Combattre le repli sur la sphère privée

Entretien C. Lasch - C. Castoriadis
samedi 5 septembre 2009
par  administrator

Retranscription partielle de l’entretien entre C. Lasch et C.Castoriadis diffusée en 1986 sur Channel four dans la série Voices et partiellement retranscrit (scan ci-dessous). Traduction de nous.

CC-Lash-BBC
CC-Lash-BBC
Télécharger (346.9 kio)

Depuis le texte a été repris (ne dites pas merci) dans son intégralité avec une nouvelle traduction (par Myrto Gondicas) dans « La Culture de l’égoïsme » agrémenté d’une postface de Jean-Claude Michéa, chez Climats/Flammarion 2012.

On lira un extrait (pdf) ici : http://www.edenlivres.fr/o/51/p/227...

Mickael Ignatieff (I) s’entretient de « La culture du narcissisme » avec le psychanalyste Cornelius Castoriadis (CC) et le critique culturel Christophe Lasch (CL)


(...)

I : Peut-être que la perte de communauté et de voisinage est le coût le plus douloureux de la modernité. Dans un monde d’étrangers, nous semblons battre en retraite de plus en plus sur la famille et la maison, notre « paradis dans un monde sans cœur ». Nos plus vieilles traditions politiques nous disent qu’un sens de la communauté est une nécessité humaine, que nous ne pouvons devenir complètement humains que lorsque nous appartenons les uns aux autres en tant que citoyens ou voisins. Sans une telle vie publique nos moi commencent à rétrécir en un noyau privé et creux. Qu’est-ce que la modernité fait à nos identités ? Devenons-nous plus égoïstes, moins capable d’engagement politique, plus prompts à relever le pont-levis devant nos voisins ? Cornelius, comment pourriez-vous décrire le changement de nos vies privées ?

C. Castoriadis : Pour moi, le problème survint pour la première fois à la fin des années 50 avec l’effritement du mouvement ouvrier et du projet révolutionnaire qui était lié à ce mouvement. J’ai été obligé de constater un changement dans la société capitaliste qui était en même temps un changement du type d’individus que cette société produisait de plus en plus. Le changement des individus était causé par la banqueroute des organisations ouvrières traditionnelles – syndicats, partis, etc. – par le dégoût de ce qui arrivait mais aussi par la capacité, durant cette période de capitalisme, de garantir une élévation du niveau de vie et d’entrer dans la période du consumérisme. Les gens tournaient le dos, pour ainsi dire, aux intérêts communs, aux activités communes, aux activités publiques – refusant de prendre leur responsabilité. Cela eut pour effet un retranchement – un retrait dans une sorte de, entre guillemets, « monde privé », qu’est la famille et quelques rares relations. Je dis entre guillemets car nous devons éviter ici les malentendus.

I : Quels malentendus ?

C. Castoriadis : Eh bien rien n’est jamais totalement privé. Même lorsque vous rêvez , vous avez des mots et ces mots vous les tenez du langage. Et ce que nous appelons l’individu est en un certain sens une construction sociale.

I : Un sceptique dirait que la critique de l’égoïsme et de l’individualisme dans une société capitaliste est aussi vieille que la société capitaliste elle-même. Alors que diriez vous à ce sceptique ? Comment les convaincriez-vous que le moi moderne, le moi moderne et post guerre dans une société de consommation capitaliste, est un moi d’un autre type, qu’il y a un nouveau type d’individus, un nouveau genre d’égoïsme même ?

C. Lasch : Ce que nous avons n’est pas tant l’ancien individualisme animé par la volonté d’agrandissement et d’acquisition à des fins personnelles, qui, comme vous le dites, a été sujet à critique à partir du moment où ce nouveau type de personnalité individualiste apparut aux 17 et 18eme siècle. Mais ce type d’individualisme semble avoir donné naissance au retranchement dont parlait Cornelius il y a quelques instants. J’ai parlé d’un moi minimal, ou encore d’un moi narcissique, comme un moi qui est de plus en plus vidé de tout contenu et qui a à trouver des buts à la vie dans les termes les plus étroits. C’est-à-dire, de plus en plus en termes de survie brute, de survie quotidienne, comme si la vie quotidienne était si problématique, comme si le monde était si menaçant et incertain que ce que vous pouvez espérer de mieux à faire serait simplement de vous débrouiller. De vivre un jour à la fois. Et en effet c’est le slogan thérapeutique dans le pire sens, que les gens reçoivent dans notre monde.

