Les gilets jaunes entre le bistrot et le parti

jeudi 24 janvier 2019
par  LieuxCommuns

[Remarque sur l’image d’illustration : le slogan « Tout le pouvoir aux soviets ! » de Lénine en 1917 a été la première phrase de Novlang prononcée dans l’histoire, puisque dans la réalité le pouvoir bolchevique ôtait simultanément toute liberté à ces assemblées populaires...]


Ce texte fait partie de la brochure n°24bis « Le mouvement des gilets jaunes » — seconde partie
Chantiers de l’auto-organisation et clôtures idéologiques

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Sommaire :

  • Les gilets jaunes entre le bistrot et le parti (Analyse) — ci-dessous...

Le mouvement des gilets jaunes est né sur les ronds-points, les péages, les parkings. Il perdure, élargissant considérablement sa palette d’actions directes, scandé par les grandes manifestations du samedi, et tente de se structurer dans la durée. Cette question de l’auto-organisation est à la fois capitale et complexe ; elle soulève une foule d’interrogations pratiques qui ne se dissolvent ni dans le volontarisme militant, ni dans le pragmatisme acéphale. Elles renvoient bien plutôt à l’état global de la société [1] et aux volontés réelles de le bouleverser.

L’évolution du mouvement

L’évolution du mouvement évoque sous certains aspects le soulèvement tunisien de décembre-janvier 2011 : parti des campagnes (les « provinces intérieures ») en réaction à l’arbitraire policier, l’injustice sociale et la vie chère, il avait progressivement gagné les villes en perdant son caractère égalitaire, condamnant à la chute le dictateur Ben Ali sans que les injustices sociales ne s’amenuisent [2].

Les gilets jaunes, eux, ont vu leur discours officiel se « gauchir » au fil du temps [3], devenant à la fois plus « convenable » et récupérable par les médias, les formations politiques et le gouvernement. Mais l’impulsion première n’a certainement pas disparu : rendue silencieuse, elle fait irruption massivement lors des manifestations hebdomadaires et, plus discrètement, à travers les intentions de votes en faveur des partis « de droite » et l’écho donné sur les « réseaux sociaux » électroniques aux thèses complotistes et extrémistes.

Séparation entre groupes locaux et assemblées générales

Ce clivage semble se retrouver à l’échelle de l’auto-organisation, où paraît perdurer le clivage entre les groupes locaux formés dès le début dans l’action et l’émergence d’assemblées générales se voulant fédératrices. S’y manifestent certes les difficultés intrinsèques à la métamorphose d’un mouvement qui ne peut que s’institutionnaliser s’il veut durer [4] – or il le doit – et donc changer, au moins partiellement, d’univers. Mais il semble également que s’y rejoue une dépossession sociologique et culturelle, éminemment idéologique.

Car les groupes de base se sont formés sur des lieux micro-géographiques, se sont structurés spontanément par les actions à mener. Ils constituent des milieux affectifs où la socialisation populaire forte a permis une grande hétérogénéité de sensibilités politiques propice à un brassage et un remaniement des opinions. Il s’agit de la « France périphérique » et péri-urbaine, paupérisée et invisible, muette jusqu’alors et sans totems ni tabous idéologiques, ancrée dans un territoire défini qu’ils viennent de se réapproprier – « On est chez nous ! » [5].

Les assemblées générales qui émergent sont la plupart en milieu urbain, rassemblent des centaines de personnes, s’instituent avec un appareillage institutionnel ritualisé (bureau plus ou moins formel, commissions, tours de parole, comptes-rendus, etc) qui exige un capital culturel et une expérience largement « de gauche » [6]. Terrain de jeu favori de différents groupuscules [7], ces grands rassemblements sont initiés et chapeautés par des gens souvent très politisés – quelquefois honnêtes – mais conditionnés à saboter ou éviter intuitivement toute discussion sur des thèmes non conventionnels pour le gauchisme culturel (l’Europe, la fiscalité, les PME, et surtout l’immigration, l’islam, la délinquance, les banlieue,… ) tout en se voulant universalistes – « Tous ensemble ! ».

Ce clivage entre deux entre-soi est évidemment hérité des décennies précédentes et se reproduit alors même que le mouvement des gilets jaunes veut confusément y mettre fin en recomposant une unité populaire.

Clivage et impasses multiples

Cette séparation constitue évidemment une impasse, et les critiques des uns envers les autres sont souvent aussi exactes qu’elles permettent à chacun de rester aveugle à ses propres travers.

Impasse sociologique et idéologique reconduisant l’opposition stérile gauche/droite mais aussi impasse politico-organisationnelle : les groupes locaux s’enferment dans un tribalisme consanguin dont l’évolution va de l’intégration aux institutions (mairies, syndicats..) aux actions désespérées [8] – tandis que les assemblées, à force d’abstraction, risquent de s’arracher au terreau vivant de la lutte pour n’aboutir qu’à d’énièmes collectifs gauchistes transversaux qui pallieront leur apesanteur à travers leur obsession des prétendus « quartiers populaires », dont le silence ne fait que confirmer la sécession ethnico-religieuse [9].

Ne pas reproduire le morcellement social et territorial

Ce clivage entre le « bistrot » et le « parti », si l’on veut caricaturer l’écart entre le peuple et ses relais organisationnels, est finalement une impasse parce qu’il ne peut que reproduire les grands traits de nos sociétés.

Ainsi l’« anti-intellectualisme » qui oppose ceux qui occupent (ou ont occupé) les bords de routes et les beaux parleurs sur estrades est l’héritier direct de celui qui a été minutieusement tissé par tous les « penseurs » gauchistes qui ont couvert les atrocités commises au nom du « prolétariat » depuis maintenant un siècle.

