Hongrie 1956 : Les conseils ouvriers (2/6)

Andy Anderson
lundi 31 octobre 2016
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

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4) Nagy appelle les chars russes

« Le parti lutte pour une République Ouvrière et Paysanne plus démocratique dans laquelle la police et l’armée de métier seraient complètement éliminées et remplacées par l’armement général du peuple, par une milice universelle ; toutes les fonctions seraient non seulement électives mais également sujettes à révocation immédiate par une majorité d’électeurs. Toutes les fonctions sans exceptions seraient payées au barème du salaire moyen d’un ouvrier qualifié. Tout es les institutions parlementaires représentatives laisseraient graduellement la place à des soviets... fonctionnant à la fois comme corps législatifs et exécutifs. »

V.I. Lénine – Matériaux pour la révision du Programme du Parti – Mai 1917.

Les nouvelles se répandirent rapidement. Dans la demi-heure qui suivit les premiers coups de feu de la rue Bródy Sándor (et pendant que Radio-Budapest diffusait sans discontinuer des flashes annonçant que « des bandes fascistes et contre-révolutionnaires armées étaient en train d’attaquer des édifices publics dans le centre de la ville »), la vérité sur les événements de la Maison de la Radio était connue de presque tout le monde en ville. Le reste du pays fut au courant peu après.

Pendant les mois de gestation intellectuelle, on avait eu peu d’échos du point de vue des ouvriers. Le 21 octobre, un ouvrier d’une usine de Csepel avait dit : « Soyez tranquilles, nous parlerons aussi » [1]. Maintenant, c’était avec des faits concrets qu’ils parlaient. Ceux qui, un peu plus tôt, avaient quitté les fabriques d’armes y retournèrent. Leurs camarades des équipes de nuit les aidèrent à charger des camions d’armes réquisitionnées pour la cause : revolvers, fusils, fusils mitrailleurs et munitions. Puis de nombreux ouvriers des équipes de nuit quittèrent les usines et se rendirent rue Bródy Sándor pour aider à distribuer les armes et pour se joindre à la foule, dont le nombre ne cessait d’augmenter. La police municipale n’essaya pas de disperser les manifestants.

De nombreux policiers remirent leurs armes aux ouvriers et aux étudiants, puis se tinrent à l’écart ; quelques-uns se joignirent même à la manifestation. De même pour les militaires : une foule de soldats passèrent leurs armes aux manifestants et, bien que la majorité d’entre eux ne se soient pas battus au côté des révolutionnaires, aucun pratiquement ne se battit contre eux. Ce qui peut s’expliquer facilement : la plupart des soldats étaient de jeunes paysans, et les paysans avaient été beaucoup moins touchés par l’agitation latente.

Pendant que les combats se poursuivaient dans la rue Bródy Sándor et que l’on s’efforçait de prendre possession de la Maison de la Radio, des milliers de travailleurs et d’étudiants formaient des groupes dans les rues environnantes. Ces groupes s’éparpillèrent dans la ville pour établir des barrages de contrôle et occuper quelques-unes des places principales. Toutes les voitures étaient contrôlées. Si on y trouvait un membre de l’A.V.O., la voiture était réquisitionnée et les passagers étaient bons pour continuer à pied. A ce stade, on peut remarquer qu’il n’y avait pas encore d’attaque généralisée contre l’A.V.O.

A 1 heure du matin, toutes les rues et les places principales (y compris la place du Parlement) étaient occupées par la foule, tandis que des groupes importants, munis d’assortiments d’armes légères, s’installaient aux points stratégiques.

Les mensonges de Gerö passaient toujours sur les ondes, cautionnés par un Conseil des ministres de la République Populaire de Hongrie complètement en dehors du coup : « Des éléments fascistes et réactionnaires ont déclenché une attaque armée contre nos bâtiments publics et contre nos forces de l’ordre. Afin de rétablir l’ordre, et jusqu’à ce que d’autres mesures soient prises, tous les rassemblements, réunions et manifestations sont interdits. Les différents corps des forces de sécurité ont reçu l’ordre de sévir avec la plus grande rigueur et d’appliquer strictement la loi contre quiconque enfreindra cet ordre. » Plus tard dans la nuit, le terme « fascistes » fut remplacé par celui de « contre-révolutionnaires ». Bien entendu, on ne fit aucune allusion au tirs de mitrailleuse de l’A.V.O., ni à l’assassinat de tous ces gens désarmés qui participaient à une manifestation pacifique.

