« Le voyage vers l’empire a déjà commencé » (2/2)

lundi 29 octobre 2018
par  LieuxCommuns

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(.../...)

C : Alors le chapitre suivant, c’est « Empire et réalité multiculturelle ». Effective­ment, l’empire est tellement immense qu’il est forcément multiculturel, et tu essaies de voir les choses communes entre l’époque de l’empire ottoman et l’époque actuelle…

Q : Tout à fait. Le multiculturalisme n’est pas abordé directement par Ibn Khaldoun, et G. Martinez-Gros ne fait que l’évoquer. Mais c’est un phénomène massif sur lequel nous, libertaires, nous butons : nous ne savons pas comment le comprendre. Nous sommes habitués à un peuple uni – je parle de la mythologie, là – uni contre l’oppression et les puissants. Et là nous voyons un phénomène fondamentalement nouveau en France, qui s’est instauré depuis dix ou quinze ans de manière massive et est un multi­culturalisme de fait. Il bouscule les schémas, demande à être interprété et je pense qu’il ne peut l’être qu’à travers la logique impériale, précisément.

Tu l’as dit : un empire ne peut qu’être multiculturel parce qu’il embrasse une grande étendue de territoires habités par des peuples différents et qu’il les régente tous. Mais il l’est aussi parce que régulièrement des tribus l’infiltrent et prennent le pouvoir. Donc la logique impériale crée une séparation absolue, en tout cas très nette, entre les domi­nants, l’État, et les populations – on voit que c’est le contraire exact d’une démocratie. Et cette séparation est ethnique, voire religieuse. Mais on a vu que les dynasties s’affai­blissaient dans l’empire, perdaient leur propre violence et étaient remplacées par d’autres. Donc il y a aussi une création continue de multiculturalisme à l’intérieur de l’empire. Autre aspect : le multiculturalisme crée une population émiettée, fragmentée, divisée en cultures, en ethnies, en religions, en langues, etc. Donc c’est une population qui ne peut pas s’unir pour faire ce que l’on appelait une révolution… Ce n’est pas pos­sible, c’est impensable dans un empire. Il peut y avoir un soulèvement d’une partie du peuple, d’une communauté qui formerait une marge intérieure qui prendra le pouvoir : ça c’est possible, que des marges se créent à l’intérieur de l’empire, c’est ce que l’on voit ici en banlieue, notamment. Ou, nous en reparlerons, en Amérique du Sud, les narco-trafiquants.

Donc il y a un multiculturalisme de fait qui se maintient grâce à l’idéologie impériale qui promeut la paix civile, le « vivre-ensemble »… Aujourd’hui, ce multiculturalisme découle d’une immigration qui n’est plus contrôlée et qui a changé de nature. On ne de­vrait plus parler d’immigration et d’ailleurs on ne parle plus d’ « immigrés », on parle de « migrants » et à mon avis à raison. Parce que le phénomène d’immigration était très précis : entre le milieu du XIXe siècle et la fin du XXe siècle, il y a eu une série de mouvements de populations qui avaient un début et une fin, qui étaient limités, avec un processus d’assimilation au pays d’accueil. On a ainsi vu les Belges, les Russes, les Ita­liens, les Portugais, les Espagnols, etc., et on a vu aussi des Maghrébins et des Africains, et tous s’intégraient. Depuis les années 70-80, et c’est maintenant très net, on a un phé­nomène différent : les mouvements de populations ne sont plus limités dans le temps, il y a un début, mais on ne voit plus de fin. Ce sont des mouvements absolument massifs et il n’y a plus d’assimilation [1]. Donc il y a eu la création d’un multiculturalisme de fait à l’intérieur des populations locales, autochtones, productives. Et ça c’est une condition de la vie de l’empire.

