Big Mother : Le pouvoir et l’impuissance

Michel Schneider
vendredi 26 février 2021
par  LieuxCommuns

Début du dernier chapitre (VII — Une autorité ordinaire) du livre de M. Schneider « Big Mother. Psychopathologie de la vie politique » [2002] (Albin Michel, 2005), pp. 316 - 335.
Le lecteur s’aperçevra rapidement que, bien que fortement illustrées par l’actualité de la fin du siècle dernier, les remarques qui suivent n’ont abolument rien perdu de leur pertinence, tout comme il saura aisément distinguer l’analyse de l’auteur de ses opinions propres.


Le pouvoir et l’impuissance

Volontiers j’ajouterais aux « professions impossibles » celle de père. La dimension paternelle des trois autres (enseigner, gouverner et soigner) a d’ailleurs été peu à peu effacée. Carence réelle des pères par rapport à la norme sociale ; carence psychologique dans la constitution du sujet ; carence dans les institutions qui symbolisent celle­ ci : les trois mouvements se renforcent l’un l’autre. Des enfants se tournent vers une mère, l’État, accusée d’être mauvaise, insuffisante, de ne pas bien materner. Des enfants se cherchent des frères : les fonctionnaires et agents des services publics espérant un soutien dans un introuvable mouvement des salariés du privé. Mais ces enfants ne cherchent ni ne trouvent plus de pères, sauf la caricature, le « père fouettard » du Front national. Déci­dément bien rassurant, il confirme aux enfants maternés que, si c’est cela, défendre l’autorité et le symbolique, autant se passer de la référence paternelle. Car, jusqu’à nos sociétés, la fonction symbolique fut de tradition assi­gnée au père. Si la mère apprend à parler à l’enfant, lui donnant les noms, le père lui donne son nom. Depuis l’Iliade, où Pelée s’adresse à son fils Achille par-delà le temps et la mort, le symbolique est lié à la parole du père : « Ton père m’a chargé de t’apprendre tout ceci, à être un bon diseur de paroles et un bon faiseur d’actions » [1] Cette nomination, sans rapport avec la langue justement dite maternelle, permet à l’enfant d’acquérir une identité. Ce qui ne signifie pas que les pères édictent la loi et exercent une domination paterna­liste sur les femmes et les enfants, mais que la fonction paternelle est elle-même divisée entre le père réel (l’homme pour la mère, qui n’est pas l’homme de la mère), le père imaginaire (ses substituts divers : maîtres à penser, hommes de pouvoir, au pluriel de préférence), et le père symbolique (Lacan parle de « nom-du-père » ou de « père mort » ), qui borne par sa loi ou son autorité la puissance du premier et le pouvoir du deuxième.

S’il s’en distingue, il serait trop simple de penser que le père symbolique n’a rien à voir avec le père réel. L’auto­rité politique entretient des liens avec le pouvoir sexuel. Le terme de puissance rassemble les deux dans l’imagi­naire. Mais d’où vient cette légende qui prête souvent aux hommes politiques des conquêtes féminines que leur âge, leur état de santé, leur emploi du temps, et parfois leur goût, rendent bien improbables ? L’indiscutable séduc­tion sexuelle qu’exercent les politiciens les plus dis­graciés s’explique certes par l’aliénation dans ce que la psychanalyse nomme transfert hystérique. En ajoutant toutefois que l’attrait des signes de la masculinité sub­jugue, autant que les femmes, les hommes aussi, souvent efféminés devant l’image du mâle puissant. On se sou­vient peut-être de ce député sommant un ministre, lors d’un débat à l’Assemblée : « Durcissez votre sexe ; pardon, je voulais dire votre texte. » Mais les plus habiles séduc­teurs savent aussi troquer l’armure du garçon contre la panoplie de la fille : c’est par leur féminité que les grandes divas de l’histoire hystérisèrent les foules. Quoi qu’il en soit, les femmes n’étant pas les dernières à soutenir cet étrange crédit et le désir de l’un étant le désir de l’autre, la fiction devient quelquefois réalité. L’opinion se délecte alors de savoir avec qui les présidents français perdent leur connaissance dans les alcôves de l’Élysée et comment les hôtesses américaines dépouillent leur vertu sous les assauts d’un saxophoniste gouverneur de l’Arkansas.

Hélas, tout cela n’est que leurre, et entre le désir amou­reux et le pouvoir politique, il faut peut-être choisir [2]. Le pouvoir des gouvernants n’est-il pas l’envers de leur impuissance sexuelle ? Le désir du pouvoir sert-il de refuge aux pouvoirs du désir ? Dans l’Histoire, l’insuffi­sance érectile forme-t-elle l’étalon (si l’on ose dire) des rapports politiques ? Eunuques, châtrés, spadons, Jean­ qui-ne-peut, maléficiés, froides-queues, ainsi le discours religieux, démonologique, médical et littéraire nommait l’impuissance masculine. Il arrive que le pouvoir, repré­senté comme enjeu sexuel par ceux qui l’exercent comme par ceux qui le subissent, soit impuissant et que sa légiti­mité en soit atteinte. Écoutons les discours : « Il faut un message fort… » « Le président n’hésite pas à lancer une critique forte de l’inaction gouvernementale… » « Le Pre­mier ministre a annoncé un programme fort de lutte contre l’exclusion… » « Les syndicats réclament un signal fort… » Quelles dénégations de la part de faiblesse que tout homme redoute dans l’emploi du sceptre de sa puis­sance ! Quel pouvoir s’exerce sans leurre ? Trompeur, l’homme politique ne l’est pas seulement à l’égard des attentes électorales, mais aussi des demandes amou­reuses du peuple : en affichant de ne pas s’intéresser au sexe, il attire et suscite le besoin d’être touché, fût-ce par son regard. Ensuite, de promesses non tenues en petites choses que les effets d’annonce voudraient faire paraître grandes, l’opinion, telle une femme insatisfaite – la ran­cœur est un des traits de l’hystérique – reprochera à la rhétorique politicienne de n’être pas à la hauteur.

