Les mouvements des années soixante

Cornelius Castoriadis
dimanche 15 juin 2014
par  LieuxCommuns

Texte initalement publié dans la revue Pouvoir, n°39, 1986, puis repris dans « Mai 68 ; vingt ans après », ed. complexe 1988, puis dans « La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe IV », Seuil 1996, précédé de la note suivante :

« Fragment d’un texte sur Mai 68, dont la totalité sera prochainement publiée dans Esprit. La première partie, non publiée ici, discute la question de l’interprétation des événements historiques en général, puis des virtualités de Mai 68, de sa dimension internationale et de son enracinement historique. Dans les pages qui suivent est critiquée l’interprétation de Mai 68 par Gilles Lipovetsky (L’Ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain, Gallimard, 1983) et par Luc Ferry et Alain Renaut (La Pensée 68. Essai sur l’ anti-humanisme contemporain, Gallimard, 1985) qui, tout en souhaitant un « pluralisme interprétatif », privilégient très fortement les thèses de G. Lipovetsky. Sans ce privilège, du reste, la liaison qu’ils tentent d’établir entre le mouvement de Mai et ce qu’ils ont choisi d’appeler, curieusement, « la Pensée 68 », s’effondre. Il va de soi que la discussion de cette partie du travail de ces trois auteurs qui ont tous mon estime et ma sympathie n’implique pas le rejet de ce qu’ils apportent par ailleurs dans ces ouvrages : les fines analyses anthropologiques de Lipovetsky ou la vigoureuse critique par Ferry et Renaut des diverses impostures qui dominent depuis si longtemps la scène intellectuelle française. Il est d’autant plus regrettable que Ferry et Renaut aient ajouté à une analyse erronée de Mai 68 une liaison complètement fallacieuse entre les événements et une constellation idéologique qui leur est complètement étrangère. »


Résumé. Certaines interprétations récentes voient dans Mai 68 un moment fécond dans l’avènement de l’« individualisme » contemporain et trouvent ses racines, son expression, ou les deux, dans les idéologies de la « mort de l’homme », du « dés-être du sujet », etc. L’auteur rappelle que, tout à l’opposé, ces idéologies – dont l’audience ne s’est élargie qu’après et en fonction de l’échec de Mai – étaient diamétralement opposées au projet d’autonomie collective et individuelle que portaient le mouvement de Mai comme de nombreux autres mouvements des années 60 dans d’autres pays, malgré leurs faiblesses et leurs limitations.


L’ « interprétation » de Mai 68 en termes de préparation (ou d’accélération) de l’« individualisme » contemporain constitue une des tentatives les plus extrêmes que je connaisse – compte tenu de la bonne foi incontestable des auteurs – de récrire en dépit de toute vraisemblance une histoire que la plupart d’entre nous avons vécue, d’altérer le sens des événements alors qu’ils sont encore, si je peux dire, presque chauds. Tout ce qui a introduit une novation formidable – et dont les effets sont, souvent, encore présents – dans la vie des sociétés contemporaines, de la société française tout particulièrement, est, dans cette perspective, gommé. Les semaines de fraternisation et de solidarité active, où l’on adressait la parole à n’importe qui dans la rue sans craindre de passer pour fou, où tout conducteur de voiture s’arrêtait pour vous prendre en stop leur vérité aura donc été l’égoïsme hédoniste. « Parlez à vos voisins », slogan écrit sur les murs en Mai 68, préparait sournoisement l’isolement moderne des individus dans leur sphère privée. Les sit-ins et teach-ins de tous ordres, où professeurs et étudiants, enseignants et élèves, médecins, infirmiers et personnels auxiliaires, ouvriers, ingénieurs, contremaîtres, cadres commerciaux et administratifs sont restés pendant des jours et des nuits à discuter de leur travail, de leurs relations, des possibilités de transformer l’organisation et les finalités de leur entreprise contenaient en germe la vue d’autrui comme « gadget loufoque ». Lorsque, dans le grand amphithéâtre plein à craquer de la Sorbonne, les « délégués » des catégories les plus hétéroclites et les plus improbables de la population – des retraités aux handicapés – se levaient pour demander qu’enfin la société les écoute et les entende, ils ne savaient sans doute ni ce qu’ils disaient ni ce qu’ils faisaient.

