m’est arrivé à plu­sieurs repri­ses, au cours des cinq der­nières années, de dis­cu­ter avec des mili­tants « révo­luti­onn­aires » (pru­dent, je mets des guille­mets, voir pour­quoi plus loin) d’Allemagne de l’Est, de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Hongrie. Ce qui m’a frappé, contrai­re­ment à Jacques Wajnsztejn qui croit que le sta­li­nisme est une ques­tion dépassée depuis 40 ans, c’est à quel point ces jeunes cama­ra­des ont du mal à expli­quer (et com­pren­dre) le fonc­tion­ne­ment des sociétés dans les­quel­les ils ont grandi. Je ne pense pas du tout que la ques­tion du sta­li­nisme se réd­uise à Cronstadt ou aux polé­miques autour du trots­kysme et de ses scis­sions concer­nant la nature de l’URSS. C’est une ques­tion vitale pour un mil­liard et demi de Chinois et pour les Cubains, les Coréens, les Vietnamiens, etc. d’aujourd’hui… qui ont besoin de com­pren­dre leur his­toire. Ils ont, à mon avis, besoin de com­pren­dre pour­quoi, si c’est un parti « com­mu­niste » qui les dirige, ce n’est pas le « com­mu­nisme » dans leur pays… C’est aussi une ques­tion vitale pour l’extrême gauche japo­naise, sud-coré­enne, phi­lippine, thaïl­and­aise, indienne, extrême gauche qui a été tota­le­ment sta­li­nisée, comme nous avons encore pu le cons­ta­ter lors d’une réc­ente ren­contre avec des mili­tants ouvriers coréens à Paris…Et c’est aussi une ques­tion fon­da­men­tale pour le mou­ve­ment alter­mon­dia­liste…

(... / ...)

Suite de la discussion qui a lieu en parallèle ici : http://mondialisme.org/spip.php?art...

Y.C.

Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
mercredi 3 février 2010 à 16h12

Yves Coleman et l’apport de l’opéraïsme Qu’est-ce donc qui va réunir les opéraïstes italiens ? Et bien c’est l’idée qu’il faut reprendre Marx à la lumière des transformations récentes du capitalisme. Ce que l’ancien de SoB, Pierre Souyri entreprendra seul et un peu plus tard, sous un angle surtout théorique, dans son livre La dynamique du capitalisme au XXe siècle (éd. Payot. 1983), les opéraïstes vont le tenter collectivement à partir d’un ancrage plus pratique. Ils développent l’enquête ouvrière qui doit leur permettre d’analyser les transformations du procès de production et de travail mais aussi de dévoiler le caractère autonome des luttes à la Fiat de Turin. Et cette enquête ouvrière, ils ne la copient pas de l’enquête maoïste auprès des masses, mais de la conception qu’en avait Marx lui-même . Ils connaissent aussi les enquêtes sur l’ouvrier américain de P. Romano et celles de D. Mothé chez Renault pour SoB, mais il semble que Panzieri aient trouvé ces dernières un peu trop individualistes ou même anarchisantes. Une rupture théorique et pratique est en train de se créer qui constitue les prémisses des luttes des années 68. Ces luttes et ces années que les trotskistes, bordiguistes ou même conseillistes n’ont jamais vraiment comprises prisonniers qu’ils étaient de schémas qu’ils n’ont jamais remis en cause. Aujourd’hui encore, les mêmes ou leurs épigones font un maximum pour occulter ce qui a été marquant à cette époque parce qu’ils n’envisagent jamais que des événements puissent constituer des ruptures.

Puisque Yves Coleman a jugé bon de rajouter un chapeau sur les QR et l’opéraïsme dans son NPNF du 1er janvier en ligne sur son site, et de parler d’une discussion en cours (sans d’ailleurs citer de noms), je ne peux céder à la tentation de faire une remarque sur les dérives produites par sa volonté de trop prouver. Yves vient de décider que Negri était un ennemi à partir d’un livre dont le simple titre manifeste une arnaque certaine, soit de l’éditeur soit de Negri lui-même, alors qu’il n’en connaît manifestement pas les autres et surtout ceux de son époque opéraïste puisqu’il affirme que Negri est après tout un auteur négligeable de l’opéraïsme ! Il est vrai que pour appuyer ses dires sur le caractère stalinien des QR il cite Edoarda Masi qui certes deviendra maoïste mais qui est, elle, un auteur négligeable de l’opéraïsme. En fait Yves confond plusieurs choses :

