Grèce : L’impasse anthropologique

Compte-rendu de la réunion publique du 28 juin 2012
lundi 7 janvier 2013
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux

Elle est en vente pour 3 € dans nos librairies. Les achats permettent notre auto-financement et constitue un soutien aux librairies indépendantes (vous pouvez également nous aider à la diffusion).

Sommaire :

  • Grèce : l’impasse anthropologique (Exposé) — ci-dessous...

La réunion était publiquement annoncée sur notre site mais également ici : http://www.demosphere.eu/node/30536

Son but était de discuter de notre brochure « Malaise dans l’identité – Définir des appartenances individuelles et collectives contre le confusionnisme et l’extrême-droite », sortie en mai 2012.

Elle y était en vente libre, ainsi que nos brochures précédentes. Les tracts suivant ont été distribués : « Le mouvement des indignés » ; « La démocratie contre les élections » et « Pour des AG autonomes ».

Une dizaine de personnes étaient présentes au « Tabac de la Bourse », à Paris.


La réunion commence à 19h30 par une petite présentation de la question identitaire par des camarades grecs.

Exposé

Le thème de la brochure présentée, l’identité, est très sensible et pourrait donner lieu à nombre de malentendus, d’amalgames et de confusions. Il nous a donc semblé intéressant de l’aborder à travers le cas grec, particulièrement d’actualité. Il s’agira donc d’expliciter les rapports qu’entretiennent les Grecs avec la modernité, qu’il peut être instructif de comparer ensuite aux autres populations non-occidentales, notamment celles du Maghreb.

La question grecque est évidemment très actuelle, mais jamais abordée d’un point de vue anthropologique. Pourtant ce qui se passe aujourd’hui en Grèce se joue aussi à ce niveau-là. La culture grecque n’a pas intégré le rationalisme (avec et sans guillemets) sociales intrinsèque au capitalisme - et à la culture occidentale en général. Elle garde des caractéristiques traditionnelles comme le patriarcat, le régionalisme, le clanisme. Depuis deux siècles que la Grèce est en contact avec la modernité, elle a un pied en Occident, et l’autre dans le monde balkanique-oriental et chrétien orthodoxe. Cette situation contradictoire n’a pas été vécue comme telle faute d’une religion agressive et « énergique » comme l’est l’islam actuel. Mais l’éclatement de la crise « économique » et le brusque changement de mode de vie qu’elle implique pour la plupart des Grecs, fait réémerger le noyau contradictoire et antinomique de la constitution historique et culturelle de la Grèce moderne. Il faut donc remonter aux racines historiques pour expliquer ce fait [1] .

Un pays sans nation

La libération de la Grèce du joug ottoman est symboliquement datée de la bataille navale de Navarin de 1827. Mais cette décolonisation n’a pu se faire que par l’intervention de la France, de l’Angleterre et de la Russie, les Grandes Puissances de l’époque, qui – chacune pour ses raisons propres - désiraient la création d’un petit état fantoche à l’extrême sud de la partie balkanique de l’Empire ottoman. Ainsi, la Grèce moderne n’a pas émergé à la suite de l’autoconstitution d’une nation au sens moderne du terme. Depuis la fin de la période héllénistique, le type de gouvernement de la région n’a cessé d’être patriarco-clanique. La sphère publique n’y est que la scène où s’affrontent les différentes cliques qui se partagent le « gouvernement ». En Grèce, il n’y a jamais eu aucun des éléments qui ont conduit, historiquement, à un certain recul de cet élément clanico-régionaliste, ni au recul du type de pouvoir « sultanique » (selon Max Weber) qui lui correspond : on n’y a connu ni l’émergence de mouvements égalitaristes et démocratiques (comme ce fut le cas en Occident) ni la création d’un état fort et centralisé (comme ce fut le cas tant dans les divers « despotismes orientaux » qu’en Occident lors de sa phase absolutiste).

Dès le Xe siècle, on voit émerger à Byzance la catégorie sociale des dynatoi (« les puissants »), grands propriétaires fonciers aristocrates, qui mettent en question le monopole du pouvoir étatique. Ces tendances centrifuges furent aggravées par le fait que cette aristocratie avait accès aux postes de l’administration, un élément essentiel qui a contribué à l’affaiblissement et au morcellement graduels de l’Empire byzantin. Cet esprit régionaliste imprégna fortement la société. Il fut consolidé pendant l’occupation ottomane (1453-1827) : le sultan ne s’intéressait guère à intégrer les territoires occupés par l’État ottoman, pourvu que ceux-ci lui versassent les impôts demandés. Cette situation a accentué la domination des divers chefs régionaux et le morcellement clanique du territoire grec. Ce n’est pas par hasard si certains intellectuels grecs (résidant en France et en Suisse lors de l’éclatement de la Guerre de Libération et influencés par les Lumières) proposaient la constitution d’un Etat fédéral plutôt que d’un État centralisé.

