L’année 1905 vit l’irruption de l’ouvrier révolutionnaire russe. Cet aspect central des événements ne fut pas relaté par les journaux français de l’époque qui étaient muselés par un gouvernement soucieux de ménager son allié et de rassurer les investisseurs. Il n’échappa cependant pas aux ambassades françaises qui en firent régulièrement le rapport. Dès 1904, l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, Bompard, le signalait très nettement : « Toutes les classes de la société russe sont en effervescence (…) le prolétariat, dont la création remonte à quelques années à peine, s’est du premier coup montré révolutionnaire et ses revendications s’expriment sous la forme la plus violente »[1M. Bompard, rapport du 27 août 1904, cité par René Girault : La Révolution russe de 1905 d’après quelques témoignages français, « La revue historique », 1963, reproduit dans Sur 1905, Champ Libre éd., 1974.]. Et le consul en poste à Moscou ne cachait pas sa surprise en rapportant que les ouvriers « manifestent à l’égard des patrons et directeurs des sentiments qui eussent paru incroyables il y a huit jours à peine »[2Vautier, novembre 1905, ibid. p. 37.]. L’importance du caractère ouvrier et révolutionnaire de l’événement fut longtemps occultée : l’embrasement social fut régulièrement ramené à l’aventure impérialiste catastrophique en Mandchourie dont il serait une conséquence. Or, ce lointain conflit n’a pas eu d’impact significatif sur le cours de la révolution.
Pour s’expliquer ce bouleversement social, il faut plutôt regarder du côté de la révolution industrielle accélérée, pour ainsi dire importée en Russie, car soutenue continûment par les prêts des puissances occidentales. De ce fait, la bourgeoisie nationale n’a pas commandé pleinement à l’essor économique et resta sous-développée. Ce défaut fut relevé par Bompard qui écrivit, en héritier miteux de la bourgeoisie révolutionnaire française : « Les marchands, au sein desquels on serait heureux de voir poindre un tiers-état, se composent, sauf quelques très honorables exceptions dans les grandes villes de Russie, de trafiquants rapaces et peu scrupuleux »[3M. Bompard, ibid. p. 30].
La nouveauté en 1905 fut donc le privilège de l’ouvrier russe, qui s’émancipait et s’affirmait comme force sociale. Cette année est venue clore un cycle de luttes, commencé quarante ans plus tôt. Des années 1870 aux années 1890, la lutte ouvrière traversa sa phase luddiste, puis de 1895 à 1897 éclatèrent les premières grèves de masse au cours desquelles furent constituées les premières organisations autour des caisses de grèves. À partir de 1901, la Russie fut secouée par de nombreuses vagues de grèves sauvages et d’émeutes agraires. Le pouvoir y répondait par la répression sanglante directe et par des menées de la police secrète qui visaient à détourner le mécontentement vers les minorités nationales et les juifs, n’hésitant pas à provoquer de nombreux pogromes. Par ailleurs, le pouvoir cherchait à prendre le contrôle du mouvement ouvrier émergent, d’une part en feignant d’accéder à certaines de ses revendications par l’instauration des « doyens de fabriques » ou starostes, soumis au patron ; d’autre part en chargeant ses agents secrets (dont le célèbre Zubatov) d’organiser les ouvriers dans des « Unions » conçues pour leur ôter de l’esprit toute perspective d’autonomie politique. Or, les grandes masses d’ouvriers qui affluèrent dans ces organismes, en déformèrent rapidement le carcan jusqu’à le faire éclater, ce qui indiquait « qu’il existait parmi les ouvriers russes un fort courant en faveur d’une organisation la plus large et la plus publique possible »[4Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie, 1958]. Ce courant conduisit à l’institution de la première forme de pouvoir démocratique en Russie : le soviet. À l’origine de cette liberté nouvelle, on trouve un monde ouvrier au sein duquel s’étaient opérées de profondes transformations. Ce bouleversement dans la société passa inaperçu en son temps, sauf pour ce chef des gendarmes qui s’alarmait en 1901 de ce que « le brave ouvrier bon enfant s’est mué en un type d’intellectuel à demi illettré qui se croit obligé de rejeter la religion et la famille, d’ignorer la loi, de l’enfreindre ou d’en plaisanter »[5Cité par H. Seton-Watson, The Decline of Imperial Russia, 1956, reproduit dans La Révolution russe manquée, François-Xavier Coquin, 1985.].
De ce mouvement des Unions ouvrières ou zubatovtchina, est issu le « dimanche de sang », jour où s’effondra dans les mentalités le sens de la soumission due au tsar. En effet, toute l’agitation qui avait conduit à la rédaction de la pétition, à la fois imploration pathétique et « invitation au suicide faite au tsar » selon Voline, provenait de « l’Union des ouvriers d’usine de Saint-Pétersbourg » présidée par le pope Gapone successeur de Zubatov. Cette union et son chef populaire s’étaient retrouvés au centre d’un conflit dans les usines géantes Poutilov. Après l’échec des négociations et sous la poussée ouvrière, l’idée d’une grève générale s’imposa. Voline a décrit en détail comment cette idée associée à « l’envie de faire quelque chose » a mis le feu aux poudres. La pétition mêlait paradoxalement la supplique à la revendication[6« Une oeuvre de haute inspiration, vraiment pathétique » souligne Voline dans La Révolution inconnue (1947), qui marie une très humble supplication à un arrogant premier programme socialiste où est réclamé, tout d’abord, l’élection au suffrage universel d’une Assemblée constituante, puis : l’instauration des libertés individuelles et d’association, la séparation de l’Église et de État, la journée de huit heures et « la liberté de lutte du travail contre le capital ».]. Sa description de la fermentation populaire dans une grève sans précédents et autour des lectures publiques de la pétition, laisse percevoir comment s’opérait une révolution dans les esprits. Il avait fallu cette expérience historique de la grève générale, de la manifestation en forme de procession et de son écrasement féroce, « pour que le peuple commence à comprendre la véritable nature du tsarisme, l’ensemble de la situation et les vraies tâches de la lutte. Ni la propagande ni le sacrifice des enthousiastes ne purent, seuls, amener ce résultat ». Voline a dépeint le moment historique où le peuple russe se chargea de l’organisation directe de la société. Il en a présenté les éléments culturels et émotionnels – sans lesquels ne peut advenir de changement social. Pour illustrer sa capacité à restituer l’enjeu révolutionnaire, Ignacio de Llorens donne cette citation de Hannah Arendt : « Seul le « pathos » de la nouveauté, associé à l’idée de liberté nous autorise à parler de révolution »[7Sur la révolution, 1962, cité dans la revue Itinéraire N°13 consacrée à Voline, 1995]. Ces conditions furent réunies en ce 9 janvier 1905 et ouvrirent toute une année de transformations irréversibles. Elles mirent fin à l’adhésion mystique à la toute-puissance immémoriale du tsar et portèrent brusquement le peuple russe dans un cours historique. « Imagination et légitimité avaient, en quelque sorte, changé de camp : l’autocratie pouvait encore interdire, elle ne pouvait plus inspirer »[8F.-X. Coquin, La Révolution manquée, 1985].