  • tout d’abord il confond les QR avec une formation politique qui développerait une position commune sur tous les sujets alors que des individus s’y sont regroupés, de sensibilité différente, dans un projet commun. Pour faire des analogies en Italie, on pourra se référer aux Quaderni Piacentini, revue plus tardive, autour de Piergiorgio Bellocchio et en France, toute proportion gardée aux Cahiers de mai et à Temps critiques, deux revues auxquelles j’ai ou je participe. Mêmes si ces revues ne sont comparables ni à une revue de groupe politique comme SoB ni non plus à des revues intellectuelles comme Arguments ou les Temps Modernes, elles n’en sont pas moins, chacune à leur façon, politiques ou même militantes.
  • ensuite il confond les QR et l’opéraïsme. À proprement parler il y a deux périodes et deux expressions de l’opéraïsme. La première est animée par Panzieri et un temps par Tronti. Ce sont des individus plus âgés, surtout Panzieri, qui militent dans les années 50 . La première fois que le terme d’opéraïste est avancé, il provient des rangs du PCI et précisément d’une de ses personnalités de l’époque, Emilio Sereni qui dénonce chez Panzieri la tentative de lier lutte politique et lutte économique par opposition à la théorie de la séparation entre d’un côté le parti de classe auquel est dévolu la stratégie politique et de l’autre, le syndicat qui joue le rôle de courroie de transmission à travers la conscientisation par la lutte économique. Entre 1956 et 1957, il dirige Opinione à Bologne qui regroupe quelques intellectuels anti-staliniens et se propose d’étudier les nouvelles caractéristiques du capitalisme italien sur la base d’une méthodologie marxiste qui se veut strictement scientifique. La base des futurs QR est lancée et en 1961 sort le premier numéro. Negri entre au comité de rédaction mais n’écrira pas d’article signé pour les QR. La revue se situe en rupture avec un marxisme gramscien teinté d’hegelo-marxisme pour rapprocher le marxisme des sciences sociales et surtout de la sociologie politique. Le texte de Marx qui sert de base à l’activité du groupe est « Le Fragment sur les machines » issu des Grundrisse ces derniers devenant l’ouvrage de Marx qui va servir de référence pour eux à l’avenir car il exprime la dynamique du capital alors que Le Capital n’en serait que la description parfois apologétique. Cela s’oppose à la vision dominante pendant longtemps qui a fait des Grundrisse un brouillon du Capital. Une traduction italienne du Fragment paraît donc dans le n°4 des QR. Non seulement on est loin du stalinisme mais aussi des différentes variantes de gauchisme. Il faut par exemple savoir que l’ouvrage ne sera traduit en France qu’en 1968 et sera l’œuvre d’un bordiguiste indépendant (Dangeville). Par ailleurs les écrits de Marx ne sont pas tabous et les plus critiqués sont la Préface à la Contribution à la critique de l’économie politique ainsi que certains passages du Capital (ou de l’Anti-Dühring d’Engels mais ça c’est déjà plus courant, même en France) dans lesquels sont affirmés l’automaticité du passage au socialisme par le développement d’une contradiction devenue explosive entre développement des forces productives et étroitesse des rapports de production. Les QR séparent alors un « Marx mort » d’un « Marx vivant », ce qui annonce aussi bien les futures tentatives althussériennes de la fin des années 60 pour réfuter les œuvres de jeunesse, qu’à l’inverse, celle des soixante-huitards pour mettre l’accent sur les œuvres de jeunesse ou encore celles de Postone et Krisis sur le Marx ésotérique et le Marx exotérique d’aujourd’hui. Mais c’est seulement après la scission et dans Classe Operaia que des positions s’affirment, contre le stalinisme ou le tiers-mondisme en insistant sur le fait que la révolution se produira dans les pays du centre du capital. À nouveau, une différence apparaît avec ceux qui, comme à SoB lorgnaient plus vers les révoltes possibles dans le bloc soviétique ou ceux qui regardaient vers Cuba ou l’Amérique latine. La revue pour la jeunesse, Classe e partito animée par Piperno et Scalzone, par exemple, ne reconnaît d’intérêt à ce qui se passe au Vietnam que dans la mesure où cela peut servir l’internationalisme prolétarien.
