Les lieux communs de l’immigration (2/3)

De la bonne conscience de « gauche » aux nouveaux phénomènes d’immigration
lundi 13 mai 2019
par  LieuxCommuns

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3 – « L’immigration construit et enrichit économiquement le pays d’accueil »

C’est un des mantras de l’oligarchie médiatico-politique depuis trente ans : l’immi­gration a toujours été et ne saurait être qu’un enrichissement, à tous égards, pour le pays accueillant. La France lui devrait d’ailleurs sa prospérité et son rayonnement.

Ici encore, l’argument est difficile à défendre historiquement puisque la France est devenue une grande puissance bien avant les premières vagues migratoires du XIXe siècle… En réalité, c’est exactement l’inverse : c’est la richesse d’un pays qui, d’abord, attire les immigrants. Il s’agit en fait ici du transfert de l’argument sur l’enrichissement de la métropole par les colonies [1], à relativiser très fortement par le même raisonnement : l’Europe montait en puissance avant même la découverte des Amériques. Inversement et plus récemment, les mythiques « trente glorieuses », entre 1945 et 1975 en Occident, ont été à la fois une période de croissance importante et ininterrompue et celle, par excellence, des décolonisations [2].

La grande affaire de la « reconstruction » de l’Europe après la seconde guerre mondiale, devenue paradigme, n’a pourtant concerné, et tardivement, que quelques milliers de travailleurs, dont il a fallu presque immédiatement freiner l’arrivée spon­tanée [3] : les Nord-Africains représentaient 1 % de la population française en 1951 [4]… Plus généralement, l’argument d’une immigration indispensable pour assurer une croissance économique est fortement sujet à caution. D’abord parce que les études officielles rendent compte d’une complexité évidemment insondable, et donc d’un impact économique pour le moins ambigu [5], sinon largement négatif, de l’immigration, y compris entendue comme « chair à retraite » [6] : tout dépend des qualifications des immigrés, de leur classe d’âge, du taux de chômage, de la conjoncture économique d’un côté [7], et de l’autre des « externalités » jamais intégrées [8] (et comment pourraient-elles l’être ?) : efforts d’alphabétisation, de scolarisation, aides sociales, délinquances, fuite des devises, etc. Ensuite parce que beaucoup de pays ou régions à fort développement ont longtemps refusé l’immigration (Suède ou Japon) et que d’autres, innombrables, en souffrent : c’est le cas de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique du Sud ou, concernant la France, de Mayotte ou de la Seine-Saint-Denis. Enfin parce que le développement économique, s’il est une priorité oligarchique et patronale, n’est pas censé l’être pour les partisans de l’émancipation sociale, sinon des équilibres écologiques [9]. C’est ici que l’impact politico-économique bénéfique de l’immigration, pour peu qu’on l’admette in toto, devient vraiment discutable.

Car le rôle dévolu à l’immigration par le patronat a été bien plus que de jouer les simples « briseurs de grève » [10] ou de disloquer les collectifs de travail ouvriers : elle a permis de passer outre les résistances populaires à l’industrialisation de la France durant le XIXe siècle. À l’époque, celles-ci se manifestaient notamment par des réticences à l’introduction systématique des machines agricoles, un refus de l’exode rural, une baisse de la fécondité afin de favoriser la scolarité des enfants, le dédain pour les travaux les plus ingrats et les plus répétitifs [11] et, surtout, des luttes informelles et quotidiennes qui établissaient un rapport de force permanent. Le recours à l’immigration, soit une main-d’œuvre « adaptable à toutes les conjonctures, à tous les marchés du travail » [12], a permis de pallier la désertion des autochtones, de contourner leurs résistances, de les acheter par l’ascension hiérarchique pour, finalement, soumettre tout le pays à la mécanisation des tâches, au travail à la chaîne, à la bureaucratisation de tout, bref, à la société indus­trielle, contre la volonté populaire [13]. À l’heure de la désindustrialisation et de la tertiari­sation de nos sociétés, les choses ont-elles tellement changé ? Rares sont les voix qui osent rapprocher la libéralisation forcenée du monde du travail (« l’ubérisation ») et la forte attractivité de ces types d’emploi pour les populations immigrées [14] avides de réussir. Et pourtant, c’est bien quelque chose comme un « taylorisme biopolitique » [15] qui se met en place à l’échelle mondiale, considérant les peuples et les individus comme interchan­geables, au nom de la Croissance.

L’enrichissement d’un pays par l’immigration n’est donc ni vrai historiquement, ni prouvé économiquement, ni systématique, ni, surtout, souhaitable lorsqu’il est l’instru­ment des couches dirigeantes (politiques, militaires et industrielles) pour faire plier leur propre peuple devant leurs projets de domination. On retrouve ici, curieusement, un argumentaire fort proche de celui des menées coloniales [16].

4 – « L’immigration est une conséquence des colonisations occidentales »

En contradiction avec l’idée d’une France-terre-d’immigration-depuis-toujours, le lien entre colonisation passée et immigration est à la fois évident et faux, extrêmement confus et étrangement clair. Il peut surtout être entendu de multiples manières, y compris contradictoires.