I : Mais, la survie, Christopher – n’allez-vous pas un peu loin là ? Je veux dire, des gens peuvent ne pas le reconnaître, ils peuvent penser la survie appliquée aux victimes de quelque terrible tragédie. Mais vous parlez de la vie quotidienne dans la société la plus riche du monde. Pourquoi la survie ?

C. Lasch : C’est une façon de définir ce qui est nouveau je crois. Alors que la survie a toujours été une préoccupation, une occupation essentielle pour la plupart des gens, c’est seulement à notre époque qu’elle semble avoir acquis un sorte de statut moral. Si l’on retournait chez les Grecs, Je pense que l’on verrait clairement la différence avec les Grecs, avec Aristote en particulier. La pré condition d’une vie morale, d’une vie pleinement vécue, est la libération de la nécessité matérielle. Qu’en plus les grecs associaient avec le royaume privé, avec le foyer, le domaine qui est sujet aux contraintes biologiques et matérielles. C’est seulement lorsque vous allez au-delà de cela que vous pouvez vraiment, en un sens, parler d’un sens du Moi, d’une identité personnelle de la vie civique. Une vie morale est une vie qui est vécue en publique.

I : Donc nous n’avons pas de vie vécue dans le domaine public. Nous avons une vie réduite à l’essentiel, à la survie. Or Castoriadis, vous êtes un psychanalyste en exercice. Est-ce que ce portrait du moi moderne fait écho chez vous qui rencontrez le moi moderne sur le divan du lundi au vendredi ?

C. Castoriadis : Je pense que ce qui est en jeu dans tout cela ce sont des choses très variées. « Un jour à la fois », si je prends cette belle expression, est-ce que j’appelle l’absence de projet – à la fois chez l’individu et dans la société elle-même. 30 ans plus tôt, 60 ans plus tôt, les gens de gauche vous parlaient du grand soir de la révolution, et les gens de droite du progrès infini etc. Et maintenant personne n’ose exprimer un projet grandiose ou même modérément raisonnable qui dépasse le budget ou les prochaines élections. Il y a donc un horizon temporel. Or la « survie » est une expression que vous pouvez critiquer, parce que, bien sûr tout le monde pense à sa retraite et pense aussi à l’éducation de ses enfants. Mais cet horizon temporel est privé. Personne ne participe à un horizon temporel public, de la même façon que personne ne participe à un espace publique. Je veux dire, on participe toujours à l’espace publique, mais prenez la place de la Concorde ou Picadilly Circus à l’heure de pointe. Vous avez là un million de personnes qui sont noyées dans un océan de choses sociales, qui sont des êtres sociaux, et elles sont absolument isolées. Ils se haïssent les uns les autres et s’ils pouvaient se libérer la route en neutralisant les voitures devant eux, ils le feraient. Qu’est-ce que l’espace public aujourd’hui ? c’est à l’intérieur de chaque maison avec la TV. Mais quel est cet espace publique ?

I : Il est vide.

C. Castoriadis : Il est vide ou pire. C’est de l’espace publique surtout pour la publicité , pour la pornographie – et je ne veux pas dire seulement la pornographie directe, je veux dire qu’il y a des philosophes qui sont en fait des pornographes.

I : C’est une cause ou une conséquence de la chute de l’espace publique ? Quelle est la relation ici entre le moi et l’espace public dans sa crise ?

C. Lasch : Ce qui me frappe, c’est que nous ne vivons pas dans un monde solide. Il est souvent dit que la société de consommation nous abreuve de biens et nous encourage à accorder trop d’attention aux choses, mais dans un sens je crois que c’est aussi trompeur. Nous vivons dans un monde qui semble extrêmement instable, qui consiste en images fugaces. Un monde qui de plus en plus, en partie à cause, je pense, des technologies de communications de masse, semble acquérir un caractère d’hallucination. Une sorte de monde fantastique d’images, opposé à un monde d’objets solides que l’on peut espérer nous survivre. Ce qui a décliné, peut-être, c’est le sens de vivre dans un monde qui nous pré existe et qui nous survivra. Ce sens de la continuité historique - qui est fourni entre autres choses, simplement par un solide sens des choses matérielles palpables - semble être de plus en plus médiatisé par l’attaque des images, et souvent celles-là même qui en appelle par dessein à notre fantaisie. Même la science, je pense, qui passait dans une période précédente pour être un des principaux moyens de promouvoir une vue plus rationnelle et plein de bon sens du monde, nous apparaît dans la vie quotidienne comme une succession de miracles technologiques qui rendent tout possible. Dans un monde où tout est possible dans un sens plus rien n’est possible.

