Quand la trompette eut sonné, bouclier tendu, ils avancèrent ; puis ils doublèrent le pas, en poussant des cris, et spontanément se mirent à courir vers leurs tentes. Chez les Barbares la panique fut générale. La Cilicienne se sauva sur son char ; les gens du marché détalèrent, laissant là leurs denrées. Les Grecs arrivèrent à leurs tentes, avec des rires. La Cilicienne, à la vue du bel aspect et de l’ordonnance de l’armée, était dans l’admiration. Quant à Cyrus, il était enchanté de la terreur que les Grecs avaient causée aux Barbares [1].
Xénophon, Anabase, 1, 2, 16-18.
Brutes éclairées
Même le triste sort de tueurs entreprenants a quelque chose à nous apprendre. Dans le courant de l’été 401 avant J.-C., Cyrus le Jeune recruta 10.700 hoplites grecs – des soldats d’infanterie lourdement armés d’une lance, d’un bouclier et d’une armure – pour l’aider à faire valoir ses prétentions au trône perse. Ses recrues étaient en grande partie des vétérans aguerris par vingt-sept ans de guerre du Péloponnèse (431-404 avant J.-C.). En tant que mercenaires, ils venaient de tout le monde de langue grecque. Beaucoup étaient des meurtriers, des renégats ou des exilés. Les presque adolescents ou les hommes d’âge mûr encore robustes s’enrôlaient pour de l’argent. Beaucoup étaient sans travail et avides d’un emploi lucratif de tueurs, à n’importe quel prix, à la suite des guerres intestines qui avaient épuisé et presque ruiné le monde grec. Mais il y avait aussi dans leurs rangs quelques privilégiés, des étudiants en philosophie ou en art oratoire, qui marcheraient en Asie aux côtés de ces mercenaires indigents : des aristocrates comme Xénophon, élève de Socrate, et Proxénos, le général béotien, mais aussi des médecins, des officiers de carrière, des colons en herbe et d’opulents amis grecs du prince Cyrus.
Après une marche victorieuse de plus de 2.400 kilomètres vers l’est, au cours de laquelle ils avaient éparpillé toute opposition, les Grecs enfoncèrent les lignes royales perses à la bataille de Cunaxa, au nord de Babylone. Le prix de la destruction de toute une aile de l’armée perse fut un seul hoplite grec blessé par flèche. La victoire des Dix Mille dans une épreuve de force spectaculaire pour le trône des Perses fut cependant perdue : leur patron, Cyrus, se lança témérairement aux trousses de son frère Artaxerxès, traversa la ligne de bataille et se fit tailler en pièces par la garde impériale perse.
Soudains confrontés à une pléiade d’ennemis et d’anciens alliés hostiles, se retrouvant en rade loin de leur pays, sans argent, sans guides ni provisions, sans futur roi, sans cavalerie de poids ni fantassins lanceurs de projectiles, les « orphelins » du corps expéditionnaire grec votèrent néanmoins de ne pas se rendre à la monarchie perse mais se préparèrent à combattre pour regagner le monde grec. La rude remontée vers le nord à travers l’Asie en direction des rives de la mer Noire est au cœur de l’Anabase (« voyage à l’intérieur des terres ») de Xénophon, l’auteur lui-même étant l’un des chefs de la retraite des Dix Mille.
Entourés de milliers d’ennemis, leurs généraux d’origine capturés et décapités, forcés de traverser les terres contestées de plus de vingt peuples différents, devant se frayer un chemin à travers des congères, des cols de haute montagne et des steppes arides, souffrant du gel, de malnutrition et de fréquentes maladies, tout en étant obligés de combattre diverses tribus sauvages, les Grecs n’en réussirent pas moins à regagner pour la plupart les rivages sûrs de la mer Noire – moins d’un an et demi après avoir quitté leur pays. Ils avaient mis en déroute toutes les forces asiatiques hostiles rencontrées sur leur chemin. Cinq sur six avaient survécu. La majorité des morts n’étaient pas tombés au combat, mais dans les hauteurs enneigées de l’Arménie.
Au cours de leurs épreuves, les Dix Mille furent abasourdis par les Taokhes, dont les femmes et les enfants se jetèrent du haut de falaises en un suicide collectif rituel. Ils découvrirent les Mossynœkes, Barbares à la peau blanche également déroutants avec leurs ébats sexuels en public. Les Khalybes voyageaient avec les têtes de leurs ennemis abattus. L’armée royale des Perses elle-même paraissait étrange : ses fantassins, parfois fouettés par leurs officiers, fuirent à la première offensive de la phalange grecque. Ce qui frappe, en dernière instance, le lecteur de l’Anabase, ce n’est pas simplement le courage, le talent et la brutalité de l’armée grecque – qui, après tout, n’était en Asie que pour tuer et s’enrichir –, mais aussi l’immense division culturelle existant entre les Dix Mille et les vaillantes tribus qu’ils combattaient.