Il faut bien souligner que si la situation avait atteint à ce moment-là les dimensions d’une insurrection armée, elle n’avait aucunement été projetée ou organisée. De nombreux commentateurs, dans le monde entier, prétendirent que la chose avait été organisée au préalable, ou s’abstinrent tout simplement de mentionner la spontanéité du mouvement. Qu’ils aient été aux ordres de l’Est ou de l’Ouest, dans les deux cas ces commentateurs ne furent pas à même de comprendre comment de simples individus pouvaient avoir une action efficace contre l’État sans une organisation hiérarchisée et soigneusement contrôlée par ses dirigeants.

Comme nous l’avons montré plus haut, les Russes aussi bien que les puissances occidentales avaient après la guerre maintenu dans leurs fonctions de nombreux membres de l’administration nazie. Pour ces gens, la vraie condition de l’efficacité était une organisation dont la hiérarchie soit basée sur le privilège et qui soit renforcée par un processus décisionnel fonctionnant rigidement de haut en bas, Leurs cerveaux avaient été conditionnés à ne considérer comme seule possible qu’une telle structure. Il est par conséquent bien possible qu’ils aient cru erronément que l’efficacité des révolutionnaires hongrois dépendait nécessairement d’une organisation semblable à la leur. Comment, disaient-ils, de simples ouvriers, des étudiants et d’autres gens auraient-ils pu avoir un système de communications aussi efficace ? Comment auraient-ils pu s’armer aussi rapidement et aussi facilement ? En fait, les événements qui se déroulèrent en Hongrie durant la dernière semaine d’octobre 1956, montrèrent clairement que les travailleurs utilisaient de toutes autres méthodes d’organisation. Si les révolutionnaires s’organisent de la même manière que ceux dont ils essayent de renverser le pouvoir, leur combat est perdu d’avance.

***

Durant les premières heures du mercredi 24 octobre, ouvriers et étudiants moururent dans les rues pour la liberté suprême de décider comment faire fonctionner leur société. Entre-temps, les dirigeants du parti manœuvraient en coulisses. Pour commencer, Gerö fit perdre son poste au premier ministre. On n’avait guère entendu parler d’András Hegedus, un docile pantin de Rákosi, même avant qu’il devînt premier ministre, et maintenant, on le mettait au rencart. Gerö invita Nagy à le remplacer, et ne semble pas que celui-ci ait eu besoin d’être persuadé ou qu’il ait posé des conditions. Aucune annonce officielle de ce remaniement ne fut faite. La première fois que le peuple hongrois l’apprit, ce fut à 7 h. 30 du matin, quand la radio fit mention de Nagy comme « président du Conseil des ministres » – le terme officiel pour désigner un premier ministre.

A 7 h. 45, la radio annonça que le ministre de l’intérieur avait proclamé la loi martiale, « étant donné que les opérations de nettoyage contre les groupes contre-révolutionnaires qui se livrent au pillage [2] sont encore en cours. » A 8 heures du matin, on annonça la décision qui devait bouleverser les esprits : en accord avec les termes du traité de Varsovie, le gouvernement avait demandé l’aide des unités militaires russes en garnison en Hongrie. « Les troupes soviétiques, conformément à la requête du gouvernement, prennent part au rétablissement de l’ordre. » [3]

