Interview de Alexandre, Saint Denis, samedi 11 avril 2009 — Propos recueillis par Les Renseignements Généreux
Peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bonjour, je m’appelle Alexandre. J’ai une trentaine d’années, j’habite dans une cité en banlieue. Je gagne mon pain en travaillant dans un collège de la ville, comme enseignant précaire, même s’il est honnêtement impossible de considérer un travail d’éducateur, quel qu’il soit, uniquement comme une source de revenu... Mais disons que ce n’est pas, peut-être pour l’instant, l’activité dans laquelle je me reconnais le plus, même si j’essaie d’assumer autant que possible ce que j’y fais, les responsabilités que j’y prends. Je me considère peut-être un peu plus comme un militant politique, mais d’une espèce un peu particulière, puisque très sceptique sur le militantisme en général... Comme beaucoup de monde, remarque, mais sans doute de manière plus ouverte.
Comment te définis-tu, politiquement ?
Politiquement, je me définirais de manière provocatrice comme « castoriadien », si on peut utiliser ce terme...
Castoriadien ?
Oui... Négativement, ça veut dire que je ne me reconnais véritablement dans aucune dénomination politique. Je pense d’ailleurs que ces dénominations n’ont plus, a priori, beaucoup de pertinence aujourd’hui vu l’évolution de la société depuis quelques décennies et l’état de confusion générale qui en découle. Positivement, comme je pense qu’il faut chercher à se définir - contrairement à une tendance anomique répandue – ça veut dire que je me reconnais beaucoup dans la pensée politique et philosophique de Cornelius Castoriadis. Je vois dans son œuvre quelque chose qui transcende tout ce qui s’est fait depuis longtemps, d’incomparable avec ce qui est tenu aujourd’hui comme le nec plus ultra ; les Deleuze, Negri, Foucault et consors. Et concrètement j’essaye, sans trop de succès, de fédérer les forces qui en sont proches et qui sont aujourd’hui inconsistantes, car éclatées dans des espaces identitaires, des domaines de savoirs, des approches personnelles très différentes, pour tenter de refonder une praxis politique dans le sillage de ces idées-forces…On a créé un site, avec ce collectif#, qui est tâtonnant, embryonnaire. Ces idées-là, Castoriadis les a formulées avec une volonté de grande cohérence et une grande force, mais il n’en a pas le monopole. On pourrait également citer Hannah Arendt, Christopher Lasch, André Gorz, Georges Orwell ou d’autres, qui font aussi des œuvres qui résonnent comme des appels catégoriques à chercher, à explorer, et certainement pas des recettes à appliquer. Bien entendu, il faut les prendre dans leur globalité ; c’est-à-dire, concernant Castoriadis, ne pas seulement considérer sa période politique héroïque des années 50-60 comme le font certains militants, ou parallèlement uniquement l’œuvre philosophique plus tardive, comme le font les universitaires. On retrouve déjà là un saucissonnage typique et aberrant des esprits, des pensées et des postures, dont on reparlera forcément dans la suite de cette interview.
Comment as-tu commencé à t’intéresser aux questions politiques ?
Je suis entré en politique de manière très personnelle et pratique. Au collège, à Sarcelles, ma crise d’adolescence se passait plutôt mal. J’étais une sorte de ’’grunge’’ avant la lettre, un peu mystique, je décrochais de tout et je tournais en rond dans une banlieue qui commençait à se donner des airs de ghetto américain, et dans laquelle je ne me reconnaissais absolument pas. Je ne sais pas de quelle manière ça a joué, mais l’ambiance était étouffante aussi au niveau international ; le mur de Berlin venait de tomber, le nouvel ordre mondial s’imposait de manière irréelle en Irak... Je cherchais une formation d’ermite, j’avais besoin d’autre chose... Mes parents ont décidé, avec mon accord - flasque - de m’envoyer en internat, dans un lycée agricole dans le Nord de la France pour un bac « D prime » - ça ne s’invente pas... Dans ce lycée, isolé de tout, en pleine campagne, moi qui était un banlieusard de naissance, j’ai soudain trouvé un cadre organisationnel solide qui rythmait tout l’éventail de la vie : le coucher, le travail, l’amitié, la lecture, les repas, les loisirs... Et je me suis heurté de plein fouet, en bon révolté de base, à tous ces murs institutionnels qui, pour une fois, existaient et s’assumaient en tant que tels. Enfin des limites claires, des contraintes fortes, des autorités assumées ! J’ai été collé tous les mercredi pendant quasiment tout le lycée, mais comme j’étais dans les premiers de la classe puisque je redoublais, je sortais des cadres. De ce fait, et par l’intermédiaire de personnels qui étaient loin d’être butés, contrairement à moi à l’époque, ça m’a ouvert à des questions très pratiques et en fait très politiques : comment peut-on s’organiser à 600 dans un établissement scolaire en plein milieu des champs, dans un microcosme, une communauté, un phalanstère ? Face à mes questions pressantes, mes pauvres profs de français, habitués aux ’’fils d’exploitants agricoles’’ très pragmatiques, me demandaient d’attendre patiemment la philo en terminale... Heureusement, j’ai eu quelques profs éclairés, pas forcément politisés, d’ailleurs. Une prof nous a par exemple fait rencontrer les députés de chaque parti politique, pendant la campagne de 1993, c’était passionnant. Je lisais beaucoup.
Tu lisais pour essayer de comprendre comment s’organiser collectivement ?
Oui. D’abord, je cherchais des réponses pratiques : qui décide des menus ? Comment s’organise la cantine ? Qui décide du programme de la télévision le soir ? Qui décide de l’heure à laquelle on se lève ? Qui décide la gestion des dortoirs ? Etc. Ça me préoccupait beaucoup, mais ça n’intéressait que moi visiblement... Et puis j’ai compris que la question « comment on s’organise pour vivre ensemble » était la question politique par excellence, et que derrière cette question il y avait en jeu des principes philosophiques, que je sentais affleurer dans les discussions. Alors localement, j’ai pris pas mal de responsabilités, j’ai monté un club photo, ou boomerang, un journal politique (A poings fermés ; qui a été ’’censuré’’ d’ailleurs, mais personne ne le lisait...), un ciné-club, j’ai fait du théâtre, je me suis impliqué partout où je pouvais, dans les interstices. Peut-être est-ce une vision un peu ’’mythique’’ de ma vie, que je romance a posteriori, mais je date mon entrée en politique de cette expérience forte qui m’a ouvert à des interrogations profondes. C’est là que j’ai commencé à dévorer des livres, à lire véritablement, avec l’exemple et les encouragements d’un camarade que je n’oublierai jamais, Tristan. On avait du temps pour lire, je me suis donc attaqué fraîchement à Descartes, Machiavel, Montaigne, Rousseau, Nietszche, Sartre... Nous discutions des heures et des heures de tout et de n’importe quoi ; nous étions les intellos du bled, on côtoyait les BTS, et notamment un jeune communiste pur souche, qui détonnait beaucoup dans cet environnement plutôt droitier. Il m’a fait comprendre que je n’étais pas le premier à me poser ces questions-là... Peut-être que cette manière initiale, un peu en biais, d’aborder la politique et ses problématiques a eu beaucoup d’importance sur la façon dont j’ai toujours perçu le milieu militant.
Que veux-tu dire par là ?
Je ne sais pas si c’est vraiment lié, mais je peux le formuler comme ça : je me sens très souvent en décalage avec les réseaux militants, parce que pour moi la politique ça a toujours été, avant tout, une implication personnelle dans des problématiques générales. J’ai l’impression que d’habitude, c’est l’un ou l’autre, exclusivement : une impression vague d’injustice, une sorte de mauvaises conscience intellectualisée qui cherche ensuite des points d’accroche dans la réalité, ou alors des cas très concrets de misère et d’inégalité qui ont besoin de grandes interprétations. Ça peut aussi être l’inverse, et c’est le plus courant : l’instrumentalisation de la politique pour défendre sa cause à soi. C’est les lobbys : les profs qui se battent pour les profs, les noirs pour les noirs, etc. Aujourd’hui, très souvent, on considère que faire de la politique, c’est au mieux collectionner des causes cloisonnées... C’est même théorisé par certains comme le meilleur chemin pour éviter le totalitarisme, mais c’est surtout une dissolution de la politique en tant que telle. La politique, c’est avant tout cette question : quelle organisation pour la société, pour chacun et pour tous ? J’ai l’impression que mon expérience dans cette micro-société qu’est un internat m’a sensibilisé à l’aspect pratique autant qu’intellectuel de la politiquel, sans rupture entre les deux. Ça m’a sensibilisé au va-et-vient entre l’impulsion première, la révolte personnelle, l’interrogation, le ’’truc qui coince’’ et qui met en mouvement, et le cadre dans lequel cette révolte s’exprime et prend forme. C’est ce que je cherche, j’en suis loin, et je tombe aussi dans tous ces travers, mais c’est ça qui m’intéresse : pas les carrières, pas une posture un peu facile, des beaux discours, un dogme figé ou tout au contraire un flou total.
Après le lycée agricole, qu’as-tu fait ?
Je suis revenu en région parisienne, je suis rentré à la fac, en biologie à Bobigny. C’était le grand retour : je fantasmais à l’époque, et la capitale, et le milieu étudiant, et la Science. C’était une période où j’avais une énergie folle : j’étais engagé avec une compagnie de théâtre de rue, je poursuivais la photo, le vol-à-voile, l’archéologie, l’astronomie, j’écrivais, je publiais, j’étais animateur, je lisais tout ce qui me tombait sous la main... Les étudiants - j’étais imbibé de Mai 68 à l’époque - me décevaient énormément ; ils me paraissaient encore plus ’’cons’’ que mes copains ’’cul-terreux’’ et encore plus imperméables à la politique et à ses questions concrètes (peut-être parce que moins enracinés…). Quand j’ouvrais la bouche, je passais alors pour un extra-terrestre (de ce point de vue-là, les choses ont quand même bien changé, et en mieux). L’aspect ’’teufs’’ étudiantes ne m’a pas séduit plus de quelques mois. Par contre, je me suis mis à explorer tout le milieu politique francilien, avec passion. Je courais tout voir : les associations, les groupuscules, les spectacles, les manifs, les actions, les conférences... Je rentrais systématiquement à Villiers-le-bel par le dernier RER. Je faisais des rencontres fondatrices, Patrick, par exemple, un ardéchois monté à Paris, ou Mohammed, un réfugié iranien ; on se ressemblait... Par contre, j’ai toujours ignoré les partis politiques, qui ne m’intéressaient pas du tout, pas plus que maintenant d’ailleurs. Je n’y ai jamais décelé la moindre vie.
Est-ce que tu étais engagé dans certaines associations ?
C’est peu dire ! Là on était en 1993-94. J’ai adhéré plus ou moins formellement à une myriade de collectifs, anti-nucléaire, anti-pub, Nord-Sud, peuples indigènes, commerce équitable, tout ce qui est évident aujourd’hui mais qui l’était bien moins il y a quinze ans... Principalement, j’ai rejoint Citoyens du Monde, une vieille association militant pour la création d’une démocratie mondiale par une Assemblée Mondiale des Peuples, une sorte d’ONU améliorée, une démocratie à l’échelle de la planète. J’y croyais un peu à l’époque, même si les réserves que j’avais - notamment la question de la représentation - me l’ont fait quitté, mais c’était surtout ce projet global qui m’intéressait, et que personne n’abordait, pas même le Monde Diplo, que je découvrais alors. Et c’est toujours le cas... Et puis il y avait une ambiance adulte, pour ne pas dire âgée ; j’ai toujours aimé ce lien avec les générations précédentes. A l’inverse, je militais également au jeune Mouvement des Objecteurs de Conscience (MOC) ; c’était un mouvement politique très concret, qui s’attaquait, par le biais du refus du service militaire, aux questions énormes de la défense nationale, de l’armée, des problèmes géopolitiques, de la violence, de la légalité, de la conscience... Ça regroupait des militants de tous horizons, des républicains, des trotskystes, des anarchistes, des non-violents, des punks, des radicaux, etc. J’aimais beaucoup ce brassage, même si c’était toujours un peu houleux, cette petite transversalité à partir d’une question précise qui impliquait les gens, ce collectif en marge des autoroutes politiques. J’y ai fait des rencontres éblouissantes ; Eric, Olivier, Daniel ...
Est-ce que ton milieu familial peut expliquer ton attirance pour la politique ?
Certainement. J’ai été baigné très tôt dans des idées de gauche, modérées, mais humanistes. Mes parents sont assez représentatifs de la génération 68, ou plutôt de sa périphérie, précoce : ils sont plutôt contestataires, chrétiens, non-violents, écolos, communautaires... PSU, Amis de la Terre, CCFD, etc. Il y avait des disques de Renaud, d’Escudero à la maison. Je me souviens de dîners avec un syndicaliste de Solidarnosc, un réfugié iranien... Des hippies soft, mais avec quand même les pieds sur Terre : ils se sont installés il y a plus de trente ans à Villiers-le-bel par vocation sociale... Ils y sont toujours, d’ailleurs, refusant de partir, à mon grand désespoir (j’accueillerais volontiers tout maniaque de l’émeute prêt à les remplacer...). Ma mère était professeure d’histoire-géographie, issue de la grande bourgeoisie en déclin, mon père, plutôt prolo de base, animateur de centres sociaux. À l’enthousiasme du début, dans cette banlieue rouge et chevelue où tout était à faire, a succédé les désillusions du miterrandisme et tout le naufrage des années 80. Sans parler des cités... Aujourd’hui, c’est quand même le découragement, et c’est peu dire. On serait aigri à bien moins.