Où, ailleurs qu’en Méditerranée, des philosophes et des élèves de rhétorique franchiraient-ils des coupes-gorges pour se heurter de front à la chair ennemie ? Où, ailleurs, chaque homme sous les armes se sentait-il l’égal de tout autre homme de l’armée ou, tout au moins, se croyait-il libre et maître de son destin ? Quelle autre armée du monde antique élisait-elle ses chefs ? Et comment une si petite force conduite par un conseil élu pouvait-elle se frayer un chemin à des milliers de kilomètres de chez elle au milieu d’une multitude d’ennemis hostiles ?
Sitôt que les Dix Mille – autant une « démocratie en marche » qu’une armée de mercenaires – eurent quitté le champ de bataille de Cunaxa, les soldats retrouvèrent leur routine, organisant des assemblées pour voter les propositions de leurs chefs élus. En temps de crise, ils formaient des conseils ad hoc pour veiller à ce qu’il y eût assez d’archers, de cavaliers et de membres du corps médical. Face à une diversité de défis tant naturels qu’humains – fleuves infranchissables, pénurie, ennemis tribaux peu familiers –, des conseils siégeaient pour débattre et discuter de tactiques inédites, fabriquer de nouvelles armes et modifier leur organisation. Les généraux élus marchaient et combattaient aux côtés de leurs hommes et veillaient à dresser le bilan de leurs dépenses.
Les soldats du rang cherchaient un choc frontal avec leurs ennemis. Tous acceptaient la nécessité d’une discipline stricte et, chaque fois que possible, se battaient épaule contre épaule. Malgré leur pénurie critique de troupes montées, la cavalerie du Grand Roi ne leur inspirait que mépris. « Nul n’est jamais mort dans la bataille de la morsure ou du coup de patte d’un cheval », rappelait Xénophon à ses fantassins assiégés (Anabase, III, 2, 19). Arrivés sur les côtes de la mer Noire, les Dix Mille menèrent des enquêtes judiciaires et procédèrent à des audits sur les résultats de leurs chefs au cours de l’année écoulée ; les mécontents votèrent librement de se séparer et de rentrer chez eux. La voix d’un modeste berger arcadien avait le même poids que celle de l’ aristocrate Xénophon, élève de Socrate, futur auteur de traités allant de la philosophie morale aux revenus potentiels d’Athènes.
Envisager un équivalent perse des Dix Mille est chose impossible. Imaginez la force d’élite du roi perse – son infanterie lourde, c’est-à-dire ses 10.000 Immortels, ou Amrtaka – confrontée à des forces dix fois plus nombreuses, isolées et abandonnées en Grèce, marchant depuis le Péloponnèse jusqu’en Thessalie, triomphant des phalanges supérieures en nombre de chaque État-cité grec envahi pour se mettre enfin en lieu sûr dans l’Hellespont. L’histoire offre un parallèle plus tragique : l’immense armée d’invasion du général perse Mardonios qui, en 479 avant J.-C., à Platées, fut vaincu et obligé de parcourir près de cinq cents kilomètres vers le nord, à travers la Thessalie et la Thrace. Malgré les effectifs considérables de l’armée et l’absence de toute poursuite organisée, rares sont les Perses qui regagnèrent jamais leurs pénates. De toute évidence, ils ne furent pas Dix Mille. Leur roi les avait de longue date abandonnés ; après sa défaite à Salamine, Xerxès avait regagné la sécurité de sa cour à l’automne précédent.
La supériorité technique n’explique pas en soi ce miracle grec, même si, à divers endroits, Xénophon suggère que la lourde panoplie de bronze, de bois et de fer des Dix Mille n’avait point d’équivalent en Asie. Rien n’indique que les Grecs fussent par nature « différents » des hommes du roi Artaxerxès. L’idée ultérieure, et pseudo-scientifique, que les Européens étaient une race supérieure aux Perses n’avait aucun adepte parmi les Grecs de l’époque. Bien qu’ils fussent des mercenaires rompus au pillage et au vol, les Dix Mille n’étaient pas plus sauvages ni plus guerriers que d’autres pillards et maraudeurs de leur temps ; et ils étaient encore moins meilleurs ou plus moraux que les tribus rencontrées en Asie. La religion grecque n’attachait pas un grand prix à l’idée de tendre l’autre joue ni à la conviction que la guerre serait en soi anormale ou amorale. Le climat, la géographie et les ressources naturelles n’ont pas grand-chose à nous apprendre. En vérité, les hommes de Xénophon ne pouvaient qu’envier les habitants d’Asie Mineure, dont les terres arables et les richesses naturelles contrastaient si fortement avec la pauvreté du sol en Grèce. De fait, ils prévinrent les leurs que quiconque migrait vers l’est risquait de devenir un « Lotophage » léthargique dans un paysage naturel tellement plus riche.