  • la confusion entre léninisme et stalinisme Plutôt que d’attaquer les QR et Negri sur leur supposé stalinisme, il aurait été plus intéressant de les interroger sur leur rapport au léninisme et sur l’évolution de ce rapport au sein de l’opéraïsme. Si la critique s’effectue encore dans des termes traditionnels (capitalisme planifié) pour qualifier un « neo-capitalisme », un nouveau langage émerge pourtant déjà avec l’emploi par Panzieri du terme « d’ouvrier-masse » et d’une expression qui aura son succès plus tard surtout chez Negri : « le despotisme du capital ». Alquati, par exemple, dans son enquête chez Olivetti se démarque de toute adhésion à une conception du socialisme comme étant la synthèse des soviets, de l’électricité et du taylorisme. S’il ne rejette pas l’idée de Lénine de la conscience apportée de l’extérieur, il pense que cela doit se faire en lien avec la sphère de la production, d’où l’idée de l’enquête ouvrière. De même, alors que le vieux mouvement ouvrier continuait à se plaindre de la spontanéité non socialiste des masses Alquati relevait le fait que la spontanéité des ouvriers attirait l’attention sur les formes déjà existantes de l’organisation « invisible » produite par les ouvriers en l’absence d’une organisation de classe formelle sous leur contrôle. Ce problème était réel, mais au moins il était posé ce qui n’était pas le cas des organisations léninistes et trotskistes en France et plus généralement en Europe. Là encore, la dissolution de Potere Operaio en 1973 et la sorte de dilution de Lotta Continua à partir de 1974 sont des signes qui ne trompent pas sur la difficulté à trouver des réponses satisfaisantes. À l’inverse, les autres groupes se replièrent sur les positions gauchistes habituelles, louvoyant entre radicalisme et électoralisme.
  • la confusion entre stalinisme et absence de rupture avec les organisations officielles du mouvement ouvrier C’est peut être là que la position des QR (mais pas de l’opéraïsme d’après 68) est la plus faible. Comme nous l’avons dit, il y avait une contradiction entre des positions théoriques très avancées qui conduisaient à refuser toute connivence avec des syndicats-institutions bureaucratisées devenus de simples représentants du « capital variable » pour reprendre une expression de Tronti, mais il y avait, surtout chez Panzieri une véritable peur de l’isolement qui amenait certains à chercher des contacts auprès des ouvriers de la section métallurgie de la CGIL, à savoir la FIOM. Cela n’est pas exempt de contradictions criantes quand Alquati cherche à la fois refuge chez les jeunes de la FIOM tout en dénonçant le stalinisme . Mais cette situation était encore bien pire chez les trotskistes (très peu influents historiquement en Italie et condamnés à faire de l’entrisme au sein du PCI) et chez les pro-chinois. Tronti rejettait fermement ce qu’il appelait « les tactiques trotskistes » et « les danses chinoises » (Classe Operaia, série III, n°1 (1966). Cela perdurera jusqu’en 1969 parce que contrairement à la France, CGIL et PCI essaieront de « chevaucher le tigre » le plus longtemps possible. Ce n’est qu’à partir de 1971 et surtout 1973 que cela va se gâter quand du côté des activistes, la ligne anti-syndicale va se faire plus dure et quand du côté des organisations traditionnelles, une ligne clairement collaboratrice avec le patronat et surtout avec l’État va triompher. D’ailleurs au sein du PCI, les anciens résistants, souvent assimilés aux staliniens et parfois favorables aux BR (je le concède à Y. Coleman) vont perdre toute influence au profit de dirigeants comme Berlinguer, honnis des ouvriers combattifs. Il n’empêche que la situation n’est pas comparable à la France et que des dirigeants de la CGIL comme Bruno Trentin avaient une autre envergure que des Krasucki ou Séguy.
  • Ces confusions entre QR et opéraïsme, font que Yves, j’espère de bonne foi, va reprocher à la fois à Negri d’avoir un rôle négligeable dans les QR et d’y être le suppôt du stalinisme… tout en ne citant que Masi !
Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
mercredi 3 février 2010 à 16h07

