Le problème de la perspective d’émancipation selon Castoriadis, Lyotard et Lefort

lundi 4 janvier 2010
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Mémoire de DEA D’ETUDES POLITIQUES Par FABIEN DELMOTTE

Sous la direction de M. Vincent Descombes (2005)

Le problème de la perspective d’émancipation selon Castoriadis, Lyotard et Lefort

Mémoire de DEA D’ETUDES POLITIQUES Par FABIEN DELMOTTE

Sous la direction de M. Vincent Descombes

INTRODUCTION

La démarche d’aborder en commun les œuvres de Cornelius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Claude Lefort, dans le cadre d’une réflexion spécifiquement philosophique, ne va nullement de soi. La participation, à partir de 1954, de Lyotard au groupe politique et à la revue Socialisme ou Barbarie(désormais S. ou B.), qui, pour beaucoup, évoque surtout Lefort et Castoriadis, en leur qualité spéciale de « co-fondateurs », n’a à ce jour pas suffit à rendre habituel ce rapprochement qui peut donc sembler paradoxal. Du reste, même une fois reconnue la présence de Lyotard au sein de S. ou B., la question reste entière de l’intérêt philosophique qu’il pourrait y avoir à comparer ces trois auteurs, qui rédigèrent essentiellement leur œuvre après l’arrêt de leurs activités au sein du groupe et de sa revue.

Le fait est que, mis à part pour cet épisode de militance commune1, le nom de Lyotard n’est guère spontanément attaché à ceux de Castoriadis et de Lefort, mais plutôt, de manière très générale, aux figures philosophiques françaises des années 1960 et 1970, comme Deleuze, Foucault, ou Derrida, et mis en relation avec des problématiques parfois d’apparence plus esthétiques que politiques. Inversement, si Lefort et Castoriadis sont davantage cités ensemble, c’est souvent au nom de l’appartenance à la mouvance « antitotalitaire ». Or, il a déjà été remarqué que celle-ci contribue à masquer indûment, sur le plan politique, la profondeur de certaines des divergences opposant ces deux auteurs2, sans mettre en valeur l’orientation spécifiquement philosophique de leur travail. Cette dénomination n’empêche donc pas de rendre problématique la nature des liens entre Lefort et Castoriadis, sans renforcer, au contraire, l’évidence d’un rapprochement philosophique avec Lyotard, que le critère politique « antitotalitaire » n’appelle pas spontanément.

Pourtant, ce repérage sommaire ne doit pas décourager nos efforts pour cerner un enjeu philosophique susceptible d’autoriser la comparaison entre ces trois penseurs, et présentant une pertinence actuelle pour la réflexion. Si nous avons relevé ces manières couramment usitées de situer nos auteurs, ce n’est, en effet, pas tant que nous soyons convaincu du danger qu’elles font courir à notre entreprise que pour marquer la conscience de cet obstacle apparent au travail que nous entreprenons, et en prévenir l’influence éventuelle chez le lecteur. Il est sans doute souhaitable de prêter moins d’attention aux « familles de pensée » auxquelles se rattachent parfois les auteurs, et qui se constituent notamment par la quasi-ignorance dans laquelle elles se tiennent les unes envers les autres, au détriment de la comparaison et de la discussion de leurs vues. Cette attitude, concernant Castoriadis, Lyotard et Lefort, ne facilite pas la compréhension de notre sujet, puisque même si ces trois auteurs se citent parfois, éventuellement pour exprimer un désaccord, c’est somme toute assez rarement. Cela signifie, entre autres, que la comparaison que nous allons entreprendre ne cherche pas tous ses points d’appuis dans les assertions explicites de ces penseurs les uns envers les autres. Néanmoins, cela n’implique pas qu’il soit impossible de trouver dans leur travail un questionnement qui nous permettrait de les interroger en commun, en étudiant la différence de leurs positions et la manière dont celles-ci sont argumentées. Dans cette dernière hypothèse, nous pourrions alors nous demander si ces divergences, voire les traits d’hostilité qui ont opposé à un moment donné ces auteurs, ne seraient pas susceptibles d’être mis en perspective sur le fond d’une problématique commune que leur œuvre permettrait de poser. Or, il nous semble qu’une telle démarche est possible, et que ces travaux constituent une source de réflexion privilégiée pour la question qu’ils contribuent à poser.