C : Est-ce que ce n’était pas déjà le cas dans les pays anglo-saxons, qui sont déjà plus multiculturels à la base ? Je pense aux États-Unis où il y a encore des Ir­landais, alors que ça fait déjà cinq-six générations… Il y a des bouts de peuples qui sont rassemblés, mais il n’y a pas d’intégration puisqu’à la base les natifs sont les Amérindiens qui ont été exterminés…

Q : Le cas des États-Unis est très particulier parce qu’ils sont basés sur ce modèle an­glo-saxon, mais finalement il y a moins de sécessions communautaires là-bas qu’ici… C’est un paradoxe. Lors du moindre événement, tout le monde chante l’hymne améri­cain et est fier d’être américain. Ici… Même les Français de souche ne sont pas fiers d’être français… Donc même si les politiques ont été différentes entre les pays conti­nentaux et les pays anglo-saxons, finalement, on arrive à un résultat similaire. C’est un argument pour l’empire : il semblerait que le monde entier soit soumis à cette logique-là. Donc c’est d’un autre ressort que les décisions nationales, c’est un phénomène mon­dial de sécession interne. Avec la création de multiples sous-cultures… Là je m’appuie sur travaux de Hugues Lagrange, extrêmement bons, sur le Déni des cultures [Seuil, 2010] où il décrit une gauche qui, derrière ses bons sentiments et son idéologie impé­riale vantant l’indiscrimination, l’indifférence, le color blind, a accompagné la recréation de différences culturelles. Des immigrés maliens, surtout lorsqu’il y a rassemblements familiaux, recréent une sous-culture qui leur est propre, et même chose à propos des Maghrébins, des Turcs, des Asiatiques, etc. Donc on va vers une fragmentation des territoires et dans une logique impériale, c’est dans l’ordre des choses, c’est tout à fait normal. Là on voit bien que l’on quitte – et cela nous interpelle très fortement, nous, libertaires – on quitte les rives de l’Occident : nous ne sommes plus du tout dans la perspective d’un peuple qui parlerait la même langue, uni par une conscience de classe, par une culture, des expériences communes, etc. On va plutôt vers un éclatement et c’est très concret, c’est dans nos villes, nos quartiers, un éclatement des références. Et des voisins avec lesquels nous sommes étrangers. Il y a quarante ans, on parlait d’une « société d’étrangers » en parlant de la massification, de l’anonymat des villes ; aujour­d’hui, ce n’est plus une image. À Paris, on peut marcher une heure sans entendre parler français – ce n’est pas qu’il n’y a plus de Français, mais ils ne sont pas au téléphone ou ils sont seuls. Par contre on entend de l’arabe, de l’ourdou, du bambara, de l’anglais, de l’allemand, du mandarin…

C : Le chapitre suivant « Empire et mécanismes capitalistes », c’est un autre sujet, évoque le capitalisme comme un frein à l’impérialisme. Comme on l’a vu, c’est vraiment l’inverse de l’approche léniniste…

Q : Oui. Mais avant : le lien avec le point précédent est assez clair parce que le multi­culturalisme a lieu dans les villes, il reste marginal dans les campagnes. C’est aussi nor­mal parce que dans l’ordre impérial, il y a une différence très claire entre la ville impériale et les campagnes. En gros, et là je m’appuie sur les travaux de Christophe Guilluy qui le montre très bien [2], il y a un découpage du territoire entre la métropole multiculturelle, festive et surtout bassin d’emploi, et les campagnes paupérisées, abandonnées à elles-mêmes, même si elles représentent la majorité de la population. Donc, on a là un mécanisme capitaliste étonnant qui ne répond plus aux grandes orientations des derniers siècles.

C’est notamment parce qu’on s’achemine vers un capitalisme de type rentier – là, je m’appuie sur les travaux de Thomas Piketty, assez connus [3], qui ont tracé les évolutions économiques globales sur le long terme – mais aussi vers un capitalisme avec de très très grandes différences de revenus, une augmentation considérable des inégalités. Jusqu’ici, et c’est un effet du grand mouvement ouvrier depuis deux ou trois siècles en Occident, on tendait à une égalisation, à une réduction des inégalités. Là, le processus inégalitaire redémarre, ici encore depuis le tournant 80-90, avec une explosion des inégalités. On reprend donc une vieille logique impériale où il n’existe aucun frein à l’accumulation puisqu’il n’y a pas de contestation qui permettrait de faire contrepoids.

De la même manière, le caractère rentier que j’ai évoqué : ce n’est plus le travail qui paie, si j’ose dire, même s’il y a toujours des cadres qui s’enrichissent, mais on revient à une logique où ce sont les investissements, les rentes, les royalties, les dividendes qui ramènent de l’argent.