Pourquoi avoir choisi des études de biologie ?
Comme disait mon père, j’avais des facilités littéraires, mais des intérêts scientifiques. Je voyais la biologie à l’intersection des questions humaines et des sciences exactes. La sociobiologie, la génétique, l’évolution, l’éthologie, l’écologie me passionnaient... Je crois que j’y voyais confusément une manière neuve d’aborder la politique... J’ai peu à peu déchanté, ou plutôt j’ai compris le tour de passe-passe : on était en plein dans l’arnaque du ’’développement durable’’. Rapidement, je n’ai plus supporté l’imaginaire ambiant, cette manière qu’avaient les étudiants, les professeurs et les chercheurs d’aborder des problèmes politiques de manière ’’non-politique’’, c’est-à-dire de manière très idéologique. D’autant plus que, en troisième cycle, le contenu des cours rejoignait ce qui était vécu : seuls les plus aptes survivaient... J’ai compris ici le danger de la science, de la biologie et particulièrement de l’écologie au sens large, dès qu’elles s’invitent dans le débat politique... Les dérives sont immédiates d’interpréter tous les phénomènes sociaux, politiques, culturels, intellectuels, à travers le prisme débilitant des théories : on tombe très vite dans l’organicisme à la Lovelock, dans le darwinisme de Dawkins, l’eugénisme de Carrel, l’hygiénisme, etc., et ce avec les meilleures intentions du monde. Mais il n’y avait pas de place pour le débat, la réflexion collective, ni du côté des étudiants, ni du côté des professeurs : il fallait faire carrière, trouver sa ’’niche écologique’’. Or à mes yeux, les immenses problèmes soulevés par l’écologie n’étaient pas scientifiques, ni même éthiques, mais avant tout politiques. Je lisais Laborit, Morin, Reeves, Jacquard, etc. Ça me mettait complètement en porte-à-faux avec tout le monde. Je me souviens quand même de discussions passionnantes avec Jacques Testard, Théodore Monod.... Là encore, des ’’vieux’’ m’encourageaient... En tout cas depuis, l’écologie, à la fois comme science, comme préoccupation et comme politique m’apparaît comme formidablement ambivalente, et, vu le contexte actuel, très lourde de menace. C’est l’idéologie du XXIe siècle pour laquelle tout le monde est prêt à marcher au pas...
Et au niveau militant, comment as-tu évolué, parallèlement à ces études ?
C’est difficile de récapituler un parcours et ses multiples influences. Disons que je me suis radicalisé. Je me suis rapproché de la CNT à Jussieu, que j’ai rencontré d’ailleurs à l’occasion du procès auprès du tribunal administratif que j’ai intenté à la fac, qui refusait de m’inscrire à cause de la sectorisation. J’ai adoré rédiger mon plaidoyer, et j’ai écrit à cette occasion un tract en alexandrin, que j’avais placardé partout : ça leur avait bien plu, aux camarades, même s’ils me regardaient comme un être un peu étrange. Et je commençais à m’intéresser de près aux mouvement historiques : le mouvement social de 1995 m’a cueilli comme un fruit mûr. Mais certainement trop en phase avec l’époque, je suis tombé fou amoureux au même moment ! Je me souviens d’une atmosphère rendue sensuelle par les rues embouteillées, les manifs gigantesques, la solidarité un peu partout, la parole un peu moins corsetée par le quotidien. J’ai suivi, mais de loin, le mouvement des chômeurs qui a suivi. Mes lectures, surtout, se précisaient et se radicalisaient tout en se diversifiant : politique, bien sur, mais aussi histoire, sociologie, anthropologie, psychanalyse, pédagogie, …
Comment expliques-tu cette radicalisation ?
Mes questions naïves de départ, à savoir comment s’organise une communauté scolaire, puis comment s’organiser à 6 milliards sur la planète, sont devenues beaucoup plus précises et plus pressantes : pourquoi un tel échec des mouvements d’émancipation des siècles derniers ? Qu’est-ce qui avait changé depuis Mai 68 ? Comment le désordre en place fait-il pour récupérer la contestation ? Les gens désirent-ils véritablement changer le monde ? D’où vient la force de ces discours qui pénètrent l’esprit des populations ? Quelles pistes pour réinventer nos rapports avec l’éducation, la science, le savoir, le travail, nos institutions, et la mort elle-même ? etc. Elles ne trouvaient aucune réponse, ou des réponses qui me semblaient idéologiques, malhonnêtes, peu crédibles, bébêtes. Le marxisme que je rencontrais me paraissait, à raison je le sais aujourd’hui, comme une fuite du politique dans la scientificité : et moi je voulais en sortir, justement, de la toute-puissance du gène ! Alors le déterminisme matérialiste, économique en l’occurrence, et finalement techniciste, ça ne m’intéressait pas du tout... Face à l’urgence de la situation sociale, écologique, économique, j’avais l’impression qu’il fallait se radicaliser et évacuer tous ces mythes. Je crois aussi que l’ambiance politico-sociale générale portait à ça : c’était la sortie du merdier des années 80, l’aube des ’’nouveaux mouvements sociaux’’, la création d’AC !, de SUD, etc., bref le soubassement de ce qui est devenu l’altermondialisme. Et puis je me suis installé avec ma compagne, qui est d’origine maghrébine : sa distance culturelle assumée et problématisée (rare chez les gens que j’avais rencontrés jusque là), son double regard tradition / modernité m’ont ouvert les yeux sur le délabrement de la société, la désagrégation des liens sociaux, la disparition tangible de l’humanité en chacun et surtout l’immaturité des mouvements contestataires. Ces échanges, qui continuent d’ailleurs, avec elle ou avec sa sœur, ont toujours été cruciaux dans mon évolution : je ne serais pas là à te parler sinon... Et puis, on était animateur : la question pédagogique nous taraudait, nous étions des fous de pédagogie alternative, surtout institutionnelle et autogestionnaire... Depuis le début, le monde de l’animation me semble complètement irresponsable, en déniant son caractère éducatif et les questions de fond que cela pose. J’ai d’ailleurs failli ne pas avoir mon BAFA à cause du fait que je « posais trop de questions », m’avait-on expliqué... À 16 ans ! Après des rencontres très encourageantes, sans quoi je pense que j’aurais abandonné, je suis devenu formateur et j’ai créé moi-même un stage de formation, mais qui n’a pas duré. Avec tout ça, la nébuleuse libertaire m’attirait par son caractère intransigeant, tranchant, incorruptible, fraternel aussi. Ses militants me semblaient conscients de l’urgence de la situation, et enracinés dans une tradition. Mais je me sentais toujours en décalage.
Pourquoi ?
On formulait dans ces réseaux une volonté de transformation sociale radicale, mais en même temps, je constatais peu de réflexion, peu de recul critique, peu de recherche, de curiosité et finalement de courage politique, sans parler des ’’mythes’’ de chaque ’’tribu’’ locale. Globalement, je ressentais un énorme écart entre l’action politique d’une part, et d’autre part la réflexion que je menais principalement dans mon coin à travers mes lectures tout azimut, des discussions glanées ici ou là dans des conférences-débats, ou à travers le travail autour d’une petite revue que nous avions fondés à quelques-uns, et où j’écrivais et je dessinais... J’ai finalement décidé de tout lâcher, un peu en même temps : mes études en écologie et le militantisme.
D’un coup, comme ça ?
Oui, j’ai fait une rupture. Il y a beaucoup de facteurs qui sont intervenus, notamment personnels, mais pour ce qui nous intéresse ici, je peux dire que je ressentais une énorme insatisfaction, d’un coté comme de l’autre. Outre les frustrations purement politiques, je m’apercevais que mon militantisme n’était pas sain, qu’il se basait sur un puissant sentiment de culpabilité, une ’’sur-responsabilité’’, une injonction d’action salvatrice impulsive, comme si je voulais me ’’racheter de quelque chose’’, me décharger. Alors je suis passé complètement à coté de Seattle, par exemple, presque volontairement. Et puis mes études prenaient de l’importance ; j’avais fait une maîtrise à l’ENS en écologie théorique, mais je ne voyais pas le sens que ça pouvait avoir de m’y insérer. Alors j’ai fait un DEA d’écologie-agronomie-anthropologie sur des paysans aux prises avec un parc naturel. C’était très intéressant, on voyait très bien la main-mise de l’État sur les existences, sous couvert de protection des milieux... Mais là aussi, je ne me voyais pas me lancer dans une thèse juste pour continuer : pour moi, un doctorat devait être une vocation ou rien, une œuvre dans laquelle on cherche réellement ce qui tient à cœur, en tout cas certainement pas une étape dans une carrière, comme c’est le cas habituellement. Ma directrice de recherche, extraordinaire, m’a marqué pour toujours, mais j’étais trop tiraillé ; je voulais tout faire, et le versant proprement politique, que je jugeais (en partie à raison...) incompatible avec le cadre d’une recherche universitaire, était pour moi incontournable. Donc, j’ai tout abandonné...
Et qu’as-tu fait ?
On était en 2000, j’avais 25 ans, je me suis mis au RMI. Je voulais prendre du recul, arrêter de courir, me poser. Je n’ai pas fait grand-chose au début. Si : avec quelques personnes, nous voulions créer une école alternative. Mais le projet a avorté. Je bossais quelquefois : animateur, formateur pour adultes, etc.
Tu voulais créer une école alternative ?
Oui. À l’époque, je donnais des cours particuliers, j’étais aussi animateur et formateur, avec ma compagne on montait des colonies de vacances autogérées. Un de mes professeurs de théâtre de l’opprimé voulait créer une école parallèle, dans le sud de Paris, pour des gamins qui décrochaient de l’école. Pendant six mois nous avons élaboré ce projet, puis nous l’avons présenté au ministère, pour obtenir l’agrément. C’était la gauche plurielle, à l’époque, qui était au pouvoir, mais c’était surtout la fin de ce genre d’expérience : notre projet a été refusé. J’étais déçu, mais sans plus : nous avions aussi un autre projet, avec ma compagne, celui de créer un lieu alternatif, en dehors de la ville, un lieu d’accueil, de formation, d’autogestion, d’agro-écologie expérimentale, de permaculture, etc. Ce projet n’a pas abouti parce que je me cherchais trop, ça ressemblait un peu trop à une fuite dans un refuge à l’abri du monde. Et puis le bonheur n’est pas nécessairement dans le pré... J’avais l’impression qu’il m’était trop facile de m’investir sans réfléchir. Je suis alors parti dans une sorte ’’d’ermitage’’, un retrait, financé par le RMI. Pendant cette période, j’ai vécu en partie et d’une certaine manière la dérive du militantisme radical.
Quelle dérive ?
Dans ce refus tout azimut, j’étais forcément toujours plus radical que tout ce que je voyais. J’en suis venu à me retirer du monde, parce que rien n’était assez sensé pour moi. Tout me semblait fade, insatisfaisant, vain, naïf, insignifiant. Je me suis mis à militer tout seul, dans une sorte d’hyper-radicalisme exacerbé. Les milieux radicaux m’apparaissaient pathologiques, assez ridicules avec leur religiosité refoulée, leurs échecs déniés et leurs grands airs prétentieux. Bref, je suis devenu ’’hyper-élitiste’’. J’écrivais de temps en temps des tracts avec quelques copains, que je diffusais dans certaines occasions, notamment lors du mouvement en 2003. Parallèlement, je me suis mis à lire intensément.
Quels types de bouquins ?
Je me suis passionné pour l’analyse institutionnelle, en particulier les travaux de Georges Lapassade, dans les années 60. Je les ai découverts parce qu’en parallèle à mes études, je suivais celles de ma compagne, en science de l’éducation à Nanterre. Les travaux de Lapassade, notamment, ont été une révélation : l’approche institutionnelle réfléchit sur la dynamique des groupes, travaille l’institution avant les individus, fait le lien entre sociologie, psychologie, pédagogie et politique. Cette praxis soulève les enjeux de pouvoirs dans les groupes, pour y développer l’autogestion : c’est la pédagogie institutionnelle, la psychothérapie institutionnelle et l’intervention, la socianalyse. Je ne m’en rends compte que maintenant, mais tout ça rentrait très fortement en résonance avec mes expériences en pensionnat, cette manière que j’ai eue d’investir l’institution, de la tester, de l’investir, de la modeler, de la subvertir... Et puis, c’était enfin le croisement entre des approches disciplinaires et une problématique politique. Bref, j’ai tout lu. On mettait ça en pratique dans notre boulot d’animateur ou de profs, ou dans des collectifs, autant qu’on le pouvait, avec les questions, énormes, qui s’ouvrent pour celui qui se confronte à la réalité. Et puis un jour, mi-2003, on a mis les pieds à la fac de référence, à Saint Denis, à l’occasion d’un colloque pour voir les héritiers du mouvement, rentrer en contact avec eux, à partir de nos pratiques de terrain. On est allés à un colloque en hommage à Lapassade, et puis à quelques cours. Et là, on a mis un bordel monstre.