D’abord, la question ne concerne qu’une immigration précise. Ni les Belges, ni les Italiens, ni les Arméniens, les Chiliens ou les Portugais installés en France n’ont de lien avec l’histoire coloniale de ce pays. Néanmoins, il est évident que l’on voit dans des pays occidentaux beaucoup d’immigrés provenant de régions anciennement coloni­sées : Pakistanais et Nigérians en Angleterre, Maghrébins en France, Congolais en Belgique, Érythréens en Italie, etc. Le mécanisme sociologique est simple : la constitu­tion de communautés étrangères sur le territoire national lors de la période colo­nia­le favorise grandement par la suite la venue d’autres candidats à l’immigration. Mais ce lien est loin d’être la règle : le Vietnam a été le théâtre d’une colonisation française importante et d’une décolonisation violente, sans que son immigration n’ait été autre que ponctuelle. De même, le Japon n’a pas vraiment été une destination pour les Mandchous, la Russie pour les Hongrois et très peu de Berbères peuplent l’Arabie Saoudite ou la Turquie… À l’inverse : la Turquie n’a jamais été colonisée, encore moins par l’Allemagne, qui compte pourtant un nombre croissant de Turcs sur son territoire ; même chose pour la Suède avec les Subsahariens, la Belgique avec les Marocains, ou les Roms un peu partout en Europe. De même pour les États-Unis et l’Amérique Latine, ou encore l’Australie et l’Asie du Sud-Est…

En réalité, ce qui est significatif n’est pas d’étudier le rapport entre colonisation passée et immigration présente, mais plutôt l’épisode intermédiaire : les indépendances et leurs suites, systématiquement escamotées. Sans en faire une règle absolue, l’immi­gration massive, familiale et sans retour provient, sans trop de surprise, de pays n’ayant pas dépassé le stade pré-industriel ou de la rente (hydrocarbonée, géopolitique, diplo­matique…) et soumis à des États autoritaires et prédateurs [17]. On évoque fréquemment un « néo-colonialisme » qui serait en stricte continuité avec la période coloniale, afin d’expliquer les flux migratoires. Mais cela ne fait qu’interroger davantage sur les poli­tiques tenues depuis plus d’un demi-siècle par les jeunes nations indépendantes : malgré les menées des pays occidentaux, certains pays sont parvenus à se doter d’un véritable État et à initier un développement économique autonome parfois spectaculaire, comme dans le Sud-Est asiatique. D’autres, essentiellement des continents africain et sud-amé­ri­cain, ont laissé au pouvoir les bourgeoisies compradore, qui avaient simplement rem­pla­cé la couche sociale de colons dont elles émanaient naturellement. Elles se sont ainsi assurées une rente de situation en se positionnant comme intermédiaires entre les gran­des puissances et l’exploitation de leurs peuples, générant et monnayant, à l’instar des roitelets africains esclavagistes, l’exil de la jeunesse, qui sera source de devises faciles.

L’immigration est donc bien plutôt le symptôme d’un échec des décolonisations de certains pays, de l’incapacité pour l’ex-colonisé d’édifier une nation suffisamment viable et habitable pour s’éviter l’humiliation d’un retour volontaire à la situation coloniale par l’installation dans l’ex-métropole. Cette immigration-là s’inscrit donc dans une démarche très particulière dont il n’est jamais fait état, alors qu’elle est évidemment frappée du sceau du ressentiment [18]. C’est qu’elle est l’objet d’un déni généralisé, tant du côté des familles immigrantes incapables d’expliquer et de faire partager à leurs descendants la raison de leur présence en terres étrangères [19], que des autochtones qui préfèrent ne pas trop comprendre pourquoi leurs ex-ennemis indépendantistes fuient leur pays libéré pour venir habiter chez l’ex-colonisateur [20]… Cette ambivalence peut être naturellement levée par l’assimilation, elle l’a été et l’est encore, quoique de moins en moins. Mais elle peut également l’être, et elle l’est de plus en plus, par la revendication identitaire et communautariste, soit un esprit de revanche (post ?) coloniale.

L’immigration n’est donc pas l’enfant naturel des pénétrations coloniales : elle est plutôt un rouage capital dans l’entretien de la dépendance de certains pays vis-à-vis de leur ancienne métropole. Il est étonnant que ceux qui se posent comme héritiers des opposants historiques à la colonisation soient les mêmes qui, aujourd’hui, contribuent à entre­tenir, via l’immigration, ce lien asservissant.

5 – « L’immigré a été forcé d’immigrer »

Si la chose n’est que très rarement explicitée, elle sous-tend absolument toutes les prises de positions pro-immigration : l’immigré aurait été « obligé » d’émigrer de son pays d’une part, d’immigrer dans cet autre précisément d’autre part, mobilisant parfois le champ lexical de la déportation, voire de la traite négrière [21].

L’argument est une extension déraisonnablement abusive du cas des réfugiés, et l’on a vu très concrètement sa mise en œuvre à des échelles encore inédites lors de la « crise migratoire » depuis 2015, jusqu’à galvauder le terme déjà ambigu de « réfugié écono­mique » [22]. On notera d’ailleurs que parmi les nombreux persécutés ayant trouvé asile, bien rares sont ceux qui aujourd’hui militent sur place, comme une partie de la commu­nauté iranienne le fait en France ou aux USA, pour transformer leur pays d’origine. En réalité, y compris dans les cas marginaux de recrutements sur place [23] des années 50 et 70, la masse écrasante des immigrés de par le monde, et particulièrement en France, vivent leur expatriation volontaire comme une tentative d’ascension hiérarchique [24] moyennant une mobilité géographique. Très majoritairement issus de la classe moyenne, ils cher­chent l’accès à l’Occident, incarné successivement par toutes les étapes de leur parcours migratoire, de la ville la plus proche jusqu’au continent européen ou américain, sous sa triple figure de l’État de droit, de la mobilité sociale et de la société de consommation.

Cette dernière, particulièrement, comprise comme abondance disponible de tout (marchandises, lieux, relations, cultures, corps – féminins essentiellement) semble jouer un rôle d’attracteur absolu, quasi mythologique et exprimé en des termes souvent abruptement religieux (« On a une phrase qui dit : ’Mourir sans voir la France c’est comme mourir sans voir le paradis.’ » [25]). Les dizaines de milliers de morts en Médi­terranée depuis des décennies ou les assauts de plus en plus fréquents et violents des barrières de Ceuta suivent cette logique de l’Eldorado. Venant pour « réussir », dans un pays perçu d’abord comme source et réserve de richesses, l’expatrié se retrouve vite « émigré-banquier  » auprès de ses compatriotes restés au pays [26]. Cette dynamique d’enrichissement transcontinental est bien entendu ralentie par les obstacles légaux, sociaux, coutumiers, culturels, anthropologiques que rencontre l’émigré arrivé à desti­nation [27] : ce phénomène explique bien mieux l’exacerbation du ressentiment et l’exaspé­ration qui se traduit aujourd’hui par des attitudes antisociales, des comportements revendicatifs ou le communautarisme agressif et revanchard lorsque l’ascension sociale ne se fait pas assez vite ou quand surgissent des contreparties imprévues ou perçues comme illégitimes – immédiatement qualifiées de « racistes ». L’inflation délirante des accusations de discriminations est inversement proportionnelle à leurs manifestations réelles [28] et semble plutôt d’abord corrélée au ralentissement pour tous du fameux « ascenseur social » depuis trente ans, subjectivement décuplé pour ceux qui viennent chercher un dédommagement postcolonial.