Après la Guerre de Libération de 1821, une première guerre civile eut lieu de 1823 à 1825. Chef claniques et seigneurs de guerre s’affrontèrent pour le pouvoir. Les antagonismes d’alors perdurent encore dans la mentalité grecque. Il n’y a donc pas eu à proprement parler d’idée nationale grecque, d’unité de la région. Sans l’intervention décisive des Grandes Puissances en 1827, les troupes ottomano-égyptiennes d’Ibrahim pacha auraient écrasé les armées grecques et restaurée l’ordre ottoman, les chefs de guerre grecs étant toujours occupés à se battre entre eux. Fut alors créé une sorte de protectorat sous l’autorité des Français, des Britanniques et des Russes. Après l’assassinat du premier « gouverneur » du nouvel État, Kapodistrias (en 1831, par les membres de la famille du chef régional de la Magne, Mavromichalis, en réponse à la prétention de Kapodistrias de les soumettre à l’ordre étatique), les grandes puissances nommèrent comme premier chef d’Etat un Bavarois, Otto I. Ce fut le premier roi de la Grèce moderne. Le régime ainsi formé fut une royauté clientéliste, vite transformée en monarchie constitutionnelle (1843). Les grands partis n’y étaient que les représentants des grandes puissances qui prétendaient régir le pays.

Naissance d’un nationalisme victimaire

De ces événements fondateurs, il résulte un entrelacement des cultures occidentales importées et des cultures locales traditionnelles. Et un rapport très particulier vis-à-vis de l’Occident. Pour le peuple grec, ce dernier est une entité dominatrice et manipulatrice, mais comme l’Etat grec moderne n’aurait pu exister sans son intervention, il existe un complexe d’infériorité, un narcissisme national fondamental, qui prend la forme d’un nationalisme victimaire ou autovictimisant : le peuple grec aurait toujours été le jouet des Puissants du monde, un peuple tourmenté et humilié car haï et envié à cause de sa supériorité (mentale, spirituelle, culturelle, voire climatique-géographique : le soleil et la joie de la vie du Sud contre la brume dépressive du Nord, etc.). On peut lire là-dessus le fameux poème « Axion Esti » d’Odysséas Elytis, de 1959 (O. Elytis, Axion Esti, suivi de L’arbre lucide et la quatorzième beauté, Gallimard, NRF, 1996), un de nos meilleurs et plus fameux poètes. Il s’agit d’un long poème où Elytis essaie de définir l’essence de la « grécité », afin d’élaborer le mythe national dont a besoin – selon lui – la Grèce moderne et qui lui permettrait – selon nous – de devenir le poète national grec (la recherche du poète national constituant encore une des obsessions culturelles des Grecs modernes). Dans ce poème, on trouve tout ce qu’on analyse : un peuple pauvre et presque maudit, condamné à habiter un pays pauvre mais magnifique, un vrai agneau de Dieu qui résiste aux Puissants etc. etc.

Cette mythologisation constitue une lecture idéologique et auto-justificatrice d’une situation bien réelle : depuis son émergence graduelle, vers la fin de l’Empire byzantin, ce que la plupart des Grecs considèrent comme « la nation grec moderne » fut constamment dominée par des puissances étrangères. On pourrait dire que pour l’inconscient collectif néogrec, il existe un fil conducteur entre la Prise de Constantinople par les croisés en 1204 et l’imposition des Memoranda de la Troïka (FMI, UE, BCE), en passant par les dominations britannique et américaine. Cette interprétation de l’histoire amène à une animosité souvent très marquée –et latente- envers l’Occident qui trouve sa contrepartie à la séduction qu’exerce sur les Grecs l’« Orient ». On trouve cette animosité chez le noble byzantin Notaras qui disait qu’il préférerait être dominé par les Ottomans que par les « Francs », ou au XVIIIe siècle dans les espoirs populaires d’une libération par la Russie du joug ottoman. C’est bien cet antioccidentalisme qui a rallié les Grecs aux nationalistes serbes lors de la phase ultime de la Guerre de Yougoslavie (et qui leur a fait croire que les rumeurs sur les massacres dont celui de Srebrenica n’étaient que diffamation occidentale) et pas quelque prétendue haine contre les Bosniaques.