Toutefois, l’Anabase l’indique clairement : les Grecs combattirent très différemment de leurs adversaires ; quant aux traits proprement helléniques de la bataille – le sentiment de liberté personnelle, la discipline supérieure, des armes sans pareilles, une camaraderie égalitaire, l’esprit d’initiative, une adaptation et une souplesse tactiques de tous les instants, la préférence pour le choc des troupes d’infanterie –, ils étaient eux-mêmes les dividendes meurtriers de la culture hellénique dans son ensemble. La manière particulière qu’avaient les Grecs de tuer était le fruit d’un gouvernement consensuel, de l’égalité dans les classes moyennes, de l’audit civil des affaires militaires, de la séparation du politique et du religieux, de la liberté, de l’individualisme et du rationalisme. L’épreuve des Dix Mille, en rade et menacés d’extinction, mit en valeur la polis qui était innée chez tous les soldats grecs, lesquels se conduisirent alors en campagne comme des civils, précisément, dans leurs États-cités respectifs.
Sous une forme ou sous une autre, les Dix Mille allaient être suivis par des intrus européens également brutaux : Agésilas et ses Spartiates, Charès le mercenaire, Alexandre le Grand, Jules César et des siècles de domination des légionnaires, les Croisés, Hermàn Cortés, les explorateurs portugais dans les mers asiatiques, les redcoats britanniques en Inde et en Afrique, et des pléiades d’autres larrons, boucaniers, colons, mercenaires, impérialistes et explorateurs. La plupart des corps expéditionnaires occidentaux ultérieurs se retrouvèrent inférieurs en nombre et souvent déployés loin de chez eux. Ils n’en triomphèrent pas moins de leurs ennemis en puisant à des degrés divers dans les éléments de la culture occidentale pour massacrer sans merci leurs adversaires.
Dans la longue histoire de la pratique militaire européenne, c’est presque un truisme : depuis deux millénaires et demi, le principal souci militaire d’une armée occidentale a toujours été une autre armée occidentale. De rares Grecs tombèrent à Marathon (490 avant J.-C.). Des milliers moururent dans les affrontements ultérieurs de Némée et de Coronée (394 avant J.-C.), où des Grecs combattirent des Grecs. La seconde guerre médique (480-479) fit relativement peu de morts parmi les Grecs. La guerre du Péloponnèse ( 431-404) entre États grecs fut un abominable bain de sang. Alexandre lui-même tua plus d’Européens en Asie que ne le firent des centaines de milliers de Perses sous Darius III. Les guerres civiles romaines faillirent ruiner la République comme Hannibal lui-même n’y était parvenu. Waterloo, la Somme et Omaha Beach ne font que confirmer l’holocauste qui se produit chaque fois qu’un Occidental affronte un Occidental.
Ce livre s’efforce d’expliquer pourquoi il en va ainsi, pourquoi les Occidentaux ont été si habiles à se servir de leur civilisation pour en tuer d’autres – pour guerroyer si brutalement, si souvent sans se faire tuer. Passée, présente et future, l’histoire du dynamisme militaire dans le monde est, en définitive, une enquête sur les prouesses des armes occidentales. Les spécialistes de la guerre peuvent s’offusquer d’une telle généralisation. Des universitaires trouveront cette affirmation chauvine ou pire, s’empressant de citer chaque exception - des Thermopyles à Little Big Hom – pour la réfuter. Quant au grand public lui-même, il est le plus souvent inconscient de la létalité militaire singulière et persistante de sa culture. Au cours des 2.500 ans passés – même dans le haut Moyen Âge, bien avant la « Révolution militaire » et pas simplement du fait de la Renaissance, de la découverte européenne des Amériques ou de la Révolution industrielle –, il y a eu pourtant une pratique de la guerre propre à l’Occident, un fondement commun et une manière continuelle de se battre qui ont fait des Européens les soldats les plus meurtriers de l’histoire de la civilisation.
La primauté de la bataille
De la guerre comme culture
Ce qui m’intéresse ici n’est pas de savoir si la culture militaire européenne est moralement supérieure, ou beaucoup plus lamentable, que celle du monde non occidental. Les conquistadors, qui mirent fin aux sacrifices humains et aux tortures sur la grande pyramide de Mexico, venaient d’une société qui était encore sous le coup de la Grande Inquisition et de la féroce Reconquista. Et ils laissèrent dans leur sillage un monde affligé par la maladie et au bord de la ruine. Je me soucie moins encore d’affirmer la légitimité de telle ou telle guerre, de savoir si un Pizarro, le massacreur du Pérou (annonçant calmement que « le temps des Incas est terminé » ), était meilleur ou pire que ses meurtriers ennemis, si l’Inde a terriblement souffert ou légèrement bénéficié de la colonisation anglaise, ou encore si les Japonais avaient de bonnes raisons de bombarder Pearl Harbor ou les Américains de réduire Tokyo en cendres. Ma curiosité ne va pas à la dureté de cœur de l’homme occidental, mais à sa capacité de se battre, plus précisément à la manière dont sa prouesse militaire réfléchit des pratiques sociales, économiques, politiques et culturelles qui, en apparence, n’ont pas grand rapport avec la guerre.