Imre Nagy était sans aucun doute le premier ministre du gouvernement qui fit appel aux troupes russes. Mais on ne sait pas exactement si, ce faisant, il fut dupé. Le fait est qu’un grand nombre d’intellectuels et d’étudiants ressentirent cela comme une « trahison » ; dans un moment crucial de la lutte, leur moral subit un choc très dur. Nagy tomba dans leur estime. Mais pourquoi tant d’intellectuels se faisaient-ils des illusions à propos de Nagy ? Nagy était un homme qui se souciait avant tout de l’« ordre ». Il n’avait jamais montré que son idée de l’ordre fût autre chose qu’une forme libéralisée de l’« ordre » qui avait régné dans la Hongrie satellisée. Et dans la situation de ce 24 octobre 1956, les revendications pour ce genre d’« ordre » avaient été enterrées depuis belle lurette par la volonté du peuple et par sa lutte radicale pour un changement de loin plus fondamental. Forcément, de par ses antécédents, un homme comme Nagy devait être persuadé, tout comme Gerö, que la force massive des chars russes aurait bien vite rétabli l’« ordre ». Il avait appartenu au premier gouvernement dont les Russes tiraient les ficelles, il avait été successivement ministre de l’ Agriculture, ministre de l’intérieur, ministre du Ravitaillement, ministre de la Distribution Agricole et vice-premier ministre. Il connaissait les ficelles du métier et savait où se trouve réellement le pouvoir. Malgré tout cela, les intellectuels croyaient encore en lui. L’une des causes principales de leur naïveté était leur manque de contacts avec les ouvriers. Il y avait, dans une certaine mesure, une gêne et une suspicion réciproques entre ces deux classes sociales. Mais l’action, la révolte proprement dite, les avaient réunis comme rien d’autre n’aurait pu le faire. Ce sont les travailleurs qui, le matin du mercredi 24 octobre, sauvèrent la lutte d’une défaite totale. Ils considéraient en effet que l’alternative Nagy était à côté de la question. Dans la société qu’ils entrevoyaient à travers la poussière et la fumée de la bataille qui se déroulait dans les rues, il n’y avait de place, ni pour un premier ministre, ni pour un gouvernement de politiciens professionnels, ni pour des fonctionnaires ou des patrons qui leur donnent des ordres. La décision de Nagy de faire intervenir les chars russes ne fit que renforcer le moral et la résolution des travailleurs. Ils étaient maintenant plus que jamais décidés à combattre jusqu’au bout, quel que fût le résultat.

Des milliers de gens avaient passé les premières heures du mercredi dans les rues ou dans les meetings. Un conseil révolutionnaire de travailleurs et d’étudiants fut constitué à Budapest et siégea en permanence. Et pendant ce temps, Radio-Budapest continuait à déverser les mensonges : « La révolte est sur le point de s’effondrer ; des milliers de rebelles se sont rendus aux autorités ; ceux qui ne se rendent pas seront sévèrement châtiés ; aucune mesure ne sera prise contre ceux qui se rendront. » « Fascistes, patriotes égarés, contre-révolutionnaires, bourgeois, bandits. » Persuasion, menaces, cajolerie, déclarations extravagantes : le but de la propagande n’est pas de convaincre, mais de semer la confusion. En ce qui concernait les Hongrois, cette tactique se solda par un échec ; ils savaient bien que tout ça, ce n’étaient que des mensonges.

Rue Bródy Sándor, l’assaut fut donné à plusieurs reprises à la Maison de la Radio, non sans acharnement. Plus tard, les « gars » (un des surnoms que les Hongrois devaient donner affectueusement aux combattants) parvinrent à s’en emparer. Mais les émetteurs restèrent aux mains de l’A.V.O., qui concentra tous ses efforts pour en garder le contrôle. Celui qui était à la tête du petit groupe de speakers qui assurèrent les émissions était un certain György Szepesi, commentateur sportif de son état. Pendant les premiers jours de novembre, un groupe d’ouvriers remua tout Budapest pour retrouver Szepesi, mais il avait disparu.

5) La bataille s’engage

« Une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit. C’est l’acte par lequel une partie de la population impose sa volonté à l’autre partie au moyen de fusils, de baïonnettes et de canons. Des moyens autoritaires s’il en fut. »

F. Engels – De l’autorité – 1872.

A 8 heures 30, à Budapest, la nouvelle courait que des ouvriers avaient déjà été engagés dans des combats avec des chars russes à la périphérie de la ville. Selon d’autres rumeurs, moins largement répandues, Souslov et Mikoyan étaient arrivés à Budapest à l’aube. Apparemment, ils étaient venus directement de Moscou par avion ; le Kremlin commençait à se faire du souci devant le gâchis que ses hommes étaient en train de faire à Budapest. Mikoyan, prétendait-on, était très en colère contre Gerö. Vrai ou faux, on apprit bientôt que Gerö avait été « déchargé de ses fonctions » de premier secrétaire du Parti Communiste. Janos Kádár lui succédait. De nombreux officiels de la hiérarchie communiste considérèrent que c’était une manœuvre géniale. Kádár était d’origine ouvrière. Il avait passé pas mal de temps en prison, accusé d’être titiste ; il était passé par de rudes épreuves, il avait été torturé – ses ongles arrachés et les cicatrices qui couvraient son corps en témoignaient. On dit que c’était un homme peureux, un homme qui avait peur de la douleur – ça se comprend ! Il devait s’avérer malléable comme de l’argile entre les mains d’une couche dirigeante implacable.