I : Ce que je vous entends dire là est presque une définition de la sphère publique. Une des choses que vous dites est que la sphère publique est le domaine de la continuité historique. En fait dans notre culture c’est maintenant beaucoup plus le domaine des media. Les media nous donnent le domaine publique, un monde d’images hallucinantes dont les structures temporelles sont très courtes. Elles vont et viennent. Leur correspondance avec la réalité est très problématique et la vie publique ressemble à une sorte de conte fantastique, une sorte de monde de rêves. Mais cela ne répond pas à la question que j’ai posée, qui concernait les causes et les conséquences.

C. Castoriadis : Je ne pense pas qu’il soit pertinent de chercher une cause et une conséquence. Je pense que les deux vont ensemble. Le développement et les changements dans la société sont ipso facto des changements dans la structure des individus, leur façon d’agir et de se comporter. Après tout, tout est social. Mais la société en tant que telle n’a pas d’adresse. Je veux dire par là que vous ne pouvez pas la rencontrer. Elle est en vous, en moi, dans le langage, dans les livres, etc. Mais je voudrais souligner une chose à cet égard : c’est la disparition des conflits et luttes sociales et politiques.

I : Quelle disparition ? Cela me semble faux.

C. Castoriadis : Je n’en vois pas. Je vois ce qui se passe aux USA, où, pour prendre l’exemple classique, les jeunes noirs des années 60 qui atteindraient les centres des villes brûleraient les magasins, etc. Mais alors à la fin des années 70, au début de l’ère Reagan, vous avez 10 % de chômage général, ce qui signifie 20 % pour les noirs et 48 % pour les jeunes noirs, et ces jeunes noirs ne réagissent pas. Vous avez la même situation en France maintenant où les gens se font licencier de leur travail, ils ne réagissent pas. En Angleterre, vous avez la tragédie des mineurs – le dernier feu de quelque chose qui est manifestement en train de mourir. Et ce n’est pas difficile à comprendre, je pense, parce que les gens pensent, à juste titre, que les idées politiques qui se trouvent sur le marché politique tel qu’il existe aujourd’hui ne valent pas que l’on se batte pour elles. Et ils pensent que les syndicats sont plus ou moins des bureaucraties qui se servent elles-mêmes ou des lobbies. C’est comme si les gens tiraient la conclusion qu’il n’y a rien à faire, et par conséquent nous nous retranchons. Et cela correspond au mouvement intrinsèque du capitalisme – marchés en expansion, consommation, obsolescence incorporée etc. et plus généralement l’extension du contrôle sur les gens, non seulement comme producteurs, mais aussi comme consommateurs.

C. Lasch : Dans ces conditions la politique devient de plus en plus une question de groupes d’intérêt, chacun présentant des revendications adverses tout en réclamant leur part de l’État-providence, définissant leur intérêt dans les termes les plus proches possibles et ignorant délibérément toute revendication plus large, toute volonté d’établir les revendications d’un groupe dans des termes universels. Un des exemples que vous avez mentionnés plus tôt Cornelius, la lutte des noirs aux USA, offre un bon exemple de cela, et aussi un exemple de la façon dont souvent des idéologies qui paraissent radicales, militantes, révolutionnaires dans notre époque ont en fait contribué à ce processus. Le mouvement pour les droits civiques des années 50 et 60 était de beaucoup de façons un retour à une ancienne conception de la démocratie. Il articulait les objectifs des noirs d’une façon qui parlait à tout le monde. Il attaquait le racisme. Pas seulement le racisme blanc, mais le racisme. Le mouvement du black power qui apparut dans le milieu des années 60, qui semblait beaucoup plus militant et qui attaqua Martin Luther King et d’autres leaders de la première époque en les traitant de réactionnaires bourgeois, a en réalité redéfini les objectifs du mouvement noir, black power, en une attaque contre le racisme blanc, comme si le racisme était seulement un phénomène blanc, en fait cela a permis de redéfinir beaucoup plus facilement sur le long terme les noirs en Amérique comme étant essentiellement un autre groupe d’intérêts réclamant leur part de gâteau et ne faisant aucune revendication plus large du tout. Je pense que c’est une des raisons du déclin du militantisme chez les noirs américains.

