Les tendances oligarchiques de l’organisation (1/2)

vendredi 4 octobre 2013
par  LieuxCommuns

Sixième et pénultième partie du livre de R. Michels « Les partis politiques - Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties » (1914), Flammarion, 1971, pp. 271 - 293. Réédité par Gallimard, 2015 dans l’ouvrage complet ; « Sociologie du parti dans la démocratie moderne. Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes », coll. Folio.

Chapitre premier

La base conservatrice de l’organisation

Arrivés à ce point de notre démonstration, nous voyons surgir devant nous deux questions décisives. La première peut être formulée ainsi : la maladie oligarchique des partis démocratiques est-elle incurable ? Nous nous occuperons de cette question dans chapitre suivant.

Est-il impossible qu’un parti démocratique suive une politique démocratique, un parti révolutionnaire une politique révolutionnaire ? Devons-nous considérer comme une utopie non seulement le socialisme comme tel, mais encore la simple politique socialiste ? Telle est l’autre question, et celle-ci comporte une réponse brève.

Dans certaines limites, très étroites, il est vrai, le parti démocratique pourra sans doute, alors même est soumis à une direction oligarchique, agir sur l’État dans le sens démocratique. La vieille caste politique de la société, et plus spécialement l’ « État » lui-même, se voient obligés de procéder à une certaine révision d’un grand nombre de valeurs : l’importance qu’on attribue aux masses augmente, alors même qu’elles ont guidées par des démagogues ; les organes de la législation et de l’administration s’habituent à céder, non plus seulement aux prétentions venant d’en haut, nais aussi aux exigences venant d’en bas.

Cela peut aboutir dans la pratique à de grands inconvénients, que nous connaissons, d’après l’histoire la plus récente de tous les États de régime parlementaire ; théoriquement, ce nouvel ordre de choses signifie un progrès incalculable au point de vue de droit public qui devient ainsi plus conforme aux principes de justice sociale.

Mais cette évolution subira un arrêt, quand le classes dirigeantes auront réussi à attirer dans l’orbite gouvernementale, pour faire d’eux leurs collaborateur les ennemis d’extrême gauche. L’organisation politique conduit au pouvoir. Mais le pouvoir est toujours conservateur. En tout cas, l’influence exercée sur la machine de l’État par un parti d’énergique opposition ne sera que lente, souvent interrompue, et trouvera ses limite dans les limites mêmes que lui opposera la nature d l’oligarchie.

Mais cette constatation n’épuise pas notre tâche qui consiste à rechercher encore si l’organisation présente des manifestations oligarchiques, même dans sa politique extérieure.

Que la politique intérieure des organisations de parti soit aujourd’hui absolument conservatrice, ou en train de le devenir, c’est là un fait qui ressort nettement de l’analyse à laquelle nous venons de nous livrer. Mais il se pourrait que la politique extérieure de ces organismes conservateurs fût une politique hardie révolutionnaire ; il se pourrait que la centralisation anti-démocratique du pouvoir entre les mains de quelques chefs ne fût qu’un moyen tactique adopté dans le but de terrasser d’autant plus facilement l’adversaire, aumoment voulu ; il se pourrait que les oligarques ne fussent chargés que de la mission provisoire d’éduquer les masses en vue de la révolution, et que l’organisation ne fût ainsi qu’un moyen mis au service d’une conception blanquiste amplifiée.

Mais une pareille supposition est en contradiction avec la nature même du parti, lequel cherche au contraire à organiser sur la plus vaste échelle qui se puisse imaginer.

Or, à mesure que l’organisation grandit, la lutte pour les grands principes devient impossible.

C’est un fait d’observation que, dans les partis démocratiques actuels, les vastes conflits d’opinions se déroulent de moins en moins sur le terrain des idées et avec les armes pures de la théorie et dégénèrent vite en diatribes et attaques personnelles. Les efforts tentés pour étendre un pieux voile sur les discordes qui déchirent le parti, constituent l’inévitable conséquence de l’organisation dirigée selon des principes bureauçratiques : son principal objectif consistant à enrégimenter dans le parti le plus de membres possible, elle doit nécessairement considérer toute lutte pour les idées surgissant dans son parti comme un obstacle à la réalisation de ses fins, c’est-à-dire comme un obstacle qu’on doit éviter par tous les moyens possibles.