Juste après 9 heures, Nagy fit à la radio une déclaration où, personnellement, en tant que premier ministre, il demandait que l’on mette fin aux combats et que l’on rétablisse l’ordre :

« Citoyens de Budapest ! Je proclame que tous ceux qui, désireux d’éviter de nouvelles effusions de sang, cesseront le combat aujourd’hui avant 13 heures et déposeront les armes, échapperont à un jugement sommaire. Nous réaliserons aussitôt que possible, par tous les moyens qui sont à notre disposition et sur la base du programme gouvernemental de 1953, tel que je l’ai développé à cette époque devant le Parlement, la démocratisation systématique du pays dans tous les secteurs du Parti, de l’État et de la vie politique et économique. Le gouvernement a en mains tous les moyens de réaliser son programme politique en s’appuyant sur le peuple hongrois sous la direction des communistes. Écoutez notre appel ; cessez les combats et assurez le retour au calme et le rétablissement de l’ordre dans l’intérêt de l’avenir de notre peuple et de notre pays. Retournez à un travail créatif et paisible. »

Était-ce là le discours d’un homme incapable d’appeler l’armée russe ?

Tout d’abord, la menace contenue implicitement dans sa déclaration et, présentée comme une concession : « Si vous avez cessé de vous battre à 1 heure, vous ne serez soumis qu’à des poursuites relevant de la juridiction ordinaire (?). Sinon, ce sera un jugement sommaire. » Tout le monde savait ce que signifiait un jugement sommaire. Et « déposer les armes » ? Cela signifiait remettre aux autorités les armes qui venaient d’être durement gagnées.

Nagy espérait-il que les ouvriers qui se battaient contre les chars russes, l’A.V.O. et l’appareil bureaucratique pourri tout entier allaient subitement remettre leurs armes ce mercredi matin ? Alors qu’à ce moment-là, au contraire, les travailleurs et les étudiants avaient toutes les raisons d’intensifier leur lutte. Et le « programme gouvernemental de juin 1953 » ? Un tel programme avait été rendu superflu par les événements des derniers jours. Il aurait peut-être pu coller à la réalité en avril ; mais le 24 octobre, il paraissait tout simplement ridicule. Il est probablement vrai que Nagy était l’homme le plus humain et le plus libéral de la hiérarchie communiste hongroise, mais il était prisonnier de certaines idées qui se heurtaient à la volonté d’un peuple désireux d’un changement fondamental, tant sur le plan politique que sur le plan économique. En fait, comprendre ce que les gens voulaient réellement, ce pourquoi ils luttaient, voilà qui dépassait les possibilités d’un Nagy.

Si on admet la sincérité de Nagy, il faut reconnaître qu’il a fait preuve d’une incroyable naïveté en parlant, à ce stade, du « peuple hongrois sous la direction des communistes ». Une direction, voilà exactement ce que les ouvriers étaient en train de combattre ; cette attitude en apparence négative en impliquait une autre, très positive celle-là : prendre et mener à bien leurs décisions. Le seul effet du premier discours que prononça Nagy en tant que premier ministre, ce fut de renforcer la détermination de continuer le combat chez la plupart des révolutionnaires. Comme nous le verrons plus loin, les gens avaient déjà commencé à construire leurs propres organisations révolutionnaires. Dès le premier matin de la lutte armée, un tract appelant à la grève générale avait été distribué dans la ville. Ce tract était signé par le Conseil Révolutionnaire des Ouvriers et des Étudiants.