La révolution fut composée d’une juxtaposition déconcertante de courants politiques et sociaux, qui convergèrent à partir l’été 1905 sans parvenir à fusionner mais se rencontrèrent après la proclamation du Manifeste du 17 octobre, autour de la revendication d’une Assemblée constituante. Les vagues de grèves ouvrières et d’émeutes agraires de caractère anti-féodal et pré-capitaliste ne coïncidaient pas ; les poussées révolutionnaires et les diverses formes d’organisations professionnelles et sociales qui s’y formaient, surgissaient et refluaient sans parvenir à se fédérer. Le mouvement révolutionnaire, pour dissoudre le monde ancien de l’autocratie, devait le parcourir intégralement et devait, par conséquent, s’enfoncer dans la fragmentation sociale extrême sur laquelle régnait le tsarisme. À l’automne cependant, la seconde poussée révolutionnaire de l’année essaima comme naturellement, le long des voies du chemin de fer, la forme nouvelle d’organisation qui avait été inaugurée au printemps à Ivanovo : le soviet. L’ensemble des évènements de l’année porte la marque de la spontanéité, qu’il s’agisse des actions qui ont embrasé les vieilles structures devenues intolérables, ou de la construction de formes politiques d’un type nouveau. Ce caractère de spontanéité explique sans doute en grande partie que, ni la prétention libérale ni la relève bureaucratique des socialistes-de-profession, ne purent prendre la tête du mouvement.
Les appareils politiques russes, en dépit de leur jeunesse, restaient accrochés au vieux monde. Les libéraux, les premiers, voulurent transplanter un modèle occidental qui les désignait comme la classe dominante de remplacement. Les social-démocrates suivaient un même plan « européen » : de façon explicite, pour la faction de Martov, qui laissait à une bourgeoisie autochtone la charge du développement nécessairement capitaliste de l’économie, stade à franchir avant la prise du pouvoir par le prolétariat et l’avènement du socialisme ; sur le mode de la dénégation, pour Lénine et sa clique, qui, après avoir cherché à instaurer le socialisme par ukases[9Expression de Rosa Luxemburg, citée par Boris Souvarine : « Le socialisme, de par sa nature, ne peut être octroyé, ne peut être établi par ukase », Staline, aperçu historique du bolchevisme, 1935.], en fut rendu au même nécessaire développement capitaliste de la Russie, mais conduit par le parti, c’est-à-dire par sa personne. Quand les bolcheviks se furent définitivement installés au pouvoir, et quand ils eurent donc réprimé (ou converti à leur idéologie marxiste) tout mouvement révolutionnaire dans la société, il ne restait plus à Lénine qu’à « découvrir la nature socialiste du capitalisme d’État et d’une économie qui restait essentiellement bourgeoise en dépit d’une légère teinte coopérative », aussitôt complétée par le mythe du « socialisme inhérent à l’État soviétique ». Un développement capitaliste « normal et organique » s’accomplissait malgré tout en Russie, sous les dehors d’un « État ouvrier et paysan soviétique » et « le marxisme ne fut, dès le début, que l’écran idéologique derrière lequel se cachait dans la pratique la lutte pour le développement capitaliste dans un pays précapitaliste »[10Karl Korsh, L’Idéologie marxiste en Russie, « Living Marxism », Vol. 4, n° 1, fév. 1938]
À côté de l’inauguration des conseils, l’année 1905 fut marquée par cet autre évènement, mais en négatif cette fois : la disqualification de la bourgeoisie et du programme libéral comme force politique. Le milieu libéral était resté séparé du mouvement ouvrier et paysan. En dépit de son évidente faiblesse, il se tenait pour la seule force capable d’instaurer la démocratie. Il n’a pas voulu voir que, sous ses yeux, le mouvement des conseils faisait l’expérience d’une autre révolution, propre au prolétariat et disposée à enraciner la démocratie dans la société russe. Car, en s’édifiant, ces organisations politiques nouvelles tendaient à se passer du rôle d’intermédiaire que la bourgeoisie voulait assumer dans l’arène parlementaire octroyée par le tsar. Les libéraux voulurent ignorer que les libertés concédées par le Manifeste impérial avaient été amenées par la puissante grève générale du mois d’octobre. Ils se montrèrent satisfaits des droits accordés, qui signaient certes la fin juridique de l’autocratie, mais ne l’arrachait pas du pouvoir effectif. Ce pouvoir ne tarda pas à se redresser : une orgie de répression fit suite aux « jours de liberté » de l’automne 1905. L’histoire de cette période indiquait clairement que seule une force pleinement révolutionnaire, cherchant énergiquement à approfondir les libertés conquises, pouvait établir la démocratie. Cette force ne pouvait plus être celle des libéraux, qui s’étaient détournés du peuple, dès lors que celui-ci avait fait vaciller le trône et l’avait amené aux réformes. L’année 1906 a marqué ainsi l’échec des espoirs que la bourgeoisie avait placés dans la lutte sur le terrain parlementaire. Au milieu de l’année, la douma libérale fut dissoute par le tsar et la seule réforme dont il fut encore question – la réforme agraire - fut enterrée.
La révolution de 1905 n’a pas seulement déjoué les plans des partis socialistes et réfuté leurs idéologies, mais elle a commencé à établir que les partis voulaient le contraire de ce qui était alors recherché dans la société, le contraire de la révolution.