Cette tendance se trouve renforcée par le caractère parlementaire du parti ; car si tout parti aspire à avoir le plus grand nombre possible d’adhérents, le parlementarisme aspire à avoir le plus grand nombre possible de votes.

Or, le principal champ d’action du parti consiste dans l’agitation tendant à enrôler de nouveaux membres. Qu’est-ce, en effet, que le parti politique moderne ? Une organisation méthodique des masses électorales. Le parti socialiste, en tant qu’agrégat politique qui cherche à enrôler à la fois des membres et des électeurs, a un intérêt vital à gagner toujours de nouveaux votes et de nouvelles adhésions.

Toute perte de membres ou de suffrages, voire toute perte de mandats, affaiblit son prestige politique. Aussi doit-on avoir de grands égards aussi bien pour les nouveaux adhérents que pour ceux qui sont seulement susceptibles de s’affilier et qu’on appelle en Allemagne Mitläufer, en Italie simpatizzanti, en Hollande geestverwanten. Pour ne pas effrayer ces gens qui sont encore éloignés du monde idéal du socialisme ou de la démocratie, on s’abstient de pratiquer une politique de principes, sans se demander si l’augmentation quantitative de l’organisation n’est pas de nature à porter préjudice à sa qualité.

Le dernier anneau de la longue chaîne de phénomènes qui confèrent un caractère profondément conservateur à l’essence intime du parti politique, alors même qu’il se pare du titre de révolutionnaire, consiste dans ses rapports avec l’État.

Né pour abattre le pouvoir centralisateur de celui-ci, parti de cette conception que, pour triompher de l’organisation de l’État, la classe ouvrière n’a besoin que d’une organisation suffisamment vaste et solide, le parti ouvrier a fini lui-même par se donner une forte centralisation, reposant sur les mêmes assises que celles de l’État : autorité et discipline. Il est devenu ainsi un parti de gouvernement, c’est-à-dire que, organisé comme un gouvernement en petit, il espère pouvoir un jour assumer le gouvernement en grand.

Le parti politique révolutionnaire est un État dans l’État : il poursuit le but avoué de ruiner et de démolir l’État actuel pour mettre à sa place un État totalement différent. Et pour atteindre ce but, qui a pourtant un caractère essentiellement « étatique », le parti se sert en théorie de l’organisation socialiste, dont l’unique justification consiste précisément dans le fait qu’il prépare d’une façon patiente, mais systématique, la destruction de l’organisation de l’État sous sa forme actuelle.

Le parti subversif organise dans ses cadres la révolution sociale. D’où ses efforts quotidiens pour consolider ses positions, étendre son mécanisme bureaucratique, accumuler des capitaux. Tout nouveau fonctionnaire, tout nouveau secrétaire engagé par le parti est théoriquement un nouvel agent de la révolution ; comme toute nouvelle section est un nouveau bataillon et tout nouveau millier de francs fourni par les cotisations des adhérents ou par les revenus de la presse, ou offert généreusement par un bienfaiteur sympathique, est un nouveau trésor de guerre pour la lutte contre l’adversaire.

Mais les directeurs de ce corps révolutionnaire ; existant au sein de l’État, soutenu par les mêmes moyens et inspiré du même esprit de discipline que lui, ne peuvent à la longue ne pas s’apercevoir du fait suivant : à savoir que leur organisation, quelques progrès qu’elle puisse encore accomplir à l’avenir, ne sera jamais, si on la compare à l’organisation officielle de l’État, qu’une faible et minuscule copie de celle-ci.

Il en résulte que, dans la mesure où il est humainement possible de le prévoir, toutes ses tentatives de mesurer ses forces avec celles de l’antagoniste seront, à moins d’événements extraordinaires, condamnées à un échec fatal.