À moins que ce ne soit l’inverse ? Le peuple est peut­ être pour le prince comme le membre pour l’homme, désobéissant, versatile et ingrat, compensant mal par ses insurrections brusques le calme d’états de grâce déce­vants. Quand on étudie les liens entre sexe, politique et parole à la Renaissance, vers la fin de l’Ancien Régime ou sous la Restauration, on constate que la volonté et le désir vont rarement ensemble, tout comme le pouvoir et la puissance. Qu’on lise à ce propos Montaigne, qui en tant que maire de Bordeaux avait, si j’ose dire encore, tâté du pouvoir. Il en traque les limites et décrit « l’indocile liberté de ce membre s’ingérant si importunément lorsque nous n’en avons que faire et défaillant si importuné­ment lorsque nous en avons le plus affaire. » C’est dans ce contexte que Freud vint déplacer la question, considé­rant l’impuissance non comme une béance entre vouloir et pouvoir, mais comme un conflit entre vouloir et ne pas vouloir. Nous ne désirons pas toujours ce que nous dési­rerions désirer, telle fut son amère leçon. Elle partait d’un constat qu’il énonça brutalement : rien comme le désir ne donne à l’homme Je sentiment de sa propre existence. Être, c’est être en érection. « Je bande, donc je suis », c’est un énoncé qu’il recueille de la bouche d’un Turc en panne, mais qu’il reprend à son compte comme trait de l’iden­tité masculine. Lacan reprit l’idée en une formule lapi­daire, disant de l’homme et de ce qui signifie son désir : « Il n’est pas sans l’avoir. » La plume et l’épée ne sont donc que des substituts de ce que les procès ecclésias­tiques en impuissance appelaient « le membre inobé­dient ». Mais que la défaillance ait à voir avec le défaut qui constitue le sujet, et que le membre délinquant y soit finalement moins concerné que le rapport à l’autre et au langage, voilà la vraie leçon de Freud. Dans la clinique psychanalytique, l’impuissance qui empêche le rapport de l’homme à la femme ou l’éjaculation précoce qui l’abrège, comme n’importe quel fragment du symptôme amoureux, évoquent les mots qui les causent et suscitent l’écoute qui les dénoue parfois. Car le député avait raison : c’est bien du texte que le sexe tient son excitation. Ne peut pas qui veut, mais qui désire, et plus on veut, plus le sexe est un devoir, un but, une demande, un besoin, plus le corps se dérobe. À l’inverse, sont puissants ceux qui ne cherchent pas à l’être. En proie au désarroi et à la violence (c’est ainsi que Casanova désigne l’érection : « être en état de violence »), les hommes doivent s’accepter impuissants devant les mots et les traits de l’objet insaisissable de leur désir. Les hommes « ne désirent jamais si bien qu’en se vengeant de leur propre désir sur la femme qu’ils aiment. » [3] Que le désir soit désir de faire le mal, on le savait depuis les pères de l’Église. Qu’il soit de plus désir de faire mal, Baudelaire l’énonça avant Freud.

Fuyant l’impuissance sexuelle, les hommes seraient-ils voués à l’aboulie politique ? Lorsque Lacan lança son mot célèbre : « Il n’y a pas de rapport sexuel », chacun espéra venue l’heure où il allait être enfin dispensé de désirer, alors que cela signifiait au contraire que nous sommes condamnés au désir par l’impossibilité de le satisfaire. Cette vérité de Crébillon fils : « le désir ne meurt que d’être comblé », les sujets ne cessent de la redire aux princes, les femmes aux hommes, les hystériques aux maîtres. En politique comme ailleurs, le désir de ne faire qu’un conduit à la chute. Seule l’acceptation du manque, de l’imposture et de la division permet de désirer, et peut­ être de gouverner.

La place des pères

Jamais à court d’idées pour creuser les déficits publics en comblant les demandes catégorielles, le gouverne­ment pluriel envisagea en juin 200l un congé singulier : « le mois du père ». Récemment, une psychanalyste et une sociologue affirmaient la nécessité d’un « papa pôle » et louaient Ségolène Royal d’avoir décidé l’attribution d’un « livret de paternité » mesure qui « vient ainsi avec force soutenir la part du père dans la maternité » [4]. Il ne vien­drait pas à l’idée des auteurs de ce propos que le père a surtout un rôle à jouer dans la paternité. Les pères sont des mères comme les autres, voilà la forte conviction de nos dirigeants et faiseurs d’opinion. Le « père paternel » est en voie d’effacement symbolique. La seule place qui lui est laissée est celle de « père-qui-remplace-la-mère » selon l’expression de Winnicott [5]. Heureux bébés du troi­sième millénaire qui auront désormais deux mères pour changer leurs couches-culottes grâce au socialisme ten­dance « Pampers », Après avoir précisé que personne ne serait obligé de pouponner – en ce domaine, la parité res­tera facultative –, la presse bien-pensante approuva une mesure qui sera aussi populaire que toutes celles rédui­sant le temps de travail. En tout cas celui des bénéfi­ciaires, car les autres verront réduit le revenu de leur travail après prélèvement des cotisations correspon­dantes. Car, quitte à vouloir changer les pères en mères, on aurait au moins pu n’accorder qu’une seule alloca­tion aux parents, à leur choix. Le contenu de la mesure est plus électoral qu’économique : selon un sondage, rares sont les futurs pères à envisager de prendre leur dû. Néan­moins, le gouvernement s’imagine par une loi « provo­quer des évolutions en profondeur des comportements, revaloriser la paternité, changer le regard que la société et les entreprises portent sur les pères ». Des sociologues décèlent « le début d’une révolution des mœurs privées », annoncent qu’une « paternité interactive et relationnelle remplacera la paternité institutionnelle » et saluent un « système symbolique contractuel », véritable aberration anthropologique. Certes, dans son contenu, la mesure n’est guère marxiste. Engels déplorait de voir les hommes condamnés à des travaux ménagers : « On comprend aisé­ ment l’indignation justifiée d’ouvriers transformés en eunuques » [6] Mais elle l’est dans sa vision des rapports entre législation et mœurs, État et société. Elle reprend cette croyance au fondement du socialisme étatique comme du colbertisme gaulliste : la société est une créa­tion de l’État. Vieille idée que Bastiat a ainsi résumée : « L’humanité est une matière inerte recevant du pouvoir la vie, l’organisation, la moralité et la richesse… On la retrouve dans le slogan de 1981 « Changer la vie », puis aujourd’hui dans l’idée, répandue à gauche comme à droite, que l’État « crée des emplois ». L’étatisme ten­dance couveuse est la maladie infantile des sociétés démo­cratiques. « Qu’on nous laisse tels que nous sommes. Nos qualités indiscrètes, jointes à notre peu de malice, font que les lois qui gêneraient l’humeur sociable parmi nous ne seraient point convenables » [7]. Ce n’est pas Antoine Seillière qui le dit, c’est Montesquieu.