Les chars russes avaient commencé à entrer dans la ville par différents points pendant la matinée du 24 octobre. Certaines unités furent immédiatement attaquées par les ouvriers et les étudiants. D’autres ne furent attaquées qu’après avoir occupé des positions stratégiques et ouvert le feu. En certains endroits, où aucun des deux combattants n’avait tiré, des étudiants qui connaissaient le russe pour l’avoir appris à l’école étaient en conversation avec les soldats. Ils leur expliquaient qu’ils étaient des Hongrois comme tous les autres – des ouvriers. Plusieurs des jeunes soldats russes semblaient plutôt embarrassés ; peut-être se souvenaient-ils de certaines choses qu’ils avaient apprises à l’école. Et sans doute certains aspects du « marxisme-léninisme » ne s’accordaient-ils pas tout à fait avec ce que maintenant on demandait d’eux.

A présent, la bataille faisait rage dans tout Budapest : sur la place Baross, où se trouvait la gare de l’Est ; près de la gare de marchandises de Ferencváros ; autour du siège du parti du XIIIème arrondissement [4], et dans les rues proches de la statue du général Bem, qui avaient été le théâtre de la manifestation pacifique de la veille. Les tanks de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, les « tanks ouvriers » tiraient des « obus ouvriers » qui déchiquetaient les corps des ouvriers hongrois.

Deux des plus grandes batailles se déroulèrent sur la place Széna, à Buda, et à la caserne Kilián. Place Széna, plusieurs milliers de gens étaient dans l’expectative, ne sachant trop ce à quoi ils devaient se préparer ou ce qu’ils devaient faire. Il s’agissait, pour la plupart, d’ouvriers ; mais il y avait aussi de nombreux étudiants, et parmi eux des jeunes femmes. C’était là le reflet de la composition sociale du mouvement révolutionnaire. Il y avait aussi des écoliers, et même des écolières. La plupart d’entre eux étaient armés.

Leur idée était principalement d’arrêter toutes les voitures pour voir qui les occupait. Ils avaient trouvé que cela pouvait se faire facilement en utilisant des centaines de tonneaux pour barricader le milieu des rues qui menaient à la place. Il y eut des échanges de coups de feu avec certaines voitures dont les occupants se mettaient à tirer dès qu’ils apercevaient les barricades de tonneaux et leurs défenseurs armés. Plusieurs personnes furent tuées ou blessées. Plus tard, les barricades furent consolidées quand des ouvriers amenèrent dans la rue des wagons de chemin de fer provenant d’un dépôt de marchandises voisin. Certains de ces wagons étaient encore remplis de marchandises, mais à aucun moment celles-ci ne furent emportées – encore une preuve de la conscience que les gens avaient du caractère de leur révolution.

Bientôt, toutes les entrées de la place furent barricadées. On entendit alors le grondement puissant d’un moteur, et le premier char russe fit son apparition ; il trouva un point faible dans la barricade et traversa directement le centre de la place, accueilli seulement par quelques coups de fusil. Les ouvriers se précipitèrent pour réparer la brèche. Puis vinrent deux autres chars et deux voitures blindées. Un feu nourri de mitrailleuses et de fusils éclata chez les révolutionnaires. Tandis que le premier char faisait demi-tour et battait en retraite, le second enfonça la barricade, traversa lentement la place en poussant un wagon devant lui et s’en fut en rugissant, sans se soucier des cocktails-molotov. Les voitures blindées furent par contre mises hors de combat ; leur huit occupants furent tués.

Les révolutionnaires comprirent que les barricades n’étaient pas construites d’une manière efficace. Ils les renforcèrent à nouveau. Cette fois, les matériaux les plus résistants furent déposés au milieu de la rue, afin de forcer les chars à passer plus près des trottoirs ou même le long des façades, ce qui permettait de leur jeter plus facilement des cocktails-molotov depuis les fenêtres des maisons.

Un cocktail-molotov, c’est une bombe à essence de fabrication artisanale, qui peut se révéler une arme très efficace. Les Hongrois purent constater qu’ils étaient faciles à fabriquer et encore plus faciles à manier. On employait des bouteilles de bière ou des bouteilles de limonade dont le bouchon se vissait, on les remplissait d’essence et on serrait le bouchon à fond. Dans le cas de bouteilles sans pas de vis, il fallait absolument qu’elles soient bouchées hermétiquement. Ensuite, on attachait solidement un bout de chiffon (parfois trempé dans l’alcool à brûler), avec du fil de fer ou des élastiques solides, au col de la bouteille et on l’allumait au moment de jeter le cocktail-molotov. Quand la bouteille touchait un char, le verre se cassait et l’essence prenait feu, souvent avec d’excellents résultats. L’essentiel, c’était de jeter la bouteille sur la grille de refroidissement du moteur : même sans mèche, l’essence prenait feu au contact du métal surchauffé.