Loin d’être original, ce lien entre les valeurs et la bataille a un pedigree ancien. Les historiens grecs, dont les récits tournent autour de la guerre, ont presque toujours cherché à tirer des leçons culturelles. Dans l’histoire des guerres du Péloponnèse de Thucydide, voici près de 2.500 ans, le général spartiate Brasidas dénigre les prouesses militaires des tribus illyriennes et macédoniennes qui affrontent ses hoplites. Ces hommes, dit-il de ses farouches adversaires, n’ont pas de discipline et sont incapables de supporter le choc de la bataille. Ils sont comme toutes les populaces : ils paraissent redoutables mais poussent des cris d’effroi quand ils se retrouvent face au fer froid d’hommes en rang et disciplinés. Pourquoi ? Parce que, poursuit Brasidas haranguant ses soldats, ces tribus sont le produit de cultures où « ce n’est pas la multitude qui commande au petit nombre ; c’est au contraire la minorité qui impose sa loi à la masse » [2] (Thucydide, IV, 127).
A l’opposé de ces immenses armées de « barbares » hurlant, sans gouvernement fondé sur le consensus ni constitution écrite – et même si « le spectacle qu’offre leur multitude est impressionnant », si « on a peine à endurer leurs hurlements et [s’] ils ont une façon bien menaçante d’agiter leurs armes dans les airs » – , les citoyens d’États comme les vôtres, assure Brasidas à ses hommes, restent fermes. Observez qu’il ne dit mot de la couleur de la peau, de la race ou de la religion. Il établit plutôt un lien simpliste entre la discipline militaire, le combat en rang et la préférence pour le choc frontal, d’un côté, et, de l’autre, l’existence d’un gouvernement populaire et consensuel, qui donne au fantassin moyen de la phalange un sentiment d’égalité et de supériorité sur ses ennemis. Que l’on veuille ou non rejeter ce portrait intéressé de tribus frénétiques comme une « construction » ou une « fiction » occidentale chauvine, contester que l’oligarchie spartiate de Brasidas fût vraiment un gouvernement assis sur de larges bases, ou objecter que des fantassins européens sont souvent tombés dans les embuscades tendues par des guérillas plus alertes, le fait n’en reste pas moins incontestable : il existait une tradition d’infanterie lourde disciplinée parmi les États-cités grecs au gouvernement constitutionnel, mais rien qui lui fût comparable au sein des populations tribales du Nord.
Dans une analyse de la culture et du conflit, pourquoi nous faut-il nous concentrer sur quelques heures de bataille et l’expérience du soldat moyen au combat, plutôt que sur le déroulement épique des guerres, avec leur lot de grande stratégie, de manœuvres tactiques et d’opérations sur un théâtre immense – toutes choses qui se prêtent beaucoup mieux à une exégèse sociale et culturelle fouillée ? L’histoire militaire ne doit jamais s’écarter de la tragique histoire de la tuerie, qu’on ne trouve en définitive que dans la bataille. La culture dans laquelle se battent les soldats détermine si des milliers de jeunes gens, pour l’essentiel innocents, sont en vie ou se décomposent après l’heure de la bataille. Des abstractions telles que le capitalisme ou le militarisme civique ne sont guère abstraites quand sonne l’heure de la bataille : ce sont des réalités concrètes qui, en fin de compte, ont déterminé le fait qu’à Lépante des paysans turcs de vingt-deux ans aient survécu ou aient été harponnés par milliers, ou que des cordonniers et des tanneurs athéniens aient pu regagner leurs foyers sains et saufs après avoir accompli leur carnage à Salamine ou se soient fait au contraire découper en morceaux sur les rives de l’Attique.
Il est, dans la bataille, une vérité inhérente. Il est difficile de travestir le verdict du champ de bataille, et presque impossible de justifier les morts ou de suggérer qu’une pitoyable défaite est, d’une manière ou d’une autre, une victoire. Les guerres sont la somme des batailles, et les batailles le compte des individus qui tuent ou qui meurent. Comme l’ont souligné des observateurs aussi divers qu’Aldous Huxley ou John Keegan, décrire un conflit c’est décrire non seulement les meilleurs fusils des troupes impériales ou le tranchant inégalé du gladius romain, mais aussi, en fin de compte, la collision d’une balle de fusil-mitrailleur avec le front d’un adolescent ou un Gaulois saigné ou étripé par le tranchant d’un glaive. Parler d’une guerre de quelque autre manière a quelque chose d’immoral : l’idée que des soldats s’endorment, plutôt qu’ils ne sont déchiquetés, quand une balle les frappe, que des généraux entraînent au cœur de la mêlée des bataillons impersonnels ou des compagnies d’automates, plutôt que des jeunes gens hurlant sous des nuages de gaz et des grêles de balles, ou qu’un corps en putréfaction n’a pas grand-chose à voir avec les approches plus générales de la science et de la culture.