Depuis le XIXe siècle, l’histoire officielle grecque montre un peuple continuellement dupé, trompé, manipulé d’abord par l’Empire ottoman puis – et surtout ! - par les puissances occidentales. Il en ressort très clairement la mentalité dont nous venons d’analyser les axes principaux. Cette mentalité était alors renforcée par l’idéologie de la « Magna Grecia » (la « Grande Idée » dont parlait Kolettis, le chef du parti « Français »), qui voulait étendre les frontières du pays sur « les deux continents et les cinq mers », en prétendant renouer avec les époques glorieuses de l’Empire byzantin. Ce projet s’appuyait sur les expatriés, très nombreux, qu’il s’agissait alors de défendre et de restaurer dans leurs droits là où ils étaient. La « catastrophe » de 1922 mit un terme à ce rêve d’expansion restauratrice : Smyrne, territoire grec depuis la fin de la Première Guerre mondiale, fut reprise par l’armée d’Atatürk. Les populations grecques alors présentes en Turquie furent massacrées ou déportées sans que les puissances occidentales n’interviennent. Cet événement fait figure de véritable traumatisme dans la mentalité des Grecs, condamnée depuis à vivre dans un espace restreint du fait des manipulations occidentales.

Le pays vécut une nouvelle guerre civile à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis connut une domination américaine dans les deux décennies suivantes : ce fut la victoire de la droite au terme de cette guerre – grâce en partie à lappui des bombes au napalm américaines – qui consolida l’emprise des Etats-Unis sur la Grèce. Ils prenaient le relais de la Grande Bretagne. Churchill était venu à Athènes en 1944 pour mener la fameuse « bataille d’Athènes » contre les staliniens avant de céder la place aux envoyés du président Truman. C’est l’époque du plan du même nom, qui visait à contenir la menace soviétique en renforçant la Turquie et la Grèce. Dans le cadre de la politique américaine de l’Après-guerre, il faut noter le soutien américain au régime des Colonels (1967-1974), dont le chef initial, G. Papadhópoulos, fut, selon des rumeurs, entrainé et utilisé comme agent par la CIA. Depuis la fin de la dictature, la domination occidentale dans la région se fait avec une contrepartie financière (subventions de l’EU, etc.).

Un avatar du tiers-mondisme anticolonial

Toute cette histoire est donc interprétée à travers ce prisme de l’idéologie victimaire selon laquelle les Grecs seraient perpétuellement vexés et humiliés par toutes les nations puissantes qui les entourent. On retrouve là des traits communs aux mentalités juives et arabes contemporaines.

Arrêtons-nous sur cette idéologie, fortement connectée au tiers-mondisme, qui s’est par ailleurs exprimée dans le nationalisme arabe. La situation géopolitique du protectorat est le prétexte pour développer toute cette idéologie anti-coloniale, et celle-ci a véritablement empêchée l’implantation réelle de la culture occidentale, de son versant rationaliste / capitaliste, comme de son versant émancipateur. Cela est également visible dans la structure du pays : Il n’y existe pas de bourgeoisie à proprement parler, ni de Nation véritable ou d’état centralisé. Le nationalisme grec repose uniquement sur le tiers-mondisme, et nous pourrions reprendre à notre compte l’analyse de certains historiens et sinologues à propos de la manière dont le stalinisme des pays sous-développés constitue le principal levier de leur réveil national et nationaliste (cf. par exemple le livre de Lucien Bianco, Les origines de la révolution chinoise, 1915-1949, et surtout le chapitre « Communisme et nationalisme »). Le cas grec ressemble à bien des égards à son homologue chinois, de ce point de vue : dans les deux pays, c’est la gauche, lors de sa participation à la Résistance « anti-impérialiste » (contre les Japonais en Chine, contre les Allemands chez nous) et à la guerre civile (de 1946 à 1949 dans les deux pays) qui diffuse un vrai sentiment nationale aux sein de la population, et non la droite. Celle-ci représente moins une vraie bourgeoisie de type occidental qu’une coalition anti-communiste formé d’une mince proto-bourgeoisie et d’éléments issus des élites politiques traditionnelles, de type patriarcal, régional et clanique. Elle est considérée par le peuple comme vendue à l’étranger. Ce n’est pas un hasard si en Grèce, bien que la gauche ait perdu la Guerre civile (contrairement à sa cousine chinoise), c’est la culture de gauche qui a dominé pendant l’Après-guerre, en plein régime autoritaire anti-communiste : c’est pendant cette période que le nationalisme victimaire prend sa forme moderne, rationalisé et systématisé par les intellectuels staliniens (ou de gauche en général) ainsi que par des artistes de droite (comme Elytis) plus à l’aise avec le tiermondisme d’origine gauchiste qu’avec la pseudo-culture officielle « gréco-chrétienne » du régime en place. C’est ainsi que le nationalisme gauchisant devint l‘idéologie dominante de la société grecque, malgré les efforts du régime anticommuniste pour la combattre.