Autre tendance du capitalisme contemporain, l’intervention croissante de l’État : l’État est de plus en plus présent dans l’économie en tant qu’employeur, que banquier, que pourvoyeur de capitaux, son poids est croissant au fil du temps [4].

Dans un monde impérial, qui n’est pas un monde capitaliste, qui ne connaît pas de mécanismes capitalistes, c’est l’État qui est au centre, c’est lui qui accumule l’argent. Alors que dans le capitalisme la richesse est générée par la base, l’initiative des gens, des artisans au départ qui créent des fabriques, des manufactures puis des usines. Ce sont eux qui accumulent. Dans l’Empire c’est l’État qui, à travers le prélèvement de l’impôt, accumule et redistribue en fonction de ses intérêts et des progrès qu’il veut voir développer.

C : Est-ce que ce n’est pas ce qu’avait développé Marx, que le capitalisme irait toujours dans la direction de l’accumulation et de la concentration des moyens de production ? Est-ce que ce n’est pas toujours de cette façon-là que fonctionne le capitalisme ?

Q : Attention : pour Marx, le capitalisme, ce n’est pas l’État ; le Capital, ce n’est pas l’État. Alors que pour Ibn Khaldoun, le Capital, c’est l’État. L’État est La banque, c’est le seul acteur économique réel. Alors que pour Marx ce sont les entreprises, et la logique anonyme du Capital. Il y a une vraie contradiction et nous ne sommes pas du tout dans le même monde. Le monde de Marx, le monde du capitalisme, est un monde où l’économie est indépendante de la politique et de l’État. C’est la politique qui se met au service de l’économie, c’est même la critique classique que le monde politique comme paravent, acteur, marionnette du « Grand Capital ». Dans le monde de l’empire, on est dans le contraire absolu : c’est le politique qui décide de tout. C’est ce qu’on a retrouvé dans le totalitarisme, ce vers quoi a tendu le bolchevisme.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas du tout dans ce schéma-là, mais il existe des tendances : un poids accru de l’État, une augmentation des inégalités. Et aussi une baisse de la croissance : on renoue avec des taux de croissance très bas, presque de types impériaux. Un empire a très très peu de croissance, à l’inverse des 2 % de croissance que l’Occident a connu depuis cent ou deux cents ans, mais qui sont derrière nous, c’est fini, on sait que c’est derrière nous : nous sommes en train de retourner à une économie à très faible taux de croissance. Donc ici encore, on a une accumulation de caracté­ristiques économiques qui évoquent des traits impériaux.

C : Cette question de la croissance, ça fait penser à la fin annoncée du pétrole, alors que c’est une manne irremplaçable dans notre économie. Tu as un chapitre sur « Empire et écologie ». On peut dire qu’il y a eu une première période in­dustrielle marquée par le charbon, une seconde par le pétrole, et la fin de ces res­sources amènerait une nouvelle ère qui nous rapprocherait des empires tels qu’on les a connus bien avant notre époque.

Q : Oui, absolument. Une des caractéristiques de l’Occident est d’être arrivé, par l’in­termédiaire d’une créativité technique, à utiliser une source d’énergie majeure, qui avait toujours été là : le charbon, le gaz, le pétrole. Cela a été à l’origine d’énormément de progrès matériels et de nos sociétés telles qu’elles existent aujourd’hui. Même l’agricul­ture est sous perfusion de carbone, qu’il s’agisse des engrais, du machinisme, etc. Tout est sous perfusion, notamment de pétrole, et on sait que c’est une manne épuisable. On ne va pas jouer le jeu des prévisions – on s’est trompés plusieurs fois, on découvre de nouveaux gisements régulièrement – mais, de toute façon, avec une démographie mondiale qui augmente, nous avons une ressource épuisable et qui va être épuisée. Donc il y aura un changement de civilisation dans les décennies qui viennent. On fixe généra­lement la moitié du XXIe siècle comme un moment charnière, un point de bascule, en gros. Changement de société mais changement de civilisation parce qu’on sait que la transition énergétique est un slogan que l’on vend mais qui est totalement hasardeux : elle ne se fera pas comme on l’imagine et, de toute façon, nous sommes incapables de la faire à consommation constante. On consommera moins, de toute manière. Et une so­ciété qui consomme de moins en moins, on ne connaît pas : nous vivons dans des sociétés qui consomment de plus en plus, décennie après décennie, depuis que l’Occident est l’Occident. Donc il se profile un changement majeur dans la civilisation occidentale, même du point de vue de ses soubassements matériels. Bien sûr, on ne peut pas dire que cela annonce l’empire, mais cela provoquera de grands bouleversements.