L’euphémisme dans les récits de bataille, ou l’omission pure et simple du carnage dans tout ce qu’il a de saisissant, est presque un crime de la part de l’historien de la chose militaire. Qu’évoquant ta guerre, des auteurs de talent – d’Homère, Thucydide, César, Victor Hugo et Léon Tolstoï à Stephen Runcinam, James Jones et Stephen Ambrose – assimilent la tactique au sang et la stratégie aux cadavres n’a rien d’un accident. Comment peut-on évoquer les problèmes culturels plus généraux qui entourent la guerre sans raconter comment les jeunes gens tuent et meurent, sans se souvenir que des milliers de jeunes sont floués de leur jeunesse, que leur corps robuste est transformé en charpie sur le champ de bataille en l’espace de quelques minutes ?
Telle est notre dette envers les morts : nous devons découvrir à tout prix comment – et pourquoi – la pratique du gouvernement, de la science, du droit et de la religion détermine instantanément le destin de milliers d’hommes sur le champ de bataille. Au cours de la guerre du Golfe (1990-1991), le concepteur d’une bombe intelligente (smart bomb) américaine, l’assembleur dans son usine de fabrication, le logisticien qui l’a commandée, reçue, stockée et chargée sur un avion à réaction, tous ont fonctionné autrement que leurs adversaires irakiens – si tant est qu’ils fussent réellement des équivalents – et ont fait en sorte qu’un conscrit innocent de l’armée de Saddam Hussein se trouve taillé en pièces sans grande chance d’échapper à l’attaque, de tomber héroïquement ou de tuer le pilote qui l’a tué. Pourquoi des adolescents irakiens ont-ils été des cibles sur les consoles vidéo d’hélicoptères américains sophistiqués, non pas l’inverse ? Pourquoi des GI de l’État glacial du Minnesota étaient-ils mieux équipés pour combattre dans le désert que des recrues de la ville proche de Bagdad où la chaleur est étouffante ? Tout cela est essentiellement le fruit d’un héritage culturel, non pas du courage militaire, encore moins un accident de la géographie ou des gènes. Qui dit guerre dit en définitive tuerie. Son histoire devient absurde quand l’historien passe sous silence son salaire de mort.
Les « Grandes Batailles »
L’idée d’étudier des « batailles décisives » arbitraires est tombée en discrédit : ainsi d’études classiques comme The Fifteen Decisive Battles of the World de sir Edward Creasy, Décisive Battles Since Waterloo de Thomas Knox ou Decisive Battles of the World : From Salamis to Madrid de J. E. C. Fuller. De tels compendiums cherchaient naguère à montrer comment le cours de la civilisation reposait sur le succès d’une charge ou deux lors d’une bataille marquante – sur des actes individuels de lâcheté, de bravoure et de chance, des « probabilités humaines », comme dit Creasy, aux prises avec des « causes et effets » plus vastes, voire avec des courants déterministes qu’il baptisait du nom de « fatalisme ».
Les Grandes Batailles étaient également sélectionnées comme des objets légitimes d’étude morale et éthique. Ainsi que l’admettait Creasy dans sa préface, « il y a une indéniable grandeur dans le courage discipliné, et dans l’amour de l’honneur, qui pousse les combattants à aller au-devant de la souffrance et de la destruction » (p. VII). Les batailles font ressortir en chacun le lâche ou le héros. La logique du XIXe siècle était qu’il n’y avait pas de meilleur moyen de tremper notre caractère qu’en nous imprégnant par la lecture de l’héroïsme et de la lâcheté propres aux combats passés. À première vue, il est difficile de contester les deux prémisses de Creasy, à savoir que des batailles changent l’histoire et sont riches d’un enseignement moral intemporel. Si Thémistocle n’avait été présent à Salamine, les Grecs, dans l’enfance vulnérable de la civilisation occidentale, auraient bien pu être vaincus puis assujettis à la satrapie la plus occidentale de la Perse, avec des conséquences catastrophiques pour l’histoire ultérieure de l’Europe. De même, nous pouvons tirer les leçons de l’audace martiale en lisant le récit de l’effroyable charge des phalangistes d’Alexandre dans la plaine de Gaugamèles ou apprendre le prix de la folie dans le récit que fait Tite-Live du commandement romain à Cannes. Je souhaite pourtant reprendre ce genre des Grandes Batailles, hérité du XIXe siècle, à des fins qui n’ont rien à voir avec le désir de découvrir les heures cruciales de notre histoire ou de prendre des poses en dissertant de la bravoure guerrière. La bataille est aussi l’occasion d’une cristallisation culturelle dans laquelle des institutions jusque-là insidieuses ou plus subtiles, sinon troubles et mal définies, deviennent tranchantes et implacables à des fins de tuerie organisée.