Pour s’en convaincre et y voir plus clair, il peut être intéressant de revenir sur la signification de l’expérience militante partagée par les trois penseurs au sein de S. ou B.. C’est là le point commun le plus évident entre Castoriadis, Lyotard et Lefort. Nos trois penseurs ont d’ailleurs tous procédé, après la fin du groupe, à la réédition sous forme de livre de certains de leurs articles parus initialement dans S. ou B., la publication la plus tardive étant celle de Lyotard en 1989 avec La guerre des Algériens. Lefort publia quant à lui Eléments d’une critique de la bureaucratie en 1971, composé d’un nombre important de textes parus dans la revue, tout en en insérant à nouveau dans L’invention démocratique en 1981, tandis que Castoriadis publia au cours des années 1970 rien moins que huit livres composés en grande partie d’articles de cette période, sans compter le texte qui compose la première moitié de L’institution imaginaire de la société. Par ailleurs, les travaux tardifs des trois auteurs continuent toujours de comporter ici et là des références à des textes parus dans S. ou B, pour s’en démarquer ou s’y référer positivement, à moins qu’il ne s’agisse de décrire un itinéraire, à l’occasion parfois d’un entretien.

Pourtant, nous avons déjà souligné que les œuvres majeures de ces trois penseurs se sont surtout développées après cet épisode, de sorte que celui-ci pourrait paraître surestimé si nous prétendions en tirer sans plus d’explications le motif de notre comparaison philosophique. La revue S. ou B. est en effet assez souvent citée, non pas pour son apport philosophique, mais en tant qu’elle se distinguait, dans l’après-guerre, par sa critique vigoureuse du totalitarisme russe, rare chez les intellectuels français en vue qui gravitaient autour du « stalinisme ». Par ailleurs, comme l’a noté Philippe Gottraux dans son ouvrage consacré au groupe3, beaucoup de descriptions rabattent S. ou B. au rang de revue « intellectuelle » alors qu’elle se présente très résolument comme l’organe d’expression d’un groupe politique engagé dans une activité militante concrète et pratique4, et concernant notre démarche, cette nature politique de l’activité de S. ou B. peut sembler exclure un éventuel intérêt spécifiquement philosophique à s’y arrêter.

Pourtant, il est clair que ce groupe, aux effectifs modestes, avait non seulement des prétentions théoriques, mais aussi un fonctionnement collectif rendu possible par une idéologie que ce groupe partageait et à laquelle il formait ses membres5. Or, cette idéologie assumait la référence au marxisme et n’était pas exempte de présupposés philosophiques. Certes, il eût été infamant de dire aux membres de S. ou B. que leur activité théorique était de la « simple philosophie », puisque, dans l’inspiration en cela du jeune Marx, il fallait fustiger la spéculation philosophique6 qui se contente d’interpréter le monde lorsqu’il s’agit si impérieusement de le transformer7. L’exigence était dès lors admise de refuser l’attitude contemplative et de dénoncer les exercices abusifs d’abstraction, méconnaissant la singularité concrète des sociétés à défaut d’une analyse économique, sociologique ou historique appropriée.

Cependant, il est à noter que Castoriadis, Lyotard et Lefort considérèrent tous trois ultérieurement que leur activité antérieure au sein de S. ou B. mobilisait effectivement des présupposés philosophiques implicites, qu’ils eurent à cœur de remettre en cause en se dégageant de l’idéologie marxiste du groupe, dont ils estimaient qu’elle ne répondait plus aux exigences de la réflexion. Cela signifie que le point commun réunissant ces trois auteurs n’est pas simplement le partage d’un long temps de militance politique au sein d’un petit groupe « d’orientation révolutionnaire », abandonné ensuite au bénéfice du travail de la pensée, dont la relation avec ce premier engagement pourrait paraître simplement biographique. Le lien entre ces auteurs est en effet utile pour notre réflexion, non seulement en ce qu’il invite à repérer une similitude de pensée sur certaines questions importantes à l’époque de S. ou B., mais aussi parce que le rejet des présupposés philosophiques du marxisme s’avère constituer un point commun de l’œuvre de « maturité » de Lefort, Lyotard et Castoriadis.