Ma réponse est longue mais elle me paraît nécessaire car l’opéraïsme reste pour moi et malgré toutes ses limites, la dernière tentative théorique et pratique pour lier mouvement ouvrier et mouvement révolutionnaire. Comme le dit très bien aujourd’hui un de ceux qui fut à l’origine de l’opéraïsme, il y a peut être encore une classe ouvrière, en tout cas des ouvriers mais le « mouvement ouvrier » n’existe plus (ni ses valeurs ni ses références) et n’existera plus . « L’autonomie ouvrière » et Negri en ont bien eu la préscience à partir de 1976, mais le rapport de force, en Italie et au niveau international était devenu trop défavorable pour que des derniers soubresauts de 1977 sortent une alternative crédible.

Sur Negri Je ne tiens pas à polémiquer et m’en tiendrai donc aux dires. Je ne parle pas des positions actuelles de Negri et encore moins de celles qu’il tiendrait sur Staline aujourd’hui (la signification du pacte germano-soviétique, le caractère « progressiste » de la bataille pour la production etc.). Il est d’ailleurs hors de question que je lise Bye bye socialisme. Chacun ses habitudes (en fonction de son parcours politique), mais pour ma part, je crois important de critiquer les bons livres et non pas les mauvais car ma perspective n’est pas de dénoncer (auprès de qui d’ailleurs ?) mais de chercher à approfondir la critique. C’est ainsi que j’ai procédé pour l’opéraïsme et à ce sujet on peut se reporter à mes textes sur l’autonomie italienne et le devenir de cette autonomie Je m’en tiens aux faits. Negri n’a jamais été un « vieux stalinien ». Badiou si ! Je n’emploie aucun qualificatif à l’égard de Negri et surtout pas celui de « révolutionnaire » grand ou petit. D’ailleurs je n’emploie jamais ce terme pour désigner une personne ou un groupe. Il peut porter une perspective, à l’extrême limite des positions, mais en qualifier un individu n’a pas de sens en dehors d’une révolution effectuée. Ainsi, on pourra parler des révolutionnaires de 1789 ou de ceux de 1917 parce que c’est un fait objectif, qui d’ailleurs ne nous dit rien sur l’intérêt de ces révolutions (il y a eu aussi la « révolution nationale »), mais pas de « révolutionnaire » pour ceux qui ne le sont que parce qu’ils se pensent tels. Pour Negri, par exemple, dire qu’il a été « communiste-opéraïste » de tendance léniniste me paraît mieux convenir. Parmi les opéraïstes on peut le classer (au moins jusqu’à la dissolution de Potere Operaio en 1973) comme partisan d’un État-ouvrier (comme Yves Coleman à l’époque, je suppose, en tant que militant de LO). On peut même dire qu’au cours de l’évolution de Potere Operaio, la fraction Negri décrocha sensiblement de la référence au léninisme. Elle voyait de plus en plus la nécessité d’une nouvelle organisation qui se bâtirait à partir de l’expérience des avant-gardes d’usine en Lombardie. L’autre fraction (Piperno-Scalzone) restait plus proche du modèle classique de la construction d’une organisation politico-militaire qui ne se confondrait pas avec les rapports sociaux capitalistes. Pour eux la construction du parti restait une affaire de parti. À cela Negri opposa son fameux « parti de Mirafiori » qui ne vit jamais le jour mais montrait les différences qui se faisaient jour et était le prélude à la naissance d’un nouveau mouvement qui prit le nom « d’Autonomie Ouvrière » et que cela plaise ou non à Yves Coleman, Negri en fut le principal animateur et théoricien (Proletari e Stato , ce qui l’exposa particulièrement à toutes les critiques (et particulièrement celle d’avoir « résolu » toutes les difficultés objectives et pratiques par un tour de passe-passe théorique) et finalement à devoir en assumer les échecs, mais cela est une autre histoire et je renvoie à mon interprétation dans Mai 68 et le mai rampant italien.