Éclatement actuel de la contradiction identitaire

La situation change avec la fin de la dictature, dans les années 70, qui marque l’entrée dans la société de consommation ou plutôt l’adhésion populaire à cette entrée. Il en résulte une posture anthropologique totalement contradictoire. D’un côté, l’Occident est profondément haï . La montée du PASOK au pouvoir s’accompagne du renouveau de l’idéologie gauchiste et du nationalisme victimaire. Le chef du PASOK, A. Papandréou, se présentait comme un vrai « chef du marxisme non occidental », entretenant des rapports amicaux avec Arafat et Kadhafi entre autres. De l’autre, le peuple profite sans retenue de ses grâces que sont la consommation, la technologie, les subventions, etc. Plus profondément encore, les Grecs sont anthropologiquement plutôt des Orientaux, mais qui veulent se vivre comme des Occidentaux : il y a un refoulement de leur réalité identitaire, qui est un écartèlement entre l’Orient et l’Occident. La crise actuelle est l’éclatement au grand jour de cette contradiction sur le plan politique, et on la retrouve dans la structure même des mouvements contestataires : d’un côté, la lutte contre l’Occident, les banques, la Troïka, etc., et de l’autre la volonté de revenir à cette opulence d’avant la crise, opulence totalement occidentale tant par le mode de vie qu’elle incarne et diffuse que par son origine, le financement européen et américain. Plus qu’une crise politique, ce que traverse la Grèce aujourd’hui est une impasse anthropologique où la société est incapable de se donner une conception cohérente d’elle-même. On retrouve là le problème de toute l’attitude du monde non-occidental.

Cette situation est renforcée par la crise culturelle et anthropologique profonde que traverse l’Occident lui-même, car d’un certain point de vue, l’Occident s’orientalise. On y observe un épuisement des gisements anthropologiques occidentaux puisque le capitalisme a fait naître une culture de la consommation, de la facilité qui sape les ressorts profonds du rationalisme. Cela se traduit par des tendances lourdes au lobbying, au clientélisme, au clanisme, à la corruption. Il y a donc une convergence manifeste entre un monde non-occidental qui peine à s’occidentaliser et un Occident qui s’effondre en renouant avec des formes sociales traditionnelles.

Débat

La question de la corruption hors et en Occident

Aïcha : Le phénomène de corruption n’est pas moindre en Occident que dans le reste du monde : il s’agit d’une vision ethnocentrique rabâchée qui occulte les scandales à répétition qui rythment la vie politique, par exemple en France.

Majid : Oui mais en Occident, et particulièrement en France, ces scandales sont au moins rendus publiques, notamment par Le Canard Enchaîné, ce qui n’est pas le cas dans les pays non-occidentaux.

Quentin : Je n’ai jamais entendu parler ici de notes scolaires achetées par un parent d’élève contrairement à ce qui se fait ailleurs... En Tunisie, on peut avoir à glisser la pièce au fonctionnaire simplement pour qu’il accepte que l’on paye sa facture d’électricité !

Mohamed : Soudoyer un flic français lorsqu’on est arrêté n’est en rien une habitude, alors qu’au Maroc, c’est absolument systématique.

Jean-Luc : Il existe une différence entre le clanisme et la corruption, qui ne sont pas les mêmes phénomènes, et qu’il ne faudrait pas confondre. La différence qu’a induit l’Occident est l’invention du principe de service publique, qui n’a quasiment pas cours ailleurs.

Quentin : L’intervention d’Aïcha montre un ethnocentrisme très répandu, et que j’ai longtemps partagé : ce que l’on vit en Europe serait l’étalon mondial de ce qui se passe partout sur la planète. C’est évidemment totalement faux : l’Etat de droit relatif dans lequel nous baignons est une exception dans le monde actuel et dans l’histoire. La règle générale de l’espèce humaine, c’est la volonté du prince et des puissants, et qui ne sont pas contestables. Croire que l’on contrarie l’idéologie dominante en masquant ce fait, c’est en réalité empêcher la quasi-totalité de la planète d’essayer d’accéder à ce dont nous bénéficions ici.

Jean-Luc : L’Occident a connu une division des pouvoirs, et déjà une division entre le pouvoir religieux et politique. Même Louis XIV, monarque absolu, était soumis à des règles intangibles, et chargé de faire respecter la loi, qui n’était pas la sienne.

Aïcha : Je ne vois pas pourquoi il faudrait préférer un bloc contre un autre : l’Occident contre le reste du monde. Je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses !

