« Le voyage vers l’empire a déjà commencé » (1/2)

lundi 22 octobre 2018
par  LieuxCommuns

Émission « Offensive Sonore » sur Radio-libertaire (89.4) diffusée le 18 mai 2018.

Les quelques ajouts ont été mis entre crochets.


Ce texte fait partie de la brochure n°27 :

Pulsions d’empire

Poussées impériales dans les sociétés occidentales



Cyrille : L’émission d’aujourd’hui est consacrée à une brochure de Lieux Com­muns et nous avons invité Quentin pour en parler. C’est une brochure atypique, même pour Lieux Communs qui a des thèmes assez atypiques ! C’est L’horizon impérial – sociétés chaotiques et logique d’empire . Première question : pourquoi ce thème ? À partir de quelles réflexions en es-tu arrivé là ?

Quentin : Au collectif Lieux Communs, je parle de l’ex-groupe, nous partions des tra­vaux de C. Castoriadis. Il avait établi depuis les années 50-60 que l’Occident, les socié­tés dans lesquelles nous vivons, était en déliquescence : il parle du « délabrement de l’Occident », de plusieurs points de vue, à partir notamment de la disparition du mouve­ment ouvrier. Il voit assez clairement un tarissement de la créativité en Occident, aussi bien au niveau des luttes sociales que de la création artistique, de la recherche scienti­fique ou des mœurs. À partir de là, il a analysé un certain nombre de phénomènes sans donner d’autres perspectives et il est mort il y a presque exactement vingt ans [1].

Donc nous partions de ce principe-là, d’un délabrement de l’Occident. Et nous cher­chions de nouveaux modèles pour comprendre le monde contemporain : tous les sché­mas hérités, qu’il s’agisse du marxisme, du libéralisme, du tocquevillisme, etc. sont obsolètes, ils ne répondent plus à la réalité. Il y a des phénomènes nouveaux qui appa­raissent – nous les listons dans la brochure – qui ne rentrent plus dans ces schémas. Nous cherchions de nouvelles grilles de lecture et ce n’est pas simple du tout ; on ne va pas en sortir comme ça de notre chapeau.

Au fil de nos lectures, et notamment par le biais de l’islamisme qui est un de nos chan­tiers, je suis tombé [suivant les recommandations de G. Fargette] sur des livres d’un universitaire, Gabriel Martinez-Gros, qui est un historien médiéviste, étudiant l’islam du Moyen Âge. Il a étudié plus précisément l’œuvre d’Ibn Khaldoun, un penseur arabo-musulman du XIVe siècle, du haut Moyen Âge, qui a étudié son monde environnant, c’est-à-dire l’empire arabo-musulman. Et cet universitaire, G. Martinez-Gros, à travers deux ou trois livres décrit, interprète la logique qu’Ibn Khaldoun a dégagée, qui est une logique impériale, une logique d’empire, l’empire tel qu’Ibn Khaldoun l’a étudié. Et il a essayé de l’appliquer à nos sociétés contemporaines en trouvant un certain nombre de correspondances.

Alors le travail de cette brochure a été de multiplier ces points de contacts entre l’évo­lution de nos sociétés, les phénomènes que l’on voit s’y dérouler, et les catégories d’Ibn Khaldoun. La thèse principale est donc que nos sociétés occidentales, modernes, sont en train de devenir des sociétés de type impérial, au sens d’Ibn Khaldoun – et pas du tout au sens où l’entendent Alain Soral, Toni Negri ou Emmanuel Todd.

C : Alors avant de parler de ces différentes manières de décrire l’empire, est-ce que tu peux parler de la manière dont Ibn Khaldoun voit l’empire. Il y a par exemple un chapitre de la brochure qui s’appelle « Empire et polycentrisme » : tu y décris un centre de l’empire pacifié et une périphérie en guerre… C’est ça l’em­pire ?