Selon ses dires, Lénine menait dans les années 1890, « une lutte acharnée, fanatique contre l’économisme ». Or, comme le fait remarquer Anweiler, c’est dans le cadre de leurs luttes économiques que les ouvriers avaient pris progressivement conscience de leurs forces et avaient construit des organismes d’autodéfense à partir desquels se constituèrent les conseils ouvriers. Certes, la lutte économique pouvait parfois traduire une tendance à abandonner à l’opposition libérale la tâche de mener la lutte politique contre le tsarisme. Mais, à côté de cette virtualité de développement vers des formations ouvrières seulement syndicales, coexistait une tendance tout aussi spontanée à l’organisation de conseils. Dans une première phase du processus révolutionnaire, il était impossible de distinguer dans les organisations que se donnaient les ouvriers entre les comités de grève et les soviets – les seconds s’édifiant graduellement à partir de l’activité des premiers. La nécessité de constituer des conseils apparaissait lorsque la grève débordait le cadre de l’entreprise, puis de la branche professionnelle et lorsque les objectifs devenaient la réunion des luttes fragmentées et la conduite de la grève à l’échelle de toute une ville – mais non pas, au premier abord, dans le but de conquérir le pouvoir. Le chemin de la politisation des grèves était très progressif, mais à chaque fois que le prolétariat le reprit, il le parcourut plus rapidement, ainsi, la grève générale d’octobre devint politique en quelques jours. La première étape consiste souvent dans l’addition aux revendications sur les conditions de travail et d’existence, de l’immunité des députés des comités de grève. Dans l’étape suivante étaient réclamées les libertés d’expression et de réunion, et la convocation d’une Assemblée constituante. La vague de grèves qui a submergé la Russie, constituée d’une énorme somme de petites grèves, a travaillé en profondeur la société russe. Rosa Luxemburg, dès 1906, a donné, dans ses publications, une contribution majeure sur le caractère spontané du processus révolutionnaire (« la révolution n’est pas une manœuvre du prolétariat ») et sur les progrès qu’y fait la conscience : « pour renverser l’absolutisme, le prolétariat a besoin d’un haut degré d’éducation politique, de conscience de classe et d’organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche ». Elle y montre encore comment le prolétariat accède de lui-même à la question politique par ses luttes économiques et comment, au sein de la grève, les luttes politiques fécondent en retour le sol des luttes économiques : « Au lieu du schéma rigide et vide qui nous montre une « action » politique linéaire (...) nous voyons un fragment de vie réelle faite de chair et de sang qu’on ne peut arracher du milieu révolutionnaire (...). La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe, est un phénomène si mouvant qu’il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution (...) un océan de phénomènes. »[11Grève de masse, parti et syndicat, 1906]
C’est à Ivanovo-Voznesensk qu’apparut cette forme supérieure d’organisation du prolétariat qui prit le nom de « conseil des délégués » lors de sa première réunion le 15 mai. « Simple comité de grève à l’origine, il ne tarda pas à changer de nature et à devenir le premier organisme représentatif du prolétariat à l’échelon d’une ville entière »[12Anweiler, op. cit., p. 50]. Cette double caractéristique – composition sociale entièrement prolétarienne et autorité étendue à l’échelle de toute une ville - permet de parler de soviet. Il importe peu que la revendication se soit portée principalement sur les questions économiques (le conseil en appela tout de même à l’élection au suffrage universel d’une représentation populaire) et que son influence directe n’ait pas dépassé la localité ; une forme politique nouvelle était parvenue à l’existence. En juillet à Kostroma, dans la même région industrielle moscovite, fut fondée une « Assemblée des députés grévistes » rassemblant également une centaine de membres et de structure similaire. Ces organismes réalisaient les tendances qui s’étaient manifestées depuis plusieurs années de troubles et qui s’affirmaient depuis janvier : tendance à l’organisation spontanée du prolétariat (ayant pour corollaire l’autonomie vis à vis de la classe bourgeoise et des non moins ambitieux intellectuels), tendance à l’organisation universelle d’élections et au contrôle direct et permanent des délégués, recherche de la réunion des forces libérées par la grève et de leur coordination dans l’espace d’une ville, tendance à inscrire l’action populaire dans des formes permanentes et très structurées (dans ses délibérations, par l’institution de commissions, la publicité des débats et les proclamations dans les nombreuses feuilles d’information ou Izvestia), tendance générale à construire des formes organisationnelles à mesure que la domination perdait du terrain.
Cette invention ne passa pas inaperçue et les premiers conseils eurent un fort retentissement dans l’opinion publique russe. Ils marquèrent en effet une étape décisive de la révolution, « sa première conquête : la démocratie », comme le défendit Rosa Luxemburg en 1918, à propos de cette seconde révolution russe qui ne dura guère plus longtemps que la première. Pour la première fois, le peuple mettait en pratique la démocratie et il le fit immédiatement sous sa forme pleine, directe, radicale.
Le conseil fut assurément une contribution originale de la révolution russe de 1905 et, plus exactement, de l’effort et de l’imagination des ouvriers placés en son centre. Alexandre Skirda[13Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Les Éditions de Paris, 2000.] a établi une filiation étroite entre le soviet et le vetché – antique institution coutumière où s’assemblaient toutes les classes de la société pour décider des questions fondamentales du village. « Nos vieilles républiques étaient des démocraties absolues et illimitées. Le peuple était vraiment souverain » écrit Skirda, reprenant à son compte les propos du révolutionnaire populiste russe Serge Stépniak[14La Russie sous les tsars, 1887.]. Avec le mir comme pendant économique et social du vetché, la Russie détenait le secret de la démocratie et de l’égalité que les socialistes européens poursuivaient en vain dans leurs programmes et leurs utopies. L’instauration de l’absolutisme, Boris Godounov et l’essor des villes (« lieux de fausse vie ») eurent raison de la commune rurale républicaine. En conclusion, Skirda pose que les soviets « n’étaient que la forme urbaine du mir ».
Si les communes villageoises du Moyen-âge en Russie ont légué aux révolutions modernes leur expérience de délibération égalitaire et de partage économique, elles ne peuvent à elles seules expliquer l’émergence des conseils. La force qui a conduit à leur progressive édification est celle du mouvement ouvrier parvenu à la prise de conscience de ses conditions d’existence, de la nature de toute la société et du pouvoir qu’il détenait de la transformer. Cette prise de conscience a eu lieu dans « l’univers collectif de la fabrique » (Anweiler). Le soviet et le mir eurent, bien entendu, un destin lié et l’échec de la révolution a sonné l’heure de la destruction pour l’un comme pour l’autre[15L’antique commune paysanne se renforça à la faveur du mouvement ouvrier et connut le même sort que les soviets après l’arrestations des délégués et la dissolution de leur organisation. Le Ministre Stolypine, en 1906, choisit de redistribuer les terres du mir plutôt que celles des seigneurs que réclamaient les paysans.]. Il est évident, également, que la question révolutionnaire était aussi, sinon principalement, agraire. Mais la nouveauté politique suivait désormais les chemins d’expansion de la nouvelle civilisation qui était apparue en Europe et gagnait maintenant la vaste Russie. Les idées d’auto-administration, de congrès ouvrier, de prise en main de la puissance technique, s’y répandaient à grande vitesse par l’imprimerie, l’école et le chemin de fer ; ensemble, elles formaient une nouveauté politique complète.