En dehors de l’Occident, aucune autre culture n’a mobilisé autant de discipline, de résolution et de savoir-faire technique au service de l’art de tuer que les Européens dans la folie de Verdun : une version industrielle et soutenue du carnage qui se distingue même des massacres tribaux les plus horrifiques. Aucune tribu d’indiens d’Amérique ni aucun impi (régiment) zoulou n’aurait pu mobiliser, ravitailler et armer – mais aussi faire tuer et remplacer – des centaines de milliers d’hommes pendant plusieurs mois d’affilée pour la cause politique assez abstraite d’un État-nation. Les plus vaillants des Apaches – si redoutables dans les raids et les escarmouches sur les Grandes Plaines – seraient rentrés chez eux après la première heure de Gettysburg.
De même y avait-il peu de chances que le gouvernement américain, aux heures les plus sombres de décembre 1941 – avec la Grande-Bretagne dans les cordes, les nazis aux portes de Moscou, les Japonais dans les airs au-dessus d’Hawaii –, ordonnât à des milliers de ses pilotes de s’écraser sur l’immense porte-avions de l’amiral Yamamoto ou commandât aux B-17 de plonger sur les raffineries de pétrole allemandes. Après le revers catastrophique d’Hasdrubal sur le Métaure, il n’y avait aucune probabilité pour que, comme Rome l’avait fait après le massacre bien pire de Cannes, l’assemblée carthaginoise ordonnât à un général de mobiliser tous ses citoyens valides : une véritable nation en armes se levant pour écraser les abominables légions renaissantes. La bataille seule nous donne un aperçu des raisons précises et plus générales pour lesquelles des hommes tuent et meurent – des raisons qu’il est difficile de masquer et plus difficile encore d’ignorer.
Évoquant la victoire d’Alexandre sur la plaine de Gaugamèles, Creasy écrivait voici plus d’un siècle : « Non seulement il a renversé une dynastie orientale, mais il a instauré à sa place des souverains européens. Il a brisé la monotonie du monde oriental en donnant l’impression d’une énergie occidentale et d’une civilisation supérieure, de même que la mission présente de l’ Angleterre est de battre en brèche la stagnation mentale et morale de l’Inde et du Cathay en les noyant sous le courant impulsif de la conquête et du commerce anglo-saxons » (E. Creasy, The Fifteen Decisive Battles of the World, p. 63). Presque tout est faux dans cette analyse, sauf une formule incontestable : « l’énergie occidentale ». L’Angleterre était en Inde, l’Inde n’était pas en Angleterre. Les brigands d’Alexandre n’étaient guère des émissaires de la culture : ils allèrent à l’est piller et mettre à sac, non pas « civiliser ». Mais ils tuèrent sans périr en raison d’une tradition militaire qui, depuis des siècles, s’était révélée à aucune autre pareille dans le monde antique et qui était elle-même le produit d’une culture sociale, économique et politique différente, celle de la Perse achéménide.
Les neuf batailles retenues dans ce livre ne l’ont pas été exclusivement parce que de leur issue a dépendu le destin de civilisations, même si ce fut assurément vrai dans le cas de Salamine, de la plaine de Gaugamèles et du siège de Mexico. Je n’ai pas non plus choisi ces batailles en raison de leur héroïsme ou de leur bravoure hors pair, pour leur valeur éthique au nom de laquelle nous sommes censés apprécier ou rejeter la fibre morale ou le caractère national même d’un peuple. Bien que l’organisation d’une armée, sa discipline et ses armes puissent assurément magnifier ou amoindrir l’esprit martial d’un homme, la bravoure n’en est pas moins une caractéristique plus universelle et ne nous apprend pas grand-chose sur la létalité propre à un peuple ou sur sa culture en général. Les Européens n’étaient pas intrinsèquement plus malins ou vaillants que les Africains, les Asiatiques ou les Indigènes d’Amérique qu’ils massacraient habituellement. Les guerriers aztèques que déchiqueta le canon de Cortés, ou les Zoulous que massacrèrent les Britanniques avec leurs fusils Martini-Henry à Rorke’s Drift, étaient peut-être les combattants les plus courageux qu’on ait jamais vus dans l’histoire de la guerre. Les courageux pilotes américains qui soufflèrent le Kaga à Midway n’étaient pas plus braves que les valeureux Japonais qui périrent dans les flammes.