La conséquence logique de cette constatation se trouve ainsi en opposition directe avec les espoirs qu’avaient conçus les fondateurs du parti, alors qu’ils tenaient celui-ci sur les fonts baptismaux. Au lieu de gagner en énergie révolutionnaire, à mesure qu’augmentaient ses forces et la solidité de sa structure, le part a vu se produire dans son sein un phénomène diamétralement opposé : nous voulons parler des rapports intimes qu’on a constatés entre la croissance du parti et la timidité et la prudence de plus en plus grandes dont s’inspire sa politique.

Le parti, sans cesse menacé par l’État dont dépend son existence, s’applique consciencieusement à éviter tout ce qui pourrait irriter celui-ci. La théorie elle-même, autant dire la science du parti, subit à l’occasion des atténuations, des déformations, si l’intérêt de l’organisation extérieure l’exige.

L’organisation devient le seul nerf vital du parti.

Dans les premières années de son existence, celui-ci ne se lassait pas de faire ressortir son caractère révolutionnaire, non seulement par la fin qu’il poursuivait, mais aussi par les moyens qu’il savait choisir à l’occasion, sans toujours avoir pour eux une prédilection de principe.

Mais devenu vieux ou, si l’on préfère, politiquement mûr, il n’hésita pas à modifier sa première profession de foi, en se déclarant révolutionnaire « dans le meilleur sens du mot » seulement, c’est-à-dire non plus dans les moyens qui n’intéressent que la police, mais uniquement en théorie et sur le papier.

Ce même parti, qui n’a pas craint un jour de proclamer à haute voix, devant les fusils encore fumants des triomphateurs de Paris, leur enthousiaste solidarité avec les communards, annonce aujourd’hui au monde entier qu’il répudie la propagande antimilitariste dans toutes les formes susceptibles de mettre un de ses adhérents en conflit avec le code pénal, ne voulant, ajoute-t-il, assumer aucune responsabilité des conséquences qui pourraient en résulter.

Le sentiment de la responsabilité commence à s’éveiller subitement dans le parti socialiste. Aussi réagit-il de toute l’autorité dont il dispose, contre les courants révolutionnaires qui existent dans son sein et qu’il avait envisagés jusqu’ici d’un œil indulgent. Au nom de la grave responsabilité qui lui incombe et dont il sent maintenant tout le poids, il désavoue l’antimilitarisme, répudie la grève générale et renie toutes les hardiesses logiques de son passé.

Il est évident, et l’histoire du mouvement ouvrier international fournit à l’appui de notre thèse des exemples innombrables, que de cette façon le parti s’immobilise d’autant plus que son organisation s’étend et se fortifie davantage ; ce qui revient à dire qu’il perd son élan révolutionnaire, devient inerte et pesant, paresseux non seulement dans l’action, mais aussi dans la pensée.

Il s’attache avec une ténacité de plus en plus grande à ce qu’il appelle « la vieille et glorieuse tactique », c’est-à-dire à la tactique qui lui a permis de grossir ses rangs. Et c’est ainsi que devient de plus en plus invincible son aversion pour toute action agressive.

La peur de la réaction, qui hante le parti socialiste, paralyse chez lui toute action, c’est-à-dire toute manifestation de force, et lui ôte toute énergie pour la lutte quotidienne. Et pour justifier son misonéisme il donne ce prétexte fallacieux qu’il veut réserver l’énergie dont il dispose pour les luttes futures. En d’autres termes : les tendances conservatrices inhérentes à toutes les formes de possession se manifestent également dans le socialisme.

Les hommes du parti ont pendant un demi-siècle travaillé à la sueur de leur front pour créer une organisation modèle. Et aujourd’hui que l’organisation englobe trois millions de travailleurs, plus qu’il n’aurait osé espérer, plus même qu’on ne jugeait nécessaire pour remporter sur l’ennemi une victoire complète, le parti s’est doté d’une bureaucratie, qui par la conscience de ses devoirs, par son zèle et sa soumission à la hiérarchie, rivalise avec celle de l’État lui-même ; les caisses sont pleines, un réseau complexe d’intérêts financiers et moraux s’est étendu sur tout le pays.

Une tactique énergique, entreprenante, serait de nature à tout compromettre : le travail de plusieurs dizaines d’années, l’existence sociale de plusieurs milliers de chefs et sous-chefs, bref, le « parti » tout entier.

