Identité nationale, ghettos et crise post-coloniale

lundi 14 décembre 2009
par  LieuxCommuns

Source :http://www.liberation.fr/politiques...

L’article en ligne, titré « Identité nationale, le retour du refoulé colonial », est suivi de ce commentaire :

« Identité nationale, ghettos et crise post-coloniale » est le titre original donné par l’auteur, je le sais puisque c’est moi. Est-ce normal de changer le titre d’une tribune libre ? D’autant que le titre choisi par Libé n’a pas le même sens, il est accusatoire alors que mon texte tend au contraire à trouver les moyens de pacifier le débat, d’éviter l’opposition des uns et des autres en « objectivant » le problème. Sans parler du fait que les outils conceptuels de la psychanalyse se transposent très mal à la politique… Jérémy Robine"

La remarque nous semblant de bon sens, nous la retenons pour le titre.

Identité nationale, ghettos et crise post-coloniale

Par JEREMY ROBINE Docteur en géopolitique, université Paris-VIII

Le lancement, à l’approche des élections régionales, d’un grand débat sur l’identité nationale visant à raviver les sentiments xénophobes d’une partie des Français, est l’une des manifestations de l’existence d’une vraie question quant à l’identité nationale. Jusqu’à il y a un peu moins de cinquante ans, la France possédait un empire colonial dont elle ne s’est défaite que contrainte, même si la majorité de la population n’avait que peu de lien avec celui-ci, les guerres d’Indochine et d’Algérie conduisant aux autres indépendances. L’Etat a alors dû repenser la puissance nationale, tandis qu’une minorité des Français commençait une nouvelle vie marquée qui par le souvenir de l’exode brutal et forcé, qui par celui des actions et exactions commises et subies au sein de l’armée en Algérie. Et très vite des immigrés sont venus d’Algérie et d’ailleurs, rejoignant ceux qui étaient déjà en métropole.

On imagine sans peine qu’au lendemain de son indépendance, une jeune nation ait à se réinventer presque complètement. On sait les accusations d’acculturation portées à juste titre contre le régime colonial. Une fois l’euphorie de l’indépendance passée, qu’est-ce qui cimente les jeunes nations décolonisées ? Cela ne va pas de soi et mérite pour chacune un grand débat, qui nécessiterait des démocraties plus effectives. En attendant, face aux tensions nées du faible développement, de la forte croissance démographique et des inégalités criantes, les dirigeants de ces jeunes nations jouent - pas forcément avec succès - avec le feu de l’instrumentalisation de l’islam, des différences ethniques, ou des mémoires. Mais n’est-il pas naïf de croire qu’une nation pourrait savoir si vite ce qu’elle est et ce qu’elle veut devenir ? L’identité nationale met du temps à prendre forme. C’est la question post-coloniale dans son sens évident à chacun.

Cette question post-coloniale se pose également, avec autant d’acuité, dans l’ancienne métropole, car la nation française, avec ses 10 % de citoyens issus de ses anciennes colonies, ne peut suivre son chemin isolément. La fin du lien colonial ne signifie pas la fin de tout lien. Les mémoires sont là, encore vives, et de surcroît, elles se transmettent. Les luttes mémorielles actuelles autour de l’esclavage en sont un excellent exemple. Cinquante ans après les indépendances, les destins des nations autrefois unies par la colonisation sont encore liés dans cette phase post-coloniale, dont l’issue sera l’émancipation des jeunes nations et de la France vis-à-vis de leur ancienne relation. La résistance de « Françafrique » prouve qu’on n’y est pas.

Ainsi, l’état des nations dont sont originaires nombre de nos concitoyens ou leurs parents et l’état des relations entre la France et ces nations, autrefois colonies françaises, influent sur le rapport de bien des citoyens de toutes couleurs à la nation française. Celle-ci a donc, elle aussi, besoin de se réinventer. Et là encore, le processus est long. Le temps passant, l’ancienne métropole coloniale s’est dessiné un nouveau destin et de nouveaux horizons, et bien des Français s’en contenteraient, l’oubli faisant le reste.

Oui, mais il y a désormais 10 % des Français qui sont originaires des anciennes colonies. Et ceux-là, l’oubli ne leur permet pas de prendre toute leur place dans la nation, car leurs visages, leurs noms, leurs pratiques culturelles et religieuses empêchent les autres d’oublier, ce qui suscite de l’hostilité à leur encontre. Ils subissent des discriminations et des préjugés nés sous la colonisation, ils sont confinés pour une grande part dans des grands ensembles devenus des ghettos où personne ne souhaite résider - en témoigne le taux de vacance des logements -, comme s’il s’agissait de pas les voir, pour oublier.

Il est crucial d’insister sur le ghetto, car ce n’est pas un élément parmi d’autres. Certes, les ghettos ne sont pas nés d’une volonté explicite, bien que le pouvoir gaulliste et le PCF, dans les années 1960 et 1970, aient trouvé un intérêt commun au regroupement des travailleurs immigrés dans les territoires ouvriers. Les ghettos naissent après la désindustrialisation, à mesure que les premiers habitants quittent massivement les grands ensembles de plus en plus délabrés, tandis que les immigrés et leurs descendants y sont pris au piège, rejoints par les migrants des années 1980 et 1990. Le phénomène est complexe, et paradoxalement, l’APL (aide au logement) y joue un grand rôle. Néanmoins, depuis au moins la Marche pour l’Egalité et les premières grandes émeutes à Vaulx-en-Velin, le maintien de ces ghettos semble la manifestation du désir de la nation de rendre invisibles ces Français porteurs d’une mémoire douloureuse, et constitue la preuve, pour nombre d’entre eux, que la nation ne les reconnaît pas.

Bien entendu, beaucoup de Français blancs sont prêts à accepter ces « nouveaux » Français ; bien entendu, une minorité est responsable de violences inacceptables qui ne donnent pas le sentiment qu’ils souhaitent prendre toute leur place dans la nation… Mais au point de départ, la question est bien celle des ghettos dans le territoire de la nation et dans la nation elle-même. Ainsi, l’enjeu est de déconstruire ces ghettos, dans le territoire comme dans les représentations, ce qui signifie repenser l’identité de la nation française, afin de (re)construire l’envie d’un destin commun. Quant à la violence, elle permet d’entrer pleinement dans le vif du sujet : soit l’on croit que c’est là une caractéristique essentielle des Maghrébins, des Africains subsahariens, et de tous ceux qui leur sont assimilés, soit il faut bien reconnaître que pour insupportable qu’elle soit, elle est néanmoins le produit de ce ghetto dans le territoire et dans l’identité nationale.


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