Alors on peut aller un peu plus loin, c’est ce que je fais dans la brochure : il faudra se fonder sur des types d’énergies fluides et plus de stock comme le pétrole ou le charbon. Ce sera l’énergie solaire, hydraulique, géothermique, éolienne, qu’on ne peut pas mettre en réserve. Donc il faudra développer des formes de répartition extrêmement différentes. Et on a vu que dans l’histoire les grands empires étaient nés le long des grands fleuves, le Gange, le Nil, le Tigre, l’Euphrate, etc. parce qu’un État centralisateur est nécessaire pour organiser, répartir, réguler une énergie de flux, ici hydraulique. Je tente un parallèle : il est possible que l’on renoue avec des logiques impériales à travers le type d’énergie que l’on utilisera.

C : Alors en fait, dans ton texte, il y a toute cette première partie, les « Recoupe­ments » où tu pointes les similitudes entre les évolutions contemporaines et le monde des empires et tu continues dans la partie « Autres dimensions ». On ne va pas toutes les faire parce que l’émission arrive à son terme… Mais il y a une section sur l’évolution des langues et tout à l’heure tu évoquais le fait de déambu­ler dans Paris sans entendre parler français : tu crois que ça existait dans les em­pires perse, ottoman, chinois… ?

Q : Ça recoupe effectivement ce que je disais à propos du multiculturalisme : un empire est nécessairement multiculturel donc multilingue, un empire parle plusieurs langues. Il y a les langues de la base, on a vu les différentes communautés qui parlent des langues différentes les unes des autres, et il y a l’État qui parle une autre langue que la population. C’est ce qu’on retrouve un peu aujourd’hui avec l’arabe littéral, parlé par l’élite, et l’arabe du peuple, l’algérien, le marocain, le tunisien, l’égyptien, etc. Il me semble que c’est ce qu’on est en train de retrouver en Occident : d’abord les langues na­tionales se perdent. On voit bien que la richesse des langues disparaît, la langue du peuple n’a plus du tout la texture et l’épaisseur qu’elle a pu avoir. Ce n’est plus aujour­d’hui qu’un code permettant la communication. Et en parallèle, on voit renaître une multitude de langues locales, aussi bien du côté des régionalismes que du côté des langues d’importation, et des hybridations. Cela fait que, de plus en plus, lorsqu’on parle à quelqu’un dans la rue, on peut voir son niveau social, mais en plus son origine et son degré de maîtrise de la langue française. Rien qu’à l’oreille, on identifie la personne, sa position et sa trajectoire. Ça c’est une chose qui réapparaît massivement parce qu’au­paravant la tendance était à l’intégration du français et à la disparition des langues régio­nales, on pouvait s’en désoler, mais…

C : Oui, mais cela a toujours existé. On pouvait distinguer l’immigré breton qui parlait mal mais son objectif dans la vie était de maîtriser le français pour accéder à un niveau universel de français qui lui permette de s’intégrer dans la société parisienne, par exemple. Là ce qui change, on en parlait hors antenne, c’est que les communautés peuvent rester des générations en parlant mal français parce qu’ils s’identifient à autre chose et leur but n’est pas de s’intégrer à cette société, il n’y a plus d’universalité souhaitée sur le territoire.

Q : C’est ça : il n’y a plus d’identification, de pôle identificatoire.