Pourquoi ? Qu’est-ce qui te révoltait ?
J’étais scandalisé par la manière dont se déroulait l’enseignement. Sous des couverts d’autogestion, d’auto-organisation, de logorrhée gauchiste, le professeur devenait une sorte de gourou, créant des relations de pouvoirs et d’emprises d’autant plus fortes qu’elles étaient niées. J’ai diffusé un texte de quelques pages pour expliquer point par point mes critiques, de manière très solide. C’était le genre de militantisme ’’coup de poing’’, solitaire, et en même temps très réfléchi et argumenté, qui m’attirait à ce moment-là. Le professeur a explosé, menaçant de me tuer et de se suicider... C’était le scandale dans leur petit milieu, le texte a circulé paraît-il entre les professeurs, des étudiants, et même au-delà.
Comment ont réagi les étudiants ?
Très peu ont réagi. La majorité n’était pas dupe du petit manège qui se jouait là, mais s’en foutait : beaucoup d’étudiants venaient pour le diplôme, ou les papiers pour être régularisés. Ils étaient aussi terrorisés par l’ambiance lourde et le nihilisme qui se dégageaient de leurs ’’enseignements’’. Certains étaient là pour faire de la ’’lèche’’ (et ce n’était pas toujours une simple métaphore...), notamment les gens qui revenaient faire des études après une expérience professionnelle, et qui voyaient là l’occasion d’une reconnaissance universitaire, quelle qu’elle soit. D’autres y croyaient dur comme fer, les pauvres. Certains ont même essayé de me menacer parce que je discréditais leur prof, c’était vraiment pathétique... De son coté, ma compagne menait le même travail dans une école prétendument autogérée et qui, de la même manière, utilisait des dispositifs, des discours, des outils d’émancipation gauchistes à des fins néo-manageriale...
As-tu continué à militer dans cette voie ?
Non. J’avais le sentiment d’être un agitateur un peu vain, agissant au coup par coup, et, il faut le dire, de manière un peu narcissique et destructrice. Parallèlement aussi, j’avais mis en place une sorte de cellule de recherche-action dans une association avec un copain, pour pallier à sa bureaucratie croissante. C’était le même processus critique, mais moins violent : ça a duré près de deux ans, on a écrit quelques textes. C’était une bonne voie, mais il y avait autre chose : je venais, par ces interventions, de rompre radicalement avec le gauchisme, et ses dérives m’obligeaient à en relire tous les fondements. Il fallait se mettre à réfléchir sérieusement, à lire, encore, et à écrire, avec les encouragements de Lapassade, qu’on n’a jamais plus quitté, jusqu’à sa mort l’an dernier - lui aussi un intellectuel polymorphe dont on ne devrait pas séparer ses travaux de socianalyse politique de ses investigations ethnologiques ou pédagogiques. Bref, on a écrit quelques textes, laborieux, mais c’était plutôt l’ouverture d’un chantier énorme. J’y suis toujours plus ou moins, d’ailleurs... Juste après, je suis parti en voyage en Afrique pour quelques mois, en voiture avec un copain burkinabé d’origine. Ca m’a aussi ouvert les yeux, notamment sur une certaine démagogie tiers-mondiste d’extrême-gauche. Avec toutes ces questions issues directement des réalités que je vivais, et qui me taraudaient, le travail de Castoriadis a pris une autre dimension : ce n’était plus seulement que ses idées théoriques me plaisaient plus ou moins confusément, parmi d’autres : elles recoupaient aussi mes interrogations, exprimaient précisément des intuitions chez moi informulées, mettaient en lien mes idées dispersées, posaient des évidences que je tenais pour encore incertaines, ouvraient des chantiers que je soupçonnais tout juste. Ses erreurs, comme ses fulgurances, m’ont guidées dans ma recherche.
Comment as-tu découvert la pensée de Castoriadis ?
Par trois chemins indépendants. D’abord par un ami, au MOC, qui venait de terminer un mémoire universitaire, une bonne introduction à sa pensée, et qui me l’a fait lire, comme ça. Cette lecture m’a interpellé, surtout l’aspect méta-psychologique, le concept de ’’monade psychique’’, qui rentrait en résonance avec mes expériences personnelles et mes lectures générales sur la psyché, le sujet humain, une certaine conception de l’individu et de son rapport avec le pouvoir. Ensuite, en lien avec le milieu scientifique, je lisais des épistémologues et Edgar Morin, en particulier les quatre tomes de La méthode, qui m’a permis d’ébrécher le dogme scientiste dans lequel j’étouffais. Mais il frisait le confusionnisme et son refus de l’approche politique (depuis son Autocritique post-stalinienne) me frustrait. Sa belle chronique nécrologique à la mort de Castoriadis en 1997 m’avait fait sentir sa filiation et effectivement, à la base du projet démesuré de La méthode, on retrouve un texte de Castoriadis de 77, Science moderne et interrogation philosophique, suivi de toute sa réflexion sur la science, la technique, le développement, la raison. À un moment, ces trois fils hétéroclites se sont noués : enfin, le morcellement du monde ne le rendait plus impensable. Et aussi, à travers cette déception intense, cette lecture m’éclairait quant à ce que le mouvement institutionnel, et plus largement le gauchisme, était devenu : au mieux un discours devenu aliénant, au pire un auxiliaire efficace du désordre ambiant. Je me suis mis à chercher activement les racines philosophiques de ces courants politiques, il fallait que je comprenne. En remontant à la racine, on trouve principalement Cornelius Castoriadis et son groupe « Socialisme ou Barbarie », avec ses réflexions sur la bureaucratie, l’autogestion, l’articulation instituant / institué, le projet d’autonomie, la sortie du marxisme, l’imaginaire radical et social, etc.
Qu’est-ce qui t’interpelle le plus dans cette pensée ?
Beaucoup de choses. Principalement, peut-être ou principiellement, c’est qu’elle n’est pas circonscrite a priori. Elle appelle à tout repenser : la science, la philosophie, la politique, la psychologie, le militantisme... et de manière assez rigoureuse ! Il a ses propres limites, évidemment, mais de fait, elles ne sont pas de principe. Or jusqu’ici, je rencontrais surtout des activistes qui s’interdisaient de penser, ou des universitaires qui refusaient d’agir, enfermés dans leur tour d’ivoire, ou des penseurs que je trouvais approximatifs, confus, bornés, inhibés. Je me posais des questions dans tous les domaines, et là je découvrais quelqu’un qui avait des choses percutantes à dire, justement, dans beaucoup de domaines, non pas en assénant des vérités définitives tout en ignorant ce qui s’était fait jusque là, mais en apportant un ou deux éléments qui obligent à repenser l’ensemble, à penser tout court. Par exemple, j’ai pas mal bossé sur Mai 68 et ses conséquences, et Castoriadis m’a ouvert des pistes impressionnantes, à son corps défendant même, puisque, même si ce n’est pas impensé chez lui, loin de là, c’est juste allusif, dispersé, très lacunaire, pour de multiples raisons. Dans tous les cas, ça m’a lancé dans un travail qui le dépasse de beaucoup et le remet même en question, ça repose le problème de la récupération, de l’organisation, etc. Et il y a comme ça une myriade de pistes, de chantiers, de friches, que Castoriadis a ouvert et qu’il nous appartient d’explorer, si ça fait sens pour nous. Pour moi c’est ça, c’est quelqu’un qui aide à penser. Mais bon, c’est dur d’être plus précis sans faire un exposé, et qu’il faudrait que je prépare en revenant sur mon parcours... Bref, on sort toujours un peu moins con de ses textes, même si on n’est pas d’accord. Je me suis notamment passionné pour sa conception de l’autonomie, qui résonnait avec ce que je vivais personnellement.
Comment cela ?
Je vais refaire un roman personnel... Depuis tout gamin, je me suis senti un peu décalé, jamais satisfait de ce qui était. Je me souviens notamment de mon rapport aux modes, quand j’étais petit. Je ne comprenais pas comment mes camarades pouvaient se passionner pour un jeu à la mode (les billes, le yo-yo), puis passer à une autre mode quelques mois plus tard, en considérant désuet ce qui avait été quelques temps plus tôt au centre de tous les intérêts. Ça me perturbait, je me demandais les raisons pour lesquelles les gens changeaient d’avis sans discussions, tout en étant persuadés d’avoir raison en même temps que tout le monde, et soient prêts à rompre des amitiés devant la pression collective. C’était la question du conformisme, du libre-arbitre. Ça me scie toujours autant, d’ailleurs. À l’époque, en réaction, je me disais ’’anti-conformiste’’ – c’était en plus un mot savant... Plus tard, j’ai appelé ça la ’’capacité de se remettre en cause’’, la réflexivité, etc. C’est en lisant bien plus tard Castoriadis que je me suis retrouvé, en partie, dans sa définition de l’autonomie conçue comme l’interrogation permanente sur ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous sommes. Un examen critique, le plus libre possible, de la vie, de nos vies, avec lucidité. C’est le contraire des modes, et le contraire aussi d’une opposition de principe, ’’anti-conformiste’’, systématiquement symétrique, et qui n’est pas plus une position autonome, puisqu’elle dépend de la norme, alors qu’il s’agit de créer celles qui nous correspondent ! Et surtout, ça m’a permis de sortir du gauchisme : l’autonomie n’est pas inhérente à la nature humaine, pas plus qu’une destinée inexorable, ou une émergence issue de conditions de vie ou de travail. L’autonomie est un désir formulé, une volonté agie, un projet explicite, qui a une histoire humaine de plusieurs millénaires, dans lequel on peut se reconnaître, ou pas, qui est à construire, à continuer, à réinventer, ou pas. Pas de démagogie, donc, pas de ’’libération de la parole’’ qui serait bonne, bien, belle, du moment qu’elle jaillit des exploités, pas de spontanéisme qui confond auto-organisation et autogestion (l’univers, l’histoire de l’humanité, une société sont auto-organisés, à moins qu’on ne postule un ordre transcendantal), démocratie au sens fort ; invention d’institutions permettant l’autonomie individuelle et collective. C’est pour moi une des sorties principales, mais toujours douloureuses, du gauchisme. Et c’est central.
En quoi est-ce central ?
C’est fondamental de comprendre cela : l’autonomie n’est pas l’auto-organisation, du moins tel qu’on entend ce terme de manière générale. L’auto-organisation a été l’un des ’’dada’’ des années 70, ça a été aussi le mien : la question de l’auto-organisation des particules, des molécules, des cellules, des organismes, des populations, des écosytèmes, de l’univers, etc. On a cru que c’était le concept transdisciplinaire qui permettait de relier l’ordre naturel à un projet politique, à l’autogestion - qui était, rappelons-le quand même, dans le programme du PS à cette époque... Il suffisait alors d’une pichenette pour que tout bascule et que le discours libéral occupe le devant de la scène. Et oui : on est passé en un clin d’œil de l’autogestion à l’auto-régulation du marché. On ne s’en est toujours pas remis, même si les choses sont peut-être en train de changer un peu avec la crise financière et économique. C’est cela, au fond, le ’’galimatias’’ libéral-libertaire : « laissez les choses s’auto-organiser », « moins d’Etat », « vive les TAZ », « autonomie des quartiers », « dérégulation du marché », « ne survivent que les plus aptes », etc. Les gauchistes sont tombés en plein dedans, et ils sont toujours au fond... Tu parles d’une déroute ! Le discours contestataire est au fond le même que celui du sommet de l’oligarchie ; pas étonnant qu’on n’aie aucune prise sur la réalité. Il faut lire Gilles Châtelet, là-dessus.
C’est quoi, alors, l’autonomie ?