Quelle place faire aujourd’hui au père et à son auto­rité ? Un philosophe espagnol inconnu en France publia naguère un petit traité destiné à l’éducation de son fils de quinze ans, sous un titre plus inspiré d’Aristote que de Nintendo, et aussitôt le livre se plaça parmi les meil­leures ventes [8]. Pourquoi ce miracle ? Il n’y a pas à cher­cher loin : un père, un fils. Et qui se parlent, en plus. Et d’éthique encore ! Imaginez un peu. Fernando Savater nous entretenait de tout ce qui manque à nos sociétés désemparées. Par les temps qui courent – les fils trouve­raient plutôt qu’ils petonnent sur place –, dans notre vieux pays découvrant soudain qu’il exclut tranquillement sa propre jeunesse, que voit-on ? L’affligeant spectacle de pères en charge du pouvoir, surpris par le chagrin et le désespoir de leurs enfants, et jouant aux fils pour s’exo­nérer de leurs responsabilités, ou n’acceptant tout au plus que la position de grands frères flattant leurs révoltes. « Si j’étais jeune, écrit Savater, je me méfierais de tous les adultes trop ’sympas’, de tous ceux qui feraient sem­blant d’être plus jeunes que moi et de me donner systé­matiquement raison. » De la publicité à la promesse politique, de la pédophilie combattue comme le mal absolu aux babillages télévisuels de bébés de trente ans, quelle est cette étrange fascination pour l’enfant, ce sou­dain retour de jeunesse d’un pays de vieux, cette pitoyable campagne Seguela pour un président malade et âgé, entraînant sous le slogan « Génération Mitterrand » ceux qui avaient le quart de ses ans ?

Rien n’est plus méprisant pour les jeunes que ce jeu­nisme chez les hommes publics. L’un demande que la jeu­nesse lui botte les fesses, l’autre attend de ses bégaiements informes la vérité infuse sur la formation et l’emploi, le troisième la somme sous huitaine d’élaborer des solutions que la classe politique a mis dix ans à ne pas trouver, si elle les a même cherchées. « Ces jeunes qui luttent pour le droit de faire la fête » [9] titre Le Monde lorsque le gouver­nement entend simplement appliquer aux free parties le régime normal des libertés publiques : déclaration et res­ponsabilité des organisateurs pour les délits et les dommages éventuellement causés. Tous feignent d’entendre pour ne pas écouter. On assiste à une sorte d’inversion de la transmission symbolique. Autrefois, les adultes attendaient de leurs parents qu’ils leur transmet­tent des valeurs, des limites, des significations. À présent, c’est vers leurs enfants qu’ils se tournent pour incarner ce qui reste d’un surmoi répressif, et par exemple s’efforcent dans leurs choix et leur vie sexuels de ne faire que ce que leurs enfants ne leur interdisent pas. Ou encore ils craignent le départ de la maison de leurs rejetons devenus adultes comme un abandon, et sont alors eux-mêmes ima­ginairement des bébés délaissés. Certains même en arri­vent à être terrorisés et battus par leurs enfants comme on ne l’est plus guère par ses parents.

Dans ce concert d’irresponsabilité caressante, toute admonestation paternelle détonne. Toute leçon d’un père semble anachronique. Et si était des plus actuelles celle qui enseigne que l’on ne naît libre et égal qu’en droits, et que le devenir en fait requiert le travail douloureux de l’autonomie ? Celle qui montre qu’être adulte, ce n’est pas crier : « Touche pas à ma liberté de faire ce qui me branche », mais s’émanciper par un difficile travail sur soi. D’autres leçons encore, que peu de politiques pour­ raient seulement murmurer : mentir est généralement mauvais, car cela discrédite le langage ; il faut préférer la recherche des êtres qui pourtant vous condamnent à la dépossession, plutôt que l’accumulation des choses qui vous possèdent ; chacun doit jouer son rôle social, celui de son âge, de son expérience ou inexpérience : pour les jeunes, ruer dans les brancards, pour les adultes ne pas quitter l’attelage qu’ils sont censés conduire, etc. Ces convictions de Savater sont philosophiquement un peu faibles, jugeront les esprits forts, tandis que les faibles d’esprit aimeront entendre des questions qu’ils se posaient tout bas, mais qui n’étaient pas à la mode. Je ne sais qui achète ce livre, mais j’imagine qu’il s’agit, plus que d’ado­lescents en désarroi, de pères offrant à leurs fils et à leurs filles les réflexions qu’ils n’ont pas su leur dire, leur ten­dant le Savater comme autrefois les parents laissaient traîner un manuel d’éducation sexuelle. Peul-être l’éthique constitue-t-elle aujourd’hui, à la place du sexe, le nou­veau tabou dont les enfants de la génération 68, devenus les parents de celle de 2002, ne parlent guère à leurs enfants. De ce succès par lequel s’exprime l’immense besoin de repères de la jeune génération, on peut tirer des conclusions opposées. Le pessimiste s’alarmera qu’il faille dire de telles évidences. L’optimiste se réjouira qu’elles puissent être encore entendues. Tous déduiront de l’écho fait à ces réponses que le manque n’était pas tel qu’il ne soit pas perçu.