Dans et par le mouvement de Mai a eu une formidable re-socialisation, même si elle s’est avérée passagère. Les gens ne demandaient pas à sentir la chaleur et l’odeur les uns des autres – ni seulement à « être ensemble ». Ils étaient animés par les mêmes dispositions : négativement, un immense rejet de la futilité vide et de la bêtise pompeuse qui caractérisaient alors le régime gaulliste comme aujourd’hui le régime mitterrando-chiraquien ; positivement, le désir d’une plus grande liberté pour chacun et pour tous. Les gens cherchaient la vérité, la justice, la liberté, la communauté. Ils n’ont pas pu trouver des formes instituées qui incarneraient durablement ces visées. Et – on l’oublie presque toujours – ils étaient une minorité dans le pays. Cette minorité a pu s’imposer pendant plusieurs semaines, sans terreur ni violence : simplement parce que la majorité conservatrice avait honte d’elle-même et n’osait pas se présenter en public. La minorité de Mai aurait, peut-être, pu devenir une majorité si elle était allée au-delà de la proclamation et de la manifestation. Mais cela impliquait une dynamique d’un autre type dans laquelle, visiblement, elle n’a ni voulu ni pu entrer. Si l’on veut comprendre où était l’ « individualisme » en Mai 68, qu’on réfléchisse donc sur ce qui, après la modification des accords de Grenelle, a scellé l’effritement du mouvement : le réapprovisionnement des pompes à essence. L’ordre a été définitivement rétabli, lorsque le Français moyen a pu de nouveau, dans sa voiture, avec sa famille, rouler vers sa résidence secondaire ou son endroit de pique-nique. Cela lui a permis, quatre semaines plus tard, de voter à 60 % pour le Gouvernement.

Pas davantage on ne peut ignorer purement et simplement, comme le veut maintenant la mode, les « contenus » du mouvement, c’est-à- dire la substance des demandes et la signification des formes et des modes d’activité. L’atmosphère « idéologique » de Mai – comme, pour l’essentiel, des mouvements des années 60 – était faite d’un mélange d’idées « révolutionnaires traditionnelles » et de critique, ou de dépassement, souvent certes larvé et confus, des formes et des contenus traditionnels du « mouvement ouvrier » ou « socialiste ». Cela se voit même dans la confusion et les illusions de beaucoup de participants. Même les pires des mystifications qui ont eu cours avant, pendant et surtout après Mai, étaient étayées sur le désir de voir réalisé quelque part un état d’activité collective auto-organisée et spontanée. Les gens qui étaient « pro-chinois » ne l’étaient pas parce qu’ils espéraient que la Chine réalisait une société nazie ou même « léniniste », ils l’étaient parce qu’ils rêvaient qu’était en cours une véritable révolution, que les masses éliminaient la bureaucratie, que les « experts » étaient remis à leur place, etc. Que ce désir ait pu, en l’occurrence, engendrer des illusions virtuellement criminelles, c’est une autre discussion. Mais la « Grande révolution culturelle prolétarienne » était glorifiée parce que elle aurait (prétendument) signifié une libération de l’activité et de la créativité du peuple – non pas parce qu’elle favorisait l’introduction du taylorisme ou de la technique industrielle.