Le projet d’autonomie ne s’inscrit pas dans cet ordre naturel, tout au contraire : l’autonomie est un projet humain, qui vise à ce que à chaque niveau, on puisse se donner nos propres lois. Cette démarche exige de la spontanéité, évidemment, mais qui ait une dimension de création , ce qui n’est pas évident, et aussi l’examen de ce qui surgit, et donc l’information, la confrontation, la délibération, la décision et la discipline... Il s’agit de décider de nos propres valeurs, principes, lois, personnelles et collectives, sans en chercher d’autres fondements que nous-mêmes, sans garant ultime, que ce soit la Raison ou la Nature - c’est d’ailleurs en ça que le grand retour des lois de la Nature par le biais de l’écologie est très menaçant. Ce n’est donc pas du tout de l’auto-organisation. Il ne s’agit pas de se plier à ce qui émerge parce que c’est spontané (ou prétendument, comme les modes, justement), que c’est le fruit d’interactions multiples et incontrôlées. Ce que je dis là est très concret, très politique : l’auto-organisation des quartiers populaires, comme on dit, est-elle la meilleure organisation qui soit ? Entre les caïds, les gamins sur lesquels plus personne n’a prise, les ’’barbus’’ et la solitude, c’est pas vraiment ce qu’on appelle le paradis... Je prend cet exemple parce qu’il y a un fantasme sur les jeunes des cités : à la fac de St Denis que je fréquente, par exemple lors d’occupations ou de réunions, les jeunes des cités font partie des premiers emmerdeurs, au même titre que les mandarins encanaillés ou que les bureaucrates encartés, et bien avant les flics ou les vigiles, qui recrutent évidemment parmi eux. Là encore, c’est très politique : la manif des lycéens en 2005 a été interrompue par les ’’racailles’’, et certaines manifs du CPE en ont subi les violents contrecoups. On peut se plaindre du cloisonnement entre genre, entre classes sociales, classes d’âges, du communautarisme qui montent effectivement très dangereusement, mais le laissez-faire appelle le retour de la force comme les nuées précèdent l’orage : une autre face du même... Une figure de ça, c’est l’arrivée au pouvoir de Sarkozy peu après les émeutes. À mon avis, ce résultat a quand même été pensé, dans les années 80, de manière machiavélique. Le discours gauchiste d’alors se fondait, se confondait avec le tsunami pseudo-libéral. Tout ça fait que le summum de l’ambiguïté est atteint par le terme d’autonomie...
Pourquoi utilises-tu le terme « pseuso-libéral » ? Le libéralisme, c’est quand même une réalité, non ?
Je dis ’’pseudo’’, parce que le libéralisme économique n’a jamais existé : c’est une arnaque gigantesque qu’entretiennent les militants « anti-libéraux ». Il suffit d’ouvrir un manuel d’économie de terminale pour comprendre que le vrai libéralisme, c’est l’auto-organisation économique pure, la ’’main invisible’’ de l’autorégulation qui exige une transparence des marchés, pas de monopoles ni d’ententes, une vraie information sur les produits, un choix exhaustif pour les consommateurs, etc. Pour un libéral conséquent, il faudrait supprimer la publicité, par exemple. La continuité avec le gauchisme repose sur une même conception de l’individu, qui date des Lumières, comme, au final, le concept d’un être humain rationnel, économiquement ou politiquement, indépendamment de son inscription culturelle, sociale, etc. Sur ces points, la confusion est aujourd’hui totale... Bref, pour ce qui nous intéresse politiquement, ce qui ’’émane’’ du peuple n’est pas forcément l’autonomie ; elle n’est consubstantielle ni à la nature humaine, ni à une classe, ni à des conditions de vie. L’autonomie était présente dans les cultures bourgeoises ou populaires, à un certain moment de l’histoire : il semble qu’elle y ait disparu, ou en lambeaux, et ce n’est ni TF1, ni le rap américain, ni l’Islam dégénéré qui vont la faire revivre… L’autonomie, c’est donc un projet, au sens contingent, presque arbitraire du terme. On peut en choisir d’autres, personnellement et collectivement, et c’est ce qui est en train de se faire. L’autonomie nous demande d’avoir une grille de lecture exigeante et critique de la réalité, et pas seulement d’attendre comme une parole d’évangile tout ce qui viendrait des tréfonds des faubourgs. On le voit avec les émeutes, ou à chaque mouvement social, corporatiste, protectionniste et consumériste. Et on le reverra encore, parce que ce n’est pas fini... En ça, l’éloge du ’’désir’’ par des Deleuze est infantile. Personnellement je pense que le désir est monstrueux, immonde. Moi, j’ai des désirs très profonds et totalement inhumains : la tout-puissance, l’emprise, le viol, le vol, le meurtre, etc. Il s’agit de les sublimer, évidemment, mais pour ça il faut en prendre conscience, et ne pas s’imaginer être des anges... Dans le même registre, la devise « Tout pouvoir est mauvais » de Foucault est tout aussi absurde. La question, derrière cette conception du sujet et de l’humain, c’est qui exerce le pouvoir et de quelle manière : un mandarin dont les décrets au service de sa mégalomanie sont sans appel, ou une assemblée populaire qui vise une gestion la meilleure possible des conditions d’existence avec des procédures de contestation, de contre-expertise, etc. ? Cette confusion sur les désirs et l’autonomie est immense, elle entraîne beaucoup de conséquences dont on n’aura pas le temps de parler, dans la culture, dans les rapports entre les culture, dans les domaines de l’éducation, dans les questions d’organisation militante. Elle renvoie à beaucoup de choses, et notamment au rôle de la science, ou plutôt ce que l’on en perçoit, ce que l’on en fait.
Et en tant que scientifique, qu’est-ce qui t’intéresse dans la pensée de Castoriadis ?
Difficile d’expliquer ça rapidement, il faudrait un peu plus de temps... Je crois qu’elle nous incite à ne pas tomber dans le positivisme, dans le rationalisme. Pour lui la science n’épuise pas tout le réel. Et inversement, il ne tombe pas dans un relativisme facile, selon lequel ’’tout se vaudrait’’, ’’la science occidentale ne serait qu’une croyance parmi d’autres’’, ’’il n’y aurait pas de vérité’’. Ça, c’est le discours ’’post-moderne’’, qui s’étend à tous les domaines aujourd’hui, et qui passe pour subversif ! Pour Castoriadis, la science est une création imaginaire humaine, mais qui rencontre et qui rend compte d’une strate du réel. Les résultats scientifiques résonnent fortement avec la réalité, mais ce n’est pas le seul discours entériné par la réalité. Pour lui, on ne peut pas tout relier par des liens de cause à effet, notamment dans le domaine de l’imaginaire, qui sous-tend tout, y compris la raison... Par exemple, nous avons en permanence dans notre conscience un flux de représentation, qui sort du domaine de la logique, qui est du domaine de la création radicale. Dans le domaine de la science, c’est aussi clair : toute expérience se fait à base d’hypothèses ; il faut bien les imaginer, les inventer, ces hypothèses, et à l’autre bout de la chaîne, il faut bien imaginer, créer, un modèle capable d’intégrer tous les faits observés. Castoriadis pose la question de la création : pour lui, la politique, le sujet, les sociétés, la vie ne répondent pas à des critères purement rationnels ou logiques. Il pense de manière rationnelle, ne dénigre pas la raison, mais il distingue la raison de la rationalité et de la rationalisation. Il veut remettre la science à sa place, c’est-à-dire qu’il refuse le mysticisme, par exemple à la Hegel, qui considère que l’ensemble du réel est rationnel. Ça pose un tas de question, évidemment. Ce refus du positivisme est quand même assez partagé aujourd’hui, mais d’habitude on ne sait pas quoi en faire, quoi penser d’autre...
N’y-a-t-il pas le risque, avec une telle approche, de verser dans le ’’New Age’’, l’ésotérisme ?
Justement, c’est le grand danger de l’époque : le risque de tomber dans le n’importe-quoi... Edgar Morin n’a pas totalement échappé à la tentation ésotérique, même si ce n’est pas, chez lui, forcément pour le pire. En ce qui concerne Castoriadis, il n’est pas du tout tombé dans ce piège, il l’a même pointé assez tôt, parce que son interrogation est illimitée mais cohérente, parce que sa remise en question est liée au projet d’autonomie. A l’inverse, de ce que j’en sais, le New Age se fixe sur un patchwork de croyances souvent contradictoires, qui ne supportent pas la remise en cause rigoureuses, et en fonction d’une visée vague de bonheur, d’état de béatitude, voire d’animalité... Et puis, à travers le New Age, l’intention est souvent de faire une ’’tabula rasa’’ avec notre passé, au profit de systèmes annoncés comme nouveaux, comme indépendants de notre culture, de notre histoire. La pensée de Castoriadis s’attache, à raison, à une certaine partie de l’imaginaire occidental, à un certain héritage des siècles passés, à un versant de notre anthropologie, celui dans lequel on reconnaît une poussé vers l’autonomie. Mais surtout il pose, et c’est une évidence, que quiconque vient au monde ne peut le faire que dans et par une culture précise, familiale, sociale, etc. Une culture dont on ne s’émancipe pas par l’ignorance ou la dénégation, mais par la réappropriation critique. Nous ne sommes pas des ordinateurs qu’on pourrait ré-initialiser.
Peux-tu donner quelques exemples ?
Par exemple, dans les milieux libertaires, on a généralement la phobie de l’autorité, du pouvoir, des leaders. Mais on oublie que derrière nous, nous avons des milliers d’années de relations autoritaires, où a prévalu le principe d’autorité comme l’appelle Gérard Mendel. C’était une autorité venant des Dieux, des Traditions, des Ancêtres, du Chef, du Roi, etc. On ne pourra pas s’en débarrasser du jour au lendemain, par une simple décision de la volonté ! Il y a des obstacles anthropologiques, culturels, inconscients très forts en nous. C’est, et ce sera un chantier constant de cadrer le pouvoir chaque fois qu’il réapparaît, de le cerner, de le contrôler, de le partager... Le courant New Age, et de nombreux courants libertaires également, affirment en gros qu’il suffit d’être assez volontaire ou de croire suffisamment en nos idées pour se débarrasser de tout ce qui nous oppresse. C’est une erreur. Il faut partir de ce que nous sommes, et nous mettre en garde sur notre psyché : notre cerveau et notre imaginaire sont le résultat de milliers d’années d’évolution, où les rapports autoritaires étaient forts. En tant que psychanalyste, Castoriadis, comme Jung, sait très bien par exemple que le yoga (hindouiste), les arts martiaux (chinois), très en vogue actuellement, ne font pas partie de notre héritage mental et corporel. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’ouvrir à ces cultures, et à d’autres, mais bien au contraire qu’il faut le faire réellement, c’est-à-dire en les considérant comme radicalement autres, intrinsèque à une civilisation, à un mode de vie différents, etc. Et non pas en essayant de les réduire à quelque chose d’isolable et d’incorporable sans problème, comme un plat exotique que je mets dans mon frigo. Le type anthroposocial européen contemporain n’est pas le type anthroposocial hindou, chinois. On ne peut pas se réinventer de but en blanc, c’est un long cheminement qui nous oblige à interroger et élucider notre psyché, en permanence. En particulier à travers la psychanalyse. Et ce sont aussi les questions que doivent se poser tous ceux qui se disent révolutionnaires, puisqu’ils posent la question d’une autre société donc d’un autre individu, et qu’on a vu où pouvait mener l’intention d’inventer un ’’homme nouveau’’....
Fais-tu une psychanalyse ?
Je suis en cours, oui.
Pourquoi ? Pourquoi rentre-t-on en psychanalyse ?
D’une manière général, je ne peux rien dire, je ne suis pas psychanalyste... D’un point de vue personnel, je t’en parlerais volontiers en tant qu’ami, mais je peux difficilement rentrer dans les détails dans le cadre d’un entretien publique... Je suis rentré en psychanalyse il y a trois ans, parce que je tournais en rond. J’étais entouré d’amour, d’amis, de gens à qui parler mais je les ’’rangeais’’, je les faisais ’’rentrer’’ dans le système mental que je m’étais créé, un système de pensée, un mode de vie qui m’allait bien. Et à un moment donné, j’ai voulu sortir de ce système que je sentais de plus en plus reposer sur des blocages profonds que je ne parvenais pas à cerner : mais il s’est progressivement avéré clos, fermé, et c’est comme si j’avais perdu la clé... Pour ce qui nous intéresse, par exemple, je le ressentais dans les situations de groupes, la place que j’y prenais, celles dans lesquelles je mettais les autres et les impasses dans lesquelles on se fourvoyait, moi et les autres. Par exemple, je rentrais très facilement dans des relations de pouvoir, et comme c’est ce qu’on demande un peu partout, les postures se répétaient. On peut en jouir, mais au bout d’un moment c’est sans issue... Qu’on le veuille ou non, chacun de nous est, à un moment donné ou à un autre, investi par les autres et mis en position d’autorité, ne serait-ce que lorsqu’on prend la parole, ou lorsqu’on s’occupe d’enfants : qu’en fait-on ? À moins d’être dans une posture gauchiste démissionnaire, dont on voit constamment les ravages, il faut bien l’assumer, prendre ses responsabilités, pas pour tomber dans le dirigisme, mais pour inventer et instaurer, une fois encore, et souvent fugitivement, des rapports d’émancipation. L’égalité entre nous est une chose qui se conquiert difficilement, ou alors on se raconte de fort belles histoires mais qui en cachent de bien moins jolies. C’est une praxis grande ouverte, qui renvoie chacun à son intériorité, mais aussi à notre projet politique. La question toujours fuie « Que ferez-vous si vous avez le pouvoir ? » renvoie à « Que faisons-nous lorsque nous l’avons ? ». Même chose pour le rapport à la norme que j’ai déjà évoqué : la marginalité n’est pas subversive en elle-même, elle est même le complément nécessaire de la normalité. Les deux sont une fuite pour ne pas assumer ce qui nous est strictement singulier. Moi, en tout cas, ça m’a mené là, à la psychanalyse, de ne pas vouloir me considérer comme pur esprit libre au milieu d’aliénés. D’une manière générale, je ne vois pas comment on peut séparer l’autonomie personnelle, intime, de l’autonomie collective, que ce soit celle d’un petit groupe ou de la société entière. Il y a certainement d’autres routes pour ça, on peut aussi tout changer sans rien changer… Dans tous les cas, c’est un travail, rien que de faire face à nos fondements les plus intimes : « Être libre ou se reposer, il faut choisir » comme disait Thucydide... J’avais déjà pratiqué le psychodrame, des années auparavant, en périphérie d’expériences théâtrales, donc j’avais une sorte de sensibilité à cette démarche d’introspection pratique. Je ressentais, je ressens, le besoin de sortir de ce que j’avais fait de moi, le besoin d’explorer des manières d’être, un besoin d’aventure... Ma rupture d’avec mon parcours universitaire était déjà de cette veine. Et puis il y avait cet intérêt déjà là pour la psychanalyse, qui m’a conduit aussi au mouvement institutionnel, mais c’est secondaire, de ce point de vue.