Certainement, le prolétariat russe, contraint de s’organiser par lui-même en raison de l’absence totale de partis, syndicats et de tout accès à une quelconque vie publique, retrouva les habitudes de concertation et de délégation de la confiance qui avaient survécu à l’absolutisme dans la commune traditionnelle. Mais il façonna à partir d’elle une forme politique inédite, forgée dans les grèves modernes, « qui labourent de fond en comble le terrain social »[16Rosa Luxemburg.]. Les conseils se caractérisaient par une puissante capacité d’adaptation à toutes sortes de situations. Leur volonté de se fédérer marquait leur souci de l’universel. Enfin, par leur existence même, ils tendaient à gagner toute l’étendue du pouvoir, tendance qui est restée virtuelle, mais c’est aussi ces potentialités plus ou moins reconnues qui l’ont définie. Le mouvement des conseils tendait à ne rien laisser en dehors de lui, c’est à dire rien du pouvoir des classes propriétaires – parmi lesquelles il faut compter la classe bureaucratique naissante qui devait immensément renforcer l’appareil d’État et qui livrera par la suite aux conseils une guerre de destruction totale.
À partir de l’été, sous la pression du peuple révolté, le régime dût concéder des projets de réformes instituant une douma aux pouvoirs très limités et formée préférentiellement par le suffrage des possédants. Mais cette ouverture minimale, voire caricaturale, à la vie politique du peuple, relança la lutte et, tandis que les classes supérieures russes ralliées au constitutionnalisme se préparaient à gouverner, les campagnes, leur tournant le dos, secouaient « torche au poing, un joug nobiliaire abhorré et le monde ouvrier partait à la découverte de la lutte de classe »[17F.-X. Coquin.]. Cette lutte culmina en octobre, mois où se produisirent les deux évènements les plus marquants de l’année : la première grève générale politique russe et la formation du Soviet de Saint-Pétersbourg[18Ce qu’a laissé d’invaincu le mouvement de cette année 1905. Boris Souvarine en a dressé ce bilan : « La révolution s’épuisait sans pouvoir porter le coup décisif, faute de simultanéité dans l’attaque, de solidarité consciente entre les villes et les campagnes, de coordination des forces élémentaires déchaînées, faute d’organisation et de direction (...) la grève d’octobre laissait un grand exemple, le Soviet de Pétersbourg une leçon inoubliable » (Staline, op. cit.).]. Le pays se couvrit de comités et les drapeaux rouges fleurirent, à mesure que la grève, provoquée par les revendications de salaire des imprimeurs de Moscou, gagnait les chemins de fer et la plupart des industries. En s’élargissant, le mouvement de grève en vint rapidement à réclamer la garantie des libertés politiques, dont l’immunité des députés ouvriers, puis la formation d’une Assemblée constituante. Elle reçut le soutien des industriels, intéressés à la modernisation de la société russe. Une répression sanglante menée par les cosaques n’empêcha pas la révolte de grossir. Au contraire, le peuple organisait son assaut, depuis les combats de barricades jusqu’à la formation de nombreux conseils de députés ouvriers, dont le plus important : celui de Saint-Pétersbourg, créé le 13 octobre. Cette lutte arracha au tsar le « manifeste des libertés », qui introduisait un contrôle des actes gouvernementaux par la douma et marquait, dans l’ordre juridique, la fin de l’autocratie. Il fut suivi d’un nouvel essor de la revendication populaire, de caractère cette fois nettement socialiste (journée de huit heures) et qui jaillissait de toutes parts au cours de ces « jours de liberté ». Ce moment victorieux relança les troubles – émeutes paysannes, mutineries[19Le 26-27 octobre à Cronstadt, du 11 au 15 novembre à Sébastopol.] puis insurrection armée à Moscou – dont eut raison le retour offensif de la réaction.[20Witte fut chargé par le tsar de l’endiguement politique de la vague de protestation. Dans un mémorandum qui amena Nicolas II à accorder une douma législative, il proposait de « faire du mot « liberté » le slogan de l’action gouvernementale ». Ce slogan fut prononcé tout le temps (deux années) qui était nécessaire aux opérations de rétablissement policier de l’ordre. Il résumait également les techniques modernes de gouvernement que la Russie commençait à adopter.] Cette grève, « sans précédents dans l’Europe industrielle, marquait l’aboutissement des efforts d’organisation et d’unification de tous les secteurs professionnels du pays »[21F.-X. Coquin.].