Bien sûr, le repérage d’un tel point commun reste encore trop négatif et imprécis, de telle sorte qu’il pourrait sembler que le simple rejet d’un même courant de pensée n’offre pas assez d’éléments capables de justifier une étude en commun de ces œuvres. Pourtant, cette remise en cause du marxisme par nos penseurs, si elle ne suffit pas à rendre similaires les réflexions ultérieures de Lyotard, Castoriadis et Lefort, donne néanmoins l’occasion d’interroger ce que nous appellerons certaines de leurs divergences, en les mettant en relation à un questionnement qui rend possible la comparaison.

Pour ce faire, il faut considérer que S. ou B. s’était donné pour objectif de « reconstituer à neuf le tissu des idées directrices de l’émancipation des travailleurs »8, de sorte que la fin de S. ou B. devait appeler, à partir de la critique du marxisme, comme le dit à propos de lui-même Castoriadis dans un entretien de 1993, « une reconsidération de tout l’horizon de pensée dans lequel s’est situé depuis des siècles le mouvement politique d’émancipation »9. Or, cette indication ne s’applique pas au seul Castoriadis, et constitue sans doute, à condition de laisser bien sûr ouvert le contenu de cette reconsidération, un axe important du travail des trois penseurs après l’arrêt de leurs activités au sein de S. ou B., ce qui peut fournir la source du questionnement philosophique que nous voulons poser à ces œuvres, en interrogeant la grande différence de leurs positions et la manière dont celles-ci sont défendues. Certes, ce n’est que l’ensemble du travail que nous présentons qui pourra être en mesure de défendre ce qui à ce moment peut sembler n’être qu’une intuition. Il est néanmoins possible d’ores et déjà de préciser davantage l’enjeu de cette discussion, en considérant, ne serait-ce que sommairement, la divergence entre les jugement portés, au stade de leur réflexion ultérieure, par nos auteurs à propos de leur expérience militante de S. ou B. En effet, si Castoriadis en appelle à une reconsidération de l’horizon philosophique dans lequel s’est situé historiquement le mouvement révolutionnaire d’émancipation, c’est manifestement pour lui redonner une intelligibilité et penser sa possibilité, tandis que Lyotard estime lui par exemple que c’est cette perspective même qui est viciée et condamnée. Selon Lyotard, ce qui s’est popularisé sous le nom de « postmoderne » implique en effet que « c’en est fini du marxisme comme perspective révolutionnaire », mais aussi, « de toute perspective révolutionnaire »10, car il « faut que la pensée se plie à l’évidence que les grands récits d’émancipation, à commencer(ou à finir) par le « nôtre », celui du marxisme radical, ont perdu leur intelligibilité et leur substance »11. Quant à Lefort, il rejette également ce qu’il appelle le « mythe de la révolution prolétarienne »12, mais ne cherche pas moins à définir une position originale sur la question de l’émancipation, en cherchant à « repenser l’idée de la liberté(…) dans le cadre d’une théorie de la démocratie, n’éludant pas la division, le conflit, l’inconnue de l’Histoire »13, et en ce sens spécial les « conditions de possibilité » de « l’émancipation »14 pensable au sein de la démocratie moderne.

Il n’est pas question de chercher en cette introduction à articuler précisément cette simple recension, mais le constat de ces divergences doit indiquer que la question de la perspective de l’émancipation pourrait permettre de comparer les travaux de Castoriadis, de Lyotard et de Lefort, en tant que question du jugement qu’il convient d’adopter face au problème de savoir si le projet d’émancipation est défendable et pensable dans un horizon philosophique, et lequel, ou s’il convient de l’abandonner. Nous voulons en effet comprendre comment les conceptions de nos penseurs aident à discuter philosophiquement la perspective de l’émancipation, en passant par l’étude des problèmes de cette perspective selon ces philosophes. Par perspective de l’émancipation, nous entendons à la fois le projet d’émancipation en tant que tel, et l’horizon particulier de pensée qui caractérise la défense de ce projet, en cherchant à en défendre la possibilité philosophique. L’étude des problèmes de cette perspective selon ces trois auteurs implique autant l’étude des problèmes qui sont posés par l’élucidation de cette perspective, que les problèmes qui mettent en cause cette perspective elle-même et donc ses présupposés, puisque nous essayons d’attendre de cette discussion une clarification à propos de la possibilité philosophique ou non de la défense du projet d’émancipation.