Car que se passe-t-il lorsqu’un père n’a pas su parler à son fils du monde tel qu’il le voit ? Un roman du Portugais Vergilio Ferreira en donne le récit déchirant [10]. Il s’agit ici encore d’un père s’adressant à son fils ; mais cette fois, le fils, terroriste et drogué, est mort d’un coup de feu au cœur « c omme une réponse du destin » et c’est à travers la mémoire que le père lui dit ce que de son vivant il n’a su lui dire. Devant la dépouille du fils, « archange vaincu », le père s’accuse : « Peut-être est-ce moi qui ai détruit ta vie, à ne pouvoir la justifier à tes yeux. » Même préoccupation donc chez le romancier que chez le philosophe : être père, ce n’est pas imposer ses valeurs, mais les affirmer pour transmettre à son enfant le goût des valeurs. Savater le dit : « On n’ose pas influencer les enfants. C’est une erreur : il faut les initier à la vie d’homme. » S’il y a une faute des pères, « coupables, dit Ferreira, de n’avoir aucune raison d’imposer quoi que ce soit », ce n’est pas tant de ne plus connaître le sens de la vie, qui n’en a pas – en tout cas aucun qui soit donné –, que d’avoir renoncé à le chercher.

Les rapports de l’individu à lui-même et aux autres, à son corps et à ses mots, au monde et au temps, tout a changé : la personnalité libertaire et le narcissisme deviennent la structure constitutive de la personnalité postmoderne, alors que les sociologues et philosophes de l’École de Francfort définissaient une « personnalité auto­ritaire » [11] dominante. Ces travaux étaient plus qu’ éclai­rants sur les sociétés européennes d’avant la dernière guerre. Mais les valider aujourd’hui pour rendre compte des rapports psychologiques de pouvoir est soit une bévue soit une malhonnêteté. Où cette personnalité sévit-elle encore ? Sur qui exerce-t-elle son emprise ? Les enfants, les femmes, les homosexuels, les minorités ? Les pouvoirs ne cessent de les séduire. Du côté des citoyens, le modèle autoritaire admirant l’ordre et la force a presque dis­paru, faisant place à des Narcisse tendance United Colors of Benetton, unis par des liens abstraits (on s’affiche contre la peine de mort, ça ne coûte que le prix du T-shirt), privés de la sécurité que donnait la loyauté au groupe et en compétition avec tout le monde pour l’obten­ ion des faveurs que dispense l’État maternaliste.

Déclin du surmoi ? Changement de formes, plutôt, ici, encore. Certes, autrefois représenté dans les « foules conventionnelles » [12] par les pères (c’était ainsi qu’on appelait les prêtres, et certains gradés dans l’armée étaient surnommés « pères du régiment »), le surmoi social s’est affaibli. Mais le surmoi cruel, lui, qui tire son énergie des impulsions destructrices ou agressives émanant du ça et des fantasmes sadiques, exerce tout son empire sur l’individu confronté à l’absence d’autorité. Si « l’idéal du moi », intériorisation des parents aimés et respectés, n’est pas assez constitué, alors domine le « moi idéal », qui incarne les représentations de rage et d’agression contre eux qui ne peuvent jamais satisfaire les revendications pulsion­nelles de l’enfant. Aussi, face aux « revendications » catégorielles, la représentation de l’État omnipotent est double : tantôt idéal attentionné, tantôt idéal sadique. Ainsi, on vit il y a quelques années une manifestation monstre pour « défendre » le « droit » de la Radio « libre » NRJ à émettre en écrasant les autres fréquences par sa puissance quarante fois supérieure à celle autorisée par la loi. Ainsi, on vit en mai 2001 s’organiser un mouve­ment pour s’opposer à la réglementation des raves parties. Or, celle-ci était demandée par des maires et leurs admi­nistrés effarés par les atteintes à la vie collective que celles-ci entraînent, et désireux de protéger les partici­pants des dangers que leur fait encourir la drogue.

Cessons d’agiter l’épouvantail du fascisme dès qu’une autorité paternelle se dresse pour s’opposer à la satisfac­tion de toutes les revendications pulsionnelles d’un peuple enfant. De même qu’à la place de Big Mother, peut exister un État de redistribution « normalement dévoué », de même, autre qu’un père archaïque et terrifiant, un père « ordinairement autoritaire » devrait pouvoir jouer son rôle collectif.