Tenu pour rien, le prolétariat s’extirpa soudainement du mépris et de la sujétion et commença à se mêler de la conduite de son existence. Il s’avéra qu’il devait entreprendre de tout refaire par lui-même dans la société.[22Comme l’écrit Rosa Luxemburg : « La première bataille générale contre l’absolutisme devint soudain et tout naturellement un règlement de compte avec le capitalisme », 1906, op. cit.] Le Soviet de Saint-Pétersbourg a résumé ce que furent les forces destructrices et créatrices libérées par la révolution. En premier lieu, cette organisation tirait sa force de son mode de formation : elle émanait directement du peuple et constituait, parmi tout ce dont il s’était saisi et dont il gardait la maîtrise, sa plus haute invention[23Les conseils de 1905 constituèrent une « tentative de mettre en place un mode d’organisation politique nouveau et de réaliser le principe de la démocratie directe » (Anweiler).]. Car, sans attendre une quelconque autorisation d’un ancien ou d’un nouveau gouvernement, le peuple ouvrier s’était saisi de toutes les libertés qu’on lui avait jusque-là refusées : libertés d’expression et de réunion, puis de décision dans la conduite de toutes ses affaires. Le Soviet, qui parvint à représenter la moitié des classes laborieuses de Saint-Pétersbourg, a développé lors de ses cinquante jours d’existence toute cette puissance nouvelle aux dépens du pouvoir en place et a influencé immédiatement et pour longtemps le cours de la révolution[24De 40 à 50 conseils ouvriers se formèrent d’octobre à décembre (qui revêtirent le plus nettement la forme conseil à Moscou, Odessa, Novorossiisk et dans le bassin du Donets), et quelques conseils de soldats et paysans apparurent. La révolution agraire accusait un retard important sur le mouvement ouvrier des villes. Des conseils paysans surgissaient isolément. Beaucoup ne faisaient que reprendre la forme coutumière des assemblées villageoises (skhody). Selon Anweiler, une révolution agraire s’esquissa cependant en Gourie. La coalition, fatale pour le tsarisme en 1917, des ouvriers, soldats et paysans ne se produisit pas en 1905. L’intégration des soldats dans les conseils ouvriers et le mouvement des conseils paysans fit la force du mouvement de 1917, mais ce rapprochement était principalement un effet de la guerre mondiale (les soldats faisant le lien entre les campagnes et les villes) et non le fruit d’un mouvement autonome de fédération, ce qui explique pour partie sa fragilité.]. À l’origine immédiate de ce Soviet, Oscar Anweiler situe : les comités de délégués, qui perduraient depuis janvier dans les usines ; la diffusion des idées d’auto-administration, qui avaient connu des commencements de réalisation dans les grèves sauvages et qui étaient relayées par les campagnes d’agitation des mencheviks ; enfin, le conseil des travailleurs du Livre de Moscou, qui lui servit d’exemple. Le 13 octobre, fut lancé un appel aux ouvriers pour qu’ils élisent leurs représentants au conseil. En deux jours, furent élus une centaine puis 200 députés. Il ne fut accordé aux représentants des partis socialistes que des voix consultatives au Comité exécutif. Le 17, le nouvel organisme était constitué, fixait son nom et se dotait d’un journal. Son orientation et son action lui furent dictées par les ouvriers[25Anweiler indique que la force des soviets, et particulièrement celle du Soviet de Saint-Pétersbourg qui a fait figure de « prototype », « résidait dans l’état d’esprit révolutionnaire, la volonté de combat des masses » et que, « loin qu’ils fussent en mesure de dicter le cours des évènements, ils se trouvaient étroitement soumis aux dispositions révolutionnaires des masses ».]. Ainsi, exprimant l’émergence d’une conscience politique, le conseil, conçu à l’origine comme une simple représentation générale des travailleurs, se métamorphosa au cours de la grève en organe de lutte révolutionnaire et finalement, en décidant de se perpétuer à la fin de la grève, en centre du mouvement des ouvriers et de tous les travailleurs de Russie. La structure du conseil était en voie d’évolution constante, témoignant en cela également de sa soumission à la volonté souveraine du peuple. Elle se dotait le plus souvent d’un comité exécutif, qui prenait en charge des affaires économique et sociale courantes (et se substituait par là aux syndicats) et qui élaborait des projets de proclamations à soumettre aux députés. Des commissions étaient formées pour s’occuper des fonds de grève, de l’aide aux chômeurs, du journal, de la milice ouvrière, etc. Enfin, les conseils ont tendu à se fédérer en convoquant un congrès panrusse des soviets et syndicats les représentant tous. Ces transformations s’opéraient à mesure que le mouvement des conseils parvenait à usurper au régime défaillant certaines de ses prérogatives : la censure était abolie, des milices armées constituées, des émissaires étaient envoyés aux autres conseils, il fut même proclamé la propriété collective des chemins de fer et des biens fonciers de l’État[26À Tchita.]. Dans les usines s’esquissait un pouvoir ouvrier : sa première décision fut, dans de nombreuses grandes entreprises, de décider le passage à la journée de huit heures[27Décision contre laquelle s’élèvera Tchernov, président des socialistes-révolutionnaires, qui la qualifiait « d’aberration anarcho-syndicaliste ». Il exprimait en cela l’hostilité que concevront, plus ou moins ouvertement contre le pouvoir ouvrier, la quasi-totalité des socialistes, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à l’éradiquer.]. Ces évènements divers manifestaient le puissant désir d’autonomie qui animait alors le peuple russe[28C’est bien cet esprit et cette prise de conscience politique qui fut l’élément le plus important de l’existence des conseils. Comme le fait remarquer F.-X. Coquin, les actions limitées conduites par le conseil de Saint-Pétersbourg n’amenèrent que des échecs : appels à la grève non suivis par les travailleurs, interruption de la publication des Izvestia, appel à employer l’arme financière (du retrait des épargnes jusqu’à la « grève fiscale ») laissé sans réponse.]. Les soviets finirent lorsque cette énergie révolutionnaire du peuple déclina. Le prolétariat, épuisé par une année de lutte, ne parvint plus à brandir l’arme de la grève. Les députés du conseil de Saint-Pétersbourg furent arrêtés début décembre sans que le prolétariat de la ville puisse résister et l’insurrection de Moscou, qui attendait beaucoup de la mutinerie d’une garnison qui n’advint pas, se réduisit au combat acharné mais désespéré de partisans isolés. L’importance historique des conseils fut aussitôt reconnue et, durant les deux années suivantes, la Russie connût des tentatives répétées mais infructueuses de les faire renaître – tentatives qui témoignaient cependant que l’idée des conseils était implantée dans le prolétariat russe[29Suivant la forte expression d’Anweiler, dans ses conclusions sur les soviets de 1905 (op. cit., p. 77).]. Tandis que le projet d’établir un système des conseils en remplacement du pouvoir existant n’était nulle part prononcé, les conseils ouvriers, par leur existence même, faisaient peu à peu l’expérience, non seulement de leur capacité à exprimer par eux-mêmes leurs aspirations, mais encore de leur compétence pour instituer une organisation sociale générale basée sur le principe d’auto-administration.