J’ai déjà parlé [1] de la critique et du refus des formes d’organisation traditionnelles qui ont caractérisé le mouvement ; complémentairement, il faudrait comprendre ce que signifie, en tant que contenu, une forme telle que le sit-in ou l’assemblée ouverte. Mais il faudrait surtout cesser d’évacuer purement et simplement, ou d’embarquer en contrebande sur le cargo de l’individualisme, les modifications considérables dans la réalité (et l’institution) sociale introduites par les mouvements des années 60-70, et explicitement visées par ceux-ci. Est-ce parce que la société a évolué comme elle l’a fait que la liberté de la contraception ou de l’avortement ont basculé du plateau de l’autonomie des sujets vers celui de l’hédonisme sans principes ? Les mouvements des années 60 n’ont-ils donc rien eu à voir avec les modifications dans les rapports parents-enfants ou entre les sexes – ou bien faudrait-il voir dans celles-ci, avec Debray, la « victoire de la raison productiviste », celle de la « loi de l’objet marchand » et de l’ « idéologie capitaliste » ? Que les Noirs aux États-Unis aient pu desserrer quelque peu la discrimination raciale qu’ils subissaient, cela est-li donc sans intérêt du point de vue de l’autonomie individuelle et sociale ? Et la remise en question des contenus et des formes traditionnels de l’enseignement, comme du type de relation traditionnel enseignant/élève – avec la petite partie de ses effets qui restent encore inscrits dans la réalité – pourquoi est-elle totalement passée sous silence ? A-t-on donc complètement rejoint les positions pompeusement affirmées par Althusser en 1964 déjà, face aux premiers signes du mécontentement étudiant, à savoir que personne ne saurait mettre en question le contenu de l’enseignement (ou sa structure) puisque celui-ci a pour charge de transmettre du savoir scientifique et objectif ? A-t-on oublié que, avant 1968, pour les pouvoirs établis comme pour les organisations « de gauche », un seul problème relatif à l’enseignement était recevable, celui des crédits et des bourses ? Qu’aujourd’hui, grâce à la Restauration et à son instrument en matière d’éducation, M. Chevènement, on en soit revenu à honnir la « pédagogie » et qu’on ait profité des réactions suscitées par des surenchères et des extrémismes ridicules et néfastes ici comme partout pour effacer les questions de fond, n’y change rien. Je voudrais bien que quelqu’un conteste une seconde, avec des arguments rationnels, le droit des élèves de poser, dès qu’ils en sont capables, la question : Pourquoi et en quoi ce que vous nous apprenez est-il intéressant ou important ? Je voudrais bien que quelqu’un réfute l’idée que la véritable éducation consiste aussi à amener les élèves à avoir le courage et la capacité de poser ce genre de questions et de les argumenter. Et je voudrais bien que quelqu’un montre que ce ne sont pas les mouvements des années 60, mais la « réforme Haby », la « réforme Chevènement » ou la future « réforme Monory » qui les ont portées à la conscience de la société.

Il est étrange de voir appeler aujourd’hui « pensée 68 » [2] un ensemble d’auteurs qui ont vu leur vogue s’accroître après l’échec de Mai 68 et des autres mouvements de la période, et qui n’ont joué aucun rôle même dans la plus vague préparation « sociologique » du mouvement, à la fois parce que leurs idées étaient totalement inconnues des participants et parce qu’elles étaient diamétralement opposées à leurs aspirations implicites et explicites. La distribution pendant la nuit des barricades du Quartier latin d’une anthologie des écrits des auteurs analysés par Ferry et Renaut aurait, au mieux, provoqué un rire inextinguible, au pire, fait débander et se débander les participants et le mouvement. L’inscription bien connue sur les murs de la Sorbonne : Althusser à rien se passe de commentaires. Personne à Paris pendant les années 60, en possession de ses esprits, connaissant le personnage et ses écrits, n’aurait rêvé que Lacan eût pu avoir affaire en quoi que ce soit avec un mouvement social et politique. Foucault ne se cachait pas de ses positions réactionnaires jusqu’à 1968 (il parlait moins, il est vrai, de la manière dont ll les avait mises en pratique pendant une grève d’étudiants à Clermont-Ferrand en 1965). L’effacement du sujet, la mort de l’homme et les autres âneries de ce que j’ai appelé l’Idéologie française [3] circulaient déjà depuis des années. Leur corollaire inéluctable, la mort de la politique, pouvait être explicite sans peine (et l’a été par Foucault, un peu après Mai 68 : toute politique étant une « stratégie », elle ne pourrait aboutir qu’à établir des contre-pouvoirs, donc des pouvoirs) ; il est visiblement incompatible avec les activités mêmes auxquelles se livrèrent les participants des mouvements des années 60, Mai 68 y compris.