Cependant, il faut tout de suite préciser qu’il n’est pas question de présenter une étude exhaustive sur l’objet qui nous occupe, en raison principalement de l’ampleur de l’œuvre de ces trois auteurs. Cela explique que, sur bien des points, nous ne pourrons toujours approfondir ce qui le mériterait. De même, il ne s’agira pas pour nous de prendre systématiquement position sur les orientations différentes qui distinguent ces auteurs mais souvent de les mettre en relief pour favoriser la discussion. Pour préciser davantage l’intérêt de ce rapprochement spécifique entre ces trois penseurs, et terminer ces remarques préliminaires, il faut enfin noter que, d’un point de vue politique, nos trois auteurs ont la particularité d’avoir abandonné le marxisme alors que leur adhésion antérieure à celui-ci était déjà synonyme d’une critique du communisme totalitaire, de sorte que le mouvement de leur pensée manifeste sur ces questions une originalité qui justifie qu’on les étudie à part, puisque que, dans ces conditions, l’abandon du marxisme ne peut être motivé purement et simplement en raison de sa complicité directe envers ce type de régimes, et mobilise notamment le détour philosophique. Indépendamment de l’épisode S. ou B., l’orientation de ces auteurs n’est pas moins remarquable en tant qu’elle s’articule également avec une certaine compréhension de la modernité, de la « postmodernité » ou de la démocratie. Or, ce point contribue également à nos yeux à justifier le rassemblement spécifique de ces trois auteurs, ceux-ci étant rarement étudiés ensemble, alors que leur réflexion philosophique est manifestement menée et articulée avec un intérêt commun pour la caractérisation de notre temps.

Cette présentation générale doit cependant désormais laisser place à des indications aptes à faire comprendre la manière dont nous allons organiser notre étude. Traiter le problème de la perspective d’émancipation en suivant Castoriadis, Lyotard et Lefort revient d’abord à mesurer ce qu’on peut appeler la crise du marxisme, c’est-à-dire à étudier les raisons de l’insuffisance de ce cadre de pensée hérité. Cette tâche sera menée en deux temps. On essaiera d’abord de comprendre pourquoi le marxisme fut, un temps, considéré apte à rendre pensable la visée d’émancipation, avant de s’attacher à saisir pourquoi il fut ensuite jugé incapable de penser et d’accomplir cette exigence. L’étude montrera comment une inspiration philosophique commune de la critique du marxisme laisse cependant nos penseurs en désaccord sur les conclusions à en tirer pour la perspective de l’émancipation.

Les parties suivantes tâcheront d’élucider les répercussions de la manière dont nos philosophes traitent différemment certaines notions antérieurement centrales dans le marxisme, pour essayer de comprendre le sort réservé à la question du projet d’émancipation dans leur œuvre. Pour ce faire, nous commencerons par y étudier le statut problématique des notions de société et d’histoire, afin de faire valoir inspiration commune et différences significatives sur des questions telles que l’unité de la société, sa division et son rapport à l’historicité.

Ce travail aura permis de saisir comment ces penseurs prennent concrètement leurs distances avec la conception dialectique sur la question de l’histoire et de la société, mais il nous faudra alors interroger de plus près le rapport qu’ils entretiennent avec la notion de vérité, qui est également problématisée de manière significative dans l’œuvre de nos auteurs, de manière à constituer un terrain intéressant pour la compréhension du statut qu’ils veulent bien accorder à la perspective d’émancipation. Ces différents aspects nous mèneront alors à aborder le problème de la perspective de l’émancipation, du point de vue de la détermination de la possibilité ou non du projet d’autonomie, selon les points de vue divergents que nos élucidations antérieures auront aidé à bien faire comprendre, et qu’on mettra en rapport avec la question de la caractérisation de la (post)modernité et de la démocratie.