Majid : La question n’es pas de choisir entre ce qui existe, mais de poser ce que l’on veut. Par exemple nous avons parlé avant que la réunion ne commence de la réforme du code de la famille au Maroc. Il y a des possibilités de faire appel, mais cela demande l’installation d’une administration de type rationnelle, impersonnelle, ce qui rompt complètement avec la primauté des rapports de faveurs qui ont cours traditionnellement. Car avoir le droit de faire appel d’une décision officielle est une chose, mais encore faut-il que cela soit effectif, autrement dit que le flic du guichet accepte de recevoir votre plainte, ce qui n’a rien d’évident. La question n’est pas ontologique, mais politique. On retrouve d’ailleurs cette corruption généralisée en Grèce ; cela s’appelle « l’enveloppe », que l’on glisse au représentant de l’autorité pour qu’il accepte la demande.

Nikos : Exactement. La différence principale entre la corruption occidentale et non-occidentale, c’est qu’ici il n’y a pas de micro-corruption : elle est limitée généralement aux couches les plus élevées. Ailleurs, c’est une pratique très populaire et omniprésente dans toutes les strates sociales, puisqu’elle fait partie d’un tissu social qui s’articule non pas autour des institutions impersonnelles et « rationnelles » comme dans l’Occident, mais autour d’un ensemble de rapports sociaux « personnalisés » qui fonctionnent par l’échange et la négociation (qui, bien évidemment, se transforment, très souvent, en micro-arnaque). C’est une différence très importante.

Anakréon : Le mode de régulation des conflits en Grèce contemporaine, c’est l’appel au puissant. Si j’ai été lésé, vexé par un puissant, il me faut trouver une autorité de même niveau pour pouvoir le contester. C’est comme ça que ça se passe, en, faisant jouer une pyramide clanique contre une autre, il n’y a au fond pas d’autres recours.

La question de l’Occident

Jean-Luc : Il ne faut pas avoir de discours de défense de l’Occident. L’Occident, c’est aussi le code noir qui institue le droit de vie et de mort sur le colonisé, ce qui n’était pas le cas au Maghreb, c’est aussi la guerre moderne et ses millions de morts, la Shoah. Ce sont des inventions occidentales.

Nikos : C’est bien ce que nous disions dans l’exposé et dans la brochure : c’est bien ces deux versants qui posent problème, et on ne peut éluder ni l’un ni l’autre.

Jean-Luc : Mais qu’appelle-t-on « Occident » ? Est-ce qu’on parle aussi de la Grèce antique ? Et quelles sont ses frontières ? On peut le définir comme le lieu de la révolution industrielle, mais alors la France aurait un statut spécial, puisqu’elle y a été plus que problématique car sans véritable révolution démographique ou émigratoire. Et puis la France a toujours été un mélange de peuples, sans parler du phénomène massif de l’immigration. Peut-on, parler d’unité ?

Nikos : Il doit être clair que la Grèce actuelle n’a rien à voir avec la Grèce Antique. D’aucun point de vue : nous parlons de deux sociétés qui, à part la langue dans une certaine mesure, n’ont rien en commun. C’est un pays traditionnel qui a été bousculé par la modernité.

Quentin : Les questions que pose Jean-Luc sont intéressantes en elles-mêmes : qu’est-ce que l’Occident ? Mais j’espère que ce n’est pas pour noyer le poisson comme cela arrive souvent dans ce genre de discussions lorsqu’elles arrivent à un certain niveau où on finit par déclarer que, finalement, l’Occident n’existe pas ! C’est évidemment une position intenable qui permet de ne strictement rien comprendre à ce qui se passe dans le monde...

Jean-Luc : Ce n’est pas ma position. Je définirai l’Occident comme l’apparition de la bourgeoisie, c’est-à-dire d’un corps intermédiaire entre le peuple et la classe dirigeante. Ce sont les couches moyennes. Et il y aurait aussi le primat de la technique, de la croissance, la recherche dans l’univers économique de solution aux problèmes sociaux.

A nouveau sur la corruption

Nikos : On pourrait aussi rajouter la centralisation étatique. Je voudrais dire entre parenthèse que statuer sur la question de la corruption ne doit pas se faire dans un cadre essentialiste : qu’il existe une culture de la corruption dans certains pays, comme la Grèce, n’implique en rien que cette culture soit éternelle : au contraire, il s’agit de la transformer, et cela ne peut se faire que par les premiers concernés. Pour en revenir à la question de l’Etat de droit, je dirai que la première fois que cette situation a été énoncée c’est en Chine, par les intellectuels de ladite « Ecole de la loi » (fă jiā). C’était une volonté de dépasser le morcèlement politique et les incessantes guères dues à l’esprit régionaliste et clanique des grandes familles aristocratiques. Pour les intellos et les hommes politiques inspirés du légisme, il faut accorder le primat absolu à la Loi dont l’empereur n’est qu’un simple applicateur. Tout le monde doit respecter les lois, indépendamment de son origine ou de sa classe sociale. Cet esprit a inspiré la première unification du pays, mais il fut vite combattu et remplacé, comme idéologie officielle du royaume, par le confucianisme, une philosophie essentiellement patriarcale-clanique. L’expérience a été si précaire précisément parce qu’elle fut imposée d’en-haut, et non comme en Occident par un long mouvement populaire, qui obligerait les diverses fractions et familles des puissants de renoncer à leurs prétentions au pouvoir ainsi qu’à leurs privilèges et de se soumettre à la même Loi que la roture et le reste de la société.