Opéraïsme, stalinisme et la question de l’URSS Dans la typologie de l’opéraïsme établie par Sergio Bologna, lui-même directeur de la revue opéraïste Primo Maggio, Negri est classé parmi les chefs de file de la tendance pour un État ouvrier. Mais il y avait bien d’autres tendances comme celle des « opéraïstes d’État » (Tronti) liés au PCI. Primo Maggio qui fut une tendance assez éclectique et ouvertement anti-stalinienne (c’est parmi elle qu’on retrouve des individus qui entretinrent des relations avec SoB par l’intermédiaire de Danilo Montaldi et de son groupe de Crémone (Cahiers d’Unité prolétarienne) et enfin les tendances plus « gauche communiste » comme celle de Riccardo d’Este (futur membre de Temps critiques) et Lippolis ou anarchiste (Faina). Le point commun organisationnel de tous ces individus est d’avoir été membres de Classe Operaia entre 1964 et 1967 Étant donné la variété de ces tendances il est bien évident que leur point de convergence ne pouvait être une question idéologique ou un préalable principiel ou pratique typique de la formation des groupes gauchistes ou même de la gauche communiste ; autant de dogmatismes qui alimentèrent les multiples scissions propres à ces milieux . La position sur le bloc soviétique n’entrait donc pas en jeu dans la constitution et le développement de ce courant d’ensemble appelé opéraïste qui se rassemblait plutôt sur la nécessité de réfléchir aux transformations des procès de production et de travail, au rapport à la technique et aux machines, à la question de la nouvelle composition de classe issue de ces transformations et enfin à la possibilité, au sein du rapport social capitaliste, d’une « autonomie » du pôle travail par rapport au pôle capital permettant à la classe ouvrière d’affirmer une perspective révolutionnaire. Il est donc vain, pour Yves Coleman, de chercher dans l’intégrale des Quaderni Rossi (QR), une position ferme sur cette question. Toutefois, si on veut vraiment aborder le sujet on a une réponse éclairante dans une préface de 1966 faite par des militants des QR à la traduction française d’extraits de la revue publiés chez Maspéro sous le titre Luttes ouvrières et capitalisme d’aujourd’hui (1968). La critique de l’URSS de Staline y est prononcée sans détour (p. 21). Quand on pénètre à l’intérieur des textes, on peut y lire, par exemple, note 29, p. 53 de « Capitalisme et machinisme », que l’URSS est une « économie planifiée de type bureaucratique ». Page 59 du même article, note 40, il est fait référence positive à Cardan et les illusions technologistes de l’URSS y sont dénoncées. On y apprend aussi que la voie chinoise est plutôt meilleure (1963) et enfin, en décembre 1966, une lettre sur la Révolution culturelle paraît qui semble la soutenir. À part la dernière lettre de 1966 tout cela est rédigé par une seule personne, Edoarda Masi (n°6 et 7) qui deviendra maoïste. Je reconnais donc que dans les QR il y a eu des influences de la voie chinoise, mais je ferai trois remarques :