Totalitarisme et psychose

Quelles pathologies individuelles ou collectives domi­nent quels régimes de pouvoir ? Freud distingue trois grandes structures psychiques [13]. La névrose comme la psychose sont des difficultés d’accéder à la symbolisation. La perversion, elle, serait plutôt la tentative désespérée de s’en affranchir. Mais évidemment aucune pathologie n’échappe entièrement au symbolique ni à la fonction paternelle qui le fonde. Lacan, dès 1938, voyait comme principale détermination du « noyau du plus grand nombre des névroses la personnalité du père, toujours carente de quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche » [14], Aussi, l’effacement tendanciel des pères dans les sociétés démocratiques narcissiques confronte celles-ci à des formes psychopathologiques très différentes de celles auxquelles les psychanalystes avaient affaire au temps de Freud. On pourrait ainsi penser la psychopatho­logie contemporaine selon la place que le père et sa fonc­tion symbolique tiennent dans les représentations personnelles et collectives. Dans les représentations d’hier, la fonction du père mort structurait les sujets sur le mode névrotique. Aujourd’hui, des troubles psychotiques (délires, dépersonnalisation, sentiment d’être irréel, états­ limites, désignant justement l’état de celui qui est sans limites… ) apparaissent de façon croissante, et semblent liés au père disparu, réellement parti, ou absent, inconsis­tant, indifférent. Enfin les perversions montrent un père humilié, effacé des représentations de l’enfant par la mère ou le père réel, et fantasmé dans un incessant défi par le sujet lui-même. On pourrait trouver dans le cinéma, témoin souvent plus actuel des folies du temps que le roman [15] ou les essais, l’illustration de ces destins du père. Pour s’en tenir au cinéma américain récent, il est frappant de voir combien la question du père y devient lanci­nante. Citons les films de Hal Hartley ou Amos Kollek, les admirables Little Odessa, de Brian Singer ou The Yards de James Gray et surtout American Beauty de Sam Mendes, qui montre les deux figures de pères se parta­geant nos représentations actuelles, le tyrannique et para­noïaque père de la psychose et l’évanescent père de la perversion. Le dernier film des frères Coen, comme les précédents, mais de façon très radicale, a pour thème l’absence de père : il s’intitule The Man who was not there. Ce pourrait être un sous-titre à mon propos : « L’homme qui n’était pas là. » Or, la fonction du pouvoir, que Toc­queville disait « paternelle », consiste à ’préparer les hommes à l’âge viril ». En quoi un féminisme réaction­naire verrait à tort une valorisation dont seraient exclues les femmes : viril ne signifie pas masculin, mais renvoie au courage, à l’honneur et à la liberté, vertus que j’ai sou­vent vues chez des femmes.

Pourquoi, de façon générale, le déclin symbolique de la loi du père s’accompagne-t-il de pathologies actuelles marquées par une certaine perte de désir (toxicomanies, narcissisme, etc.) ? Parce que la fonction paternelle arti­cule la différence des sexes à celle des générations. Le père n’est pas de même sexe que la mère et pas de la même génération que l’enfant. Cette double différence lui ouvre l’espace du négatif et du désir. Dans la névrose, le père représente la loi, figure qui s’oppose aux désirs. Dans la psychose, il ne la représente pas : il est la loi, il est celui qu’il est. Dans les perversions, le père ne transmet ni n’incarne la loi : il la confisque. Il n’est même pas, il est celui qui empêche d’être. Il faut donc non pas le défier ni le déifier, mais le dénier. Le double rôle de la fonction paternelle se perdant, on assiste de façon plus générale à une montée des formes pathologiques perverses (par déni de la différence des sexes) et des formes psychotiques (par la confusion des générations).

Dans la sphère politique aussi, les pathologies relèvent d’une perte de symbolique. Le totalitarisme semble s’ins­crire plutôt dans les fonctionnements de la psychose, tandis que ceux de la perversion alimentent davantage le terrorisme. Mais les choses ne sont pas si tranchées. Le terme de « folies morales », employé par Pinel pour dési­gner les perversions, traduit bien d’ailleurs, malgré leurs différences, la parenté de certaines perversions avec la psychose. Proximité, puisqu’il s’agit ici et là d’une perte de contact avec la réalité et de la reconstruction d’une réa­lité plus conforme au fantasme inconscient : dans les deux structures, le symbolique est mis à mal. Or, le symbo­lique est aussi ce qui limite le réel, c’est-à-dire le désir et le corps dans ce qu’ils ont de plus intraitable, et lui permet en partie de devenir une réalité. Ce qu’on nomme le principe de réalité est cette symbolisation du réel. Or, c’est là que prend sa source le mécanisme de l’emprise totalitaire. Hannah Arendt disait que les nazis étaient « des déclassés qui cherchaient à faire perdre aux masses tout sens de la réalité ». Ainsi, ils disaient non pas : « Vous n’avez pas de travail à cause de mécanismes réels de crise du capitalisme après 1929 », mais : ’Vous êtes chômeurs à cause des Juifs ». Le ressort premier du totalitarisme est de rendre irréel le sujet par « l’effort pour rendre l’autre fou ». dont le psychanalyste américain Harold Searles a fait la théorie dans la schizophrénie [16].