C’est curieux, parce que j’ai du mal à associer la psychanalyse avec cette notion d’aventure... Je l’associe plutôt au retour à une normalité. En tout cas, dans les milieux militants que je fréquente, la psychanalyse est plutôt vue comme un complément du conformisme.
Il y aurait beaucoup de choses à dire là-dessus... La plupart des gens révoltés considèrent effectivement la psychanalyse comme un rappel à la norme, un processus pour (re)devenir ’’normal’’, pour mieux s’intégrer à la société capitaliste, puisqu’il n’y aurait rien à faire pour changer le monde. Mais beaucoup n’y connaissent rien, à part la vulgate colportée par les média, qui est assez repoussante. C’est vrai qu’il y a des choses assez monstrueuses qui ont été faites ces dernières décennies avec la psychanalyse, notamment par Lacan et ses sectes. C’est un peu comme si on se demandait pourquoi les pays de l’Est sont dégoûtés de l’idée communiste... Bref, la manière dont j’entreprends l’analyse, c’est absolument l’inverse, et dans l’optique freudienne originelle : la psychanalyse est très subversive. Elle vise à faire poser des pensées et des actes vraiment propres à l’individu, issus d’une délibération la plus lucide possible, enracinée au plus profond du désir de la personne, souvent contre l’ordre social institué. Elle vise le renforcement et/ou la création d’une instance psychique critique qui soit capable de mettre une distance avec les labyrinthes de nos états, pensées, souvenirs, émotions, désirs, avec lesquels on a souvent un rapport fait de fascination et/ou de répulsion, ce qui bloque l’imagination, empêche d’inventer d’autres possibles, sur le plan personnel mais aussi politique. Ce n’est pas la suppression de l’obscur, le contrôle total de soi, ou la recherche de tout-puissance, c’est l’établissement d’un rapport nouveau avec l’abîme, le chaos que nous constituons, avec la mort, avec la finitude de notre condition, que nous fuyons par mille artifices. Il s’agit de poser ses propres valeurs, ses propres limites, en accord profond avec le vie que nous voulons vivre, face au néant. Quand à considérer qu’une méthode d’introspection désamorcerait nos ressorts politiques, c’est reconnaître implicitement que leurs bases sont malsaines... Mais on peut répondre à la caricature de l’objection militante : je préfère un salarié, une femme au foyer lucide sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font, plutôt qu’un ’’bigot’’ militant qui ratiocine son catéchisme radical avec sa panoplie comportementale de pseudo-émancipé qui lui permet de mettre à distance ses pensées intimes effrayantes, de masquer ses désirs de puissance derrière un discours égalitaire.... Ce genre de personne est malheureusement facile à trouver, non ? S’il se trouve qu’au fond de toi, du fait de ton histoire, de ta vie, de ton désir, tu décides de faire un enfant, ou d’arrêter la politique, ou de devenir député, la psychanalyse te fera dire : « Si c’est ce que je veux vraiment - moi et pas le regard des autres, le projet de mes parents, la soif de prestige, etc., j’ai à le vivre, mais pleinement, en répondant de mon passé, et avec responsabilité, quitte ensuite à passer à autre chose ». Or vivre son désir avec responsabilité, c’est subversif... Quelqu’un qui était toujours opposé au travail, par exemple, et qui, suite à une psychanalyse, décide de travailler, il aimera sa tâche, il donnera du sens à son travail : il sera en lutte permanente.
Pourquoi ?
Parce que s’il veut bien faire les choses, s’il veut s’appliquer à la tâche, s’il aime son travail, il sait ce qu’il veut faire et comment le faire : il va donc forcément s’opposer du plus profond de lui-même à sa hiérarchie, au jeu capitaliste, à l’inertie de ses collègues, au nihilisme ambiant. Il sera donc très subversif. Idem pour celui qui veut une famille : il se battra pour qu’il y ait réellement de l’amour dans son foyer, pour une bonne éducation de ses enfants. Pour arriver à ce résultat il va se battre contre le monde entier, contre l’école, contre les névroses familiales, contre l’évolution globale de la société actuelle, etc. C’est d’ailleurs peut-être ce genre de ’’tripes’’ qui manquent au milieu militant, en général assez jeune. Ça se voit dans les discussions. On pourrait se demander pourquoi. À mon avis c’est par peur, mais c’est un fait : le coté ’’psy’’ est tabou dans le milieu militant, alors que beaucoup de parcours de ’’radicaux’’ passent par cette case, pour le pire comme pour le meilleur. Je connais beaucoup de militants qui ont eu des passages difficiles, et se ’’rangent’’ politiquement après avoir été sur la brèche... Il n’y a pas de honte à craquer : si on croit en ce qu’on raconte, la destruction de l’humanité en chacun de nous est réelle. Et les révolutions personnelles existent, à moins de se prendre individuellement comme une avant-garde... Comme dit Roger Gentis, ça devrait plutôt être une fierté d’être allé jusqu’au bout de quelque chose, d’avoir essayé de sortir de là, jusqu’à s’y casser les dents. L’un de nos amis communs, qui est aujourd’hui interné, y est allé. Quand il sortira de l’hôpital psychiatrique, et pour peu que la camisole psychiatrique ne l’ait pas borné, il aura fait un chemin extraordinaire, qu’il sera possible de partager avec d’autres, d’en faire une expérience et un savoir collectif.
Après avoir découvert la pensée de Castoriadis, as-tu recommencé à militer ?
Je ne sais pas si c’est vraiment l’appropriation de sa pensée ; il y a beaucoup d’autres influences, notamment la montée en puissance de l’altermondialisme et surtout le gouvernement Raffarin qui mitraillait de réformes, après le 21 avril 2002. J’ai milité avec un collectif de précaires, un groupuscule assez informel qui donnera naissance plus tard à la Coordination des Intermittents et Précaires (CIP). Pendant six mois, fin 2002, je me suis investi à fond dans une agitation qui s’est révélée après-coup être la mise en route du mouvement social, qui a éclaté en 2003 avec la réforme des retraites. Cette expérience m’a permis de vivre notamment le fait qu’un mouvement social se travaille, ne se planifie pas, mais se prépare. Ce sont des milliers de petites mains qui convergent dans cette direction. Avec ce collectif, nous avons occupé des CAF, des ANPE, c’était très dynamique. Je l’ai finalement quitté peu de temps après la création de la CIP, même si je la considère comme une réussite politique à plusieurs titres. Mais le discours négriste, économiste, ne me plaisait pas, même si la question du ’’revenu minimum garanti’’ est très intéressant - mais très ambivalent. Dans tous les cas, cette approche rentrait en contradiction avec les idées auxquelles je tenais, et que je m’étais forgées : la nécessité de sortir de l’univers mental du capitaliste, et non son cautionnement par des luttes revendicatives qui s’inscrivent presque exclusivement dans sa logique. Plus précisément, il ne se posait jamais la question du travail en tant qu’œuvre humaine : comme si le travail restait une calamité nécessaire - le « royaume de la nécessité » de Marx - et la précarité une façon de s’en émanciper... Certes, les militants du CIP te diront que ce n’est pas si simple, mais je n’étais pas à l’aise avec ça, d’autant plus que les débats étaient toujours un peu biaisés. En fait, l’ambiance deleuzo-foucaldienne me plombait. Et puis je ressentais dans ce collectif des phénomènes de ’’gouroutisation’’, banals en terme de dynamique de groupe, mais toujours désagréables à vivre. C’est là que j’ai mesuré combien je ne pouvais plus faire ’’comme si’’ le militantisme me convenait, comme si ce n’était que lubies ou narcissisme de ma part... Il y avait pour moi un chantier à ouvrir, qui l’avait à peine été en 68. Je me suis donc replongé dans la lecture et l’écriture, dévorant des bibliothèques ; je voulais me construire une culture politique plus sérieuse. Et puis j’ai commencé à prendre contact avec des ’’castoriadiens’’, disons, même si beaucoup se définiraient autrement ; des gens qui veulent rompre avec l’imaginaire ambiant, et notamment militant.On tente actuellement de s’organiser, ce qui est très difficile, pour plusieurs raisons, dont le fait que le travail de refondation est énorme et que nous n’en avons pas forcément les moyens... J’en suis là actuellement. Je ne milite plus au sens courant du terme, ou occasionnellement, par affinité ou solidarité concrète, et à chaque occasion je revérifie tristement les axiomes faux, les scléroses de pensée, les impasses pratiques.
Quelles sont ces impasses du militantisme ?
Il faudrait un entretien tout entier... Mais je ne suis pas au clair avec ça, j’aurai besoin de le penser un peu plus. Il y a par exemple, ostensiblement, la fuite en avant dans l’activisme. Dans la plupart des cas, le mécanisme militant est le suivant : on mène une action, à très peu, le résultat est assez dérisoire mais on est contents de nous, on a raison, mais on refuse de faire un bilan, on ne touche pas réellement les gens, et les conséquences secondes, ou futures, ou indirectes de nos actions n’ont pas été, et ne seront pas, pensées. Il y a dans le milieu militant très peu de réflexion, d’autocritique, de bilan. Je ne parle pas d’intellectualité, bien au contraire : le mouvement ouvrier était d’une intelligence extraordinaire. Je dis qu’on ne s’y met pas sérieusement, du moins pas dans la perspective qu’on prétend avoir. Et puis, cet activisme repose sur des fondements branlants.
Lesquels ?
Je pense que l’activisme se base sur un aveuglement énorme, qui empêche une remise à plat des pratiques et des discours, de l’imaginaire politique du milieu dit ’’radical’’. Par exemple, la quasi-totalité des militants considère, consciemment ou non, que la révolution n’est qu’une question de nombre, ou d’étincelle. On rejoint la pensée de Mao : il suffirait d’une petite flamme pour mettre le feu à toute la prairie. Ou alors les militants font du réformisme qui ne dit pas son nom : on milite pour un revenu garanti, par exemple, ou un logement pour tous. C’est nécessaire, j’en suis, mais on ne fait qu’ajouter un élément de plus dans la société actuelle, certainement intéressant à certains égards, mais finalement intégrable dans le système tout entier. Ou alors, en réaction, on avance des revendications ouvertement absurdes : la fin des frontières, par exemple. C’est bien entendu cela, le monde que l’on vise, une liberté absolue de circulation. Mais ça demande un monde où les gens se déplaceraient sans y être forcés par des conditions de vie invivables ou une fascination pour un modèle étranger. Quand on fait l’impasse là-dessus, aujourd’hui, en jouant les utopistes provocateurs à bon compte, on prouve simplement qu’on est complètement déconnecté de la réalité la plus triviale, et des problèmes concrets qui se posent, mais qui sont comme taboues : À quoi est convié, par exemple, un malien musulman qui débarque en France ? À la consommation, au divertissement, au conformisme, au nihilisme. Et par réaction humaine, au repli sur des valeurs privées et pseudo-identitaire. Et ce n’est pas les gesticulations gauchistes qui vont faire sens face à ce qui demeure un déracinement déchirant. Alors quoi ? Plus on est de fous plus on rit ? C’est du mépris raciste que de penser que les étrangers sont bons, meilleurs que les gens qui vivent déjà ici, et qu’ils vont arranger les choses, ne pleine montée de la xénophobie et du ressentiment mutuel et alors que les éléments qui permettraient réellement de faire de l’immigration une richesse incomparable sont atrophiées... Ouvrir les frontières aujourd’hui, c’est vider l’Afrique de ses forces de transformation, et ici créer une situation invivable pour tout le monde, et au plus grand profit des dominants. Je ne sais pas où vivent les gens qui prônent naïvement la fin des frontières sans conditions, ni ce qu’ils font, et je serais curieux de le savoir. Je joue les benêts ; en fait je le sais très bien. Moi, je vis et travaille tous les jours dans ce qui est sans doute un des plus grands ghettos (pauvre) de France, où les blancs sont rares, un ghetto que personne n’aime, et dont chacun ne cherche qu’à s’extraire, et le fera dès que les moyens se présenteront. Alors c’est tout-à-fait sain d’aider ces personnes et de continuer à le faire : moi j’ai toujours été impliqué dans ces problèmes, jusque dans ma sphère privée, et milité pour les immigrés et les sans-papiers : j’en suis entouré, qui sont plus ou moins régularisés et que j’aide comme je peux. Je sais de quoi je parle. Mais ça n’a rien de révolutionnaire, c’est juste de la solidarité de base. Ces gens n’en deviennent, sauf exceptions que je ne connais pas, pas révolutionnaires pour autant, et il ne se crée même pas les conditions d’une politisation, au contraire, même. Mais ces questions sont plombées par les idéologies du tiers-mondisme, de l’ouvriérisme et de l’humanitaire : en un mot, du pauvrisme – le rêve du pauvre comme révolutionnaire qui s’ignore - et de la haine de l’occident – vu comme l’incarnation du Mal. Il s’agirait, au contraire, d’aborder les problèmes réels en les formulant dans d’autres termes, d’autres choix que ceux imposés par les idéologies, qu’elles soient « fascistes » ou « antiracistes ». En finir avec les pavés des bonnes intentions, quoi. Et c’est la même chose concernant les flics, ou d’autres questions, l’éducation, ou la culture. Ou alors, dernière alternative de l’activisme, la plus radicale et certainement la plus ’’conne’’, c’est de ne rien revendiquer du tout, pour essayer de ne pas être récupéré (alors que c’est évidemment le meilleur moyen) : on s’extasie devant le mutisme des émeutes de novembre 2005, mais on ne comprend pas que les gens des cités votent pour Sarkozy par réaction de peur... Bon, là on est vraiment dans la débilité la plus parfaite, mais la plupart des perspectives militantes d’aujourd’hui sont au mieux peu pensées, peu censées, peu crédibles. L’aveuglement me semble énorme et est intégré organiquement dans les organisations. Évidemment, des choses circulent dans ces luttes, et c’est sans doute le plus important, des idées, des postures. Mais lesquelles, réellement ? La formation par les luttes est-elle réellement une formation à l’autonomie ? Je n’en suis pas sûr, ça n’a vraiment rien d’une évidence. En même temps, il y a des choses qui avancent, tout doucement.