I : Christopher a exprimé le sentiment que la politique était fracturé en groupes d’intérêt, et si nous parlons d’une crise du domaine publique, c’est ce que nous voulons dire. Pourquoi cela se produit-il ?

C. Lasch : Eh bien cela a à voir avec le déclin de n’importe quel langage publique. Une partie a à voir avec l’élévation morale des victimes et l’augmentation tendancielle de se réclamer de la victimisation comme le seul standard de justice reconnaissable. Si vous prouvez que vous avez été « victimisé », discriminé – le plus longtemps est le mieux - cela devient la fondation d’une revendication faite par des groupes très spécifiques qui assument que leur histoire est très spécifique, n’a que peu de rapport avec celle d’autres groupes, ou avec la société dans son ensemble, qui ne figure pas du tout dans ce langage et qui en plus ne peut même pas être compris par les autres groupes. Encore une fois, l’exemple du mouvement noir est instructif, parce que, pour ne pas le dater trop précisément, au milieu des années 60, les noirs et leurs porte-paroles en Amérique, commencèrent à insister comme un article de foi, sur le fait que personne d’autre ne pouvait même comprendre leur histoire.

C. Castoriadis : Les féministes aussi.

C. Lasch : Oui, cela me semble être un parallèle tout à fait exact. Et quand cela arrive la possibilité d’un langage qui est compris par tous et qui constitue la base de la vie publique et des conversations politiques est à peu près par défini détruit.

C. Castoriadis : Aristote dans sa Politique mentionne une loi Athénienne merveilleuse, à mon sens, qui est que lorsqu’une discussion à l’assemblée portait sur des questions qui pouvaient déboucher sur une guerre avec une cité voisine, les habitants de la zone frontière respective étaient exclus du vote. Or, c’est la conception grecque de la politique, et cette conception je la soutiens toujours.

I : Une des conséquences de ce genre de débat qui se poursuivent depuis au moins le début des années 60 est une très intense discussion à propos de savoir jusqu’où la liberté de choisir vous-même, de faire vous-même, de choisir vos propres valeurs, peut aller, jusqu’à quel point il faut donner un sens aux obligations sociales collectives, en un sens de ce que les êtres humains ont à faire.

C. Castoriadis : La liberté n’est pas une chose aisée ni un concept facile. Si vous parlez de la liberté véritable c’est, je dirais, un concept tragique. Comme la démocratie est un système tragique. Car il n’y a pas de limites externes ni de théorème mathématique qui vous disent où vous arrêter. La démocratie est un système où nous disons : « nous faisons nos propres lois sur la base de nos propres esprits, notre moralité commune ». Mais cette moralité, même si elle coïncide avec les lois de Moïse, ou de l’évangile, n’existe pas parce qu’elle est dans les lois de l’évangile, elle existe parce que nous, en tant que communauté politique, l’acceptons, l’endossons et disons par exemple, on ne doit pas tuer. Même si 90 % de la société est croyante et croit que l’autorité du commandement vient de Dieu, pour la communauté politique l’autorité ne vient pas de Dieu. Elle vient de la décision des citoyens. Le parlement britannique peut décider demain que les blonds n’ont pas le droit de vote. Rien ne peut les empêcher de faire ça. Il n’y a pas de limites externes et c’et pourquoi la démocratie peut périr et a péri plusieurs fois dans l’histoire, comme un héros tragique. Un héros tragique dans la tragédie grecque ne périssait pas parce qu’il y avait une limite et qu’il l’avait transgressé. Ça c’est le péché. C’est la conception chrétienne du péché. Le héros tragique périt à cause de l’hubris. C’est-à-dire, parce qu’il transgresse dans un domaine où il n’y a pas de limites connues au préalable. Et c’est notre triste situation.

(...)

Extrait de « voices »


Commentaires

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don