Certes, l’immigré est pris dans une complicité trilatérale [29], comme intermédiaire entre les deux pays concernés dont les intérêts bien compris le dépassent de beaucoup, et ce depuis longtemps. Mais le poser comme jouet inerte de forces supérieures revient à lui dénier sa capacité d’agir, donc à reconduire une certaine idéologie coloniale. C’est dénier l’humanité à tous ceux qui restent volontairement sur leurs terres ancestrales et se refusent à être les marionnettes de dynamiques géopolitiques délirantes. Des indépen­dances jusqu’aux récents soulèvements arabes, ce sont bien les populations sédentaires qui ont voulu prendre leur destin en main, pas les immigrés, et certainement pas ceux, incroyablement nombreux, qui ont profité des troubles pour se soustraire par l’expa­triation à une souveraineté populaire en constitution, le cas tunisien de 2011 étant exemplaire.

Dire que l’immigré « n’a pas eu le choix » est à la fois insultant, faux et politique­ment intenable. Mais ce mythe persistant permet aux premiers concernés de fuir la responsabilité de leurs actes – qui se transmet de manière catastrophique à la génération suivante – et à leurs soutiens misérabilistes de « gauche » de croire être du côté des « damnés de la terre » alors qu’ils encouragent des processus auto-entretenus de déracinement et d’ascension hiérarchique à l’échelle intercontinentale dont ils sont, au bout du compte, bénéficiaires.

6 – « L’immigré (et sa descendance) est une victime dans le pays d’accueil »

Le sentiment que l’immigré est, essentiellement, victime de sa condition fait main­tenant partie de l’imaginaire de base de tout Occidental. Cette figure de pseudo-bouc-émissaire permanent attirant à lui les affres du chômage, de la relégation, des préjugés ou du « racisme », s’est profondément ancrée au point de devenir quasi mythologique

Que la situation d’étranger soit grandement inconfortable est une évidence anthro­pologique sans doute aussi ancienne que l’humanité. Vouloir supprimer cet état de fait revient à chercher à faire disparaître toute diversité culturelle ou à dénier la légitimité pour chacune d’elles à se réclamer d’un quelconque lieu – et c’est, semble-t-il, la visée de la gauche multiculturelle comme du libéralisme réellement existant, qui visent à fluidifier les rouages d’une humanité réduite à une série d’assemblages mouvants de pièces interchangeables.

Ce statut d’étranger qu’endosse l’immigrant récent ne se dissout qu’à travers les processus d’assimilation. Historiquement, ceux-ci procèdent autant des exigences des populations autochtones que de la résignation du nouvel arrivant à se plier aux mœurs locales afin d’intégrer pleinement sa patrie d’adoption. Car l’assimilation des géné­rations d’immigrés depuis deux siècles s’est faite dans la douleur ; il faut reconnaître « la place qu’il convient d’accorder aux phénomènes de violence et de stigmatisation pour expliquer les processus d’ ‘‘assimilation’’ » [30], et l’on ne voit pas comment cela aurait pu se faire autrement. Personne ne se défait spontanément ni légèrement de sa culture d’origine, inscrite au plus profond de son psychisme, pour se fondre dans une autre [31] et, symétriquement, personne ne vit gaiement l’arrivée et l’installation sur son territoire d’individus ou de groupes aux mœurs, aux conceptions et aux visées si déran­geantes au quotidien [32]. Mais en renonçant récemment, plus ou moins formellement, à la notion d’assimilation au profit de celle d’intégration, puis d’insertion et aujourd’hui de communautarisme [33], les sociétés occidentales condamnent l’immigré à rester à jamais un étranger tout en sommant, avec une surprenante efficacité, les autochtones de s’en accommoder en se montrant toujours plus inclusifs [34]

Il est donc étonnant de voir et d’entendre que les dénonciations des « discriminations » ou du « racisme » acquièrent de plus en plus d’importance à me­su­re que les pres­sions populaires pour l’assimilation, et les crimes racistes, dispa­rai­s­sent peu à peu pour laisser place à un libéralisme culturel. Et il est de plus en plus dif­fi­ci­le de voir, dans les comportements des immigrés récents, la moindre tentati­ve de mi­ni­miser ce qui les distingue : des prénoms, francisés jadis dès les primo-arri­vants, à l’ap­parence physique et vestimentaire, de l’usage de la langue aux atti­tudes quo­ti­dien­nes [35]. L’heure est plutôt à l’auto-affirmation de son « identité » originelle plus ou moins fantasmée. Les phénomè­nes de relégation urbaine, dont on fait grand cas au­jour­d’hui, ont toujours existé à la confluen­ce de facteurs objectifs (proximité d’em­ploi, prix de l’immobilier, politique nataliste [36]) et subjectifs (auto-exclusion, regroupe­ment familial) [37]. C’est bien plutôt au phénomène inverse que l’on as­siste au­jour­d’hui puisque les immigrés font partie des portions de la société les plus protégées (lois sur la liberté d’expression [38], mansuétude judiciaire, aides sociales et ac­com­pa­gne­ments, etc.) voire les plus avantagées (double nationalité [39], surreprésentation mé­diati­que [40], discrimi­na­tions positives, « accommo­dements raisonnables » de la loi de 1905, clienté­li­sme [41], etc.). Et, à l’intérieur de la classe sociale inférieure, ils sont globale­ment très largement privilégiés par les « politiques de la ville » en comparaison des ter­ri­toi­res ruraux [42] et globalement bien moins touchés par la crise [43]. Leur mobilité les rap­pro­che même de l’idéal oligarchique d’un nomadisme généralisé en quête d’infinies « op­portu­nités », et en fait des gagnants de la mondia­lisation, dont ils sont des acteurs essentiels [44].