Les partis socialistes jouèrent un rôle négligeable dans l’apparition des conseils[30Voline ajoute que les conceptions anarchistes et syndicalistes étaient également inconnues. Dans ses conclusions sur « l’épopée de 1905 », il écrit que cette révolution permit « un contact solide et assez large » entre le peuple et « les milieux intellectuels d’avant-garde ». Les idées de toutes les tendances du socialisme européen s’y diffusèrent, la plupart, par l’entremise des différents partis socialistes. Voline, après avoir marqué une limite du mouvement de 1905 « qui ne put aboutir à la création d’un organisme de classe (...) les masses laborieuses [restant] sans liaison ni organisation », désigna ce défaut comme le facteur principal qui les avait prédisposées « à devenir l’enjeu des partis dans leur compétition pour le pouvoir » en 1905 et 1917.]. Par la suite, ils hésitèrent dans l’attitude qu’ils devaient adopter face à eux, car les conseils remettaient fondamentalement en question leurs prétentions à diriger la révolution. Si les mencheviks voulaient bien y voir des organes d’auto-administration et d’auto-éducation ouvrière, ils ne leur assignaient pas pour autant une fonction de gouvernement que les conseils tendaient à prendre[31Les mencheviks se trouveront incapables de concilier leur idée d’auto-administration révolutionnaire, que les conseils incarnaient brillamment, avec leur conception dogmatique de la révolution, qui devait d’abord en passer par le stade d’un gouvernement bourgeois. Ils accordaient au conseil un rôle d’organisme de remplacement, palliant l’absence de structures politiques et syndicales solides en Russie. Mais comme la révolution, dans les faits, n’empruntait pas leur schéma, ils renoncèrent à leur position influente dans le prolétariat, ce qui eut pour effet de renforcer celle des bolcheviks.]. Cependant, la propagande que firent les mencheviks à partir de l’été en faveur de la formation d’unions ouvrières et de syndicats, comme en faveur de l’élection d’un congrès ouvrier, profita à la diffusion des conseils. Les bolcheviks, qui contestaient aux travailleurs toute capacité d’acquérir par eux-mêmes une « conscience socialiste », se tenaient pour une organisation de révolutionnaires professionnels appelée à diriger hégémoniquement les masses.[32Dans Que faire ? (1902), Lénine donnait la priorité à l’action politique, mais s’il confiait au prolétariat ouvrier un rôle dirigeant dans cette action, il chargeait le parti de lui injecter préalablement une conscience révolutionnaire. À propos de ce livre, Anweiler écrit : « l’orientation militante et dictatoriale du bolchevisme s’y affirme avec la dernière netteté ». Dans le premier numéro de l’Iskra (1900), Lénine posait : « Jamais une classe n’est parvenue au pouvoir sans avoir trouvé en elle des chefs politiques, des hommes d’avant-garde capables d’organiser le mouvement et de le conduire ». « Ce qu’il nous faut c’est une organisation militaire », résume-t-il dans Que faire ? Souvarine ajoute que Staline en fut une des premières recrues et qu’on lui reconnut bientôt les qualités de sous-officier.] S’il y eut en 1905 une « répétition générale » des évènements de 1917 – avec tout l’artificiel que l’expression comporte – c’est sûrement la répétition des manœuvres du parti bolchevique, c’est-à-dire : celles de Lénine.[33Les bolcheviks se tinrent immobiles au début de la révolution de 1905, comme au début de 1917, parce qu’ils « ne croyaient qu’à la vertu du Parti, c’est-à-dire d’un étroit groupement hors duquel tout organisme ouvrier leur apparaissait comme une concurrence réactionnaire ». Ils ignorèrent le mouvement des conseils et durent attendre le retour de Lénine et ses ordres (en 1917, ce furent les Thèses d’avril) pour passer à l’action (reconnaître les conseils pour les investir et les faire servir de « courroie de transmission » entre les masses et le parti). « Illustration saisissante de la tare originelle du parti bolchevique », commente Souvarine, « sans Lénine, il n’y avait pas de bolchevisme ».] Le chef socialiste, devant l’importance que gagnait le mouvement des conseils, ne voulut reconnaître en eux que des « organismes de combat » poursuivant des fins déterminées ou des « embryons de pouvoir révolutionnaire ». Il lui fallait dénier aux conseils la qualité d’organisme d’auto-administration ou de parlement ouvrier, car cela revenait au « parti du Travail »[34Comme il était écrit dans le journal Novaja Zizn’, le premier novembre 1905 : si le soviet de Saint-Pétersbourg se dressait contre le comité du Parti cela aurait pour effet de « subordonner la conscience à la spontanéité ».]. Il était cependant résolu à capter la « force créatrice révolutionnaire » qu’il voyait à l’œuvre dans les conseils, quitte à exalter une « démocratie des conseils » en 1906, puis à enterrer le « mot d’ordre » – Lénine en a fait une grande dépense dans toute sa carrière, sans se soucier de leur incompatibilité. Quand ressurgira les conseils en 1917, il se mettra à scander : « tout le pouvoir au soviet ! ». Il avait compris en 1905, que les soviets pouvaient servir « d’organisations dirigées, de leviers de commande maniés par le Parti afin d’agir sur les masses » (Anweiler)[35Trotsky, quant à lui, était convaincu de la force autonome du mouvement des conseils et il prédit, dans un texte de 1907, que « le nouvel assaut de la révolution sera suivi partout de l’institution de conseils ouvriers ». Il ne concevait cependant pas qu’ils puissent s’ériger en pouvoir révolutionnaire unique. Si Trotsky s’est montré moins dictatorial que Lénine dans cette année là, il partageait avec lui les mêmes vues. « Tout se passe comme si Trotsky pressentait la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, le jour où il écrivait [dans l’Iskra, du 17 mars 1905] « qu’en cas de victoire décisive de la révolution, le pouvoir reviendra à ceux qui auront dirigé le prolétariat » », Anweiler, op. cit.]. L’une et l’autre tendance du Parti social-démocrate russe ne voulait voir dans les conseils qu’un instrument : pour servir à la constitution d’un grand parti de masse ou comme moyen tactique pour conquérir le pouvoir. Seuls, les maximalistes et les anarchistes rendirent hommage aux conseils dans lesquels ils virent l’expression d’une démocratie authentique[36Comme il est exposé dans la revue Kommuna, de la fraction d’extrême gauche « maximaliste » des socialistes-révolutionnaires, qui recommandait dès 1905 la solution communaliste, sur le modèle historique de la Commune de Paris de 1871.]. Comme le mouvement révolutionnaire avait considérablement renforcé les positions libertaires, et comme il ne manqua pas de le faire de nouveau lorsqu’il ressurgit en 1917, il ne resta plus à Lénine qu’à reprendre « le mot d’ordre du pouvoir aux soviets, lequel avait l’air de reprendre le programme anarchiste tout en permettant en fait aux bolcheviks de se gagner les masses »[37Ce que Lénine fit dans ses Thèses d’avril 1917, poursuit Anweiler, « plein d’une géniale indifférence pour le désaveu partiel qu’il infligeait ainsi à ses conceptions d’hier ». Il construisit l’idéologie de ces formations politiques déjà instituées en pratique : État sur le modèle de la Commune, transfert des fabriques aux ouvriers, suppression de la police, de l’armée, du fonctionnarisme, révolution mondiale... une grande partie du programme libertaire, qui connaissait alors un commencement de réalisation, y était repris.].
L’apparition et la réapparition de la démocratie directe, dans les sections parisiennes de la Révolution française, dans la seconde Commune en 1871 et dans les conseils ouvriers russes de 1905, sans imitation des précédents historiques et sans invocation d’une tradition, annonce et confirme qu’une structure nouvelle du pouvoir s’est formée « qui ne doit son existence qu’aux élans d’organisation du peuple lui-même » [38Comme l’écrit Hannah Arendt dans son essai « La tradition révolutionnaire » (Sur la révolution, 1962), où elle s’appuie sur les travaux de l’historien Oskar Anweiler.]. Il s’agit de la seule forme de gouvernement née de la révolution, comme du seul programme politique entrepris qui « eût permis à tous les membres d’une société égalitaire moderne de devenir « co-partageants » des affaires publiques. » [39ibid.]