Q : C’est exactement ça. L’empire pour Ibn Khaldoun a un fonctionnement en quelque sorte cyclique. Il y a le centre de l’empire qui regroupe une population dont la fonction est de produire de la richesse. Elle est surplombée par un État qui la ponctionne à travers l’impôt et qui crée la richesse par cette accumulation. C’est une population in­tégralement pacifiée pour la simple et bonne raison que l’État garde le monopole de la violence : la société est donc sous la contrainte de l’État impérial. Le problème est que dans cette société pacifiée, il n’y a plus de violence, or l’État a besoin de violence pour extorquer l’impôt à ses sujets. Cette violence va être recherchée dans les marges de l’empire, aux limites de cette entité qui s’étend à tout le monde connu à son époque, qui regroupe donc tous les peuples existants, aux langues, aux cultures, aux religions dif­férentes. Mais aux marges de l’empire, il y a des tribus violentes qui échappent au contrôle impérial. Et d’une manière ou d’une autre, l’État va créer un appel à ces popu­lations belliqueuses, qui vont y répondre en infiltrant l’empire pour le conquérir. Et au fil du temps, elles vont accaparer le pouvoir et refonder l’État impérial. Ce dernier est donc constitué des marges violentes, va engendrer des dynasties qui vont elles-mêmes se pa­cifier, en deux ou trois générations, 120 ans pour Ibn Khaldoun, et le cycle va recom­mencer : les populations sont toujours passives, l’État se retrouve incapable d’exercer la violence et à nouveau d’autres marges violentes vont infiltrer ou conquérir l’empire.

C’est cela le cœur de la définition de l’empire pour Ibn Khaldoun. C’est exotique pour nos esprits occidentaux, mais c’est ce que lui a analysé du fonctionnement de l’empire arabo-musulman du XIVe, puisqu’il a vécu entre le Caire et Grenade. C’est donc cet horizon-là que l’on tente de décrire dans la brochure, un système qui repose au fond sur deux affects simples : d’abord la peur de la violence – le troupeau producteur et désar­mé du centre impérial ; nous qui détestons la violence – et de l’autre côté la volonté de s’accaparer les biens des autres – ressenti relativement universel, du moins dans les sociétés historiques et qui va mobiliser les marges, les pousser à conquérir l’empire.

C : Alors là on est dans une définition historique de l’empire comme il en a exis­té : l’empire ottoman, chinois… Tu évoques celui d’Alexandre le Grand, macédo­nien, tellement vaste qu’il n’a presque plus de centre…

Q : Tout à fait. Cette logique impériale d’Ibn Khaldoun a été reprise par G. Martinez-Gros, notre auteur contemporain, pour essayer de l’étendre à toute l’histoire de l’huma­nité, de lire l’histoire des civilisations à travers cette grille de lecture. Dans son étude intitulée Brève histoire des empires [2014, Seuil], il trouve un grand nombre de corres­pondances depuis l’empire assyrien du VIe siècle av. J.-C. puis l’empire perse, l’empire macédonien, l’empire chinois, l’empire romain, l’empire arabo-musulman, etc. Par exemple dans l’empire romain, il trouve avec justesse que très rapidement les empereurs ne sont plus d’origine romaine, même chose pour les empereurs chinois, très vite ils sont mandchous ou mongols par exemple. Donc rapidement, ce sont les marges qui prennent le contrôle de l’empire et exercent la contrainte.

Alors bien sûr, l’histoire de l’humanité n’est pas réductible à l’histoire des empires : il y a des moments d’interruption de cette dynamique et où, au contraire, on assiste à un fractionnement géopolitique en royaumes, en cités, une situation de polycentrisme. La population « mondiale » n’est alors plus dominée par un État central mais s’éclate en une multitude. Mais très vite l’empire reprend le dessus, domine toutes ces entités et soumet à nouveau les populations.

C’est effectivement le cas de l’empire d’Alexandre que tu évoquais : très vite, dès sa mort en fait, il se divise en de multiples royaumes, séleucide, lagide, etc. C’est donc un empire hybride. D’ailleurs, d’une manière générale, le schéma d’Ibn Khaldoun est très intéressant mais ce n’est qu’un schéma : dans la réalité, il y a bien sûr une grande diversité de situations. Mais globalement, il semble que l’on puisse appliquer cette logique impériale à un très grand nombre de situations historiques.

C : Tu as parlé de « multitude », ça me fait penser à l’« empire » de Toni Negri : je pense que ce n’est pas du tout ta façon de voir… Il y a aussi le très mauvais livre Comprendre l’empire d’Alain Soral… Et il y a plus généralement à gauche une vision beaucoup plus léniniste de l’impérialisme. On en parlait hors antenne : l’impérialisme pour Lénine est quelque chose de très précis en contradiction avec la définition d’Ibn Khaldoun