  • premièrement, à cette époque, le fondateur des QR, Panzieri est décédé et Tronti et Negri ont quitté la revue dès 1964 pour fonder Classe Operaia.
  • deuxièmement, la lecture qui est faite de la révolution culturelle est effectivement fausse mais c’est davantage une lecture de type libertaire (spontanéité des gardes rouges assimilés aux masses, fin de la séparation travail manuel/travail intellectuel) qu’on retrouvera plus tard dans un groupe comme Lotta Continua ou comme dans le groupe VLR en France ou parmi la tendance mao au sein du Mouvement du 22 Mars, qu’une lecture stalinienne de la voie chinoise, comme certains pouvaient le faire en Italie comme en France — en France le PCMLF et le CMLF, en Italie le Movimento Studentesco et le plus grand groupe politique gauchiste italien, l’Unione dei Comunisti Italiani, fruit monstrueux de l’accouplement entre un groupe stalinien et un groupe trotskiste (False-Martello) ;
  • troisièmement, ceux qui sont restés au sein des QR et ne sont pas partis à Classe Operaia sont ceux qui restent le plus liés aux organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et à son rapport ambigu au stalinisme (le PCI italien sera le premier parti déstalinisé et si c’est la photo de Gramsci qui trône officiellement dans les locaux du Parti, Togliatti n’en a pas moins été le représentant non russe le plus important du stalinisme international). Si je peux glisser mon avis, je dirais qu’en outre, cette question de la nature de l’URSS n’est plus une question déterminante et discriminante dans les années 60. Partout on recommence à lire Marx, à le lire d’une autre façon, à lire des textes inconnus ou peu connus . Partout on réfléchit aussi sur les transformations du procès de production et de l’organisation du travail (le rôle nouveau des techniciens, la montée des emplois de service et du nombre d’étudiants, mais aussi celle des OS et des ouvriers immigrés) et la signification des nouvelles luttes (par exemple, pour l’Italie, les émeutes de Piazza Statuto en 1962 vont marquer durablement les esprits et avoir des effets pratiques au sein même de l’opéraïsme). Je n’irai pas jusqu’à dire que la question de l’URSS n’est plus une question politique mais elle est devenue une question surtout historique, pour les anars d’abord (cf. Voline, puis Archinov, Makhno et en rapport avec Kronstadt), pour la gauche communiste germano-hollandaise ensuite (Gorter et Pannekoeck puis Rühle et Korsch), enfin pour les trotskistes toujours un peu en retard vu les positions de leur leader jusqu’à sa mort avec son « État ouvrier dégénéré ». Une des dernières tentatives de faire le point sur la nature de l’URSS aura d’ailleurs été celle d’un ancien dirigeant trotskiste, Pierre Naville qui dans son énorme Nouveau Léviathan (5 volumes) tente une recension de toutes les positions et pose pour sa part l’hypothèse d’un « socialisme d’État » géré par une bureaucratie dans lequel la mystique du travail a remplacé la mystique du capital. Pour ma part, s’il me fallait absolument choisir parmi les définitions et caractérisations de cette époque, c’est d’ailleurs la formulation qui me conviendrait le mieux (mais à Temps critiques comme aux Quaderni Rossi, ce n’est pas la nature des rapports de production en URSS qui nous a réunis ou empêché de nous réunir). Cette question de la qualification de l’URSS n’était déjà plus politiquement décisive dans les années 60 comme le montre l’évolution même de la revue SoB. La contribution fondamentale sur cette question est constituée par l’article de Chaulieu dans le n° 2 de 1949, « Les rapports de production en Russie » où, effectivement, à partir de cette analyse peut se dégager l’idée d’un « capitalisme bureaucratique » et non pas d’un « capitalisme d’État » (position de la gauche communiste germano-hollandaise). Ensuite plus rien de fondamental ne sera dit sur la question, SoB se centrant plutôt sur les révoltes polonaises et hongroises , alors que de son côté, Bordiga produit quand même un nombre de textes importants sur les rapports entre propriété et capital, même s’il raisonne encore dans le cadre des vieilles catégories auxquelles il applique davantage la méthode du syllogisme que celle de la dialectique : « une économie marchande est capitaliste, l’économie russe est marchande, donc elle est capitaliste ». Il s’enferre donc et s’il s’en sort mieux que les autres, par exemple dans ses prédictions sur la Chine, c’est qu’il pose comme postulat l’idée de Marx sur la tendance du capital à être mondial non pas par une extension géographique des pays capitalistes mais par une extension des relations capitalistes ce qu’il va appliquer à la Chine en prédisant que celle-ci ne serait pas intégrée au capital mondial par sa participation au processus de production capitaliste mais directement par la consommation. C’est d’ailleurs ce qui va se produire aujourd’hui alors qu’on entend pourtant claironner de partout que « la Chine est l’atelier du monde » Mais ce qui est intéressant pour l’évolution théorique, c’est de voir que dans le dernier numéro 40 de SoB (1965), Lapassade fait un long article sur l’URSS et la question du mode de production asiatique en commentaire du livre de Wittfogel, Le despotisme oriental, dans lequel il reconsidère la question (la domination stalinienne ne comporte-t-elle pas justement des caractères « asiatiques » ? s’interroge Lapassade). On n’y voit plus trace de l’appellation de « capitalisme bureaucratique » et Lapassade parle de mode de production bureaucratique. La question de l’existence ou non d’une classe dominante n’est donc pas résolue. Bref, on reste sur des interrogations. Que celles-ci soient jugées scolastiques par de nombreux groupes ou militants de l’époque n’est donc pas étonnant. De plus la question, à cette époque n’intéresse plus guère que les trotskistes dans leur affrontement avec les staliniens. Je ferais ici une parenthèse par rapport aux remarques de David sur les termes employés pour définir l’URSS. Avec les matériaux théoriques et la distance historique dont nous disposons aujourd’hui (qui nous évite par exemple des erreurs à la Castoriadis sur la « statocratie soviétique »), il me semble qu’aucun des termes utilisés n’était valable car ces derniers étaient hypostasiés dans un souci politique. La qualification du régime devenait la préoccupation première sans chercher véritablement ce qui y était mis dessous. Même si les événements de 1989 n’ont pas produit de signe immédiatement encourageant pour une « révolution mondiale », ils ont au moins montré plus clairement que toutes les caractérisations et théories sus-mentionnées, ce qui séparait les pays de l’aire slave des pays occidentaux (ce que savaient déjà les ouvriers berlinois de 1953, les polonais et les hongrois de 1956, les tchèques de 1968). À partir de l’exemple de la Chine actuelle (et non certes de l’URSS) j’ai essayé, dans un article pour le numéro 15 de la revue Temps critiques (à paraître fin janvier 2010), de dépasser la bataille des définitions ou qualifications de régime pour saisir la complexité des évolutions, la persistance du MPA et de l’État de la première forme qui exerce sa domination à travers le PCC, alors que pourtant la valeur s’y développe à un rythme infernal. En référence aux catégories que nous utilisons dans un article de synthèse pour le même numéro 15 (« Capital, capitalisme et société capitalisée »), je dirais qu’en Chine, le capital se développe bien en tant que substance (concrètement dans une « accumulation primitive ») mais qu’il n’existe pas encore en tant que rapport social (la révolution agricole n’est pas faîte, le travailleur n’est pas encore « libre » ) et en tant que société capitaliste (pas d’État de la seconde forme, d’État au sens de Hegel et donc pas encore de « société civile »). Point final pour le moment sur cette précision pour David et je reviens aux remarques d’Yves.
Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
vendredi 1er janvier 2010 à 14h57