En comparaison avec les vagues d’immigration historiques, les conditions d’accueil et les possibilités d’ascension sociale n’ont jamais été meilleures qu’aujourd’hui, à tous points de vue [45]. Mais il semble que plus les étrangers sont libres de le rester et de s’affir­mer ad vitam æternam, plus ils reprochent aux autochtones de les considérer comme tels (« racisme d’État », etc). Les discours comminatoires et les mesures liber­ticides à pro­pos du « racisme » et des « discriminations » sont donc à comprendre aujourd’hui dans le cadre d’une offensive communautariste et de calculs opportunistes. Tout cela aboutit à une xénophobie inversée puisqu’il s’agit de détruire l’universalité du pays d’accueil. La figure de l’immigré en victime est aujourd’hui devenue idéologie victi­maire au détriment de l’intérêt collectif.

7 – « L’immigration est source d’un enrichissement culturel mutuel »

C’est l’argument irénique de l’échange entre cultures forcément enrichissant de part et d’autre, le fantasme du melting pot bariolé et festif où chacun gagne, en contact avec l’altérité, par la remise en cause de soi.

En réalité, il s’agit ici encore de la généralisation abusive d’une situation bien préci­se : l’institutionnalisation dans et par l’Occident d’une ouverture culturelle sans précé­dent, incarnée par l’invention de l’ethnologie en germe dès le XVe siècle, conjointement à la formation historique des nations regroupant des peuples jusqu’alors différents. Cet universalisme a irrigué absolument tous les arts, décuplant l’extraor­dinaire explosion de créativité à l’œuvre depuis la Renaissance, renvoyant chaque culture à ses fondements et sa profondeur historique (en un mot : l’égyptologie est une discipline occidentale). L’immigration a effectivement participé à ces fécondations réciproques [46], du moins jus­qu’à l’épuisement des cultures européennes provoqué par les deux guerres mondiales [47] et la déliquescence progressive des cultures civilisationnelles non-européennes mais diversement semi-occidentalisées [48].

Depuis, on assiste bien plutôt à la disparition vertigineuse des richesses culturelles des peuples, et la mobilité générale à laquelle appartient le phénomène migratoire en constitue indiscutablement aujourd’hui autant un symptôme qu’un des principaux moteur. Ce qui en émerge ressemblerait plutôt à une world culture indigente et superfi­cielle mais facilement métabolisable par n’importe qui, provoquant en retour question­nements et angoisses identitaires tous azimuts, sur tous les continents. Il s’ensuit que l’échange « culturel » entre migrants et autochtones ne concerne, de plus en plus, que le pire des deux parties : consumérisme, technoscientisme et insignifiance d’un côté, pratiques et discours traditionnels réactionnels et réactionnaires de l’autre. Le cas de l’aire arabo-musulmane est paradigmatique à tous points de vue : les immigrés qui en proviennent se sont, au fil de la réislamisation de leurs pays, globalement persuadés que leur culture propre se résume à son aspect strictement religieux. Ils passent par pertes et profits la pluralité qui les constitue – influences maghrébines, berbères ou kabyles ; jui­ves, chrétiennes ou animistes ; côtières ou sahéliennes… – et toutes les autres dimen­sions de leur civilisation – gastronomie, agronomie, poésie, socialité, humour, hédoni­sme… – que les peuples européens accueillaient jusque-là avec bienveillance [49].

À ce phénomène de vide culturel mutuel [50] basculant dans la mise en avant du pire de chacun se rajoute, de manière complémentaire, la clôture sociale à travers le commu­nau­ta­ri­sme. Celui-ci se traduit par la pérennisation des sous-cultures immigrées, autre­fois temporaires, qui bricolent un néo-traditionnalisme totalement régressif nourrissant une spirale d’auto-exclusion auto-entretenue, qui génère endogamie réelle comme sym­bo­li­que et système idéologique de défiance étanche et paranoïaque contre la culture auto­chtone [51]. La fin de l’assimilation signifie exactement l’émergence d’un multicultu­ra­li­sme qui ne peut être que multilinguisme, multi-croyances, et donc multi-conflictua­li­té. On retrouve là le mode de coexistence propre aux grands empires historiques, dont l’État surplombant règne sur une multitude cloisonnée et en concurrence contre elle-même pour l’attribution des places de prestige [52].

L’enrichissement culturel n’est en rien intrinsèque au fait migratoire. Ce dernier contribue bien plutôt aujourd’hui à l’installation de la « culture » d’une bourgeoisie mondialisée faite de narcissisme et d’arrivisme, organiquement complémentaire du mor­cel­le­ment planétaire en identités caricaturales et renfermées sur elles-mêmes. On peut se satisfaire, comme au temps des colonies, d’une « diversité » folklorique de moins en moins contenue dans les « quartiers d’immigration », mais chacun sait perti­nem­ment le voisinage qu’il lui faut, l’établissement scolaire où mettre ses enfants, les lieux à éviter aux heures tardives et, partout, les attitudes à adopter, indépendamment de tout discours sur la « chance pour la France » que serait l’immigration [53].

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[1Cf. le chapitre « Le tonneau des Danaïdes » dans D. Lefeuvre, op. cit. p. 117 sqq.

[2Beaucoup de commentateurs de l’époque prévoyaient un effondrement économique des métropoles lors des indépendances, cf. C.-R. Ageron dans Histoire de la France coloniale. III – Le déclin (Coll. Armand Colin, 1991), p. 478 sqq. G. Orwell lui-même nourrissait de telles craintes concernant la Grande-Bretagne en cas d’indépendance de l’Inde, dans Tels, tels étaient nos plaisirs (Ivrea / Encyclopédie des Nuisances, 2005). Voir également le cas méconnu de la prospérité des Pays-Bas lors de l’accession à l’indépendance de l’Indonésie dans D. Lefeuvre, op. cit. p. 125.