Q : Absolument, la définition classique, gauchiste, de l’impérialisme l’inscrit dans la continuité du capitalisme, c’est le fameux « stade suprême du capitalisme »… Donc pour Lénine, l’empire ne peut être qu’occidental, évidemment, donc il n’existe qu’à partir du XIXe siècle, on va dire. C’est finalement très ethnocentrique… Ce n’est évi­demment pas l’approche d’Ibn Khaldoun et on verra au cours de la discussion qu’il y a même un antagonisme entre l’empire et le capitalisme. Donc ce n’est pas non plus l’approche d’Antonio Negri, qui n’est en fait que le décalque du schéma marxiste. C’est au fond très simple : le prolétariat a disparu, Negri a du mal à l’admettre, donc il le rem­place par le terme de multitude, et la classe bourgeoise est remplacée par l’empire, en gros… Bon. Quant à Soral, je connais trop peu pour en parler, mais on est plutôt dans la polémique que dans la compréhension intellectuelle du monde.

Avec Ibn Khaldoun, nous avons une approche radicalement différente parce que pré-moderne : elle vient tout droit du XIVe siècle. C’est donc une manière de penser fondamentalement non-occidentale. C’est intéressant parce que – c’est la thèse dont nous discutons – il est possible que nous sortions, nous, du monde occidental dans lequel nous vivons, la modernité. Et dans cette perspective, il est possible, c’est un horizon, et c’est le titre de la brochure, que nous revenions à une logique antérieure à la modernité, une pré-modernité. Donc de ce point de vue-là, Ibn Khaldoun est très important en tant que penseur médiéval…

Alors précisément, l’Occident, dans la logique d’Ibn Khaldoun, ne peut pas exister. L’Occident à partir du Xe-XIe siècle présente une exception. Une autre logique se met en place au tournant du millénaire puisqu’il n’y a plus d’État central qui administre un vaste territoire : il y a une multitude de petits royaumes en France, en Espagne, en Angleterre, en Italie, etc. Il y a là un polycentrisme qui ne va pas évoluer en empire, il va devenir autre chose : les États-nations tels qu’on les connaît, c’est-à-dire une série d’ensembles géopolitiques en compétition les uns avec les autres, en coopération, en émulation. Et il se crée là un autre monde. Par exemple le monde d’Ibn Khaldoun implique une violence monopolisée par une minorité. En Occident, très tôt, peut-être autour de la bataille Bouvines au XIIIe siècle, on voit un peuple en armes.

C : La bataille de Bouvines, c’est quand déjà ?

Q : 1216, je crois… [1214 !]. Peu à peu à partir de là, c’est le peuple en armes qui fait la guerre, les fantassins, et ce n’est plus l’aristocratie ou les bandes barbares comme c’est le cas dans la logique impériale. Cela s’institue formellement à partir des XVIIIe-XIXe siècle dans la conscription. Et c’est une exception absolue dans l’histoire des empires où la violence militaire est le fait exclusif d’une minorité.

La deuxième exception que présente l’Occident, c’est la naissance du capitalisme. La richesse n’est plus créée par l’État impérial qui accumule l’argent à travers l’impôt mais par les gens eux-mêmes qui inventent, qui montent des fabriques, des manufactures, des entreprises et créent de la richesse indépendamment de l’État. Ça aussi, c’est une nou­veauté radicale.

D’autre part, on voit une tendance à la démocratie, au sens étymologique : le pouvoir du peuple. C’est une tendance qui n’a pas existé dans le monde des empires. Bon, elle a pu affleurer dans les interstices, les moments de polycentrisme dont j’ai parlé, mais elle est radicalement étrangère au monde impérial. L’empire est un univers de verticalité et d’autoritarisme.

C : Cela fait penser à la Grèce antique où l’on voit des soldats-citoyens, qui dé­cident de partir en guerre ou pas. Est-ce que cela correspond à une Renaissance à venir, cette conscription avant l’heure ?

Q : Tu as entièrement raison : la première opposition date de là, de l’affrontement entre les Grecs et les Perses. Ceux-là héritent de l’empire assyrien et ont fondé un em­pire mondial, énorme, qui se vit comme universel, multiculturel, multilingue, extrême­ment puissant et qui a en face de lui une petite province, la Grèce, qui lui échappe. Et elle n’est pas un empire, ne l’a jamais été : c’est un monde polycentrique, un réseau de cité-États indépendantes, organisées plus ou moins lâchement, avec des coopérations, des affrontements, des relations antagonistes. C’est un polycentrisme institué. Et très tôt il y a cet affrontement entre l’empire perse et la Grèce. C’est d’ailleurs ce qu’on retrouve un peu aujourd’hui entre ce qui reste de l’Occident, de la modernité dans laquelle nous vivons, et les tendances impériales dont nous parlons. Donc tu as raison : dès l’apparition de la forme-empire, il y a opposition entre la « modernité » – grecque à l’époque – et l’impérialisme – perse à ce moment-là.