Aussi l’idée d’une nouvelle tactique de ce genre est-elle de plus en plus abandonnée. Elle se heurte dans une égale mesure et contre un sentimentalisme injustifié et contre un égoïsme justifié : l’amour sentimental de l’artiste pour l’œuvre qu’il a créée et qu’il veut préserver intacte, l’intérêt personnel de milliers d’honnêtes pères de famille dont la vie économique est indissolublement liée à l’existence du parti et qui tremblent à l’idée de perdre leur emploi et aux conséquences qu’ils auraient à supporter, si le gouvernement procédait à la dissolution du parti, ce qui pourrait facilement arriver en cas de guerre.

L’organisation cesse ainsi d’être un moyen, pour devenir une fin. Aux institutions et aux qualités qui au début étaient destinées tout simplement à assurer le fonctionnement de la machine du parti — subordination, coopération harmonieuse des membres individuels, rapports hiérarchiques, discrétion, correction — on finit par attribuer plus d’importance qu’au degré de rendement de la machine.

La seule préoccupation consiste désormais à écarter tout ce qui serait susceptible de s’insinuer dans les roues de son engrenage, menaçant ainsi, sinon l’organisme lui-même, sa forme extérieure représentée par l’organisation.

Alors même qu’il est attaqué et obligé de se défendre, le parti préférera au besoin abandonner de précieuses positions antérieurement conquises et renoncer à d’anciens droits, plutôt que de répondre à l’offensive des adversaires par des moyens qui pourraient « compromettre » le parti.

A mesure qu’augmente son besoin de tranquillité, ses griffes révolutionnaires s’atrophient et il devient un parti bravement conservateur qui continue (l’effet survivant à la cause) à se servir de sa terminologie révolutionnaire, mais qui dans la pratique ne remplira pas d’autre fonction que celle d’un parti d’opposition constitutionnelle.

Certes, tout cela n’était pas dans la pensée de Karl Marx. Tout cela n’est plus du marxisme. Marx, s’il vivait encore, devrait se révolter contre une pareille dégénérescence. Il serait toutefois possible que, séduit par le spectacle d’une armée de trois millions d’hommes se réclamant de lui, voire jurant in verba magistri dans les occasions solennelles, il ne trouvât à son tour rien à dire en présence d’un si grave manquement aux principes énoncés par lui. En tout cas, il est dans la vie de Marx des antécédents qui n’excluent pas la possibilité d’une pareille hypothèse. C’est ainsi qu’il a su fermer les yeux, du moins devant le grand public, sur les fautes graves commises par la démocratie socialiste allemande en 1876.

La période actuelle, qui pourrait s’appeler la période des épigones de Marx, le caractère du parti, qui n’est plus qu’une organisation se consacrant tout entière à l’acquisition de nouveaux membres, qu’un parti de majorité absolue, et son infériorité par rapport à l’État font que le but primitivement poursuivi et qui consistait dans la suppression de l’État actuel cède peu à peu la place à un but nouveau qui est la pénétration de l’État par les hommes et les idées du parti.

La lutte que les socialistes mènent contre les partis des classes dominantes n’est plus conçue comme une lutte de principes, mais comme une lutte de concurrence. Le parti révolutionnaire rivalise avec les partis bourgeois dans la conquête du pouvoir. Aussi ouvre-t-il ses rangs à tous les individus qui peuvent lui être utiles sous ce rapport ou qui sont tout simplement susceptibles de renforcer, de grossir ses bataillons dans la lutte où il est engagé.

Sa haine va tout d’abord, non à l’adversaire de sa conception, mais aux rivaux redoutés, à ceux qui aspirent au même but que lui : au pouvoir. Cela faisant, le parti ne perd pas seulement sa virginité politique, à la suite des rapports de toute sorte qu’il contracte avec les éléments les plus divers et qui ont pour lui des consé­quences graves et durables : il court encore le risque de perdre son caractère de parti (puisqu’un parti suppose l’accord de tous ceux qui le composent sur la direction à suivre pour atteindre des fins objectives et pratiques communes) et de se réduire ainsi à une organisation pure et simple.

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Seconde partie disponible ici


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