Le totalitarisme fonde ses actes et son être par une sorte d’auto-engendrement délirant. Pas d’origine. Du passé, faisons table rase. Créons un homme nouveau qui parlera une langue nouvelle. Ainsi, les Conventionnels, précurseurs du totalitarisme, voulurent tout changer : l’histoire, la géographie de la France, le calendrier, les noms de villes (ceux qui contenaient la syllabe noble ou roi étaient récrits). La folie n’est rien d’autre que l’efface­ment de la loi symbolique, la fin d’un monde humain dans lequel moi et l’autre sommes également soumis à un tiers, un tout autre, un grand Autre sur lequel nous n’avons pas prise, mais auquel nous avons à rendre des comptes. À la place, un monde duel, où il n’y a plus que moi et « eux ». Malheureusement, le monde duel est tou­jours un monde de duel, où il faut supprimer l’un ou les autres : c’est « eux » ou « nous », Que l’un meure pour que vive l’autre. Qu’au nom de I’Un (la Patrie des révolution­naires, le Chef fasciste ou nazi, le Parti des communistes, le Dieu unique des islamistes), l’Autre soit tué. Cependant, Freud, qui analysa à leur tout début les foules totali­taires du XXe siècle, n’a pas perçu la dimension mater­nante de l’unité peuple-parti-chef-État, et n’a au contraire cru déceler qu’une adhésion à une figure paternelle. Il voit dans le meneur un « frère aîné plein de bonté », un « subs­titut paternel » [17], Un Big Brother ou un Big Father. Toute la différence entre la dictature moderne et les totalita­rismes contemporains tient peut-être dans ce changement de la figure tutélaire d’un père « césarien » (dictateur, tyran ou despote) en une Big Mother, mère, guide, initia­trice et inspirant l’amour et la terreur [18]. Au fondement du nazisme, en particulier, le fantasme collectif était moins d’être pris passivement, fémininement, par un père sadique et violent, que celui d’être accueilli par une mère toute-puissante. On trouve dans Mein Kampf d’incroyables pages sur la mère Allemagne dont le futur Führer se vou­lait l’esclave. « Si l’on étudiait la psychologie du dictateur, écrit Winnicott, on découvrirait sans doute, entre autres choses, que, dans sa propre lutte intérieure, il s’efforce de contrôler la femme dont il craint inconsciemment la domination, et qu’il tente de la contrôler en la cernant, en agissant à sa place et en lui demandant en échange ’amour’ et soumission totale » [19] Hitler n’était en rien un père. Il était la projection démesurée du « je » infantile tout-puissant pour les individus massifiés. Ou l’introjec­tion de la mère unique (« Ein Reich, ein Volk, ein Führer  ») et immortelle (« le Reich millénaire »). Winnicott tou­jours propose une hypothèse sur l’origine fantasmatique du totalitarisme : « La tendance qu’ont les groupes à accepter, voire à rechercher une domination réelle pro­vient d’une crainte d’être dominé par la femme fantasmée. Cette peur fait qu’ils cherchent, et même accueillent avec plaisir, la domination d’un homme connu, en particulier de quelqu’un qui se charge d’incarner, donc de limiter, les qualités magiques de la femme fantasmée, toute-puis­sante, envers laquelle il y a cette dette immense. » [20] Sous des modalités historiques qui n’ont évidemment rien à voir, cette figure de mère toute-puissante, démocratisée, douce et compréhensive s’incarne aujourd’hui dans l’État postmoderne.

Terrorisme et perversion

Il existe entre la névrose, d’une part, et la psychose et la perversion, de l’autre, une opposition fondamentale. Si l’une et l’autre impliquent une certaine perte du sens de la réalité, dans la névrose le sujet se maintient dans le symbolique et ne dénie pas la réalité, mais veut seulement n’en rien savoir [21]. La principale différence entre perversions et psychoses est que la réalité, fuie et reconstruite dans les premières, ne concerne pas seulement le champ psychique, mais le champ moral. La structure perverse se trouve elle-même à la charnière de deux mécanismes. Un mécanisme intrapsychique, le déni, ou le désaveu, opposé à la différence des sexes, et un mécanisme interpsy­chique, par lequel le pervers tente de plonger l’autre dans un monde de langage qu’il définit et contrôle. Ce serait une sorte d’« effort pour rendre l’autre moi », de tentative pour réduire au silence sa singularité de sujet et faire de lui quelqu’un qui dit ce que je lui ai intimé de dire. Cette intimation n’est consciente ni d’un côté ni de l’autre, et s’en trouve d’autant plus efficace. Le pervers veut sup­primer la créativité de l’autre, altérer le langage de la sym­bolisation des pulsions. Il s’emploie à détruire le sens de la réalité en lui substituant des fantasmes prêts à l’emploi, mais aussi en inculquant à l’autre une langue nouvelle, une « novlangue », qui peut être politique ou d’amour, selon le degré de proximité qu’il assume alors avec la position de mère.

Qu’est-ce que le terrorisme ? Est-ce un sujet comme un autre à mettre sur une scène ? Les hasards du temps firent qu’au moment même où l’Amérique était frappée avec une intensité et une férocité insoutenables, l’Opéra de Paris programmait une œuvre inspirée d’un autre ter­rorisme – artisanal et presque anodin en comparaison, mais était-il si différent dans son inspiration et ses fina­lités ? –, celui qui avait gagné l’Allemagne dans les années 1970 avec « La Bande à Baader » comme l’appelaient les journalistes, ou la Fraction Armée Rouge, comme elle se dénommait elle-même. L’opéra de Helmut Lachenmann, La Petite Fille aux allumettes, utilise comme fond l’his­toire d’Andersen qui lui donne son titre. Mais sa construc­tion fait alterner des fragments de cet horrible conte avec des textes de la terroriste Gudrun Ensslin. Peut-on faire de l’art sur le terrorisme, ou porter sur lui un regard esthète ? Quels sont ses rapports avec la vie et la mort ? Quelles sont les racines infantiles, les sources psychiques de cette maladie de la politique ? Distinguons la psycho­pathologie d’un terroriste et celle du terrorisme. Comme toute enfance, celle d’un terroriste a sûrement été tra­versée d’accès désespérés de solitude et d’abandon, d’angoisses mortelles pour l’intégrité de son corps, de dilemmes existentiels entre la crainte d’être aimé et la peur d’être considéré comme bon à rien, de déchirements entre l’amour de la vie et la crainte de la mort. Ce qui le distingue, c’est la construction de soi qu’il a mise en place pour répondre à ces états d’angoisse impensable et d’absolue détresse. Quatre traits pourraient retracer le fonctionnement psychique du terroriste : la méconnais­sance du réel, le recours à l’acte au lieu de mots, l’efface­ ment de l’autre, le contrôle omnipotent de la loi.