C : Nous venons de définir l’empire selon Ibn Khaldoun, un empire entouré de violence. Dans la brochure, il y a un chapitre « Guerres impériales et guerre mo­derne ». Qu’est-ce qui a changé avec l’arrivée de l’Occident dans la manière de faire la guerre ?

Q : C’est une question intéressante parce que la guerre est au cœur de la dynamique impériale. On voit que peu à peu l’État impérial se désarme et a besoin de la violence des marges. En Occident la chose est différente puisque très tôt on voit un peuple en armes. Cela se voit très bien à travers deux manières de faire la guerre.

La guerre impériale est singulière : ce sont des guerres longues parce que les marges tentent en permanence d’entrer dans l’empire et en permanence les armées impériales les repoussent – elles échouent régulièrement et alors c’est une invasion. L’empire est fréquemment envahi : c’est dans l’ordre des choses, c’est ainsi qu’il y a un renouvelle­ment impérial. Ce sont donc des guerres longues et meurtrières aussi, parce que les tri­bus sont extrêmement violentes alors que les populations impériales sont pacifiées. Troisième caractéristique : ce sont des guerres menées par des minorités. Le peuple est désarmé, seul l’État, la minorité au pouvoir, est armé et les marges le sont aussi. C’est donc une affaire de minorités : ce sont des aristocraties guerrières qui s’affrontent.

À partir du XIIIe-XIVe siècle en Occident, nous avons une nouvelle façon de faire la guerre, qui en réalité naît en Grèce antique. Ce sont, à l’inverse, des guerres qui im­pliquent le citoyen, il y a donc une massification de la guerre : c’est le peuple qui se bat. Deuxième caractéristique, qui en découle paradoxalement, ce sont des guerres très peu meurtrières. Cela paraît bizarre a priori, mais cela s’explique : il y a une rationalité dans l’affrontement et le but n’est pas de massacrer ou de prendre le pouvoir, mais de vaincre militairement. Il y a donc relativement peu de victimes : lorsque l’on compare les guerres entre tribus ou contre des empires, ce sont des populations qui vont subir des pertes de 10, 20 ou 30 %, très rapidement des millions de morts pour des effectifs démographiques très faibles. En Occident, même pendant la Seconde guerre mondiale, qui a été un massacre, ce n’est que 8 % de la population allemande qui est tuée, ce qui est très peu relativement à la mobilisation générale des populations. Et encore : il s’agissait d’affrontements impliquant des totalitarismes, donc des tendances impériales à l’intérieur même de l’Occident. Enfin, troisième caractéristique ; ce sont des guerres très courtes. C’est logique : comme toute la population est mobilisée, la société manque, dysfonctionne : lors de la Première guerre mondiale, ce sont les femmes qui remplacent les hommes dans les usines. Lorsque ce sont des paysans grecs qui vont faire la guerre, il n’y a pas de semailles, pas de labour, pas de récolte… Donc il faut que ce soient des guerres courtes, rationnelles, on va rechercher une grande efficacité sur le terrain.

C : Est-ce que ça n’est pas en train de changer avec les nouvelles guerres ? On entend souvent que ce sont de plus en plus les civils qui sont tués. Donc cette différence que tu décris est-elle toujours d’actualité ou est-ce du passé ?

Q : Tu as entièrement raison : c’est un des signes qui tendraient à nous faire penser que nous nous dirigeons vers des logiques impériales. Les guerres contemporaines perdent de plus en plus leurs caractéristiques occidentales, et retrouvent celles des empires.

Je m’explique : il n’y a plus de conscription, plus de mobilisation, plus de service mili­taire – en France, mais c’est une tendance vraiment générale : on va vers une profes­sionnalisation des armées, avec une sophistication des armements. Ce n’est pas donné à tout le monde de conduire un tank et même le travail de fantassin demande maintenant une formation poussée. On voit aussi que ce sont des guerres de plus en plus longues. On pense au Moyen-Orient, des conflits interminables, mais aussi à la « guerre contre le terrorisme » : le « plan Vigipirate » date de 1979…

C : Un peu après, je crois…

Q : Je ne crois pas, l’origine c’est 1979 [2]. « Guerre contre le terrorisme », mais aussi « guerre contre la drogue », ce sont des guerres qui n’en finissent pas, ça continue, ça continue… Et guerres meurtrières, tu as raison, ce sont de plus en plus des civils qui sont touchés depuis le XXe siècle.