[3Cf. Ageron Charles-Robert. « L’immigration maghrébine en France — Un survol historique » dans : Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 7, juillet-septembre 1985, Étrangers, immigrés, Français, sous la direction de Louis Bodin. p. 59-70.

[4Et 17 % des effectifs de Renault-Billancourt, premier employeur d’Algériens à l’époque… Cf. D. Lefeuvre, op. cit. p. 154-157 et p. 176 sqq.

[5A. Sayad, op. cit. p. 118.

[6S. Smith, op. cit. p. 179 & 207 sqq.

[7Voir M. Tribalat Les yeux grands fermés. L’immigration en France (Denoël, 2010), p. 102 sqq.

[8S. Smith, op. cit. p. 28.

[9Voir sur l’aspect écologique des migrations « La problématique des migrations sur une planète close et saturée » de M. Sourouille, dans « Moins nombreux, plus heureux. L’urgence écologique de repenser la démographie », coll. Dir. M. Sourouille, Éd. Sang de la terre, 2014. Cf. également notre intervention « Immigration, écologie et décroissance » aux rencontres de la décroissance à Paris, juin 2019. Textes disponibles sur notre site.

[10G. Noiriel, op. cit. p. 330.

[11G. Noiriel, op. cit. respectivement p. 316, 311, 302 et 309.

[12G. Noiriel, op. cit. p. 313.

[13Par comparaison, la désertion similaire des ouvriers allemands face aux conditions de travail a contribué à provoquer la création de l’État-providence bismarckien en 1883. Cf. G. Noiriel, op. cit. p. 304-305.

[14Voir L. Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Seuil, 2012, p. 39.

[15S. Smith, op. cit. p. 28.

[16Voir par exemple Histoire de la France coloniale, op. cit. p. 337 sqq.

[17Le cas paradigmatique des pays arabo-musulmans a été excellemment décrit par H. Redissi, L’exception islamique, Seuil, 2004.

[18Voir A. Meddeb, La maladie de l’islam (Seuil, 2002), p. 19.

[19Voir le chapitre « Des jeunes qui se demandent pourquoi ils sont nés en France » du livre de Yves Lacoste, La question post-coloniale : une analyse géopolitique, Fayard 2010, p. 84-93.

[20D’où les sentiments ambivalents lors de l’accès à la nationalité française pour les Algériens, sentiments absents des générations immigrées antérieures. Cf Sayad, op. cit. p. 352 & 365.

[21S. Smith, op. cit. p. 24 & 146.

[22Nombre de « réfugiés économiques » avaient au pays des situations bien plus enviables que les couches françaises les plus paupérisées. La conséquence en est, évidemment, la disparition à terme du statut de réfugiés.

[23Cf. supra.

[24G. Noiriel, op. cit. p. 309.

[25Ibrahima, 37 ans, ivoirien, clandestin ayant séjourné de force en Libye, émission Les Pieds sur Terre, Arriver en France, 21 février 2018, France Culture.

[26A. Sayad, op. cit. p. 166 sqq.

[27G. Noiriel, op. cit. p. 219.

[28Pour une comparaison avec ce qu’ont subi les Italiens et les Polonais, cf. par exemple D. Lefeuvre, op. cit. p. 202 sqq.

[29A. Sayad, op. cit. p. 116 sqq.

[30G. Noiriel, op. cit. p. 259, voir aussi p. 235.

[31G. Noiriel, op. cit. p. 166 sqq. Voir aussi M. Sorel-Sutter, op. cit., p. 219 sqq.

[32Voir par exemple la chronique très vivante et d’actualité de Daniel Mothé dans le passage « Les ouvriers français et les Nord-Africains » de son livre Journal d’un ouvrier , Éd. de Minuit, 1959.

[33Voir M. Tribalat, Assimilation. La fin du modèle français (Toucan, 2013).

[34… ravis face aux innombrables mesures de « discriminations positives » qui ruinent toute idée d’égalité donc d’unité populaire, de solidarité nationale et de destin commun. Cf. M. Sorel-Sutter, op.cit. p. 95 sqq.

[35G. Noiriel, op. cit. p. 169 sqq. & 355.

[36Voir Y. Lacoste qui décrit parfaitement dans La question post-coloniale… op.cit. comment l’engouement pour les commodités de l’habitat de banlieue dans les années 70 avait poussé les bailleurs à y favoriser l’implantation des familles nombreuses, culturellement plus fréquentes chez les immigrés.

[37G. Noiriel, op. cit. p. 170 sqq.

[38Cf. P. Nemo, La régression intellectuelle de la France (Texquis, 2011).

[40Voir rapport du CSA, op. cit.

[41Voir C. Pina, Silence coupable, éditions Kero, 2016.

[42G. Noiriel, op. cit. p. 311 mais surtout C. Guilluy, op. cit.

[43Voir L. Davezies, op. cit.

[44Cf. C. Guilluy, op. cit. ainsi que J.-C. Michéa, op. cit. p. 27, scolie « …l’abolition des frontières et le déracinement généralisé… » et p. 142 scolie «  ...une humanité prise dans un mouvement brownien perpétuel… ».

[45Au niveau purement matériel, le retour des bidonvilles en France est très précisément un retour, après près de cinquante ans d’absence, corrélé à un afflux migratoire débuté en 2015 et qui connaît peu de précédents (épisode des boat-people, arrivée des Harkis et rapatriés d’Algérie…).

[46Voir les passages exaltés de G. Noiriel, op. cit. p. 318 sqq.

[47Voir G. Steiner, Dans le château de Barbe-Bleue. Notes pour une redéfinition de la culture [1971] (Gallimard 2004), chap. 3 « Après-culture ».

[48L’expression est de H. Redissi, op. cit.