Sans doute, comme toute reconstruction du réel, la vision terroriste des choses n’est pas dépourvue de fonde­ments dans la réalité sociale. Mais on doit saisir toute la différence entre la mythologie du pouvoir et de la révolu­tion affichée dans les écrits de prison des terroristes alle­mands et la représentation crue et historiquement fondée de la misère des dominés dans les contes de fées. La thèse ou l’hypothèse implicite du compositeur est claire : bien que coupable et criminelle, la terroriste, comme la petite fille, est une victime de l’ordre bourgeois. Rapprocher, jusqu’à les confondre dans une même sympathie, l’enfant mourant rêvant du paradis maternel et l’adulte tuant au nom de la Révolution communiste suscite à tout le moins le malaise. Se mesure là le degré de confusion politique qui permet encore aujourd’hui une certaine complai­sance pour ne pas dire connivence entre le terrorisme et certains milieux artistiques ou intellectuels. Le réel histo­rique et sa représentation dans l’œuvre font l’objet d’une distorsion semblable à celle que le délire politique du ter­roriste inflige à la réalité des rapports politiques et sociaux. C’est l’un des traits qui apparentent son acte à une construction délirante de soi. L’engagement terroriste se fonde sur une construction irréelle de la réalité poli­ tique et sociale, pour donner de soi-même et des autres une image coupée du réel.

Le terrorisme en second lieu vise à affranchir l’action de ses résonances symboliques par le passage à l’acte. Les terroristes sont « des drogués de l’acte » [22]. Par son acte, le terroriste répond à la question de ses origines : ce qu’il est, ce qu’il n’est pas, son manque à être, son trouble de jouissance, tout est de la faute d’une instance toute-puissante, maternelle : la société pour les terrorismes « internes », les États-Unis pour les terroristes « mondia­lisés ». Winnicott, s’il n’a pas tracé une explication du devenir terroriste, définit l’acte délinquant comme mani­festation d’une « tendance antisociale ». Le terrorisme en est une forme spécifique, un cas particulier de la psycho­pathie antisociale. S’attaquer à la société ou plus précisé­ ment à l’État qui en est la forme instituée et masculinisée relèverait d’une sorte de revanche consistant pour le délin­quant à faire à autrui ce qu’on lui a fait à lui-même. Enfant, le futur asocial a souvent traversé une dépriva­tion et une détresse intolérables et son acte illégal actuel vise à restaurer sur un mode régressif l’environnement qui aurait dû être le sien. En transposant à peine cette hypo­thèse, on pourrait dire que le terroriste est avant tout un terrorisé, et qu’il s’en prend aux droits d’autrui (droit de circuler, en prenant des otages, droit à l’intégrité phy­sique, en tuant, etc.) pour clamer qu’on a bafoué son propre droit à exister. Alors que la délinquance contre les biens (vols, rackets, et même viols, la personne n’étant alors qu’une chose à posséder) s’organise autour de l’objet, de l’avoir et du prendre, le terrorisme se centre sur l’être qu’il faut subjuguer et détruire. Par son acte, au lieu de mots par lesquels il aurait pu tenter d’exprimer ses sen­timents douloureux, il donne libre cours à son narcis­sisme de mort. Le terroriste fait le choix de la mort, la sienne et celle des autres, pour donner un sens à sa vie. En linguistique, on appelle performatifs les phrases qui par leur simple énoncé font ce qu’elles disent. Par exemple : « Je déclare la session ouverte. » L’acte terro­riste est en quelque sorte un antiperformatif : par son faire, il dit. Et que dit-il ? Il dit : « Je tue, donc je suis. » Les terroristes ne sont pas revendicatifs. S’ils articulent des « demandes ». leur vraie demande est plus archaïque que tout objet exigé (libération de détenus, rançon, etc.) : elle porte sur l’identité, elle touche à leur être, à cette Cause qu’ils incarnent.

Le troisième trait psychique de la perversion, son refus de l’altérité, oppose encore le récit fantasmatique et l’acte terroriste. Alors que le conte permet au sujet en devenir de dire qui il est, le terrorisme est une mise en forme plus archaïque du soi et sert simplement à dire qu’on est. La question à laquelle il apporte une réponse n’est pas : « Suis-je bon ou mauvais, mangeur ou mangé, aban­donné ou exceptionnel, aimé ou haï, garçon ou fille, riche ou pauvre, etc. » C’est quelque chose de plus élémen­taire : « Suis-je vivant ou mort, dois-je tuer pour être, haïr pour m’aimer ? » Par l’effacement de l’altérité de l’autre, le terrorisme relève bien d’une stratégie perverse de construction de l’identité. Les deux modes principaux de son action sont l’attentat et la prise d’otages. Le premier détruit l’autre et la seconde assure une prise sur lui. On les retrouve combinés et portés à l’extrême dans les attentats contre les États-Unis, utilisant des avions de ligne pris en otages comme bombes et lancés contre des civils. Au bout du compte, le terroriste espère que, détruit ou enfermé, il n’y aura plus d’autre. Et qu’alors, son propre être en sera mieux assuré. Autant dire qu’est déses­pérée sa démarche et hors d’atteinte sa visée : on n’est que dans le rapport avec celui qu’on n’est pas. On n’existe que par et dans les autres. Telle est la leçon de n’importe quel conte de fées. « Le criminel, le fou, le suicidé… », avec ces trois mots, la terroriste Ensslin s’est elle-même définie. Elle reprenait ainsi une conception de l’histoire et de la lutte des classes qui alors avait cours au sein du gau­chisme d’inspiration stalino-spontanéiste, et qu’en France Michel Foucault a illustrée en théorie et traduite dans son action en faveur des prisonniers, des malades mentaux… et de la Bande à Baader. Le reste du texte d’Ensslin est explicite : « Leur criminalité, leur folie, leur mort sont l’expression de la révolte d’un sujet contre sa destruc­tion. » Dans tout ce pauvre verbiage stéréotypé, une chose est frappante : le face à face duel entre « le système » et le terroriste (à la fois criminel, fou et suicidaire), l’absence d’un tiers, d’une société vivante et agissante, qui ne se résume pas au système étatique. La question de la cible, des victimes de l’acte terroriste est complètement éva­cuée. D’ailleurs, Lachenmann reprend lui-même cette idée lorsqu’il évoque la fin de Gudrun Ensslin : « suicide ou meurtre, on ne sait, en tout cas victime d’une société indifférente, qui veut rester sourde et muette » [23], Vic­time ? Peut-être, mais d’abord de son propre aveugle­ ment de sa propre fermeture narcissique sur elle-même et sa Cause, de sa propre indifférence aux victimes autres que ses actes pouvaient frapper.