Toni Negri, tout comme les Quaderni Rossi d’il y a 40 ans, continue d’appeler les dictatures staliniennes les pays du « socialisme réel », expression qui donne tout à fait raison aux réacs et aux gens d’extrême droite, si elle a le moindre fondement. Si vraiment le socialisme aboutit réellement à des sociétés d’exploitation, on comprend qu’une bonne partie des prolétaires s’en soient tenus à l’écart voire l’aient combattu en se fourvoyant dans les rangs des fascistes.... Bien sûr, en bon philostalinien, il nous explique que « sans le sacrifice » des « multitudes soviétiques » « les nazis auraient gagné la guerre et aujourd’hui nous serions tous en train de parler allemand ». Pas un mot sur les responsabilités du Parti communiste allemand dans l’avènement du nazisme ; pas un mot sur la décapitation de l’Armée soviétique par Staline lors des purges de 36-37 ; pas un mot sur les conséquences du Pacte germano-soviétique sur les communistes allemands livrés par Staline à Hitler (au contraire, il écrit : « Je ne suis certainement pas de ceux que l’alliance de Staline avec les nazis scandalise. En effet je l’ai toujours considéré comme un acte de lucidité stratégique ») ; pas un mot sur l’invasion des pays baltes et de la Pologne, et leurs conséquences criminelles pour les populations ; pas un mot sur l’antisémitisme en Union soviétique, sur ce que l’on appelle la « Nuit des Poètes assassinés », l’assassinat d’au moins 13 écrivains yiddish ; ni sur la liquidation des membres du Comité des juifs antifascistes ni sur le complot des Blouses blanches (au lieu de cela il a le cynisme d’écrire « il est totalement absurde de tenter d’accuser l’Union soviétique de comportements antisémites ») ; pas un mot sur la politique de russification forcée dans les républiques autres que la Russie, les déplacements forcés au sein de l’URSS, non au contraire Negri nous explique que les communistes russes étaient « internationalistes » ! Pour revenir à la question de la signification de la Seconde Guerre mondiale, c’est là que l’on voit toute l’escroquerie intellectuelle du terme « multitudes ». Negri ne prend pas en compte les intérêts de la classe dirigeante soviétique. Curieusement il ne pense pas à remercier les « multitudes » des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne qui elles aussi ont contribué à la victoire militaire sur le nazisme... Mais c’est parce qu’il pense, en bon philostalinien, que l’URSS avait un fonctionnement intérieur globalement plus positif que les autres Etats impérialistes. Il fait l’apologie de l’efficacité économique du régime capitaliste d’Etat avec tous les poncifs de la propagande stalinienne : « machine de modernisation formidable pour la Russie », le régime « bénéficiait alors de l’adhésion et du soutien de la quasi-totalité de la population ». Pas un mot sur la police politique, sur les camps de travail qui ont abouti à l’extermination de millions de détenus par la faim et le froid, sur les famines organisées, la liquidation physique des koulaks, etc.. Au lendemain de la guerre « Les gens étaient plus forts que le groupe dirigeant. La multitude avait perdu plus de 20 millions de ses frères au cours de la grande guerre contre le nazisme, et le groupe dirigeant en sentait sur sa nuque le souffre âpre ». « le stalinisme est une dictature de la majorité qui aurait par ailleurs très bien pu être démocratique ». Et ultime perle, le stalinisme est « un phénomène extrêmement productif. Ce qu’il a de monstrueux a été de toute façon en bonne partie provoqué ». On a là tous les éléments de base de la nostalgie du stalinisme qui fait des ravages non seulement chez les gens de plus de 60 ans dans tous les pays de l’Est, chez les ex-apparatchiks et cadres des partis staliniens qui ne se sont pas reconvertis suffisamment rapidement aux vertus du capitalisme privé, mais dans les milieux altermondialistes, chez les décerveleurs professionnels du Monde diplomatique, etc.