Je suis également incapable de présenter des « leçons » militaires universelles. On ne trouvera pas ici l’anatomie des bévues tactiques qui ont condamné une armée entière : des batailles imprudentes comme celle de Koursk qui a eu raison des panzers allemands en Russie ou l’expédition mal conçue de Varus, qui se solda par le massacre de milliers de légionnaires et ruina au fond toute chance d’intégrer la Germanie à l’Empire romain. Certes, il y a du vrai dans cette idée d’un « art de la guerre » intemporel qui transcende les siècles et les continents, et qui est donc propre à l’homme dans la bataille, plutôt que spécifique d’une culture : la concentration des forces, le bon usage de la surprise, la nécessité de lignes de ravitaillement sûres, et ainsi de suite. Pour l’essentiel, cependant, ces livres sur la connaissance de la bataille ont déjà été écrits. Dans leur effort pour dégager des vérités universelles sur la manière dont on gagne ou perd une guerre, ils omettent souvent de prendre en considération le bagage culturel avec lequel une armée pénètre sur le champ de bataille.
J’ai donc plutôt choisi ces affrontements pour ce qu’ils nous disent de la culture, plus précisément des éléments cruciaux de la civilisation occidentale. Ce sont des « jalons » en raison de ce qu’ils nous apprennent sur la façon dont une société combat, non pas nécessairement du fait de leur importance historique. Les batailles sont des instantanés, des aperçus d’une manière de faire la guerre propre à une tradition culturelle, non pas les chapitres progressifs d’une histoire globale de la guerre en Occident. Il ne s’agit pas chaque fois de victoires européennes. Cannes, par exemple, fut une horrible défaite pour les Romains, le Têt un grand embarras politique pour les Américains. Et tous ces affrontements n’ont pas opposé de manière bien tranchée des forces occidentales à des forces non occidentales. S’agissant du phénomène de l’occidentalisation, nous avons autant de leçons à tirer des armées de Carthage, du Japon impérial ou des Vietnamiens du Nord, qui ont toutes adopté divers éléments des pratiques guerrières et des armements occidentaux qui leur ont conféré sur le champ de bataille des avantages inconnus de leurs voisins africains et asiatiques et leur ont finalement permis de tuer des milliers d’Occidentaux. À cet égard, il doit y avoir un facteur commun qui explique pourquoi Darius III avait des Grecs à son service, pourquoi les Ottomans ont installé leur capitale dans la ville européenne de Constantinople qu’ils venaient de conquérir, pourquoi les Zoulous se servirent de fusils Martini-Henry à Rorke’s Drift, pourquoi le Soryu ressemblait à l’Enterprise à Midway, et pourquoi un AK-47 et un M-16 paraissent presque identiques. La réciproque n’est pas vraie : Alexandre ne devait pas recruter d’immortels ; les Croisés ne déplacèrent pas la capitale de la France ou de l’Angleterre à Tyr ou à Jérusalem ; les Britanniques n’équipèrent pas leurs régiments d’assegais ; et la flotte américaine n’enseigna pas à ses marines le maniement du sabre à la manière des samouraïs.
En vue d’identifier des thèmes communs et récurrents, j’ai recherché la diversité au sens le plus large : des batailles en mer, dans les airs et sur terre ; des batailles dans le Nouveau Monde, en Méditerranée, dans le Pacifique, mais aussi en Europe, en Asie et en Afrique ; des batailles à la fois relativement modestes et gigantesques ; des batailles décisives comme celle de Midway et d’autres, comme Rorke’s Drift, en définitive sans grande conséquence ; des batailles entre colons et aborigènes ou États et empires, ou encore entre religions. J’ai également essayé d’illustrer les caractéristiques occidentales de la guerre dans leur occurrence la plus improbable : la valeur du militarisme civique à Cannes, lorsqu’une armée de mercenaires triompha des milices de Rome ; la suprématie des fantassins dans le haut Moyen Age, en un temps d’impuissance occidentale, alors que le chevalier était censé dominer le champ de bataille ; la singularité des techniques et des recherches occidentales parmi les conquistadors, qui étaient des produits de l’inquisition et de la Reconquista ; la supériorité de la discipline occidentale contre les Zoulous, l’armée indigène la plus disciplinée et la mieux organisée d’Afrique ; et la valeur de la dissension et de l’autocritique au cours de l’offensive du Têt, lorsque les excès de zèle épisodiques de l’opposition réussirent à transformer en défaite une victoire militaire qui était claire sur le champ de bataille. On voit sans mal que le militarisme civique ou l’infanterie a sauvé l’Occident à Platées, que les troupes d’ Angleterre, de France ou d’Allemagne illustraient l’excellence des techniques occidentales, et que les armées coloniales étaient mieux disciplinées que les insulaires du Pacifique. Pourtant, il y a plus d’enseignements à tirer sur la résilience de l’Europe et sa culture dans ces scénarios catastrophe, où la manière occidentale de faire la guerre semble au départ assez peu dynamique, voire contre-productive.