Mohamed : Il y a partout une corruption des cadres dirigeants, les cols blancs. Mais ce qui se passe en France est incomparable avec le Maroc : la corruption des fonctionnaires est intégrée à leur fonction, ce n’est pas un dysfonctionnement, c’est une pratique automatique installée depuis des siècles.

Henri : Ce n’est quand même pas le fonctionnement normal des sociétés traditionnelles !

Anakréon : Non, on ne peut pas parler de corruption concernant les sociétés authentiquement traditionnelles : la volonté du souverain est incontestable et les rapports sociaux sont tous personnels, c’est différent.

Henri : La corruption n’est-elle pas aussi induite par des salaires de misères ? Si ces gens étaient mieux payés, ils ne frauderaient pas...

Mohamed : Les cadres et les hauts-fonctionnaires marocains sont les plus corrompus et ce sont eux qui ont des salaires très élevés...

Anakréon : La situation est identique en Grèce.

Quentin : On ne peut pas expliquer des phénomènes aussi massifs et installés par des considérations purement économiques. C’est tout un rapport au pouvoir et à la collectivité qui est propre à chaque société et qui forme des individus particuliers, des types anthropologiques. Dans une société traditionnelle, on ne peut pas parler de corruption parce que l’autorité est totalement personnalisée : c’est donc un rapport de sujétion normal. Les mécanismes de corruption dont nous parlons sont typiques de sociétés semi-modernisées où on a plaqué un fonctionnement étatique, bureaucratique, administratif sur des sociétés de face-à-face, claniques qui lui sont étrangères. On a donc une instrumentalisation des institutions à des fins personnelles, familiales, tribales, claniques, régionalistes, etc., comme dit N. Elias. C’est cela la corruption. Parallèlement, la corruption occidentale vient d’une dégradation progressive de la tendance au fonctionnement « normal » des institutions, où l’on renoue peu-à-peu avec des réflexes ancestraux. Il y a un chassé-croisé mondial, une homogénéisation des sociétés.

Jean-Luc : La corruption généralisée est pour les pays occidentaux un signe indubitable de décadence.

Quentin : Absolument. La corruption à haut niveau dénote déjà un affaissement terrible du contrôle des élites par le peuple. Mais il n’y a pas encore de culture de la corruption au sein du peuple. Et c’est celle-là qui est politiquement la plus importante pour le projet révolutionnaire : comment par exemple créer de véritables syndicats alors que tout le monde n’y voit qu’une occasion d’ascension sociale, d’enrichissement ou d’obtention de postes ? Que ce soit le cas des syndicats aujourd’hui montre bien l’évolution dont nous parlons, mais il n’en a jamais été autrement dans la plupart des autres civilisations. J’étais au Mali il y a quelques années et je discutais avec un syndicaliste, justement, qui fustigeait le président d’alors, « ATT » comme on l’apellait, et condamnait avec la dernière fermeté la corruption de l’Etat. Je lui demande en quoi consiste son activité syndicale et il me dit qu’il protège les gens qui lui font des cadeaux... C’est ça la culture de la corruption, c’est quand elle est intégrée au fonctionnement normal des institutions mais aussi de tous les individus. Et elle empêche évidemment toute auto-organisation politique populaire durable.

Nikos : Il y a beaucoup d’exemple pour faire comprendre le niveau de corruption des sociétés semi-modernes : une Grecque qui s’était fait opéré d’une tumeur du cerveau aux USA avait comblé l’équipe médicale de cadeaux après le succès de l’opération. Cela avait créé la surprise dans l’hôpital alors qu’en Grèce, ça ne fonctionne que comme ça...

Quentin : En même temps, il est clair que l’Etat de droit impose des relations impersonnelles, instrumentales, inhumaines, utilitaires qui se sont étendues à tous les secteurs des sociétés occidentales : c’est aussi un facteur important d’assèchement et de disparition des relations sociales. Il faudrait poser la question d’un type d’organisation de la société qui permette un réel exercice des droits par chacun mais aussi la possibilité de relations humaines riches et denses.

Jean-Franklin : La définition marxiste du féodalisme est justement la dépendance personnelle au pouvoir.

Nikos : On voit en France la dernière tentative de maintenir ce féodalisme dans la Fronde, où l’aristocratie a essayé de renverser cet Etat qui prenait sa place. Bien sûr, le roi a vite fait de créer un petit entre-soi à Versailles pour la contrôler.