Tout cela ressemble au schéma impérial et nous reviendrions alors à des affrontements de minorités violentes en guerres incessantes et meurtrières. C’est un des signes qui militent aujourd’hui pour une sortie de l’Occident : nous serions en train de nous extraire du schéma occidental.

C : Il y a quelque chose de contre-intuitif, parce que la Seconde guerre mondiale a été très meurtrière. C’est le point de vue des post-modernes : ces massacres, la Shoah, montrent que la modernité est destructrice. On avait tendance à penser que les guerres auparavant étaient moins meurtrières et que l’industrialisation des guerres avait créé un monstre sans équivalent avant.

Q : C’est à la fois vrai et faux. Le XXe siècle apparaîtrait, dans notre grille de lecture, comme un siècle de transition. Nous avons vu qu’au sein des empires historiques, il y avait des moments de « pause impériale » où s’instaurait un polycentrisme. On retrouve à l’inverse au sein de l’Occident des poussées impériales. Le monde moderne n’est pas absolument a-impérial ou anti-impérial : il y a des moments de tendances impériales. Notamment lors des menées coloniales françaises, portugaises, espagnoles, anglaises : les colonisations ont effectivement été de telles poussées impériales, mais elles n’ont pas donné naissance, réellement, à des empires.

De la même manière, on peut lire le totalitarisme, donc le nazisme mais surtout le bol­chevisme, comme des poussées impériales au sein de l’Occident. Les logiques russes et allemandes, à ce moment-là, ont été impériales. Évidemment, là encore, cela n’a pas abouti à des formes-empires achevées. Mais un très grand nombre de signes montraient là aussi une sortie de l’Occident, et notamment à travers le nombre de morts, et surtout côté bolchevique, il y avait une indifférence face au nombre de tués, on envoyait au massacre les gens de manière indistincte. Donc il y a des tendances impériales au sein de l’Occident, la Seconde guerre mondiale l’a été à travers les totalitarismes, et la pre­mière l’a également été comme l’aboutissement des impérialismes coloniaux euro­péens. Donc on peut voir le XXe siècle comme le moment où se réenclenchent des logiques impériales. Aujourd’hui, ces tendances seraient plutôt du côté de l’islamisme : lorsque nous le qualifions, en première approche, de totalitarisme, à Lieux Communs, nous vou­lons dire qu’il s’agit d’une poussée impériale [3].

C : Justement, on parlait des guerres pendant la période coloniale. Il y a un cha­pitre dans la brochure sur « L’idéologie impériale » qui suit celui sur les guerres. Tu y parles de la culpabilité occidentale qui serait une nouvelle idéologie…
Avant, juste une chose : ton approche me fait penser à une sorte de dystopie envisageable. On parle quelquefois d’utopies qui paraissent de plus en plus lointaines, là, tu envisages, bon, pas le pire, mais ce qui pourrait se produire, c’est un exercice difficile d’essayer de voir l’avenir…
Et alors donc d’après toi l’idéologie impériale s’appuie sur une culpabilité occi­dentale, comme si l’Occident était le seul empire alors que ta thèse c’est précisé­ment de dire l’inverse : l’Occident serait la seule civilisation qui s’oppose vraiment aux logiques impériales. Ma question est peut-être un peu tordue, mais c’est éton­nant de voir une idéologie impériale basée sur la culpabilité du Blanc qui s’auto-flagelle parce qu’il aurait été impérialiste, qu’il aurait colonisé l’Afrique…

Q : Bien sûr, c’est un des paradoxes de notre époque, et pas des moindres ! Un empire d’après Ibn Khaldoun relu par G. Martinez-Gros a une idéologie. C’est une idéologie qui doit prôner la non-violence puisqu’il a sous sa domination un peuple qui doit uni­quement produire donc être désarmé et pacifique – s’il ne l’est plus, il pourrait revendi­quer, se révolter, se soulever… Donc le discours impérial doit être pacifiant et non-violent. C’est par exemple le christianisme dans l’empire romain, ou le bouddhisme dans l’empire chinois. Aujourd’hui, l’idéologie qui nous désarme est l’idéologie tiers-mondiste et tu l’as très bien décrite : Nous sommes les Blancs, nous serions impérialistes – c’est le paradoxe – donc nous ne devrions rien faire, et surtout pas la guerre, ne pas affronter les vrais impérialismes, nous devrions rester passifs et pacifiques en regardant ce qui se passe… Et c’est tout à fait logique parce qu’un empire est une entité politique qui prône la paix, la tranquillité puisqu’un véritable empire doit être universel, le seul qui existe véritablement, sans ennemi. C’est le seul État existant, la seule vraie civilisation.