Peux-tu détailler ce que tu entends par aveuglement ?
Je vois trois points fondamentaux, ignorés par la plupart des militants que je rencontre, que j’entends, dont je vois les initiatives. Le premier point, c’est qu’on refuse de tirer les conséquences de la catastrophe abyssale qu’a été le 20e siècle, ce siècle des totalitarismes, des guerres mondiales, des génocides, des goulags, des bombes atomiques. Le 20e siècle a profondément ébranlé notre psyché collective. On vit tous, de manière plus ou moins consciente, dans une atmosphère de terreur sourde. On sait désormais qu’il n’y a plus aucune limite à la barbarie humaine. Et on l’a intégré. Verdun, Auschwitz, Hiroshima... L’être humain peut se comporter de la pire manière qui soit, en toute bonne conscience, et malgré sa très haute culture. Depuis 50 ans, on peut détruire la planète en quelques minutes, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité. Les conséquences sur le psychisme humain ne peuvent pas ne pas être énormes. Dans un tel contexte, après un tel siècle, se mobiliser sérieusement et risquer le déferlement de l’horreur, ça ne se fait pas légèrement. On a oublié ça, on vit dans des sociétés très policées, sans jeu de mot. A l’inverse, il faut voir comment ça se passe en Thaïlande ou à Madagascar... Les révolutionnaires d’aujourd’hui ne seront pas réprimés comme pendant la Commune de Paris (c’était alors une répression énorme, plus de 100 000 morts) : aujourd’hui, tout le monde le sait, la répression pourrait être bien pire. Ce n’est pas si loin les camps de la mort, les villes vitrifiées, la manipulation des masses, la destruction méthodique de l’âme humaine. Alors les gens ne vont pas se mobiliser sur des projets politiques flous, volontaristes, branlants, en risquant cela. On aura beau multiplier les livres, les conférences, les tractages, l’information, ce n’est pas cela qui va renverser la tendance : la grande majorité de la population voit le risque énorme qu’il y a à vouloir changer les choses, et du coup préfère ne rien faire. Ont-ils torts, honnêtement, quand on voit les forces militantes, les conceptions sociales, les perspectives politiques en présence ? Pour la plupart des révolutionnaires, ce que je dis là est soit du chinois, soit paraît irréel, disproportionné, exagéré. Or pour la population, c’est une évidence : ça fait partie des premières questions des gens, dans les bars. De ce point de vue-là, je pense que les gens ’’normaux’’ sont plus lucides que le ’’militant moyen’’, du moins quant au constat. Mais même si ce n’était pas le cas, le problème se poserait de la même manière, peut-être de façon juste un peu plus dramatique. Ce qui peut arriver d’ailleurs avec la crise profonde dans laquelle on s’enfonce...
Et le second élément ?
Le second élément nous concerne encore beaucoup plus directement : le 20e siècle a été l’échec retentissant de toutes les tentatives de révolutions. Ou bien les révolutionnaires se sont faits écraser, d’une manière dramatique, comme en Allemagne en 1919, en Espagne en 1938, en Hongrie en 1956, etc. Ou les révolutions ont réussi, mais alors les résultats ont été encore pires ! C’est l’invention du pire régime de l’histoire humaine, c’est le totalitarisme, c’est l’URSS, c’est la Chine, le Cambodge, Cuba, etc. Ce sont les formes de sociétés sans doute les plus monstrueuses que l’humanité ait connues. Le 20e siècle, c’est un échec révolutionnaire patent, la répression sans pitié menée par ses propres camarades ou ses propres enfants, et de surcroît les mensonges monstrueux qui masquaient tout ça derrière les plus hautes valeurs humaines. Dans ce contexte, et une fois encore, la méfiance de la population vis-à-vis des beaux discours est compréhensible, je dirais même sage. Nous sommes comme sonnés par le 20e siècle ; et comment ne le serait-on pas ? Du coup, on ne peut pas agir comme si rien ne s’était passé, on ne peut pas crier à l’insurrection, affirmer que les gens sont trop lâches pour prendre les armes... Les personnes qui tiennent ce genre de discours ne semblent pas avoir vécu le dernier siècle, ou plutôt l’ignorent parce qu’il bouscule notre héritage intellectuel. La population veut bien se mobiliser, ça se vérifie facilement, mais pour quelque chose de crédible, de mature. Or la pensée révolutionnaire, et conséquemment les fondements de la gauche, est ruinée, tout le monde le sait, le sent, le vit, sauf semble-t-il les révolutionnaires... Et il suffirait d’aller, par exemple, dans une réunion de recrutement lors de la formation du NPA pour comprendre immédiatement que la manipulation, l’autoritarisme, les logiques d’appareils, la bureaucratie sont des choses éminemment présentes et actives, qui n’ouvrent aucune autre perspective que de recommencer le même genre d’aberrations. Idem pour ATTAC, ou d’autres organisations de ce type... Les choses se répètent, c’est infernal. De ce point de vue-là aussi, il y a un décalage énorme entre les militants et la population.
Et le troisième élément ?
Le troisième élément, c’est la société de consommation capitaliste, qui est un mythe anthropologique : le mythe de l’abondance, le mythe de la toute-puissance. La société d’aujourd’hui, dans nos pays riches, c’est le paradis de l’abondance : les rues débordent de magasins, d’objets, de marchandises. Ce système a une attirance intrinsèque, mythologique, à travers le monde entier. Les gens sont certes aliénés, manipulés, forcés par la publicité, par l’éducation, par le conditionnement, mais il y a surtout le fait que la société de consommation crée la profusion matérielle, donne l’apparence d’une société pacifiée, relativement libre, qui allonge le temps de la vie, à un niveau incomparable par rapport aux réalisations qui se réclamaient du socialisme ou du communisme. La société de consommation sort vainqueur du 20e siècle. C’est vers ça que le monde entier tend, c’est cette société que viennent chercher les immigrés. Ce n’est pas L’insurrection qui vient... Il faut bien comprendre que l’adhésion des gens au monde occidental tel qu’il est est très profond : il ne s’agit donc pas uniquement de « réveiller » les gens. La population adhère profondément à la société actuelle, et cette adhésion n’est pas infondée puisqu’on hérite aussi institutionnellement de siècles de luttes : l’Habeas Corpus, la liberté d’opinion, les droits en tous genre. Ça, c’est aussi un aveuglement, paradoxalement ethno- et épocho-centrique du gauchisme, de ne pas voir que l’occident n’est pas intrinsèquement mauvais. L’occident a inventé le délire capitaliste, mais il a aussi réinventé le projet démocratique, qui, lui, est en train de disparaître. Personnellement, je préfère vivre ici plutôt qu’en Birmanie, en Chine ou au Burkina-Faso. La preuve, c’est que j’y vis. Bref, ces trois points, qu’on pourrait formuler autrement, qui les pense ?
Quelles conséquences politiques tirer de tout cela ? Que proposes-tu ? Que faisait, que proposait Castoriadis ?
Les trois éléments que j’ai essayé de présenter, s’ils sont impensés, ou du moins minorés, non pris en compte, nous font basculer dans l’illusion de l’idéologie gauchiste : il suffirait de faire la révolution pour que tout aille mieux, il suffirait d’informer les gens pour que tout change, etc. Il faut sortir de cet imaginaire, de ces pratiques militantes ! Il faut d’abord être précis sur un point : face aux échecs révolutionnaires patents, soit on se dit que c’est le camp d’en face, les forces d’oppression et ’’le Capitalisme’’ qui sont trop puissants, et on se dit qu’on y arrivera bien un jour en se réfugiant dans la posture de la victime, ou du rebelle, éternellement floué... C’est par exemple le blaukhaus trostskyste. Soit on se demande quelles ont été nos faiblesses, individuellement et collectivement, et là s’ouvre un chantier douloureux et laborieux, mais précieux et salutaire. C’est ce qu’a tenté de faire, entre autres, Castoriadis, en remettant en question de fond en comble la pensée révolutionnaire dominante de son temps : l’idéologie marxiste, à laquelle il avait adhérée à ses débuts politiques, et qui s’était emparée du mouvement ouvrier à partir de la fin du 19e siècle, et qui l’a finalement plus laminée que les forces réactionnaires... Il faut continuer avec les nouvelles formes des idéologies d’aujourd’hui qui obstruent le chemin de l’émancipation.
Quelles sont les principales critiques de Castoriadis vis-à-vis du marxisme ?
Dans la vision marxiste, le monde est entièrement rationnel, cette rationalité est réductible à l’économie, et elle-même, finalement, réductible à l’évolution technique. À travers les ’’lois de l’histoire’’, on peut comprendre le passé, expliquer le présent et prévoir l’avenir. Le marxisme prédit un changement inéluctable, c’est un messianisme religieux, une providence qui va réaliser le paradis à la fin de l’évolution capitaliste. Et, bien entendu, ce savoir est accessible à l’homme, ou plutôt à certains hommes, ceux du Parti de l’avant-garde... Pas mal de choses en découlent... C’est une pensée antinomique avec le projet d’autonomie, et dans tous les cas une pensée (un dogme la plupart du temps) qui partage ses postulats centraux avec ceux du capitalisme : c’est l’explication principale de son extension mondiale fulgurante. Finalement, en mettant l’accent sur la production, sur l’économie, la technique, la science, la rationalité toute puissante, le déterminisme historique, le marxisme a considérablement inoculé dans le mouvement ouvrier tout l’imaginaire capitaliste, et même religieux : car c’est une véritable religion, avec ses évangiles, son Prophète, ses saints, ses hétérodoxies, son Salut, ses rituels, etc.
Mais le marxisme, aujourd’hui, est une idéologie peu en vogue dans les milieux militants...
Ce n’est pas si simple. D’abord, on a perdu beaucoup de choses intéressantes dans l’approche marxiste, qui étaient elles-mêmes héritées du mouvement ouvrier. Je ne parle pas ici du dogme, mais de la pensée vivante, conséquente, telle qu’elle a pu être incarnée par des Rosa Luxembourg, des Luckàcs, des Simone Weil, etc. : une foi enracinée dans des existences concrètes dans le changement du monde, une volonté de se donner les moyens concrets d’y arriver, un souci d’exactitude et de rigueur dans le raisonnement. Ça, ça a été perdu. Mais d’autre part, nous avons gardé les pires aspects du dogme, même ils sont contradictoires : le messianisme (la vraie vie sera accessible après la révolution, il n’y a qu’elle qui compte), la démagogie (ce sont les opprimés qui ont raison et qui opéreront le basculement, mais ils doivent en prendre conscience), le spontanéisme (de la destruction de ce monde ne peut surgir qu’une société meilleure, dont on ne peut rien dire), l’élitisme (nous sommes quelques gens conscients face aux peuples abusés, sans impact néfaste sur la réalité), la haine de la société (le Système / le Capital / le Spectacle / l’Empire est énorme, nous écrase, récupère tout, nous n’avons aucune influence sur lui), la politique du pire (plus ça va mal, et plus les gens vont se révolter), etc. Je ne parle même pas des vrais staliniens, ou des stalinoïdes, comme les appelle Guy Fargette. Il y en a beaucoup, ou du moins des ex-marxistes autoritaires mais qui n’ont pas vraiment rompu avec leurs réflexes : les Benassayag, les Moulier-Boutang, etc. Alain Badiou en est la caricature ; je vois bien son influence extrêmement nuisible sur de jeunes révoltés, ça les égare dans des absurdités atterrantes. Et le noyau dur de l’altermondialisme, plus soft, est de cette veine. Il est d’ailleurs très possible que ce ’’néo-paléo-marxisme’’ trouve un écho dans les populations avec la raréfaction des ressources naturelles donc la baisse du niveau de vie. Pour ce qui est de nous, nous devons faire le bilan de l’idéologie dominante dans les milieux militants actuellement, et qui selon moi nous affaiblit : l’imaginaire gauchiste.