Le dernier trait de la perversion terroriste est sa visée de désymbolisation : littéralement, le terroriste ne veut rien dire. La Petite Fille aux allumettes, comme tous les contes, a pour rôle de transmettre les vérités enseignées par la vie. Leur enjeu est la reconnaissance de la loi sym­bolique. Ils parlent à l’enfant de lui-même, le prennent où il est, le représentent tel qu’il est. Ils donnent des figura­tions aux trois instances qui articulent en lui le conscient à l’inconscient : moi, ça et surmoi. Ils l’aident à sur­ monter les blessures narcissiques, à renoncer aux dépen­dances et à la détresse archaïques, à inscrire sa sexualité dans la structure symbolique du complexe d’Œdipe et enfin à prendre conscience des contraintes morales limi­tant sa toute-puissance. La confrontation entre le sujet et la loi est au cœur de la plupart des contes. Images et ima­gination donnent aux pulsions inconscientes une repré­sentation partagée par d’autres dans l’histoire et le temps que l’on pourra ensuite incorporer dans ses actes et ses rêves. Elles présentent le conflit comme inéluctable, le manque comme inévitable. Par l’imaginaire, les contes enseignent à l’enfant la nécessité de lutter contre les dif­ficultés réelles de la vie, ses injustices, ses épreuves, ses combats intérieurs et extérieurs. La Petite Fille aux allu­mettes est un conte réaliste sur la cruauté du monde. Il finit mal, mais éveille la compassion envers les opprimés. Le terroriste, lui, ne veut pas tant transgresser la loi, ni même la détruire, que la fonder. Le groupe terroriste ne se connaît d’autre loi que celle qu’il s’est donnée, la vraie, celle qui le place au-dessus des lois. Un des théoriciens des groupes allemands dans les années 1970 énonçait cette tautologie entre le terroriste et sa Cause, un mot sou­ vent employé dans leur langage : « Si je détruis tout, c’est la preuve que tout mérite d’être détruit, et c’est la preuve que c’est la société qui est coupable et que je suis inno­cent. » Le terroriste, s’il sert une Cause, n’obéit à aucun motif. Il attend la consistance de son être non de sa parole adressée à quelqu’un, mais de son acte commis pour per­sonne. On s’indigne toujours de ce qu’il frappe des gens innocents. On voudrait le ramener à la raison et peut­ être le voir tuer des gens pour de bonnes ou mauvaises raisons, mais des raisons. Non. Il tue sans raison, des gens qui n’y sont pour rien. Au fond, on pourrait opposer le conte, inscrit dans le symbolique et qui est le récit imagé de la douloureuse rencontre d’un sujet avec les autres et le grand Autre, et le compte, défi imaginaire, funèbre comptabilité des victimes sur sa liste, pauvre règlement des rapports entre le terroriste et le système auquel il entend régler son compte et à qui il reproche de ne pas lui avoir donné son compte. Les terroristes seraient-ils des sujets que leur histoire a empêchés de se raconter leur propre histoire, et qui ont dû tenter par la force de s’inscrire dans l’Histoire ?

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Voir la seconde partie


[1Homère, Iliade, discours de Phénix, IX, 443.

[2Yves Citton, Impuissances, défaillances masculines et pouvoir politique de Montaigne à Stendhal, Paris, Aubier, 1996.

[3Gérard Pommier, Du bon usage érotique de la colère, Paris, Aubier, 1994.

[4« De papa poule à papa pôle », tribune dans Libération, 9 janvier 2002, signée de Christine Castelain-Meunier, sociologue et Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste.

[5D.W. Winnicott, La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, op. cit.

[6F. Engels, Situation des classes laborieuses en Angleterre (1845), chapitre VII.

[7Montesquieu, De l’esprit des lois, livre XIX, chapitre VI, « Qu’il ne faut pas tout corriger ».

[8Fernando Savater, Éthique à l’usage de mon fils, Paris, Le Seuil, 1994.

[9Le Monde, 17 juin 2001.

[10Vergilio Ferreira, Jusqu’à la fin, Paris, UGE, « 10/18 ». 1994.

[11Horkheimer et alii, Autorität und Famille, Paris, 1936, T.W. Adorno et alii, The Authoritarian Personality,

[12S. Freud, ’Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, op. cit., p. 153.

[13S. Freud, Névrose, psychose et perversion, op. cit...

[14J. Lacan, « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu » (1938), Autres Écrits, op. cit., p. 61.

[15À l’exception de ceux de Patrick Modiano dont l’évanouisse­ment du père est le thème constant depuis Livret de famille, Paris, Gallimard.

[16H. Searles, L’Effort pour rendre l’autre fou, Paris, Gallimard, 1977.

[17S. Freud, « Psychologie des foules et analyse du moi » (1921), Essais de psychanalyse, op. cit., p. 154.

[18Franz Neumann,« Notes sur la théorie de la dictature » (1954), Le Totalitarisme, le XXe siècle en débat, textes choisis et présentés par Enzo Traversa, Paris, Le Seuil, coll. « Points ». 2001, p. 533-548.

[19D.W. Winnicott, « Contribution de la mère à la société » (1957), Conversations ordinaires, op. cit., p. 139.

[20D.W. Winnicott, « Le sens du mot ’démocratie’ » (1950), Conversations ordinaires, op. cit., p. 288.

[21S. Freud, « La perte de réalité dans la névrose et dans la psy­ chose » (1924), Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 199-303. 22.

[22D. Sibony, Perversions, Dialogue sur les folies actuelles, 1987 ; Le Seuil, coll. ’Points », 2000, p. 371.

[23Texte de Helmut Lachenmann écrit en 1993.


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