[49Voir le texte « Nous, immigrés arabes, face à nos choix politiques », dans Malaises dans l’identité, Lieux Communs, avril 2012.

[50Pointé par un G. Debord en 1985 dans « Notes sur la ’’question des immigrés’’ ».

[51Voir H. Lagrange, Le déni des cultures (Seuil 2010).


Commentaires

Les lieux communs de l’immigration (2/3)
mardi 21 mai 2019 à 10h38

Texte très intéressant. Trois commentaires :

1) question 6 : est-ce que la tendance est vraiment l’affirmation de cultures plurielles ou bien n’est-ce qu’un phénomène individuel ? Autrement dit « l’immigré » n’existerait pas tant que ça, mais il serait la réunion d’individus aux destins de plus en plus divers. Certains devenant populistes (musulmans) comme d’autres votent Rassemblement National : autrement dit la montée du populisme c’est dans l’ère du temps et ça concerne tout le monde, on prend sa part de populisme où l’on peut....

2) Comment insérer l’opposition et la crise de la modernité occidentale, qui s’est faite de façon conflictuelle pour des pays comme le Japon par exemple qui a finalement intégré la culture occidentale, mais se retrouve « en crise » par impossibilité de la dépasser, ou des pays comme la Chine qui a près avoir intégré les éléments « économistes » de la culture occidentale imagine pouvoir trouver un équilibre en dominant le monde, ou encore des régions comme les pays Arabo-musulmans travaillés par l’accueil et le rejet de la « modernité », et enfin l’Occident lui-même victime de son économisme, son utilitarisme, sa religion de la décroissance et de la démesure ?

Comment ne pas voir dans l’émigration, l’immigration une crise globale de la modernité, une capitulation de la culture devant la technique (« Technopoly » de Neil Postman), une absence de réflexion sur des relations inter-culturelles dans une société post-occidentale, si tenté qu’il resta des cultures ? La France envoie chaque année 15 000 personnes au Canada....Bref et si on analysait la moblité comme un chaos généré par la modernité et une incitation à réfléchir à un mode post-industriel, c’est à dire RELOCALISE, mais de façon ouverte : dans un tel contexte comment pourrait s’organiser les relations internationales, le penser global, agir local ? Uniquement par un retour à des cultures traditionnelles fantasmées (la culture gauloise, la culture ouolof, la culture japonaise traditionnelle ?) ou autre chose. Est-ce que la question migratoire ne nous pose pas la question de ce nouveau type de relations dans un monde post-industriel, ou post-effondrement ?

3) Ne pas oublier la spécificité de la révolution industrielle en France. A là différence du RU et de l’Allemagne, la France n’a pas connu de révolution démographique (rappel : il faut trois révolutions pour faire une révolution industrielle : la révolution agraire (autrement dit la privatisation des communs en Europe et en Amérique), la révolution démographique (maintien fort taux de natalité et baisse de la mortalité) et révolution technique (fossile et machine à vapeur). La France a sans doute été un pays unique en Europe dans le sens où il a très tôt controlé sa natalité. Il fut des la fin du 19ès un pays d’immigration, alors que tous les pays européens envoyaient leur « trop-plein » de population en Amérique...et en France pour les Belges et les Italiens notamment...

Site web : ali
vendredi 19 juillet 2019 à 11h11 - par  LieuxCommuns

Bonjour,

Quelques éléments de réponses à vos trois remarques.

1 — Sur le « populisme » des immigrés. Tout d’abord il ne semble pas qu’il s’agisse de « phénomènes individuels » : il nous semble au contraire que les comportements se grégarisent à toute vitesse, le plus commun étant l’opportunisme : on saisit l’occasion là où elle se trouve, quelle qu’elle soit et où qu’elle nous mène, pourvu qu’elle promette une ascension. Ensuite les « choix individuels » exigent, en amont, de s’être extrait de la mentalité traditionnelle d’origine, notamment religieuse — la « névrose collective » de Freud — donc de la communauté « de rattachement », de plus en plus nombreuse et oppressante. Autrement dit : il y a de moins en moins de possibilité d’individuation dans les populations immigrées. Ensuite assimiler l’islamisme au populisme, c’est ignorer la nature de l’un et de l’autre : le premier est une extrême-droite colonisatrice, un totalitarisme expansionniste, qui plus est si on parle de celui pratiqué par les immigrés / migrants, alors le second est pour l’instant un conservatisme polymorphe qui reste (ou veut revenir) dans un cadre résolument moderne. Le « succès » du Rassemblement National est structuré par cette demande populaire croissante, au grand dam de ses franges historiques les plus radicales.

2 — Sur l’émigration / immigration comme « crise globale de la modernité ». Il y a beaucoup de chose dans ce que vous écrivez. L’immigration telle qu’elle s’est déroulée depuis deux siècle est un phénomène proprement moderne d’auto-entretien des mécanismes à la fois capitalistes, nationaux et émancipateurs et de leur contagion. Mais il est clair que le processus auquel nous assistons aujourd’hui appartient en plein à la disparition de ces cadres donc à la fois cause et conséquences d’une foule d’autres dynamiques apparemment étrangères : techniques de transports et de communication, immense difficulté anthropologique à accéder au « développement » pour nombre de pays et sentiment de revanche post-colonial subséquent, déculturation de tous les côtés et réveil des cultures « indigènes », durcissement oligarchique, etc. Chacun, à partir de là, peut mettre en avant sa « cause » ultime (la Technique, le Capital, etc.) Là-dessus, notre approche est récapitulée dans notre texte L’horizon impérial

3 — Sur la spécificité française. Il est clair qu’il y a, de ce point de vue, des particularités en France qui ont induit la formation d’un « modèle » original : non seulement auto-contrôle populaire de la natalité dès le XIXe, mais aussi retard industriel très important jusqu’en 1945, centralisme poussé, gestion « moderne » des colonies (contrairement à l’empire des Indes britanniques), formation précoce d’un fort sentiment national, importance du mouvement ouvrier, etc. Tout cela a forgé un rapport singulier à l’immigration et un processus d’assimilation étonnamment efficace, dont la disparition au profit d’un multiculturalisme agressif est d’autant plus mal vécue.