Qu’entends-tu exactement par ’’gauchisme’’ ?
Difficile question ; c’est une nébuleuse complexe... Très grossièrement, le gauchisme serait une tentative, autour de la seconde guerre mondiale, de sortir du marxisme orthodoxe, du stalinisme. Bien sûr, il y a l’anarchisme, qui lui est bien antérieur, mais qui a été influencé. J’englobe dans l’idéologie gauchiste ceux qui restent très marxistes : les trotskistes, les maoïstes, les guévaristes, les castristes, et ceux qui s’en émancipent quand même un peu plus : les situationnistes, les libertaires, les autonomes, les altermondialistes, les squats, les écolos, les féministes... A l’autre bout du spectre, il y a des tentatives plus radicales, mais qui tombent facilement dans l’irrationnalisme : les beatniks, les hippies, le psychédélisme, etc. Bref, tout un ensemble de tentatives de sortie des schémas fondamentaux du marxisme, donc de l’imaginaire capitaliste, mais qui reste finalement prisonnier des leurs antinomies, leur dialectique, et d’autant plus que chaque doctrine s’est un peu dissoute. Ces distinctions sont importantes, mais ce qui les oppose est beaucoup moins marqué aujourd’hui, du fait des contaminations réciproques, et au profit d’un flou qui a quand même quelques postulats communs et dont je me réclame pour parler ’’du’’ gauchisme. On me dit souvent que c’était là, et ce sont encore, des expériences, des recherches, et qu’il ne faut pas les juger trop durement. Je veux bien. Mais une expérience n’en est vraiment une que quand on peut en tirer quelque chose à travers des analyses lucides, sinon ce n’est qu’une passade.
Quelles sont tes principales critiques du gauchisme ?
C’est une question très difficile, j’avoue avoir les idées encore trop floues pour répondre précisément. Mais je vais essayer, sans trop me répéter, j’espère.
D’abord, je constate dans les mouvements gauchistes très peu de leçons tirées et de recherche critique. Très souvent, il y a des dogmes préconçus, qui dictent les actions militantes à faire, et qui aboutissent à se poser en avant-garde de la société. D’où notamment un rapport élitiste, aristocratique vis-à-vis de la population, qu’il faudrait ’’conscientiser’’. Il y a souvent peu d’espace de remise en question, une fermeture d’esprit, peu de curiosité pour d’autres idées, d’autres points de vue, un côté « J’ai raison et les autres ont tort ». Je ressens chez les gauchistes des effets de mode, qui canalisent les pratiques de manière très répétitive et superficielle, un manque de remise en question, contraire à l’autonomie des individus. Le mouvement gauchiste n’est pas un lieu d’émancipation individuelle : la preuve c’est que depuis 40 ans on répète les mêmes erreurs sans tirer de bilans, et que le plus souvent les gauchistes se lancent à fond dans la lutte, mais comme ça ne marche pas et qu’il n’y a pas d’analyse honnête invitant à inventer d’autres formes, alors les militants sont découragés, abandonnent, désertent, se replient sur leur vie privée. On ne fait que répéter ce qui s’est passé en 68. Je cherche depuis des années un bilan révolutionnaire de 68 : il n’y en a tout simplement pas. Ou alors on dit qu’on est pas allé assez loin, etc. Ça ne veut rien dire ! Que chacun se pose la question : pourquoi le mouvement s’est-il évanoui au bout d’un mois, sans vraie répression ? Au niveau individuel, cet abandon du militantisme au bout d’un certain temps, grand classique, montre à quel point les existences ne sont pas mises en jeu, l’engagement n’est pas profond, surfe sur l’air du temps. Tout cela n’est pas très sérieux. L’engagement peut être fort à un instant donné, mais il est rarement durable. Anthropologiquement, on en revient à un schéma traditionnel ; jusqu’à la fin de l’adolescence (en occident vers la trentaine), on transgresse, on s’amuse, on fait les 400 coups. Et après s’être bien amusé, on passe aux choses sérieuses, donc on se range, parce que ce n’est pas durable, de vivre comme un radical, sur la brèche, pendant toute une vie. C’est même pour ça que c’est vécu comme ça, on en profite, parce qu’on sait que ce n’est pas tenable. C’est loin d’être nouveau, mais le gauchisme aujourd’hui, c’est beaucoup ça. Exactement comme les étudiants ; on se défonce en teuf pendant les études, parce qu’on sait qu’après on ira trimer dur et qu’on aura une famille, etc. Nihilisme et normativité s’entre-appellent, l’un est le complément nécessaire de l’autre, son revers, l’autre face du même... Après on se plaint de la récupération, des retournements de veste... On n’a aucune vision nouvelle de la société actuelle et aucun projet de société. Aucune. On ne va pas se flageller : l’époque est de plomb, même si c’est un peu en train de changer. Mais c’est au fond le discours capitaliste, le discours de la table rase.
Comment cela ?
Tout comme le gauchisme et le marxisme avant, le capitalisme est une utopie. Il propose un monde sans limite, où tout sera possible, où le plaisir sera immédiat, sans contrainte, où chaque individu sera indépendant des autres, capable de se construire en dehors de la société, qui représente, au fond, le ’’Mal’’. De ce point de vue, le régime d’une société dominée par les mécanismes capitalistes est le plus révolutionnaire qu’on ait jamais vécu. En permanence, la société change, innove, invente, encourage puis canalise en son sens les valeurs qui émergent, introduisant des bouleversements énormes, principalement par l’entremise de l’inflation techno-scientifique. C’est le principe même du capitalisme d’être en lutte contre le monde tel qu’il existe. Chez les gauchistes, l’utopie et la contestation sont forcément vus comme des éléments d’émancipation, mais sans le recul critique qui permettrait de voir dans quelle mesure le fait même de contester au nom d’un idéal n’a rien d’anti-capitaliste, bien au contraire, et qu’à partir de là il faut faire attention à ce qu’on dit, à ce qu’on fait. C’est ça l’origine de la récupération : n’est récupéré que ce qui est récupérable, ce qui partage déjà des significations, des idées centrales, des couples d’opposition de l’imaginaire capitaliste.
Tu vois donc un imaginaire commun entre le gauchisme et le capitalisme...
Une autre façon de le dire, c’est de parler de la perte de sociabilité. À travers le gauchisme, la société est très souvent vue comme une contrainte, un ennemi. Le collectif, le groupe, la société sont vécus comme une oppression, une limite, qui restreint nos libertés. C’est l’une des raisons pour lesquelles les groupes gauchistes sont sans arrêt en train de scissionner, n’arrivent pas à se fédérer, s’atomisent sans cesse. Notre génération de classe moyenne, dont l’éducation a été un mélange d’imaginaires capitaliste et gauchiste, a le groupe en horreur – tout en cultivant le conformisme. Elle est incapable d’élaborer une règle collective. Ou, quand elle est élaborée, les gens ne la respectent pas, font du blocage, plus ou moins consciemment, discréditent ou relativisent les décisions prises. Il y a comme une incapacité à mener des discussions de fond, une peur de s’engager. Comme s’il n’y avait, finalement, plus aucune valeur qui vaille face à notre volonté de puissance immédiate. L’incapacité que nous avons à former des collectifs, des organisations, on la rationalise en s’expliquant qu’on échappe à l’aliénation, que la société est entièrement mauvaise, etc. Mais en fait, on ne fait qu’entériner la dispersion, l’anomie qui vient de la difficulté historique à vivre collectivement sans reproduire de hiérarchie sclérosée, sans bâtir une micro-bureaucratie qui finira par vivre par et pour elle-même. « On ne change pas une société qu’on hait », nous dit en substance Christopher Lasch... Et c’est un peu ça dans tous les domaines. On prétend tout réinventer, mais on ne crée pas grand chose. On baigne dans le relativisme : tout se vaut, donc rien ne vaut. Ce nihilisme fait que s’organiser, discuter, élaborer des pratiques et des pensées collectives auxquelles on tient présente des difficultés immenses, et très profondes : ce n’est pas uniquement une question de volontarisme, « Allez on s’y met, on doit y arriver ». Non : nous sommes des individus qui ne sont plus formés pour vivre ensemble, mais qui, par nature mais surtout par tendance, peuvent de moins en moins se passer des autres, du début à la fin de la vie... Il y a un fait biologique, mais c’est surtout la montée du conformisme, l’incapacité à affirmer sa singularité. On peut s’organiser, mais c’est très dur : au plus profond de chacun on préfère le ’’confort’’ de la solitude, ou plutôt de l’isolement, puisque la solitude n’existe plus vraiment, avec les pathologies qui en découlent, plutôt que les exigences de la vie en commun. Il n’y a plus d’envie de vivre ensemble.
Une autre critique ?
Les discours gauchistes sont souvent basés sur la culpabilisation des individus, tout comme les discours oligarchiques. En matière d’écologie, le discours officiel est de culpabiliser chacun, à travers les petits gestes du quotidien, etc. C’est aussi un discours gauchiste : devenir végétarien, ne pas avoir de bagnole, trier ses déchets, etc. On fait croire qu’il suffit que chacun se rallie à notre bonne conscience pour que tout aille mieux. Je me méfie de ce type de discours avant-gardiste, centré sur nos seuls modes de vie, élitiste. C’est un terrain à investir, bien sûr, mais une éthique plus humble serait de ne pas se poser en avant-garde, d’être attaché aux relations de voisinage, le quartier, les gens ’’normaux’’. Par exemple, l’obsession des régimes alimentaires pousse souvent à faire l’impasse sur l’hospitalité et les traditions, valeurs mortes que j’ai découvertes en contact avec les africains d’ici et de là-bas. Il faudrait quand même s’inspirer, de ce point de vue-là, des cultures traditionnelles, et ne pas sacrifier la « culture » à la « nature » ! Alors qu’au contraire, on assiste à une réinvention des interdits alimentaires quasi-religieux : il y a un intégrisme soft du bio, qui fait l’impasse sur des valeurs humaines millénaires qui sont indispensables à une société décente, et qui, comme par hasard, disparaissent : c’est la commun decency de George Orwell.... Accompagnant cela, les gauchistes sont souvent sectaires, cultivent l’entre-soi, ont des looks et des pratiques très identitaires. Cet individualisme est consubstantiel aux mécanismes capitalistes. Partir s’isoler à la campagne, bâtir une communauté agro-écologique modèle peut être très bien, mais c’est ce que tout le monde cherche : bâtir un havre idéal protégé de la société... La rupture véritable entre une maison de campagne et une démarche politique n’a rien d’évident et serait plutôt évanescent. Si on se limite à poser des actes éclatés, sans réflexions ni débats collectifs, on tombe dans les mécanismes du pseudo-individualisme qui n’est en fait qu’un conformisme de granit, qui consiste à stimuler et simuler des actes individuels, soumis au matraquage publicitaire, auxquels ont donne une forme qui correspond à notre milieu, notre âge, etc. C’est une camisole comportementale, ce n’est pas l’expression véritable de désirs individuels. Je pousse un peu, mais c’est quand même vrai.
Enfin, une dernière critique, mais on pourrait les multiplier, c’est l’absence de vision claire de la société que nous voulons. Cette absence de vision était déjà patente dans l’imaginaire marxiste, où la société future est un tabou : on nous dit que ce sera le paradis communiste, sans jamais expliquer en détail pourquoi et comment. C’est un tabou qu’on retrouve dans la population : ça ne sert à rien d’en parler : soit parce qu’une société meilleure est inenvisageable, improbable, impossible, soit parce que, comme le montre bien le cinéma, la catastrophe est inévitable. Et c’est pareil pour les gauchistes : on est incapable de définir précisément la société que nous voulons, cette fois sous le joug de la critique anti-totalitaire - prévoir ce serait psychorigide, donc tyrannique ! On parle d’écologie radicale, d’autogestion généralisée, comme s’il suffisait de lancer ces slogans. Or que signifierait autogérer la France existante ? Il faudrait repenser toute la production, toutes les institutions, toute la technique, tout le territoire... Cela soulève des questions énormes, et pas seulement pratiques, qu’il sera impossible de poser sereinement à ce moment-là ! Le mouvement ouvrier pensait qu’il faudrait juste se réapproprier les outils existants. Or on sait maintenant qu’il faut aussi réinventer l’outil de production, les finalités de la consommation, la définitions de nos besoins... Sans parler des moyens de production qui ont foutu le camps en Chine ou ailleurs. Si on veut des chaussures, il faudra reconstruire de A à Z une unité de production de chaussure, avec des personnes expérimentées... Pas facile, surtout si pendant ce temps-là il y a des affrontements militaires, une instabilité politique, des mouvements de régression, etc. Ce sont des questions très chiantes, mais ce sont des vraies questions, non ? Qui se les pose ?