***

Au fur et à mesure que la bataille prenait de l’extension, les ouvriers et les étudiants de la place Széna amélioraient leurs méthodes de combat. Ils étaient parfaitement indisciplinés, au sens militaire du terme. Il n’y avait pas de salut militaire, ni de gradés pour gueuler les ordres. Dans leurs uniformes bariolés, avec leurs armes qui ressemblaient à des jouets en face de l’épais blindage et des gros canons des chars, ces hommes devaient sans aucun doute avoir un air touchant pour des mentalités militaires patentées. Mais avant la fin de la semaine, ces quelques milliers d’étudiants et d’ouvriers avaient mis quelque trente chars russes hors de combat. Ils furent la véritable avant-garde de la classe ouvrière dans ce combat qu’ils menèrent avec courage, initiative et même avec humour. Quand un char russe prenait feu, leurs hourras retentissaient entre les maisons qui bordaient la place. Quand un char battait en retraite, la place s’emplissait de rires et d’applaudissements.

Le même climat régnait dans les rues aux alentours de la caserne Kilian. Un groupe d’ouvriers avait pris possession d’une petite pièce de campagne qu’ils avaient installée devant le cinéma Corvin, sur le boulevard József. Ce cinéma, l’un des plus grands de Budapest était situé en retrait par rapport aux autres maisons du boulevard. Quand la position se trouvait exposée-à un feu trop nourri, la pièce était amenée à l’abri dans ce renfoncement. C’est un conducteur de tramway qui fut chargé de l’ajuster et de la servir. Avec les autres, il poussait parfois son artillerie jusqu’à la caserne, au croisement de l’avenue Ulloi et du boulevard. De là, ils pouvaient prendre l’avenue Ulloi en enfilade tant qu’ils n’étaient pas contraints à se retirer sur le cinéma. Pendant les accalmies, les servants s’asseyaient et fumaient une cigarette en causant boutique – c’est-à-dire de la révolution qui était leur affaire. « Une fois, la discussion était devenue tellement absorbante que deux chars russes étaient arrivés au boulevard et se rapprochaient dangereusement du cinéma. Tous se précipitèrent comme un seul homme pour ouvrir le feu sur les assaillants. Un peu en arrière venait un gars qui faisait une drôle de mine en essayant désespérément de rompre le cercle pour arriver, lui aussi, au canon ; sous son bras, il y avait un journal chiffonné, et il tentait frénétiquement de remonter son pantalon. « Pris la main dans le sac, hein ? » Cette boutade de circonstance fit éclater les rires pendant qu’ils mettaient l’arme en batterie. Les premiers coups furent presque tirés à bout portant et touchèrent le premier char, qui explosa. Le second fit immédiatement demi-tour et battit en retraite, mais, au carrefour, il fut pris sous un feu croisé ; touché à mort, il s’arrêta et la fusillade cessa. Des milliers d’yeux le fixaient. Soudain, les Russes sortirent, les mains en l’air et un groupe d’ouvriers les amena à la caserne Kiliá. » [5]

Cette caserne était sous le contrôle d’une unité de l’armée hongroise sous les ordres du colonel Pál Maléter [6], qui s’était mis au côté du peuple. Les hommes de Maléter étaient estimés par un grand nombre de travailleurs et d’étudiants. Une fois la caserne dans leurs mains, les civils avaient pu s’armer. Pendant toute la journée du jeudi, le feu nourri des canons russes arrosa la caserne et, dans la soirée, trois chars hongrois entrèrent en scène et occupèrent des positions stratégiques non loin de là. Ces chars entrèrent en action le matin suivant. Chaque jour, sans un seul moment d’accalmie, le combat faisait rage autour de la caserne et dans les rues avoisinantes. Pendant les nuits, la situation fut assez tranquille, car les chars russes se replièrent chaque fois.