Mohamed : On voit par exemple le cas des OQTF (Obligation de Quitter le Territoire Français) qui peuvent être cassé par des juges administratifs. Vous vous rendez compte : un petit juge qui annule une décision du préfet, donc de l’Etat directement ! Au Maroc, ce serait tout simplement suicidaire ou inconscient pour un juge de seulement y penser...

Nikos : Je crois qu’il faudrait s’attarder sur ce qu’a dit Quentin. Nous critiquons en Grèce le fonctionnement charismatique et extra-institutionnel qui est un facteur important du caractère politique hétéronome de la société. Mais en France nous sommes confrontés à un autre extrême : la conception d’une société où tout est réglé, administré, huilé, routinisé, mais qui peut vite verser dans le chaos dès que la mécanique s’enraye. Les gens ici ont perdu la capacité à réagir face aux situations nouvelles, à improviser, à régler eux-mêmes les questions d’organisation. Il y a une confiance extraordinaire dans la bureaucratie. En Grèce, il y a aussi une tendance constante vers l’auto-dénigrement qui, de nos jours, prend la forme d’une incrimination, entre autres choses, de la socialité traditionnelle, cette densité sociale qu’il ne faut pourtant pas détruire. On assiste donc à une haine de l’Occident, mais aussi à une haine de soi. C’est l’autre face de la même médaille dont on a déjà parlé : soit on se prend pour le meilleur peuple du monde ou (le plus souvent) pour le peuple le plus tourmenté (constamment accablés et humiliés par les Grandes Puissances etc.), soit on se prend pour le pire peuple possible (« on est le peuple le plus corrompu » etc.). Il s’agit, dans les deux cas, des deux variations de notre narcissisme national fondamental : de toute manière on est un peuple « sans pareil » (comme le disait un ancien Premier Ministre, dont la phrase est devenue un quasi-proverbe).

Anakréon : Ces sentiments découlent d’un échec réel de la modernisation de la Grèce.

La situation grecque

Jean-Luc : Quel sens donnez-vous aux récentes élections grecques ? Il y a eu une révolte des urnes, avec l’irruption des néo-nazis, mais surtout du mouvement de la gauche radicale « Syriza ».

Anakréon : C’est une réaction à l’état d’urgence dans lequel est la société. Mais les secondes élections ont jouées sur un autre ressort : la droite classique, « Nouvelle Démocratie », et la gauche classique, « Pasok », ont appelés au sauvetage du pays contre les outrances des extrémistes.

Nikos : Le vote néo-nazi est surtout une provocation pour vexer le pouvoir, étant donné que les députés de l’Aube Dorée se présentent comme des gars costauds qui tabasseront les députés « pourris » des partis « traditionnels ». Le petit-bourgeois moyen, qui n’a aucun intérêt pour les questions idéologiques et proprement politiques et qui est, en plus, complètement inculte et ignorant par rapport à l’histoire, se fiche complètement des écrits et des propos fascistes et pro-nazis de l’Aube Dorée. Ce qu’il veut, c’est se venger contre un système qu’il considère comme responsable de son déclassement rapide. Bien évidemment, les fachos savent bien comment capitaliser cette colère politiquement amorphe et lumpen, mais ça c’est une autre question. Ce qui est important, c’est de critiquer un petit peu le délire classique des anars grecs –et surtout de leur aile « Antifa »- sur la prétendue « fascisation » de la société grecque, qui est censée s’exprimer par la montée d’un vote consciemment fasciste et pro-nazie.

L’islamisme

Jean-Luc : J’ai vu que dans votre brochure, il était question de l’absence de réaction des Maghrébins face à l’islamisme, et c’est absolument vrai, c’est un vrai problème. Je ne vois aucune opposition aux barbus par les immigrés de France. Il y a une sorte de laisser-faire et on en vient à accepter des choses absurdes, comme la viande hallal, etc. Le discours anti-religieux est tout-à-fait légitime mais il passe aujourd’hui pour un discours d’extrême-droite, c’est terrible.

Mohamed : Les pays musulmans passent pour être « propres » et les barbus sont proches de la population, ils aident les plus défavorisés, comme les « Frères musulmans » en Egypte, etc. En France, Tarik Ramadan est le seul à aller voir les musulmans pour les pousser à aller voter. Nikos : Comme en Grèce, l’extrême droite a une tradition de philanthropie.