LC

mercredi 7 août 2019 à 11h57

Vous parlez pour la France de la « formation précoce d’un fort sentiment national ». Mais, d’où vous sortez ça ? Et qu’est-ce que vous entendez par là ? J’ai dû le relire plusieurs fois pour m’assurer que c’est bien ça et qu’il s’agit effectivement de la France. Là, j’aimerais bien savoir de quoi on parle ? Peut-être que vous en parlez pour une petite minorité de la population urbaine concentrée dans l’Ile de France, autrement je ne vois pas. S’il s’agit déjà des milieux ruraux, qui constituent quand même encore la majorité du territoire national au XIXème, cette affirmation me semble proprement surréaliste et heurte de plein fouet une masse imposante de données. Jusqu’à la Première guerre mondiale, en gros (à moins qu’on considère que 1914-1918, c’est précoce !), ce monde et son patchwork de cultures locales n’est pas encore intégré culturellement à la nation française ; déjà, ces braves paysans ne causent que dans un patois incompréhensible pour les autorités françaises ; il leur manque l’élément de base d’une intégration culturelle, la langue française ; partant de là, comment voulez-vous en faire des français, en un sens autre qu’administratif et bureaucratique ? On aurait déjà bien du mal à parler pour eux ne serait-ce que d’un vague « sentiment national » ; leur pays c’est leur terrroir local et rien d’autre. L’Etat-nation français, de leur point de vue, ça se résume au sergent-récruteur, au collecteur des impôts, au gendarme, au juge et au garde-forestier, bref que des estrangers avec lesquels les rapports sont franchement tendus. L’ouvrage de référence sur ce sujet, extrêmement bien documenté, c’est Peasants into Frenchman d’E. Weber (le titre se passe de commmentaires...) Je sais bien qu’on lui a reproché de parler surtout du Sud Ouest du pays ; mais c’est faire peu de cas des références qu’on trouve aussi, en lisant bien, qui couvrent la plupart du territoire national (Massif central, Flandres, Alpes, Bretagne, etc.) Evidemment, dès qu’un historien sort un peu des sentiers battus du roman national, il y a toujours la meute prête à lui tomber dessus, en cherchant à relativiser, minimiser, embrouiller, etc. Ensuite, on peut parler des milieux urbains aussi, même si là, évidemment, le fossé sera moins prononcé. Mais quand même : pour ne prendre que les grandes villes d’Alsace (Strasbourg et Mulhouse), elles ont été intégré au territoire national par la pure et simple violence organisée au XVIIème et à la fin du XVIIIème siècle (c’est ça que vous appelez « précoce » ?), et il doit y avoir bien d’autres cas comme cela que je connais pas : allez parler aux Mulhousiens, affamés par le Directoire, de « la formation précoce d’un fort sentiment national », chez eux ; ils vous auraient regardé drôlement. Il y a un truc que je ne pige vraiment pas chez vous, c’est cette idée de faire de l’Etat-nation le cadre adéquat pour les démocraties modernes, quitte à traiter les faits historiques d’une drôle de façon. De ce que j’ai pu en apprendre, ce monstre,« le plus froid de tous les monstres froids », a achevé très tardivement sa construction, en symbiose avec celle du marché national et la Révolution industrielle, et de façon essentiellement contre-démocratique, dans la brutalité très souvent, rencontrant un peu partout la mauvaise volonté des populations. Je croyais naïvement que la véritable rennaissance de formes de vie démocratiques en Occident s’était située sur une base communale et que c’était plutôt là qu’il fallait chercher la bonne échelle où se situer. Je dois m’être trompé d’étage.

jeudi 8 août 2019 à 10h03 - par  LieuxCommuns

Pour vous répondre sur le fond :