C : Il n’y a plus de commun…

Q : Il n’y a plus de commun, exactement, il disparaît tendanciellement. Même le français de souche, le français de base a du mal à trouver un modèle identificatoire. On le voit chez les jeunes, par exemple ; il y a une généralisation du mode d’expression « banlieue », dans tous les milieux. Par exemple, lorsqu’ils prennent des photos, ils font les signes des gangs américains avec les doigts, ils prennent facilement l’accent du « 9-3 », etc. Il y a donc une reconnaissance du « parler différent » en tant que nouveau modèle. Le français classique est en déliquescence, il se défait. Toutes les grandes langues nationales sont en train de devenir des langues de pure communication, sans richesses. Il y a donc une inversion des processus historiques.

C : Le français reste quand même la langue de l’élite : le français bien parlé, l’orthographe, la grammaire, restent un marqueur de classe.

Q : Bien sûr. Et ça ne peut que s’accentuer. Il y a un passage dans la brochure sur l’éducation : la dégradation actuelle de l’éducation participe à ce processus de différen­ciation entre classes sociales mais aussi entre ethnies : on renvoie de plus en plus l’indi­vidu à son origine à la fois sociale, ethnique et religieuse, sous prétexte de tolérance et de « vivre ensemble », du « respect » de tout le monde et de chacun. On sanctifie la « différence », donc le déterminisme social et culturel. Il y a donc une dégradation généralisée qui aboutit à un éclatement d’une unité qui au­paravant arrivait à souder un peuple en une seule entité, malgré des différences internes, des dialectes locaux, etc.

C : On arrive au terme de l’émission… Il y avait beaucoup d’autres dimensions, je ne peux que renvoyer à la brochure qui est disponible dans les bonnes librairies.
Alors comme début de conclusion, tu évoques des « Contre-tendances ». Tu décris une dystopie envisageable, un cauchemar qui risque d’arriver, mais il y a quelques espoirs, et c’est intéressant de les noter. C’est ce que tu fais en fin de brochure.

Q : Oui, c’est une partie importante parce que tout au long du texte, qui est relati­vement important, j’argumente en faveur de la tendance impériale : il y a une multitude de signes qui pointent vers le schéma d’Ibn Khaldoun. Mais comme le titre l’indique, c’est un horizon, ce n’est pas une certitude non plus. Ce n’est pas non plus une dystopie, je ne suis pas tellement d’accord avec le terme… C’est un horizon possible. Il est possible que nous allions dans cette direction-là. Il y en a d’autres, mais celle-ci est très attirante. D’après moi nous nous dirigeons vers elle…

C : Nous avons déjà commencé le voyage…

Q : C’est ça : le voyage a déjà commencé. De manière assez hétérogène : il y a des secteurs de la société où l’évolution est bien plus avancée que dans d’autres, mais la direction est prise.

Ceci dit, le but du texte n’est pas d’imposer un point de vue ou uniquement de militer en faveur de cette hypothèse mais de donner à penser. Donc je finis le texte en listant des « contre-tendances » pour montrer que ce n’est pas joué, qu’il y a des choses qui résistent. Je vois quatre « verrous » – j’appelle verrous ces processus qui empêchent la société actuelle, sociétés occidentales mais aussi sociétés mondiales, de se diriger vers le modèle impérial.

Le premier c’est l’écologie. En gros, tant qu’il y aura du pétrole, du gaz puis du char­bon, dans l’ordre, on peut penser que le modèle occidental va se maintenir, grosso modo. En tout cas, il n’y aura pas de grands basculements tant que le soubassement matériel, énergétique, existera pour les mécanismes capitalistes.

Deuxième élément, la question du capitalisme. On a vu qu’il montrait aujourd’hui des tendances impériales, mais globalement il semblerait, d’après ce qu’on sait, que ses mé­canismes résistent encore et s’opposent à l’empire. Tant qu’il y aura une réelle créativité entrepreneuriale, je pense notamment aux petites entreprises, PME-PMI, lesquelles « font » vraiment du capitalisme productif en opposition à la financiarisation de l’éco­nomie qui est vraiment dans la rente, dans la mondialisation, dans la destruction, bref, tant que la « base » des mécanismes capitalistes tiendra, il y a peu de chance que l’on bascule dans l’empire. C’est le deuxième verrou. C’est peut-être un peu étonnant puisque notre famille politique fait du capitalisme un mal absolu, mais il semblerait, puisque c’est une véritable création occidentale, qu’il constitue une réelle résistance à l’empire.