Majid : Je ne comprends pas comment les islamistes peuvent paraître respectables ou proches du peuple alors qu’ils sont financés par les pétrodollars des émirats du Golfe. Bien sûr, ils aident les pauvres, mais c’est de la simple charité qui ne remet pas du tout en cause les valeurs de réussite économique ! Ils ne sont pas du tout dans un schéma de lutte des classes, c’est le moins qu’on puisse dire : ils achètent les pauvres. C’est ça la charité, ils ne visent en rien une transformation des hiérarchies sociales ou d’un exercice du pouvoir. Leur position fondamentale est celle d’une moralisation des puissants : il faut que le souverain soit éclairé par la parole de Dieu, c’est tout.

Jean-Luc : Par exemple le droit au blasphème qui est remis en cause, c’est quand même grave.

Nikos : Il y a deux poids deux mesures : par exemple le Black Métal est un style de musique fondamentalement anti-chrétien, avec blasphèmes extrêmes, cultes de Satan, etc. Il est totalement accepté. Un tel type de musique est absolument impensable concernant l’islam.

Mohamed : Je suis athée, mais je crois qu’il faut distinguer le respect des croyants du blasphème proprement dit. La critique de la religion est souvent gratuite. Moi j’ai connu Assas à la grande époque de l’extrême-droite étudiante, c’était quelque chose !

Quentin : Il faut être très clair sur les religions : elles sont une institution de l’aliénation. On voit depuis quarante ans une régression formidable dans les pays musulmans : Bourguiba qui boit un jus d’orange en plein ramadan passe aujourd’hui pour un extra-terrestre... Le blasphème est une pièce maîtresse de la liberté d’expression qu’il ne faut pas écorner sous prétexte de « respect » des croyants : lorsqu’ils sont au pouvoir, respectent-ils les athées ? Dans les textes de droit algérien, je crois que l’apostasie est encore passible de la peine de mort... Mohamed, je ne suis pas sur que tu puisse simplement te déclarer publiquement non-croyant au Maroc sans graves conséquences, et je crois même que les textes qui interdisent d’adresser la parole à un impie ne sont pas abrogés. C’est cela le rapport de force ! Dans la banlieue où je vis, les barbus salafistes se multiplient, en tenue de djihadiste : je n’ai aucune illusion sur ce qu’ils ont en tête : c’est la guerre. Tant qu’on peut en rester à la guerre des mots et des idées, tant mieux, mais partout dans le monde, ils se battent avec des balles, et on peut vite en arriver là. C’est à ce niveau qu’il faut situer le débat, pas à celui des principes et d’un prétendu respect mutuel.

Nikos : On l’a bien vu avec l’affaire du hallal, c’est un rapport de force.

Jean-Luc : Il faut effectivement distinguer le savoir-vivre de la politique. Je côtoie des croyants et je ne veux pas les choquer en blasphémant devant eux, c’est évident, tant que le respect est mutuel. Mais il y a aussi le niveau politique, où là il y a affrontement. C’est évident que se balader dans la rue en uniforme de combat ne relève pas d’une simple pratique religieuse.

Nikos : Je ne comprends même pas que l’on discute de cela en France : se pose-t-on la question du respect des skinheads néo-nazis ? Non ? C’est la même chose.

Jean-Luc : Le drame, c’est que c’est l’extrême droite qui reprend le discours de la laïcité... A tel point qu’on n’ose même plus revendiquer son athéisme, c’est alarmant.

Majid : Il y a cette peur d’être assimilé aux « racistes », mais qui fait le jeu de l’intégrisme.

Jean-Luc : C’est bien ça le problème, et en face l’extrême droite nationale joue sur la peur de l’invasion.

Nikos : Il y a pourtant ce texte classique des Lumières (très souvent attribué au Baron d’Holbach) Le traité sur les trois imposteurs, qui attaque parallèlement les trois monothéismes, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Il y a là une histoire, un héritage que l’on peut facilement utiliser.

Sur la question de l’identité

Jean-Franklin : Je voudrais changer de sujet et aborder une question de fond. J’ai lu votre brochure et je ne comprends pas bien comment vous posez la question de l’identité. Les identités actuelles sont un collage, et il ne peut être question de viser une identité particulière contre une autre, ça c’est l’éclipse du sujet. Je suis pour un nomadisme identitaire.

Quentin : Nous ne voulons pas jouer une identité particulière, mais poser la question de l’identité au niveau du projet : ce que le sujet veut nous semble plus important que là d’où il vient ou la manière dont il a été élaboré. Nous posons une méta-identité, si tu veux, qui cherche un nouveau rapport à ce que l’on est à partir de ce que l’on veut être. Quant au nomadisme identitaire, c’est ce que l’on voit dans le phénomène de l’opportunisme. Même si tu vises autre chose, il faut quand même en tenir compte.

La réunion est close par la fermeture de la salle à 22h30. Les conversations informelles se finiront en terrasse.


[1On lira également pour une approche historique « Considérations sur la Grèce moderne » de C. Castoriadis


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