Parallèlement, le « basisme » qui caractérise le mouvement des gilets jaunes depuis ses débuts s’enracine dans le refus obstiné de désigner explicitement tout porte-parole certainement plus talentueux mais trahissant les aspirations et l’ethos populaires. Cette posture ou celle du « dégagisme » compulsif sont intenables. Elles reconduisent tacitement des « représentants » nationaux qui ont spontanément émergé, salutairement ambivalents, et ne fait qu’entériner et rationaliser la tendance implicite au système représentatif « républicain ».

De même l’« immédiatisme » du mouvement, visible dans le simplisme consensuel d’un « Macron démission ! » [10] ou de quelques mesurettes, est le nom de la méfiance viscérale pour toute organisation artificielle tout autant qu’une expression et un vecteur de la panique face à la disparition d’un monde où le niveau de vie allait croissant.

L’enjeu de l’organisation

Le mouvement des gilets jaunes n’est qu’un début de réaction du peuple français qui comprend que son univers familier est en train de sombrer. Il faut se féliciter de son caractère profondément pacifique, modéré et intelligent au regard de ce qui se passera lorsque les populations comprendront véritablement que la fête est finie [11] et que le monde renoue avec des logiques d’un autre âge [12].

L’enjeu de ce qui se déroule – et d’autant plus que les médias détournent leur regard vers les diversions officielles – est donc considérable : il s’agit de construire le terrain où les réactions populaires futures se dérouleront. La question de l’organisation, indissociable de sa dimension politico-idéologique, est urgente mais doit également prendre le temps de se poser et de s’élaborer patiemment [13].

Maintenir ouvert le chantier de la démocratie directe

Cette interrogation pratique ne trouvera de réponses que sur le terrain, par les gens eux-mêmes, et qui correspondront circulairement à leurs aspirations répondant à leurs expériences. En ce sens, la stérilisation des assemblées générales placées sous le tir tendu des réflexes militants mène droit au discrédit de toute perspective populaire de démocratie directe – sur le modèle de l’épisode catastrophique de « Nuit Debout » [14] – comme si le gauchisme culturel cherchait à saboter la seule issue collective aux catastrophes en cours [15]. C’est le spectre qui plane sur le bel appel de Commercy à constituer une « assemblée des assemblées » [16].

La forme-assemblée telle qu’elle est aujourd’hui reproduite est issue d’une histoire qu’il s’agirait de continuer sans fétichisme ni nostalgie [17]. Des formes nouvelles sont à créer, à rebours du narcissisme connecté [18] et contre les placages idéologiques plus ou moins calculés. Des expérimentations sont à mener, partout, afin d’articuler la vie des groupes locaux pour trouver une structuration à plus large échelle, avec pour boussole la reconstitution d’une culture populaire politique [19]. Si le mouvement des gilets jaunes doit aboutir à la formation d’une nouvelle forme d’organisation – et c’est son seul avenir conséquent –, il ne pourra le faire qu’à travers un travail s’émancipant des idéologies constituées qui gèlent la réflexion et transcendant les clivages sociaux qui cloisonnent toute volonté d’unité. Le chantier qui est devant nous est à la fois immense et intimidant.

Les trois dimensions d’une organisation démocratique

Des trois dimensions d’une organisation visant la démocratie directe [20], il n’en existe actuellement qu’une seule qui concerne le mouvement des gilets jaunes : c’est la dimension insurrectionnelle ou révolutionnaire, actuellement sans issue [21]. La deuxième, la tendance expérimentale ou utopique, appartient, encore, à un autre imaginaire, essentiellement celui de l’écologie et de l’économie solidaire : elle parsème le territoire sous forme de myriades d’associations, de collectifs et d’initiatives, qui préparent de multiples manières le monde de l’après-pétrole et de la relocalisation, mais dont la dimension politique reste fortement superficielle [22]. La troisième et dernière dimension, la dimension théorique ou intellectuelle, est aujourd’hui étonnamment diffuse et protéiforme – elle pourrait bien s’incarner dans un « populisme » démagogique bricolé autour d’une personnalité providentielle… Quoi qu’il en soit, elle ne pourra qu’être déjà totalement étrangère aux milieux gauchisants qui croupissent dans leurs références momifiées barrant la route à la réappropriation des « trésors perdus » des mouvements ouvriers. Rares sont les apports positifs que ces falsificateurs pourraient fournir à un peuple occulté et méprisé depuis des décennies, et jeté littéralement dans les eaux brûlantes du complotisme victimaire.

Lieux Communs
23 janvier 2019


[1Comme tous les mouvements sociaux – voir : « Notes sur le mouvement social d’octobre 2010 ».

[2Lire notre compte-rendu de voyage « Retours de Tunisie ». A tel point que le pays est toujours au bord de nouvelles explosions.

[6Sans parler des invitations d’intellectuels : « Assemblées de gilets jaunes ou cours magistraux ? »

[11Sur la perspective de la fin de la société de consommation, cf. l’interview « Décroissance et démocratie directe » ainsi que l’exposé « Écologie et démocratie directe »

[13On lira sur la nécessité d’élaborer une organisation : « Tentations révolutionnaires et risque de chaos »

[16Voir le Deuxième appel de Commercy : l’assemblée des assemblées !, prévue pour le 26-27 janvier.

[20Lire Notes sur l’organisation des collectifs démocratiques dans la brochure n°20bis Démocratie directe. Enjeux, principes et perspectives,. Deuxième partie : lutter pour l’auto-gouvernement, mai 2014.

[21Voir l’introduction à notre brochure Gilets jaunes : soulèvement populaire et démocratie directe en germe, décembre 2018 : « La révolution précipitée »


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