PREMIERE PARTIE : LA CRISE DU MARXISME

Cornelius Castoriadis, Jean-François Lyotard et Claude Lefort ont le point commun d’avoir partagé un temps une adhésion à un marxisme qui devait rendre pensable la possibilité du projet d’émancipation, avant qu’ils n’estiment, à partir des années 1960, que cet héritage idéologique était en crise et qu’il fallait conclure à son abandon. Ce mouvement de rejet pose le problème de savoir si la perspective de l’émancipation est pensable indépendamment de ce cadre de pensée marxiste et si elle peut en ce sens survivre à la crise de celui-ci. Cependant, avant d’en venir à traiter plus précisément cette question, il importe de comprendre pourquoi selon nos trois auteurs c’est le marxisme qui fut, au moment de leur participation commune à S. ou B., jugé apte à rendre pensable la visée d’émancipation, et pourquoi dans ce cas sa mise à distance fut jugée nécessaire.

L’angle qui est la nôtre ne doit pas nous conduire à présenter toute l’histoire de S. ou B. et tous les thèmes abordés par la revue, qui touchent de nombreux domaines politiques, historiques, économiques ou sociologiques. Ceux-ci pourraient légitimement faire l’objet d’une étude à part entière15. Ce qui nous importe, c’est la dimension philosophique, parfois simplement présupposée, de l’adhésion au marxisme par Castoriadis, Lefort et Lyotard à l’époque de S. ou B.. Par ailleurs, la reconnaissance par S. ou B. de son adhésion au marxisme n’impliquait pas que les trois penseurs partageaient toujours exactement les mêmes conceptions, mais il ne faut pas douter, comme le remarque Lefort, de « la cohésion du groupe, qui fut effective sur des questions essentielles »16. Nous nous concentrerons donc sur les grandes orientations qui caractérisaient le marxisme dont S. ou B. revendiquait la filiation, sans chercher immédiatement à entrer dans le détail des différences déjà significatives entre nos auteurs, qui sont davantage perceptibles au moment de la remise en cause de l’héritage marxiste. Le marxisme était considéré par S. ou B., dans cette période de l’après-guerre et des années 1950, comme, selon l’expression de Castoriadis, « la base de granit sur laquelle seule on peut bâtir solidement et que l’on ne peut pas remettre en question »17. Cependant, celui-ci n’était pas conçu comme une tradition figée, mais comme une conception qui appelait elle-même son propre renouvellement, si elle était conçue, dans l’optique de la « praxis » dans son « sens marxien » 18, en tant que l’« union indissoluble » d’une « recherche théorique constamment renouvelée qui éclaire la réalité changeante » et d’une « pratique qui constamment transforme le monde en étant transformée par lui »19. S. ou B. prétendait donc que la compréhension du présent, alliée à l’option de sa transformation pratique, trouvait dans le marxisme une source susceptible d’être amendée ou réinterprétée mais qui fournissait cependant seule le cadre théorique au sein duquel ces transformations étaient pensables et intégrables. Cependant, la référence au marxisme peut sembler égarante, au vu de la grande variété d’espèces politiques et philosophiques se réclamant de cette appellation. Sur un plan politique, S. ou B. offrait d’ailleurs le paradoxe, en apparence, de se réclamer du marxisme tout en combattant fermement la politiques de l’URSS et du mouvement « stalinien », mais aussi de ses opposants trotskistes20. Pour l’investigation philosophique que nous entreprenons, il faut s’interroger sur la manière dont l’interprétation donnée du marxisme est liée au projet d’émancipation et à la défense de la possibilité de sa visée. De ce point de vue, un bon axe d’approche peut se trouver dans l’analyse fournie par Castoriadis de l’URSS, qui dès les premiers numéros de la revue rapporte l’interprétation marxiste de la société à la mise en place au centre des préoccupations de la notion d’autonomie. Le propos de Castoriadis, dans l’immédiat après-guerre, avait pour objectif d’appliquer au régime soviétique les principes d’analyses que le marxisme avait élaboré dans sa critique de la société bourgeoise. Suivant certaines formulations de Marx21, Castoriadis demandait de chercher la nature de la société russe dans ses rapports de production économiques, en considérant que l’économie(infrastructure de la société) et les rapports sociaux qui s’y font jour, déterminent l’ensemble des autres domaines de