On dira qu’il s’agit là des « contenus manifestes » et que rien n’empêchait, en bonne Ruse de la Raison, les participants de Mai 68 d’être agis par des idées radicalement opposées à celles qu’ils professaient et qu’ils essayaient explicitement de réaliser. Ce serait pousser le paradoxe un peu loin, car il faudrait alors admettre que la véritable motivation non consciente qui conduisait les gens de Mai à faire était l’idée qu’il n’y a rien à faire et qu’il ne faut rien faire. Mais la vraie question est ailleurs. Tout le monde sait – et il est étonnant que les auteurs de La Pensée 68 n’en tiennent guère compte – que les premiers faire-part des différentes morts – du sujet, de l’homme, du sens ou de la signification, de l’histoire, etc. – avaient été lancés longtemps avant Mai 68 par les représentants d’une idéologie pseudo-scientifique, le structuralisme : dans l’ordre chronologique, Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Althusser. Et longtemps avant Mai 68, le structuralisme avait été critiqué, notamment par l’auteur de ces lignes, à la fois dans son contenu en tant que tel et dans ses implications politiques [4]. Ceux qui ont vécu cette période peuvent témoigner de ce que militer au début des années 60 au contact de certains milieux étudiants ou universitaires parisiens impliquait prendre position contre le structuralisme en général et Althusser en particulier, lequel d’ailleurs, comme déjà dit, n’a pas attendu longtemps pour contre-attaquer et déclarer, dès 1964, que programmes et structures de l’enseignement étaient par essence soustraits à la « lutte de classe », c’est-à-dire à la question politique. Les autres auteurs de l’ « Idéologie française » se situaient très explicitement (comme Foucault) ou implicitement dans la mouvance structuraliste. Tous, ils avaient dit ce qu’ils avaient à dire (si tant est...) suffisamment longtemps avant Mai 68, et avec assez de « succès » (auprès de l’intelligentsia parisienne et du point de vue de l’édition) pour que leurs idées eussent eu le temps d’exercer une « influence » sur les acteurs. Or, d’une telle influence, on ne trouve aucun signe. Que l’on regarde par exemple l’Introduction du livre de Daniel et Gabriel Cohn-Bendit, Le Gauchisme (Paris, Le Seuil, 1978), le Journal de la Commune étudiante, de Pierre Vidal-Naquet et Alain Schnapp (Paris, Le Seuil, 1969) ou les diverses anthologies d’inscriptions murales (par exemple Julien Besançon, Les Murs ont la parole, Tchou, juin 1968) ; on n’y trouvera pas la moindre trace des « idées » des idéologues (si ce n’est, rarement, parce qu’elles y sont ridiculisées ou dénoncées). Ce qui y apparaît constamment, c’est la critique de l’ordre établi, les célèbres invocations de l’imagination (on se demande quel pourrait en être le rapport avec Foucault, Derrida, Bourdieu ou même Lacan !), certes des apologies de la liberté et de la « jouissance » mais surtout du socialisme et d’un nouvel ordre social.

Il ne pouvait pas en être autrement. Lacan, par exemple, parlait du dés-être du sujet avant comme après 68. Avant comme après, personne n’aurait pu penser (sauf peut-être quelques braves universitaires dans le Middle West américain), ni qu’il était révolutionnaire, ni qu’il était individualiste. Il était clairement, strictement et ouvertement, lacanaire et lacaniste. Sa thèse centrale a toujours été que la schize (le clivage) du sujet vaut aliénation structurale et donc insurmontable. La question centrale de toute activité politique, et présente pendant Mai 68, est la question de l’institution. Elle est soigneusement occultée dans le lacanisme par les fumeuses mysti¬ fications de la « Loi » et du « symbolique », mises en avant précisé¬ ment pour rendre impossible toute distinction entre un « valoir de fait » et un « valoir de droit », donc arrêter net le questionnement préalable à toute action politique. A cet égard, il est aisé de voir que les autres auteurs discutés par Ferry et Renaut dépendent essentiellement de Lacan et que tous partagent avec lui le même contoumement, à la fois roué et vulgaire, de la question élémentaire : qu’en est-il donc du statut de votre propre discours ?