Pendant près de trois jours, les combats continuèrent sans répit dans Budapest. Le vendredi, les Russes amenèrent quatre grosses batteries afin de réduire définitivement la caserne Kilian à la reddition. Pál Maléter et les soldats et civils qui occupaient celle-ci n’avaient en guise d’armes lourdes que leur foi en eux-mêmes et en ce qu’ils faisaient. Ils engagèrent le combat. Les ouvriers se battirent dans les rues, le conducteur de tramway et ses « gars » se battirent au cinéma Corvin, avec leur unique petite batterie. Avec détermination et courage, et avec une sorte de sixième sens pour faire ce que l’on attendait le moins de leur part, non seulement ils empêchèrent les servants des pièces russes d’avancer, mais, qui plus est, ils réussirent dans un premier temps à leur faire réduire le feu de manière appréciable ; puis, en deux heures, les quatre batteries furent réduites au silence.

Pendant la bataille, Radio-Budapest faisait alterner des appels à la soumission adressés aux partisans engagés dans l’une ou l’autre grande bataille, et des informations selon lesquelles l’un ou l’autre groupe d’insurgés avait capitulé ou était sur le point de le faire. On n’écoutait plus cette station de radio que pour la rigolade.

6) Les massacres

« Le Paris ouvrier avec sa Commune sera célébré à jamais comme le glorieux fourrier d’une société nouvelle. Le souvenir de ses martyrs est conservé pieusement dans le grand cœur de la classe ouvrière. Ses exterminateurs, l’histoire les a déjà cloués à un pilori éternel, et toutes les prières de leurs prêtres n’arriveront pas à les en libérer. »

K. Marx – La guerre civile en France – 1871.

Lors d’un meeting d’étudiants et d’ouvriers qui se tint à Magyaróvár [7] le vendredi 24 octobre, on décide d’envoyer une délégation le matin suivant au quartier général de l’A.V.O. pour demander d’ôter l’étoile soviétique de la façade du bâtiment. Le 25, peu après 10 heures du matin, une grande foule d’étudiants et d’ouvriers, qui comprenait beaucoup de femmes et d’enfants, se rassembla dans le parc de la ville. Quelque deux mille personnes se mirent alors en marche vers le siège de l’A.V.O. Elles n’avaient pas d’armes. La manifestation avait été annoncée publiquement et les hommes de l’A.V.O. avaient, pendant la nuit, creusé deux tranchées devant leur quartier général. Dans chaque tranchée, il y avait deux mitrailleuses servies par des officiers de l’A.V.O. La foule s’arrêta. Quatre ouvriers parcoururent la centaine de mètres qui les séparaient de la tranchée et s’adressèrent à ces officiers : « Nous vous prions de ne pas tirer. Nous sommes des manifestants pacifiques. » – « Très bien, dit l’un des officiers, approchez !  » La foule s’avança. Alors, les quatre mitrailleuses ouvrirent le feu. De nombreux manifestants s’écroulèrent. Au début, ceux qui se trouvaient à l’arrière du cortège n’arrivaient pas à croire qu’on leur tirait dessus. Puis, à partir des premiers rangs, d’où on pouvait voir les corps ensanglantés [8], les manifestants se jetèrent au sol. Des toits du bâtiment, les A.V.O. se mirent alors à jeter des grenades dans la foule. 101 personnes furent tuées et plus de 150 grièvement blessées. Parmi elles, il y avait des femmes et des enfants.

Quand ces nouvelles dramatiques parvinrent à la ville de Gyor, un peu plus tard, un important contingent de rebelles monta dans des camions et partit pour Magyaróvár. Ils y arrivèrent dans l’après-midi et se joignirent aux bataillons – maintenant armés – de travailleurs et arrivants de Magyaróvár et de Mosan. La caserne de l’A.V.O. fut encerclée. Le peuple voulait les servants des mitrailleuses, et il les eut : certains furent tout simplement battus à mort, d’autres furent pendus par les pieds, battus à mort et leurs corps mis en pièces. Pendant ces lynchages, un silence de mort planait sur la foule.