la société(la superstructure) et correspondent à un certain degré de développement des forces productives, c’est-à-dire des moyens de la production. Or, ce qui définit de manière générale et classique un contenu de classe des rapports de production, c’est d’abord, rappelait Castoriadis22, la gestion de la production par la classe dominante et la répartition du produit social en sa faveur, grâce à son monopole sur les conditions matérielles de la production(moyens de production, objets de consommation). La classe exploitée est reléguée quant à elle au rôle d’exécutant et subordonnée aux besoins de la classe dominante qui s’approprie la différence entre le coût de la force de travail et le produit de ce travail(plus-value). Or, en Russie, l’appareil étatique, dans ses ramifications politiques, administratives, militaires, techniques et économiques, c’est à dire la bureaucratie23, gère le procès de production et l’oriente en fonction de ses intérêts, répartit le produit social en sa faveur et dispose de fait des moyens de production : c’est donc bien une classe à part entière. Le régime stalinien est un régime de classe, un capitalisme bureaucratique où la planification est l’organisation coordonnée d’une exploitation sans entraves. Il est notable que ces analyses réévaluaient l’importance des rapports de domination par rapport à une analyse économique attachée à la répartition, l’échange et la formation de la valeur. S. ou B. en tirait cette conséquence que l’objectif de la révolution n’était plus simplement la suppression de la propriété privée, réduite à une « nationalisation des moyens de production », mais aussi et surtout « l’abolition de la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général »24, source véritable de toute exploitation possible. Or, la suppression de la distinction stable entre dirigeants et exécutants ne s’avérait pensable selon S. ou B. que par l’« l’initiative autonome des masses travailleuses »25, l’instauration d’organismes autonomes des masses. Cette notion d’autonomie, qui se référait au début sans élucidation philosophique approfondie à la faculté de se diriger soi-même consciemment et de s’auto-organiser collectivement, décrivait l’affranchissement de la domination et de l’exploitation et participait à l’effort de « reconstituer à neuf le tissu des idées directrices de l’émancipation des travailleurs »26 par le projet d’une gestion directe de la vie sociale par la collectivité. Mais la notion servait également sur un plan plus philosophique à désigner l’envers de l’aliénation sociale dont sont victimes les hommes dans le capitalisme. L’autonomie était définie dans un texte publié en 1955 par Castoriadis comme « activité créatrice libre se déterminant elle-même »27. Création voulait dire, dans ce contexte, original et radicalement imprévisible28, mais aussi, dans le sillage d’une certaine tradition marxiste29, produit de l’activité humaine, qui a sa « source dans l’activité humaine »30. L’aliénation signifie qu’un rapport d’asservissement et de domination s’instaure à nos créations-« objets ou institutions », voire même « attitude intérieure »31. Les produits de l’activité de l’homme paraissent alors étrangers à ce dernier, prennent face à lui une « existence sociale indépendante », qui prétend renvoyer, indépendamment « de la volonté et de la conscience », à un « principe historique indépendant ayant une source propre », comme celui des « forces secrètes de l’histoire », de la « ruse de la raison », ou les « lois économiques naturelles »32. Au contraire, l’autonomie, ce devait être l’instauration d’un rapport différent à la création, ou objectivation : un rapport de liberté, en tant qu’elle est « consciemment reprise, affirmée à nouveau ou détruite »33. Ainsi étaient associées l’idée de production, d’originalité avec l’idée d’autodétermination, qui légitimait d’autres expressions comme « direction consciente par les hommes eux-même de leur vie »34, « domination consciente sur leurs activités et leurs produits »35. Le socialisme pouvait alors être conçu non seulement comme gestion directe des divers aspects de la société par ses membres, mais comme« suppression de l’aliénation en tant que reprise perpétuelle, consciente et sans conflits violents, du donné social »36 qui restaure la domination de l’homme sur ses créations. Cependant, il ne s’agissait pas uniquement de remarquer, selon