Or les « résultats » de Mai 68 sur ce microcosme ont été doubles, et en apparence paradoxaux pour ne pas dire contradictoires. D’une part, le « structuralisme » s’est dissous, personne n’osant plus l’invoquer et les plus habiles, comme Foucault, prétendant qu’ils n’en sont plus et/ou qu’ils n’en ont jamais été. D’autre part, ces mêmes auteurs (et leurs divers séides, chefs de sous-clans, etc.) ont été rapidement propulsés à un degré de « succès » et de notoriété qualitativement autre. Pour fixer les idées, comme on dit en mathématiques et symboliquement, si les Écrits de Lacan vendent 30 000 exemplaires avant 68, ils vendront 300 000 après. Cela est certes dû à l’habileté médiatico-mercantile des personnages en question ou de leurs imprésarios, et à la forte demande du commerce de gros des idées, national et d’exportation. Mais cela est aussi et surtout dû à l’échec de Mai 68 – et c’est là que se situe la bévue colossale de Ferry et Renaut. Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. Il est étonnant que Ferry et Renaut n’aient pas vu l’accord parfait entre l’idéologie de la mort du sujet, de l’homme, de la vérité, de la politique, etc., et l’état des esprits, l’humeur, la mood, la Stimmung qui a suivi l’échec (et qui plus est, l’échec bizarre) de Mai et la décomposition du mouvement. Il y a eu, certes, parmi les mobilisés de Mai, un certain nombre qui, pendant quelques mois ou années, ont continué de militer chez les trotskistes, les maoïstes, etc. Ils n’ont jamais dépassé quelques milliers au total, et leur nombre a rapidement décliné après 1972. Pour le reste, pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en Mai- Juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. Le contresens de Ferry et Renaut est total : la « pensée 68 » est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l’impuissance de l’homme devant ses propres créations ; et c’est le sentiment d’impuissance, de découragement, de fatigue qu’ils sont venus, après 68, légitimer.

Quant aux filiations idéologiques du mouvement de Mai 68, pour autant que l’on puisse en fournir des origines « concrètes » et que cela présente un intérêt, elles sont retracées en détail par P. Vidal-Naquet et A. Schnapp dans le Journal de la Commune étudiante déjà cité, et adéquatement résumées par Daniel et Gabriel Cohn-Bendit lorsqu’ils écrivent dans Le Gauchisme (p. 18-19) que ce livre aurait pu être remplacé « par une anthologie de textes publiés dans Socialisme ou Barbarie, L’ Internationale situationniste, Informations et Correspondance ouvrières, Noir et Rouge, Recherches libertaires et, dans un moindre degré, dans les revues trotskistes ».

Ce que Mai 68 et les autres mouvements des années 60 ont montré a été la persistance et la puissance de la visée d’autonomie, traduite à la fois par le refus du monde capitaliste-bureaucratique et par les nouvelles idées et pratiques inventées ou propagées par ces mouvements. Mais ce dont ils ont également témoigné, c’est cette dimension d’échec jusqu’ici apparemment indissociable des mouvements politiques modernes : immense difficulté à prolonger positivement la critique de l’ordre des choses existant, impossibilité d’assumer la visée d’autonomie comme autonomie à la fois individuelle et sociale en instaurant un autogouvernement collectif. (D’où, après l’effondrement du mouvement, les multiples et multiplement dérisoires dérives vers les micro-bureaucraties trotskistes et maoïstes, vers la liquéfaction mao-spontex ou vers le nihilisme idéologique pseudo-subversif ».)

Mais cet échec est là dès le début des temps modernes. Ce sont les officiers mettant finalement à la raison l’armée des Roundheads et Cromwell devenant Lord Protecteur. C’est la Nouvelle-Angleterre retombant en deçà, au lieu d’aller au-delà, de la ligne jeffersonienne (l’Amérique de Tocquevllle est une société à la fois idéalisée et révolue). C’est la France en retrait devant la poursuite de l’ immense entamée entre 1789 et 1792 – d’où le champ libre laissé aux Jacobins, puis la Terreur. C’est la Russie de 1917 où les bolcheviques s’emparent du pouvoir par contumace de la population et instaurent le premier pouvoir totalitaire des temps modernes.

Cet échec, faut-il le rappeler, n’est que très rarement total. La plupart du temps, ces mouvements aboutissent à l’institution formelle de certains droits, libertés, garanties sous lesquels nous vivons toujours. Dans d’autres cas, sans rien instituer au sens formel, ils laissent des traces profondes dans la mentalité et dans la vie effective des sociétés : tel fut sans doute le cas de la Commune de Paris de 1871, tel est certainement, je l’ai rappelé plus haut, celui des mouvements des années 60. Situation de toute évidence reliée au caractère antinomique de l’imaginaire politique moderne. Celui-ci est d’une part travaillé par la visée d’autonomie et son extension successive aux différents champs d’institution du social ; d’un autre côté, il n’arrive que très rarement, et brièvement, à se dégager de la représentation de la politique – et de l’institution – comme fief exclusif de l’État et de cet État (qui continue lui-même à incarner, même dans les sociétés les plus modernes, la figure d’un pouvoir de droit divin) comme ne s’appartenant qu’à lui-même. C’est ainsi que, dans la modernité, la politique en tant qu’activité collective (et non pas profession spécialisée) n’a pu jusqu’ici être présente que comme spasme et paroxysme, accès de fièvre, d’enthousiasme et de rage, réaction aux excès d’un Pouvoir par ailleurs toujours à la fois hostile et inévitable, ennemi et fatalité – bref, que comme « Révolution ».