Comment trouves-tu de l’ardeur politique après avoir dit tout ça ? C’est décourageant tout ce que tu dis !
Oui, ma vision est relativement sombre, mais je crois que c’est la vérité. Ce sentiment de comprendre, c’est paradoxalement ce qui me donne de l’ardeur. Je ne suis pas découragé. Ce qui me décourage, c’est le mensonge, l’illusion, l’aveuglement, mais pas l’erreur, l’errance ou l’échec quand ils sont assumés. D’ailleurs, la déprime très répandue est due à cette hypocrisie, quelquefois entrevue. Je veux simplement être lucide, je ne veux plus perdre mon temps dans des actions ou des réunions politiques inutiles, insensées, voire qui font le jeu des mécanismes que je combat. Ce n’est pas tellement une question de temps ; c’est une question d’énergie, d’investissement qui se perd, alors ça épuise, et ça me décourage : je n’ai pas besoin de ça ! J’ai l’impression que les critères élémentaires de discussion, de discernement ont disparu, qu’on se ment énormément à nous-mêmes. C’est de ce genre de chose dont les gens se sont rendus compte, je crois, au mois de mai 1968.
Je reviens à ma question posée précédemment : suite à tous ces constats, que fais-tu ? Quelles actions politiques préconises-tu ?
Je n’ai malheureusement pas de vision claire, pas de pratique immédiate à proposer. A vrai dire, je suis plutôt perdu, je patauge, je vais à gauche à droite, je fais à un âge que je trouve avancé des erreurs monumentales, je manque de sérieux. Je cherche d’abord des gens qui sont animés des mêmes interrogations que moi : je fréquente plusieurs collectifs, tente d’en monter un. Dans une faculté, je participe un peu à une initiative d’université autogérée, par exemple, mais je le fais plus par atavisme gauchiste.
Qu’est-ce qui t’attire dans cette expérience d’Université autogérée ?
J’aime la sympathie, la chaleur humaine, le côté ’’habitué de bistrots’’. Vu que le quartier est un peu un désert social, je rejoins quelquefois cette Université autogérée, et je discute, on se réchauffe, d’autant plus qu’il y a des étudiants atypiques, mais aussi de gens du coin, plus âgés. Mais sur le fond, c’est un bistrot, ça n’a rien de très politique, malgré de très grandes prétentions affichées. C’est là une critique que nous pouvons étendre à plein d’initiatives de ce genre : nos milieux, masqués derrière d’ambitieuses idées d’autogestion, de réinvention de la vie quotidienne, de féminisme, d’écologie radicale, sont surtout l’occasion de créer de lieux de vie sociale, de la sociabilité, des discussions. Ce n’est pas un mal, je crois qu’on en est un peu toutes et tous là : une génération de névrosés, à la recherche d’un peu de parole et d’amour dans un monde perçu comme de plus en plus violent. Il faut peut-être commencer par là. C’est d’ailleurs ce que j’y fais depuis plus d’un an : un soir par semaine, on essaye de poser la chose à la fois trivialement et théoriquement à partir d’un livre extraordinaire de Fromm, L’art d’aimer. Qu’est-ce qu’on cherche dans les contacts humains ? sont-ils politiques en soi, à quelles conditions ? Faut-il choisir entre amitié et vérité ? etc. Il y a des étincelles, des fois... Ça peut être intéressant, parce que les carapaces se ramollissent un peu et on peut travailler un ’’chouïa’’ sur ce décalage entre des idées grandiloquentes et une réalité assez triviale qui contribue à discréditer nos discours et nos actes. Mais si réellement j’étais à la hauteur de mes exigences, je ne mettrais pas les pieds là, je crois...
Tu es pour la rupture avec ce type d’initiatives ?
Non, ce n’est pas si simple, je suis un peu dur dans mes propos. J’ai des discours souvent très intransigeants, mais dans les faits je suis plutôt conciliant. Je n’ai pas envie de rupture de principe avec ces lieux : on y trouve beaucoup d’idéologues, mais aussi, quelquefois, des gens qui cherchent honnêtement. D’abord, j’habite le quartier, et c’est surtout à ce titre que j’y vais. Je suis assez partisan du militantisme de proximité, où on prend ce qu’il y a là où on est, et on fait avec, tant qu’on tient. Alors de fait, ça fait cinq ans que j’interviens dans cette fac, de diverses manières ; et là aussi, c’est une étape. Et puis quand même, cet atelier, ce n’est pas inintéressant... Et enfin, la rupture, c’est une posture que je connais, et qui ne mène à rien quand elle devient un mode d’être. Mais du coup, j’ai beaucoup de mal à me positionner clairement, je suis à la fois ouvert humainement et intransigeant intellectuellement. Et puis je suis trop feignant, trop complaisant avec moi-même pour m’attaquer à tous les chantiers que je vois. Au fond, je crois que je suis encore très attaché au travers gauchiste de l’échec.
Le travers gauchiste de l’échec ?
Dans l’imaginaire gauchiste, il y a selon moi une obsession de l’échec : parce que nous échouons sans cesse, parce que nous ne sommes pas du côté des vainqueurs, alors nous avons raison. C’est une sorte de pathologie collective très répandue, intériorisée. Même dans notre vie quotidienne, je crois que nous avons très peur de réussir. Il y a même des idéologues qui le théorisent, en disant qu’il faut rester des minorités, des perdants, etc. Gagner, ce serait perdre. Avec ce genre de philosophie pseudo-subversive, les puissants peuvent dormir tranquille... C’est une névrose collective rationalisée.
Mais alors, que faire ?
Je ne sais pas. D’abord, ce que tu fais là est très bien, je trouve, aller vers les gens, chercher la réalité, la questionner. Ça manque beaucoup aujourd’hui. Pour le reste, je suis un peu perdu. Je peux te dire là où j’en suis, moi. Je pars du principe qu’on est très mal parti, et qu’il faut penser sur le moyen, voire le long terme. La catastrophe est en cours, il faut en finir avec l’urgence militante, le coup-par-coup. L’urgence est partout ; c’est trop facile de débarquer partout où ça essaye d’élaborer des choses solides et de tout disperser en criant « Action ! Action ! ». Notre refus de voir loin crée des situations dans lesquelles on ne peut que gesticuler. Il y aura évidemment des révoltes dans les années à venir, peut-être très importantes, des révolutions mêmes, mais les révolutions n’ont pas donné que du meilleur... Que trouveront les révoltés, pour donner sens à leurs actes et tracer des perspectives, sur quoi pourront-ils s’appuyer ? Pas grand chose. Il faut travailler à ça, je crois. C’est ce qui s’est passé en 68 : une explosion, un réveil suivi de grandes interrogations, mais il n’y avait pas grand chose de consistant, alors les gens se sont rabattus sur des groupuscules qui n’avaient rien à voir avec l’esprit de Mai, comme le délire maoïste et sa sanglante « révolution culturelle » ! Ou alors ce sont les idéologues qui ont rationalisés l’échec et la dispersion qui ont été mis en avant : Foucault, Deleuze, Lacan, Lyotard, etc. Pour moi, on en est toujours là. Une génération essaye de se politiser actuellement, et ne rencontre rien de sérieux ; elle risque de se radicaliser dans la révolte nihiliste, celle des cités ou des amphis. Donc il faut ouvrir des champs de réflexions, des modalités de pratiques, briser des tabous. J’en ai abordé quelques-uns dans cet entretien, qui font sens pour moi. Il y en a d’autres à formuler, à penser. Ça consiste quelquefois à renouer des fils rompus, qu’il faut reprendre avec des sens sobres, critiques, exigeants, et un projet : la dynamique des groupes, ou la société voulue, ou les différences culturelles, ou le rapport au travail... Et ne pas tomber dans les impasses actuelles, le primitivisme, par exemple, ou le radicalisme, ou l’écolocratie, ou le retour à un paléo-marxisme crypté. Et puis travailler aussi à sa propre autonomie personnelle, d’une manière ou d’une autre : c’est n’y avoir rien compris que de penser que notre autonomie personnelle se fait au détriment de l’autonomie collective. On n’a pas besoin d’idéologues, ou de prophètes, ou de kamikazes : on a besoin de gens qui sont lucides sur eux-mêmes, sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, ce qu’ils veulent. De la même manière, on n’a pas besoin de partis d’avant-garde, on a besoin de collectifs clairvoyants sur leurs imaginaires propres, leurs limites, leurs divisions, et capables d’entrer en relation avec les gens de la rue pour y voir clair collectivement, pas pour leur asséner leurs pseudo-vérités, même sur un mode ’’sympa’’. C’est très dur d’essayer de s’organiser politiquement sur des bases nouvelles : ça demande d’accepter la remise en question, d’aborder les questions de fond, d’aller à la rencontre d’une réalité complexe et mouvante, de créer des relations humaines réciproques, avec honnêteté, lucidité. Paradoxalement, des champs immenses s’ouvrent à nous, tout est à faire ! Mais le problème, comme je le soulignais précédemment, c’est le changement anthropologique : je me demande si on a encore les moyens humains de relever ces défis. L’avenir le dira et j’espère que je me trompe : on a quand même des milliers d’années d’humanisation, ce ne sont pas quelques décennies d’insignifiance qui vont rompre notre rapport au monde. Par exemple, il est de plus en plus difficile de créer une organisation politique, à cause de la désocialisation poussée couplée à la désorientation de la pensée. Castoriadis, pour finir sur lui, l’avait bien compris. A partir des années 70, après 40 années de militantisme politique, il a décroché du terrain. Vers la fin de sa vie, quand on lui demandait s’il serait prêt à fonder ou participer de nouveau à un groupe politique, il répondait oui, mais il savait que les dynamiques de groupe seraient très dures, qu’il y aurait trop de scissions, trop de conflits destructeurs, et que ce serait certainement un échec. C’est pourquoi il a préféré, sur la fin de sa vie, se consacrer à la recherche fondamentale, un champ qui reste très politique, et qui forme une contribution massive à un renouveau du projet d’émancipation..
On va au-devant de grands troubles sociaux, politiques et culturels, de toute façon. Avec la crise actuelle, ce processus semble s’accélérer, et la situation peut basculer rapidement du bon coté comme du plus mauvais. C’est la fin de la société de consommation qui s’annonce, et la fin de la domination unique du pôle occidental, avec ici un morcellement des luttes et des intérêts et une perversion du projet d’autonomie dans la recherche de puissance. Qu’est-ce qui va suivre ? Ça ne dépend que très peu de nous, mais essayons au moins de ne pas accompagner le délabrement, de ne pas nuire, de ne pas dire trop de conneries. Voilà. J’espère que je n’ai pas dit trop de conneries, moi...
Quels sont les dix bouquins que tu conseilles ?
D’abord La montée de l’insignifiance de Castoriadis, plutôt connu, mais qui initie bien à son propos. Et puis L’art d’aimer d’E. Fromm, qui est absolument splendide et très poignant, je trouve. Après, il y a quelques classiques, Réflexion sur les causes de la liberté et de l’oppression de S. Weil, par exemple, qui est lumineux, La crise de la culture d’H. Arendt, indispensable et Le bluff technologique de J. Ellul ou L’obsolescence de l’homme de G. Anders. Sur le gauchisme dont j’ai parlé, on peut lire par exemple L’impasse Adam Smith de J.-C. Michéa ou La Barbarie douce de J.-P. LeGoff ou encore Le nouvel esprit du capitalisme de L. Boltanski et E. Chiapello, dont l’intro est très éclairante. Dans la même veine, La révolte des élites de C. Lasch ou mieux encore La culture du narcissisme, pour aider à sortir des fausses évidences d’extrême-gauche et saisir les enjeux existentiels. Pour ce qui est de la science, Le paradigme perdu d’Edgar Morin est une bonne initiation. Sur le mouvement institutionnaliste, il n’y a pas de livre de référence, mais Groupes, organisations, institutions de G. Lapassade peut servir d’introduction, même si c’est un peu daté - du même auteur, L’entrée dans la vie est assez génial. Quand à l’écologie, quelques-uns de ses enjeux sont très bien résumés dans Quelle écologie radicale ? de M. Boockhin et D. Forman, ou encore dans La peur de la nature de F. Terrasson. Sur l’immigration je verrais A. Sayad, La double absence, comme introduction. Voilà.
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