Donc l’idéologie impériale actuelle est le tiers-mondisme, le politiquement correct, la bien-pensance qui excuse en permanence le comportement des non-occidentaux : ils ont raison et le Blanc, l’Occidental, a tort a priori et ne doit rien faire. Par contre, en face, tout est possible puisqu’on trouvera systématiquement des excuses et même si possible des raisons de faire qui nous impliquent nous : ce sera à cause de nous si les autres sont mauvais ou violents.

C : Dans ce texte, tu cites le livre Islam, phobie, culpabilité [de Daniel Sibony, 2013, Odile Jacob], où il est bien montré que c’est une manière de se remettre au centre des choses… Ce ne sont pas les autres qui sont responsables, c’est nous qui avons mal agi : les autres sont déresponsabilisés. Les vrais responsables sont les Blancs et ils doivent le rester jusqu’au bout. Et lorsqu’ils ne sont pas impliqués, ils doivent se remettre au centre. Ça c’est vraiment un ressenti fréquent avec certains tiers-mondistes qui font de Daech une faute Occidentale – alors qu’il faudrait re­monter loin dans l’histoire ! – et du coup il ne faudrait rien faire… C’est étrange : s’il surgit une autonomie, il faut la soutenir, sinon il ne faudrait rien faire… C’est perturbant psychologiquement… Ce n’est pas pour blâmer certains peuples mais il s’agit de responsabilité : ce sont des sujets politiques et pas simplement des ob­jets des Blancs. Comme si les Blancs faisaient et défaisaient le monde et étaient les seuls à faire de la politique.

Q : Tu as très bien décrit les choses. Pour chaque partie du texte, je m’appuie sur des auteurs particuliers [4] et sur cette question c’est sur le très bon livre de Daniel Sibony qui s’est interrogé en tant que psychanalyste sur cette culpabilité et a créé le terme de « culpabilité narcissique », que je trouve extrêmement éclairant. Culpabilité narcis­sique, ça veut dire que l’on se rend coupable de la faute des autres, ce qui nous rend im­portants – et comme nous sommes si importants, nous ne pouvons qu’être responsables de la faute des autres… Il y a là, il me semble, le nerf psychologique de l’idéologie im­périale. On a un peu de mal à comprendre parce que c’est très pervers : on utilise les autres, ceux qui sont différents – Sibony parle principalement de l’islam – on va excuser la bêtise musulmane, la violence djihadiste, à travers notre culpabilité : nous avons créé la colonisation, nous les avons asservis, nous les avons déportés ici – ce qui est n’importe quoi, mais c’est ce que l’on entend encore – etc. Bref : leur attitude négative est notre faute. Par contre, ce qui est positif chez eux n’est pas de notre responsabilité. Nous prenons sur nous uniquement le négatif ! C’est un narcissisme, vraiment, au sens premier : nous sommes le centre du monde. Derrière un discours très tiers-mondiste, très misérabiliste, nous nous maintenons au centre du monde. Tu l’as très bien dit : on leur refuse d’être des sujets politiques qui répondent de leur passé, de leur histoire, de leurs actes, de leur volonté, de leur projet, etc. Pour le coup, il y a une sorte de continuité coloniale : c’est le mythe du bon sauvage. Et s’il est mauvais, c’est à cause du Blanc qui l’a corrompu. Là on voit bien le ressort fondamental de l’idéologie.

(Pause musicale)

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Cf. « De Castoriadis à l’empire », texte à venir.

[2… en 1978, suite à deux attentats pro-palestiniens, le secrétariat général de la défense nationale (SGDN) émet une circulaire ministérielle classée « confidentiel défense » qui prévoit une extension considérable des pouvoirs des autorités civiles de police sans se substituer aux autorités militaires. Après l’attentat de la rue Copernic en 1980, il deviendra le plan intergouvernemental « Pirate », qui ne cessera de s’étoffer en 1991, 1995, 2003, 2005 puis 2014…

[4D. Cosandey, Le secret de l’Occident ([1997], Flammarion, 2007) et V. D. Hanson, Carnage et culture (Flammarion, 2002) pour les deux précédentes.


Documents joints

MP3 - 213.1 Mio

Navigation

Articles de la rubrique

Soutenir par un don