On peut trouver espiègle de montrer que le « sens » de Mai 68 a été, en définitive, l’expansion des ventes des vidéo-cassettes porno. Il peut être moins amusant, mais plus fécond, de voir dans Mai et les mouvements des années 60, les promesses énormes que contient virtuellement l’époque contemporaine et la difficulté immense qu’éprouve l’humanité moderne à sortir de l’idiotie, à se politiser, à décider que s’occuper de ses affaires (collectives) pourrait être son état habituel et normal.

La dissolution des mouvements des années 60 a sonné le début de la nouvelle phase de régression de la vie politique dans les sociétés occidentales, à laquelle nous assistons depuis une quinzaine d’années. Cette régression va de pair avec (est presque synonyme de) un nouveau round de bureaucratisation/privatisation/médiatisation, en même temps que, dans un vocabulaire plus traditionnel, avec un retour en force des tendances politiques autoritaires dans le régime libéral/oligarchique. On a le droit de penser que ces phénomènes sont provisoires ou permanents, qu’ils traduisent un moment particulier de l’évolution de la société moderne ou sont l’expression conjoncturelle de traits insurmontables de la société humaine. Ce qui n’est pas permis, c’est d’oublier que c’est grâce à et moyennant ce type de mobilisation collective représenté par les mouvements des années 60 que l’histoire occidentale est ce qu’elle est et que les sociétés occidentales se trouvent avoir sédimenté les institutions et les caractéristiques qui les rendent tant bien que mal viables et en feront, peut-être, le point de départ et le tremplin d’autre chose.

C’est ici la seule division importante. Il y a ceux qui considèrent – c’est mon cas – que les marges de liberté que comporte le régime contemporain ne sont que des sous-produits sédimentés depuis des siècles de mouvements de ce type ; que sans ces mouvements le régime non seulement n’aurait jamais produit ces libertés, mais les aurait chaque fois inexorablement rognées (comme cela est en train de se passer) ; qu’enfin l’humanité peut certainement mieux faire. Et ceux qui pensent – ils osent rarement le dire, sauf évidemment « à droite », mais leurs arguments et leurs raisonnements reviennent à cela – que nous vivons dans la forme enfin trouvée de la société politique libre et juste (ll resterait, certes, quelques réformes à faire). La discussion ne peut ici que s’arrêter, et chacun fait ses choix ou confirme ceux qu’il a déjà faits. Mais quand même. Même si l’on admettait que nous vivons la fin d’une période d’ébriété historique, commencée, une deuxième fois, il y a quelque huit siècles dans les premières communes bourgeoises d’Europe occidentale, la fin d’un rêve de liberté et d’auto- gouvernement, de vérité et de responsabilité. Même si l’on admettait que nous sommes enfin aujourd’hui en mesure de voir, avec des sens sobres, la forme enfin trouvée de la société politique, la vérité définitive de la condition humaine sous les espèces de Pasqua et de Fabius, d’Hernu et de Léotard, de Playboy et des vidéo-clips, de la pop- philosophie et des macédoines « postmodernes ». Même si tel était le cas, il serait incongru d’y voir le « sens » de 1776 et de 1789, de 1871, de 1917 et de Mai 68, car, même dans cette hypothèse de cauchemar, ce sens aura été la tentative de faire être d’autres possibilités de l’existence humaine.


[1Dans la partie non publiée ici de ce texte.

[2Par L. Ferry et A. Renaut, dans le livre cité.

[3V. La psychanalyse : projet et élucidation, in Topique, n° 19 (avril 1977), repris in Les Carrefours du Labyrinthe, Paris, Le Seuil, 1978.

[4V. Marxisme et théorie révolutionnaire dans les n° 39 et 40 de Socialisme ou Barbarie (1965), repris dans L’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975. Et, rétrospectivement, mon article Les divertisseurs, publié d’abord dans Le Nouvel Observateur et repris dans La Société française, Paris, « 10/18 », 1979.


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