A Budapest, une foule désarmée était partie lentement de l’avenue Rákóczi en direction du Parlement. Elle arborait des drapeaux dont l’emblème communiste avait été arraché. Il y avait aussi des drapeaux noirs en mémoire de ceux qui avaient été tués. D’après Charles Coutts [9], la manifestation rencontra un char russe : « Le tank s’arrêta. Un soldat montra la tête et les gens qui étaient en avant de la marche expliquèrent qu’ils n’était par armés et qu’ils manifestaient pacifiquement. Le soldat leur dit de grimper sur le char, ce qui firent quelques-uns des manifestants, et le char se mit à rouler au milieu de la manifestation. J’ai conservé un photo de cet événement. »

« En arrivant sur la place du Parlement, ils rencontrèrent un autre tank soviétique, envoyé pour tirer sur eux. Il se joignit également à la manifestation. Sur la place, il y avait trois autres chars russes, ainsi que deux voitures blindées. La foule marcha directement sur eux et se mit à parler aux soldats. Au moment même où le commandant russe disait : « J’ai une femme et des enfants qui m’attendent en Union Soviétique, je n’ai pas du tout envie de rester en Hongrie », on tira trois rafales d’armes automatiques du haut des toits. Certains des manifestants coururent s’abriter contre les façades, tandis que d’autres, sur le conseil des Russes, se mirent à l’abri derrière les tanks. Une trentaine de personnes, dont un officier soviétique, restèrent étendues sur la place, mortes ou blessées. » [10]

Qui avait tiré du haut des toits ? Coutts pense que c’étaient des hommes de l’A.V.O. Qui d’autre, d’ailleurs, aurait pu agir de la sorte ? Leur dessein était évident : il fallait pousser les Russes qui commençaient à fraterniser, il fallait les pousser à durcir leur attitude. La solidarité des insurgés hongrois à l’égard des soldats russes qui avaient refusé de leur tirer dessus apparut plus tard dans une résolution du Conseil Révolutionnaire de Budapest qui demandait « que leur fût accordé le droit d’asile en Hongrie. » [11]

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Troisième partie disponible ici


[1L’insurrection Hongroise, supplément au n° 20 de Socialisme ou Barbarie, 1956, p. 23.

[2Il est significatif que, durant toute la révolution, aucun observateur autre que les increvables staliniens n’ait mentionné des cas de pillage.

[3Hubert Ripka, Eastern Europe in the post-war World, p. 163.

[4Quartier ouvrier par excellence.

[5Interview par l’auteur de Mátyás Bajor et de cinq autres jeunes partisans à Londres, en janvier 1957.

[6Pál Maléter : officier de l’armée régulière durant l’entre-deux guerres. Pendant la deuxième guerre mondiale, il est l’un des gardes personnels de Horthy en qui ce dernier place toute sa confiance. En 1943, il est envoyé sur le front russe. Fait prisonnier, il rejoint une brigade de partisans organisée par les Russes ; au bout de 6 mois, il est fait commandant d’un groupe de partisans. En 1944, il est parachuté dans le nord de la Hongrie et se bat contre les Nazis jusqu’à l’arrivée des troupes russes. En 1945, il rentre dans l’armée hongroise avec le grade de major, puis se rallie au Parti Communiste. Quand la République est proclamée en 1946, Maléter devient le garde du corps de son président, Zoltán Tildy, puis, lorsque Tildy est arrêté en 1948, il retourne à l’armée régulière. En 1951, il est promu au grade de colonel et reçoit le commandement d’une division blindée ; on le charge également d’entraîner toutes les divisions blindées, y compris les cadets de l’école de Tata. En 1952, il est muté au ministère de la Défense et, à la fin de l’année, il est chargé du commandement des Brigades d’Entreprises.

[7Petite ville située près de la frontière tchèque et autrichienne et qui forme agglomération avec la ville de Moson.

[8Tous ceux qui étaient présents relatent qu’on utilisa des balles dum-dum.

[9Communiste anglais qui avait vécu trois ans à Budapest ; éditeur de World Youth.

[10Peter Fryer, op. cit., p. 46.

[11Le copain hongrois nous a donné des détails plus complets et même plus significatifs sur ce qui s’est passé. Il dit que c’est certain que l’A.V.O. avait tiré car cous les toits des immeubles avoisinants étaient truffés de nids de mitrailleuses. De plus le commandant du char russe dont Anderson parle a fait ouvrir le feu sur les hommes de l’A.V.O. perchés sur les toits ! Après quoi il est passé du côté de la révolution. Note des traducteurs (?)


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