La réapparition des conseils dans l’histoire fut à chaque fois inattendue et surprenante, notamment pour les théoriciens du mouvement ouvrier. Cette surprise s’explique par le caractère du mouvement des conseils qui se présente comme un mouvement spontané, résultant de l’action de larges masses de la société et faisant preuve d’une grande créativité dans l’effort de construction d’une société nouvelle. Les caractères de la nouveauté historique sont de la sorte réunis.
1905 est le moment où cette nouveauté se dévoile entièrement et rend du même coup obsolètes tous les autres systèmes politiques. L’idée d’un peuple livré à lui-même qui sombrerait dans l’anarchie, cette vieille idée véhiculée par les partis de tous les temps, fut jetée aux poubelles de l’histoire par « la montée des conseils [qui], où qu’ils soient apparus, se sont occupés de réorganiser la vie politique et économique du pays et de l’établissement d’un ordre nouveau »[40ibid.].
L’apport historique des conseils réside dans la démonstration qu’ils ont ainsi faite de la capacité politique du peuple. Lorsqu’il se donne un système de conseils, le peuple s’attache à construire un autre pouvoir, immédiatement sur les territoires qu’il libère, par de nécessaires opérations de destruction, de l’emprise de la domination. Le mouvement des conseils entre nécessairement en conflit avec le système fondé sur la représentation, car il affirme les principes politiques inverses d’action et de participation. Il se heurte donc au système porté par tous les autres partis et qui concède au peuple la liberté de soutenir son action gouvernementale par de sporadiques votations en sa faveur. Mais les conseils peuvent briser ce monopole de l’action politique, comme en 1905 « où la vague de grève spontanée en Russie soudain se dote d’une direction politique propre, en dehors de tous partis et groupements révolutionnaires. Les ouvriers s’organisent d’eux-mêmes en conseils à des fins d’autogouvernement représentatif[41ibid.] ».
Colo Bourdel
[1]M. Bompard, rapport du 27 août 1904, cité par René Girault : La Révolution russe de 1905 d’après quelques témoignages français, « La revue historique », 1963, reproduit dans Sur 1905, Champ Libre éd., 1974.
[2]Vautier, novembre 1905, ibid. p. 37.
[3]M. Bompard, ibid. p. 30
[4]Oskar Anweiler, Les Soviets en Russie, 1958
[5]Cité par H. Seton-Watson, The Decline of Imperial Russia, 1956, reproduit dans La Révolution russe manquée, François-Xavier Coquin, 1985.
[6]« Une oeuvre de haute inspiration, vraiment pathétique » souligne Voline dans La Révolution inconnue (1947), qui marie une très humble supplication à un arrogant premier programme socialiste où est réclamé, tout d’abord, l’élection au suffrage universel d’une Assemblée constituante, puis : l’instauration des libertés individuelles et d’association, la séparation de l’Église et de État, la journée de huit heures et « la liberté de lutte du travail contre le capital ».
[7]Sur la révolution, 1962, cité dans la revue Itinéraire N°13 consacrée à Voline, 1995
[8]F.-X. Coquin, La Révolution manquée, 1985
[9]Expression de Rosa Luxemburg, citée par Boris Souvarine : « Le socialisme, de par sa nature, ne peut être octroyé, ne peut être établi par ukase », Staline, aperçu historique du bolchevisme, 1935.
[10]Karl Korsh, L’Idéologie marxiste en Russie, « Living Marxism », Vol. 4, n° 1, fév. 1938
[11]Grève de masse, parti et syndicat, 1906
[12]Anweiler, op. cit., p. 50
[13]Les anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Les Éditions de Paris, 2000.
[14]La Russie sous les tsars, 1887.
[15]L’antique commune paysanne se renforça à la faveur du mouvement ouvrier et connut le même sort que les soviets après l’arrestations des délégués et la dissolution de leur organisation. Le Ministre Stolypine, en 1906, choisit de redistribuer les terres du mir plutôt que celles des seigneurs que réclamaient les paysans.
[16]Rosa Luxemburg.
[17]F.-X. Coquin.
[18]Ce qu’a laissé d’invaincu le mouvement de cette année 1905. Boris Souvarine en a dressé ce bilan : « La révolution s’épuisait sans pouvoir porter le coup décisif, faute de simultanéité dans l’attaque, de solidarité consciente entre les villes et les campagnes, de coordination des forces élémentaires déchaînées, faute d’organisation et de direction (...) la grève d’octobre laissait un grand exemple, le Soviet de Pétersbourg une leçon inoubliable » (Staline, op. cit.).
[19]Le 26-27 octobre à Cronstadt, du 11 au 15 novembre à Sébastopol.
[20]Witte fut chargé par le tsar de l’endiguement politique de la vague de protestation. Dans un mémorandum qui amena Nicolas II à accorder une douma législative, il proposait de « faire du mot « liberté » le slogan de l’action gouvernementale ». Ce slogan fut prononcé tout le temps (deux années) qui était nécessaire aux opérations de rétablissement policier de l’ordre. Il résumait également les techniques modernes de gouvernement que la Russie commençait à adopter.
[21]F.-X. Coquin.
[22]Comme l’écrit Rosa Luxemburg : « La première bataille générale contre l’absolutisme devint soudain et tout naturellement un règlement de compte avec le capitalisme », 1906, op. cit.
[23]Les conseils de 1905 constituèrent une « tentative de mettre en place un mode d’organisation politique nouveau et de réaliser le principe de la démocratie directe » (Anweiler).
[24]De 40 à 50 conseils ouvriers se formèrent d’octobre à décembre (qui revêtirent le plus nettement la forme conseil à Moscou, Odessa, Novorossiisk et dans le bassin du Donets), et quelques conseils de soldats et paysans apparurent. La révolution agraire accusait un retard important sur le mouvement ouvrier des villes. Des conseils paysans surgissaient isolément. Beaucoup ne faisaient que reprendre la forme coutumière des assemblées villageoises (skhody). Selon Anweiler, une révolution agraire s’esquissa cependant en Gourie. La coalition, fatale pour le tsarisme en 1917, des ouvriers, soldats et paysans ne se produisit pas en 1905. L’intégration des soldats dans les conseils ouvriers et le mouvement des conseils paysans fit la force du mouvement de 1917, mais ce rapprochement était principalement un effet de la guerre mondiale (les soldats faisant le lien entre les campagnes et les villes) et non le fruit d’un mouvement autonome de fédération, ce qui explique pour partie sa fragilité.