Troisième verrou que je verrais, c’est le verrou géopolitique. Autant on voit bien les tendances sociologiques ou historiques, globales, vers l’empire, autant géopolitique­ment, on sait pas trop la forme que l’empire pourrait prendre. On voit bien que l’Europe pacifiée est menacée par le monde musulman, violent, qui est en train de s’effondrer, comme une grande partie de l’Afrique et du Moyen-Orient. Du côté des États-Unis, ce serait plutôt tout le sous-continent latino qui serait pourvoyeur de tribus violentes. Vers l’Australie, ce serait son versant nord, à la fois asiatique et musulman, mais du côté chinois, on ne voit pas tellement ce que seraient les marges menaçantes – il y a le Xinjiang, mais qui est vraiment très minoritaire – et pas plus du côté du Japon. Donc sur le plan géopolitique on ne voit pas l’émergence d’un pôle impérial unique. Alors on peut imaginer, c’est une hypothèse que je pose dans le texte, un archipel de métropoles ; Los Angeles, Pékin, New York, New Delhi, Tokyo…

C : C’est un polycentrisme, quelque part…

Q : Aujourd’hui, oui. Dans cette hypothèse, il y aurait unification de ces métropoles formant un continuum avec disparition des frontières étatiques, mais ça reste vraiment hypothétique. En tout cas, pour finir là-dessus, on ne sait pas trop la forme que pourrait prendre un empire mondial… On voit bien que la Turquie joue un jeu impérial, la Russie aussi de son côté, en partie la Chine…

C : L’Iran aussi…

Q : Oui, l’Iran, mais c’est extrêmement limité parce qu’il est contenu par le sunnisme de tous les côtés… Donc on ne sait pas. Il faudrait un bouleversement géopolitique, imprévisible pour l’instant.

Quatrième verrou, beaucoup plus intéressant de notre point de vue, c’est le verrou po­pulaire. Les gens, les petites gens, la population en Occident en général n’est pas prête du tout à admettre l’empire. Il y a certes des choses qui pointent : il y a l’indifférence, il y a l’apathie politique… Mais il y a énormément de phénomènes, comme le multicultu­ralisme, qui ont du mal à passer. La mutation du capitalisme, c’est-à-dire l’explosion des inégalités, a également du mal à passer, la paupérisation généralisée aussi ; l’arbitraire de l’État n’est toujours pas admis, etc. Beaucoup de réflexes ont été emmagasinés durant la modernité qui demeurent et forment une résistance anthropologique de la part des gens. Concrètement, c’est à la fois les mouvements sociaux, à la fois le sens du travail, à la fois le sentiment de justice… Toutes ces choses-là se matérialisent à travers des luttes sociales mais aussi et surtout des actes de tous les jours et font barrage, font obstacle aux tendances impériales.

C : Voilà, on va finir sur une conclusion faussement optimiste…

Q : …non, non, ce n’est pas faussement…

C : …quand même on est loin de l’utopie… En tout cas celle imaginée par C. Castoriadis ou les libertaires…

Q : On en est très loin. Mais il faut admettre que le mouvement ouvrier à disparu au­jourd’hui, même s’il reste de multiples traces de ce que C. Castoriadis appelait le projet d’autonomie, qui restent en partie vivantes mais sont très ténues. Alors on peut s’y accrocher, il faut s’y accrocher, on s’y accroche et c’est au nom de ce projet d’autono­mie que je fais ce que je fais. Mais il faut aussi admettre qu’il y a beaucoup, et de plus en plus, de choses de la réalité qui nous contredisent et même qu’on ne comprend plus. Alors peut-être, c’est le pari fondamental de mon travail, qu’en comprenant ce qui se passe, en nommant les processus qui se déroulent – et je pose l’hypothèse que ce sont des processus impériaux – nous pourrons arriver à dégager la cohérence de ce qui nous arrive pour y apporter une résistance et une réponse efficaces.


[2Fractures françaises, Flammarion, 2010.

[3Le capital au XXIe siècle, Seuil 2013.

[4Trait considérablement accentué par la pandémie de Covid-19, cf. brochures n° 26 et 26 bis, Écologie, pandémie & démocratie directe, mai 2020.


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