  • Il s’agissait de pointer les caractéristiques françaises qui semblent avoir joué un rôle dans la formation d’un « modèle » d’immigration particulier. La « formation précoce d’un sentiment national fort » est donc à comprendre comparativement au reste du monde, voire aux autres pays européens, ce qui semble peu contestable. De même, il est question ici de l’immigration commencée au XIXe siècle, donc à destination de zones massivement urbaines, milieux où, vous en convenez vous-même, la conscience nationale a été plus forte et plus tôt développée. Enfin, vous insistez sur la violence de la formation de la nation française : il serait facile de montrer qu’un tel trait serait un puissant levier d’assimilation des « estrangers ». Il est toujours bon de prendre connaissance du contexte d’une discussion avant d’y intervenir.
  • Mais même prise en elle-même, parler de «  formation précoce d’un fort sentiment national » concernant la France n’a rien de scandaleux. Si E. Hobsbawm (dans Nation et nationalisme depuis 1780) fait, comme il est d’usage du XIXe la naissance du véritable nationalisme moderne, il la fait précéder de « proto-nationalisme populaire » à l’échelle mondiale, s’étayant sur la langue, l’ethnie, l’État, la religion ou le sentiment d’une histoire commune. C’est peu dire qu’en France, les guerres napoléoniennes mais surtout la révolution de 1789 instituèrent quelque chose qui excédait déjà ces catégories, et aucun livre d’Histoire honnête ne peut évoquer la guerre de Cent Ans (XIVe -XVe siècle) sans y voir le début d’une conscience de type nationale — et répéter que Jeanne d’Arc est un mythe revient exactement à cela, il suffit de lire Henri VI (1590) de Shakespeare. C’est d’ailleurs souvent à travers les guerres frontalières, incessantes pour le cas français, que se cristallise une unité qui dépasse les particularismes locaux et perturbe les hiérarchies statutaires (cf. Bouvines). Vous évoquez le cas de l’Alsace, plus discutable que vous ne le pensez, qui est cas d’école puisqu’elle a symbolisé un territoire disputé de Charlemagne à Clémenceau. À l’opposé, le Roussillon a été arraché à l’Espagne et intégré au territoire français avec l’assentiment global des populations, idem pour la Savoie convoitée par la Suisse (cf. sur ces cas, par exemple, M. Ferro Histoire de France, Odile Jacob, p. 707 sqq.). Il y a bien quelque chose que l’on nomme « France » dans ce pays depuis maintenant quatre ou cinq siècles, et avec des effets d’appartenance remarquables, à tous les niveaux. Les choses sont plus complexes, et dans tous les cas bien plus nuancées et anciennes que vous ne les dépeignez, et nullement univoques.
  • Affirmer que ce sentiment national n’a jamais été qu’un projet étatique imposé par la « pure et simple violence » à toutes les populations, c’est donc faire l’économie de toute l’épaisseur historique qu’un Michelet avait parfaitement saisi, loin des dichotomies simplistes : le sentiment national se dégage aussi des croyances religieuses qui élargissent la notion d’identité (que l’on pense aux Croisades), des guerres de religions ou d’hérésies (Cathares, notamment), plus généralement des guerres endémiques entre duchés ou royaumes, de volontés conquérantes ou des prédations étrangères ; des révoltes contre la main-mise des aristocraties européennes ou l’emprise de l’Église ; des avantages sociaux, économiques ou techniques ; etc. Dynamiques multiples que l’on a vues à l’œuvre dans les jeunes nations en formation dans le monde non-occidental. Le but n’est pas de nier ou d’escamoter la « part sombre » de l’unification de la France — comme le quasi-génocide des vendéens — mais d’essayer de regarder la réalité, pas de la mutiler avec les meilleures intentions du monde. D’une manière plus générale, l’invention des nations en Europe est une sorte de co-construction géopolitique mimétique depuis près d’un millénaire pour la France, l’Angleterre, la Suède et le Danemark, plus tard pour l’Espagne et le Portugal, pour la Russie, puis les Pays-Bas, la Suisse, l’Allemagne, l’Italie, etc. selon des voies à chaque fois originales mais convergentes, où les processus de formation de la nation sont aussi divers que les formes prises par l’État, tout comme leurs relations.
  • Vous citez Peasants into Frenchman d’E. Weber (La fin des terroirs, 1983) mais l’ouvrage adopte volontairement un point de vue iconoclaste : celui des petits paysans français, effectivement restés « enclavés » jusqu’à la fin des XIXe siècle puisqu’il s’agissait pour l’historien californien de participer à la rupture du roman « nationaliste » qui a, depuis quarante ans, volé en éclat, tout comme les nations, d’ailleurs. Son approche a été pertinente, mais elle ne saurait être monopolistique, à moins de tomber à son tour, tout à ses partis-pris militants, dans un autre mythe quelque peu caricatural et idéologique, celui de la mondialisation-heureuse-de-tous-temps complémentaire à celui du bon-sauvage-d’ici-et-de-là-bas, dans tous les cas de la-France-qui-n’existe-pas. Son exergue — de Charles Péguy ! — pourrait vous être retournée : « Regarder la France comme si on n’en était pas »… Par ailleurs, vous ne semblez pas vous êtes aperçu que nous citions l’ouvrage dans la première partie du texte que vous commentez (il s’agissait alors de montrer que la France n’a jamais été un pays d’immigration continue), ni qu’il trônait depuis maintenant trois semaines dans la rubrique « Un livre à lire… » visible sur la colonne de gauche…
  • Les attaques actuelles contre le principe de la nation (donc de son histoire, de sa philosophie, de ses réalisations, etc) par les gauchistes attardés sont en réalités des volontés vindicatives de saper le cadre dans lequel jusqu’ici a pu s’exercer un semblant de souveraineté collective dans l’histoire (avec les cités-États grecques), que cela plaise ou non. Leurs hallucinations les fait vanter le « multiculturalisme », sans se rendre compte qu’il s’agit là du retour des logiques tribales et impériales qui n’ont jamais permis à aucun peuple de prendre son destin en main et auxquelles s’oppose, en tous points et ontologiquement, le principe national. Mais cela est-il accessible à ceux qui amalgament nation, État, marché et révolution industrielle – sans doute eux-mêmes tous réductibles au capitalisme, au nazisme et à Satan ?
  • Vous nous écrivez :« Il y a un truc que je ne pige vraiment pas chez vous, c’est cette idée de faire de l’État-nation le cadre adéquat pour les démocraties modernes ». Mais il y a bien plus de choses que vous ne « pigez » pas et avant tout qu’il faut lire les textes que l’on commente, s’efforcer de comprendre le contexte des propos tenus et assimiler les positions des gens que l’on attaque. Nous n’avons jamais fait de « l’État-nation le cadre adéquat pour les démocraties modernes » pour la bonne raison que nous ne parlons pas d’ « État-nation » ni de « démocratie moderne » ; mais il se trouve que le principe de la nation — une communauté de destin choisie, l’adhésion discutable à un projet collectif, un milieu de formation de l’individu politique — est consubstantiel au projet démocratique. Et notre projet politique de démocratie directe pose le principe d’une fédération de communes, renouant avec le mouvement des villes libres du XI-XIIIe siècles contre les pouvoirs seigneuriaux et qui a posé les bases des principes nationaux d’égalité, de liberté et de fraternité.

Il y a certains commentaires postés sur ce site, que l’on hésite à donner à lire aux lecteurs parce que la pédante ignorance y dispute à l’agressivité puérile et que la réaction pavlovienne empêche toute compréhension. Expression narcissique de la bêtise militante la plus crasse qui ne semble même pas soupçonner ce que peut une démarche intellectuelle sans conclusion donnée d’avance. Votre commentaire appartient évidemment à cette catégorie.
Ce n’est donc pas d’étage que vous vous êtres trompés, ni même de bâtiment ou de ville, mais bien de pays, quoi que vous entendiez par là. Si vous tenez à ce comportement capricieux si banal, vous n’êtes pas chez vous ici. Et si vous voulez vous y attarder il va falloir, avant toute chose, changer de ton.

LC

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