[25]Anweiler indique que la force des soviets, et particulièrement celle du Soviet de Saint-Pétersbourg qui a fait figure de « prototype », « résidait dans l’état d’esprit révolutionnaire, la volonté de combat des masses » et que, « loin qu’ils fussent en mesure de dicter le cours des évènements, ils se trouvaient étroitement soumis aux dispositions révolutionnaires des masses ».
[26]À Tchita.
[27]Décision contre laquelle s’élèvera Tchernov, président des socialistes-révolutionnaires, qui la qualifiait « d’aberration anarcho-syndicaliste ». Il exprimait en cela l’hostilité que concevront, plus ou moins ouvertement contre le pouvoir ouvrier, la quasi-totalité des socialistes, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à l’éradiquer.
[28]C’est bien cet esprit et cette prise de conscience politique qui fut l’élément le plus important de l’existence des conseils. Comme le fait remarquer F.-X. Coquin, les actions limitées conduites par le conseil de Saint-Pétersbourg n’amenèrent que des échecs : appels à la grève non suivis par les travailleurs, interruption de la publication des Izvestia, appel à employer l’arme financière (du retrait des épargnes jusqu’à la « grève fiscale ») laissé sans réponse.
[29]Suivant la forte expression d’Anweiler, dans ses conclusions sur les soviets de 1905 (op. cit., p. 77).
[30]Voline ajoute que les conceptions anarchistes et syndicalistes étaient également inconnues. Dans ses conclusions sur « l’épopée de 1905 », il écrit que cette révolution permit « un contact solide et assez large » entre le peuple et « les milieux intellectuels d’avant-garde ». Les idées de toutes les tendances du socialisme européen s’y diffusèrent, la plupart, par l’entremise des différents partis socialistes. Voline, après avoir marqué une limite du mouvement de 1905 « qui ne put aboutir à la création d’un organisme de classe (...) les masses laborieuses [restant] sans liaison ni organisation », désigna ce défaut comme le facteur principal qui les avait prédisposées « à devenir l’enjeu des partis dans leur compétition pour le pouvoir » en 1905 et 1917.
[31]Les mencheviks se trouveront incapables de concilier leur idée d’auto-administration révolutionnaire, que les conseils incarnaient brillamment, avec leur conception dogmatique de la révolution, qui devait d’abord en passer par le stade d’un gouvernement bourgeois. Ils accordaient au conseil un rôle d’organisme de remplacement, palliant l’absence de structures politiques et syndicales solides en Russie. Mais comme la révolution, dans les faits, n’empruntait pas leur schéma, ils renoncèrent à leur position influente dans le prolétariat, ce qui eut pour effet de renforcer celle des bolcheviks.
[32]Dans Que faire ? (1902), Lénine donnait la priorité à l’action politique, mais s’il confiait au prolétariat ouvrier un rôle dirigeant dans cette action, il chargeait le parti de lui injecter préalablement une conscience révolutionnaire. À propos de ce livre, Anweiler écrit : « l’orientation militante et dictatoriale du bolchevisme s’y affirme avec la dernière netteté ». Dans le premier numéro de l’Iskra (1900), Lénine posait : « Jamais une classe n’est parvenue au pouvoir sans avoir trouvé en elle des chefs politiques, des hommes d’avant-garde capables d’organiser le mouvement et de le conduire ». « Ce qu’il nous faut c’est une organisation militaire », résume-t-il dans Que faire ? Souvarine ajoute que Staline en fut une des premières recrues et qu’on lui reconnut bientôt les qualités de sous-officier.
[33]Les bolcheviks se tinrent immobiles au début de la révolution de 1905, comme au début de 1917, parce qu’ils « ne croyaient qu’à la vertu du Parti, c’est-à-dire d’un étroit groupement hors duquel tout organisme ouvrier leur apparaissait comme une concurrence réactionnaire ». Ils ignorèrent le mouvement des conseils et durent attendre le retour de Lénine et ses ordres (en 1917, ce furent les Thèses d’avril) pour passer à l’action (reconnaître les conseils pour les investir et les faire servir de « courroie de transmission » entre les masses et le parti). « Illustration saisissante de la tare originelle du parti bolchevique », commente Souvarine, « sans Lénine, il n’y avait pas de bolchevisme ».
[34]Comme il était écrit dans le journal Novaja Zizn’, le premier novembre 1905 : si le soviet de Saint-Pétersbourg se dressait contre le comité du Parti cela aurait pour effet de « subordonner la conscience à la spontanéité ».
[35]Trotsky, quant à lui, était convaincu de la force autonome du mouvement des conseils et il prédit, dans un texte de 1907, que « le nouvel assaut de la révolution sera suivi partout de l’institution de conseils ouvriers ». Il ne concevait cependant pas qu’ils puissent s’ériger en pouvoir révolutionnaire unique. Si Trotsky s’est montré moins dictatorial que Lénine dans cette année là, il partageait avec lui les mêmes vues. « Tout se passe comme si Trotsky pressentait la prise du pouvoir par les bolcheviks en 1917, le jour où il écrivait [dans l’Iskra, du 17 mars 1905] « qu’en cas de victoire décisive de la révolution, le pouvoir reviendra à ceux qui auront dirigé le prolétariat » », Anweiler, op. cit.
[36]Comme il est exposé dans la revue Kommuna, de la fraction d’extrême gauche « maximaliste » des socialistes-révolutionnaires, qui recommandait dès 1905 la solution communaliste, sur le modèle historique de la Commune de Paris de 1871.
[37]Ce que Lénine fit dans ses Thèses d’avril 1917, poursuit Anweiler, « plein d’une géniale indifférence pour le désaveu partiel qu’il infligeait ainsi à ses conceptions d’hier ». Il construisit l’idéologie de ces formations politiques déjà instituées en pratique : État sur le modèle de la Commune, transfert des fabriques aux ouvriers, suppression de la police, de l’armée, du fonctionnarisme, révolution mondiale... une grande partie du programme libertaire, qui connaissait alors un commencement de réalisation, y était repris.
[38]Comme l’écrit Hannah Arendt dans son essai « La tradition révolutionnaire » (Sur la révolution, 1962), où elle s’appuie sur les travaux de l’historien Oskar Anweiler.
[39]ibid.
[40]ibid.
[41]ibid.
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