Outre la ligne de partage de conflits opposant pour l’essentiel des Occidentaux à des non-Occidentaux, la seule autre constante est un vague sentiment de chronologie – d’une progression menant du monde antique aux Temps modernes, de la lance à l’avion à réaction. Cet accent sur l’Antiquité classique est délibéré : tandis que la plupart des historiens admettent une domination européenne dans le domaine des armements du XVIe au XXe siècle, beaucoup moins professent que, depuis sa création, l’Occident a joui d’avantages martiaux sur ses adversaires, ou que cette domination repose non seulement sur un arsenal supérieur, mais aussi sur le dynamisme culturel. Les batailles qui jalonnent l’essor de l’Occident ne reflètent pas une évolution radicale dans l’art de faire la guerre au fil des siècles. Tandis que la guerre occidentale est devenue plus sophistiquée et meurtrière avec le temps, ses principaux dogmes étaient bien établis dès l’Antiquité classique. Par voie de conséquence, tous nos exemples réfléchissent les points communs de la pratique militaire : la liberté d’expression, par exemple, était partie intégrante de la cause grecque lors de notre première bataille, Salamine ; et elle était également caractéristique de notre dernier exemple, le Têt, quelque 2.500 ans plus tard. Je soutiendrai que ce qui a conduit à l’actuelle supériorité militaire de l’Occident (« Troisième Partie : Contrôle ») n’est pas une altération ou une amélioration fondamentale du paradigme militaire antique ( « Première Partie : Création » ), mais plutôt sa diffusion progressive à travers l’Europe et l’hémisphère occidental ( « Deuxième partie : Continuité » ). Ce problème de l’héritage culturel est une question d’histoire controversée, mais critique, avec des conséquences fondamentales pour l’avenir, parce qu’il suggère que la létalité occidentale est appelée à durer, malgré la prolifération des techniques de pointe hors de l’Occident.
Des critiques rechercheront sans doute d’autres exemples de revers occidentaux. Pourtant, même d’horribles désastres comme celui de Carrhes (53 avant J.-C.) n’ont pas affecté la supériorité ultime des forces occidentales. La Parthie se trouve au-delà de l’Euphrate et les légions qui périrent à des milliers de kilomètres de chez elles ne représentaient qu’un cinquième des troupes dont disposait Rome. Adrianople (378) et Manzikert (1071) ont été d’affreuses défaites occidentales ; mais les Romains et les Byzantins qui s’y sont fait massacrer étaient numériquement très inférieurs, loin de chez eux et mal dirigés ; pour l’essentiel, ils n’étaient que les émissaires réticents d’empires en passe de s’écrouler. D’aucuns pourraient demander « Et Diên Biên Phû ? », oubliant que le Viêt-minh a battu les Français au Viêtnam, non pas en France, avec des pièces d’artillerie, des obus et des armes automatiques de conception occidentale, non pas avec des armes propres au Sud-Est asiatique – et en tant que patriotes disposant d’une abondante aide chinoise pour défendre leur patrie, non pas comme des troupes coloniales ne pouvant compter sur un appui bien clair de la métropole. A Oran, en Afghanistan, à Alger, au Maroc et en Inde, des troupes espagnoles, françaises et britanniques inférieures en nombre ont été parfois anéanties – généralement entourées, sans soutien logistique et face à des adversaires qui disposaient d’armes à feu européennes.
Pour chaque Isandhlwana, où des Occidentaux numériquement très inférieurs et mal commandés se laissèrent surprendre et massacrer par des troupes indigènes, il y a un Rorke’s Drift, où 139 soldats britanniques tinrent tête à 4.000 Zoulous. Peut-on envisager le cas de figure opposé : une poignée de Zoulous massacrant des milliers de redcoats armés de fusils ? En tout état de cause, le massacre des troupes britanniques ou le carnage de Zoulous n’invalide en aucune façon une vérité générale, à savoir que des armées européennes affrontèrent des Africains avec des armes, une logistique, une organisation et une discipline supérieures et, ce faisant, triomphèrent de l’avantage numérique considérable et du courage remarquable de leurs ennemis. Toutes ces guerres contre les Zoulous furent livrées en Afrique : il était assurément impossible que ces derniers pussent ne serait-ce même qu’envisager d’envahir l’Angleterre. Quand le roi zoulou Cetshwayo émit le vœu d’aller à Londres, il n’était plus qu’un homme vaincu en costume-cravate, une curiosité qui, tout à la fois, ravit et donna le frisson à la société victorienne.
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