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YC

Le crépuscule de l’opéraisme italien et ses environs
vendredi 1er janvier 2010 à 12h52

Les premiers opéraistes étaient des militants qui n’avaient pas rompu théoriquement avec le stalinisme même s’ils critiquaient durement le PCI italien dans leur revue les Quaderni Rossi. En effet, ils faisaient référence aux « systèmes socialistes existants ». Pire ils écrivaient :

« Les pays socialistes, conditionnés actuellement dans leur plan d’expansion vers une société de consommation ont comme objectif d’atteindre le niveau de vie des pays du capitalisme avancé ; ils sont donc poussés à imiter l’organisation technico-productive du système capitaliste au niveau national et industriel comme il se présente aujourd’hui dans ses plans d’organisation. »

On voit donc qu’ils ne faisaient pas remonter cette question aux origines de l’URSS (ce que même Lénine reconnaissait dans les années 20 : un capitalisme d’Etat serait déjà un grand progrès… ;et ce que dénonçaient déjà des groupes comme l’Opposition Ouvrière avant l’Opposition de gauche trotskyste), mais que comme beaucoup d’éléments « radicalisés » après Berlin 1953 et Budapest 1956 ils pensaient que « l’involution » du prétendu « socialisme soviétique » était récente, comme en témoigne les citations suivantes.

« Tandis que l’URSS retient que l’on peut cohabiter avec le capitalisme… » (citation qui implique que l’URSS ne serait pas capitaliste)

et

« En URSS, on isole les prétendus aspects positifs, de manière acritique, et on cherche à les intégrer comme s’ils étaient la dernière touche à ajouter à l’édification du socialisme , comme si on pouvait procéder à cette opération sans que se produise une involution dans le sens capitaliste des rapports sociaux », etc., etc.

Quaderni Rossi n°6 « Movimeto operaio e autonomia della lotta di classe »

Quant au maoïsme et à la Chine on en trouve l’apologie dans « Lettura delle posizioni chinese » d’Edoarda Masi QR n°4 et où l’auteur défend la nécessité d’une révolution antiféodale et d’une alliance avec la bourgeoisie démocratique chinoise, sous la direction du PC chinois, en vue d’une dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, première étape vers la révolution socialiste. Du Staline pur jus !

Dans la lettre des Quaderni Rossi sur le conflit sino-soviétique « Problemi attuali nella polemica sino-sovietica » il est fait référence non seulement à l’existence d’« Etats socialistes » et d’un « camp socialiste », mais en plus il est rendu hommage à la « contribution fondamentale des communistes chinois » , à leur « position de classe », même si leur analyse est considérée comme «  fragmentaire »…..

Les Quaderni Rossi prennent au sérieux la critique des communistes chinois contre la « politique de puissance de l’URSS et le réformisme » des PC. Ils reconnaissent la valeur positive de l’appui des Etats socialistes aux mouvements de libération nationale, sans poser la question de l’impérialisme russe. La seule critique qu’ils adressent aux uns et aux autres (aux staliniens chinois et soviétiques) c’est de ne pas avoir résolu « la contradiction entre la révolution socialiste et le renforcement de la structure étatique, ainsi que la création d’un système d’Etats socialistes ».

Cette réserve est bien maigre et bien abstraite...

Bien sûr la pensée de Negri, qui se développe depuis 40 ans, est plus complexe que son simple rapport aux pays dits « socialistes », mais sa stalinophilie (en tout cas dans « Goodbye Mister socialisme » paru en traduction française au Seuil en 2007) et son incapacité à faire un bilan politique sérieux du stalinisme doivent nous inciter à la plus grande vigilance vis-à-vis de l’influence politique d’un théoricien aussi peu rigoureux sur la plus grande catastrophe qui ait frappé le mouvement ouvrier au XXe siècle.... Pour préciser un peu ce que j’entends part stalinien et néostalinien, voici un texte en question qui s’applique aux Partis communistes mais aussi à tous ceux qui partagent tout ou partie de leurs positions politiques. Et donc aussi à Negri.

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