S. ou B., que l’autonomie est une solution logique aux problèmes posés par l’existence des régimes d’exploitation. Suivant l’inspiration de Marx, il importait de chercher au sein de la société capitaliste elle-même la possibilité du mouvement de son dépassement, afin de ne pas réduire l’émancipation à un idéal coupé du réel. S. ou B. tenta de défendre cette possibilité, en refusant cependant, assez rapidement, de se satisfaire de la conception de Marx la plus classique37 qui cherche à découvrir les lois générales du mouvement des sociétés, la « loi naturelle qui préside à son mouvement »38 dans une « nécessité de fer »39 avec la « contradiction » fondamentale entre le développement des forces productives et les rapports de production40 et qui démontre l’inéluctabilité des crises économiques dans le capitalisme comme un argument en faveur de l’avènement du socialisme. La distance que marque de plus en plus au cours des années 1950 S. ou B. vis-à-vis de cette conception exprimait une méfiance envers les schémas trop objectivistes et rationalistes. Ceux-ci assimilent le marxisme à une science établissant des lois à l’image des lois de la physique classique pour déduire à l’avance des infrastructures économiques le comportement des classes et leur idéologie, de sorte que l’action humaine telle qu’elle s’exprime dans la lutte de classe ne peut être considérée que comme le reflet d’un processus objectif, en tant que tel indépendant de la volonté et de l’action des hommes et qui même les détermine sans que l’on puisse leur attribuer de rôle propre. Le rejet de cette conception, exprimé clairement par Lefort en 1952 dans « L’expérience prolétarienne »41, traduisait notamment l’influence de l’interprétation phénoménologique du marxisme telle qu’elle était, dans l’après-guerre, avancée par un philosophe comme Merleau-Ponty. Sans rappeler le détail des orientations philosophiques de cette période, on peut en effet rappeler qu’elle était marquée par un intérêt particulier pour le marxisme qui semblait impliquer l’étude de la philosophie de Hegel, mais investie d’une manière tout à fait spécifique en raison de l’attrait de la phénoménologie initiée par Husserl et de son influence sur le mouvement philosophique « existentialiste » français, connu à travers Sartre et Merleau-Ponty. De ce point de vue, la spécificité de la situation de Lefort mérite d’ailleurs d’être signalée, puisque c’est au contact de Merleau-Ponty, qui fut son professeur, qu’il s’engagea à la fois dans la réflexion philosophique et dans l’engagement politique, en reconnaissant sa profonde influence42 malgré leurs divergences politiques43. Cette influence se ressent d’ailleurs également chez Lyotard, qui publie en 1954 un petit livre sur la phénoménologie44, dont il compare les mérites avec le marxisme45. Sans entrer dans toutes les implications de cet intérêt pour la phénoménologie, ni tenter de comparaison systématique entre les auteurs que nous citions, il faut dire que, dans le cadre de S. ou B., cette influence était sensible dans la valorisation de la conscience, de l’action et du vécu du prolétariat, qu’il s’agissait de comprendre grâce à une description concrète apte à en reconstituer le sens, en montrant son rôle propre dans la détermination d’une histoire constituée d’une pluralité de possibles. Cela allait de pair avec le refus de considérer le prolétariat comme un simple chaînon d’un système déterministe rendant prédictible à l’avance son comportement sans que l’on puisse lui imputer en propre quoique ce soit, en reléguant son idéologie au statut d’apparence trompeuse, seule la production des conditions matérielles d’existence constituant la réalité à partir de laquelle nous serions en droit d’interpréter l’ensemble de la vie sociale46. Cependant, la mise à distance des théories trop déterministes et économistes ne s’identifiait pas pour S. ou B. au rejet de la recherche sur la manière dont le prolétariat peut être amené à incarner à la faveur des contradictions de la société capitaliste le mouvement de dépassement de ce système. La démarche de S. ou B. conservait une inspiration « dialectique », comme on va le voir à travers les textes de Castoriadis, en ce qu’elle recherchait, dans le fil de la tradition hégélo-marxiste, à identifier un antagonisme, des éléments opposés se niant respectivement, mais sans s’annuler purement et simplement, car rendant possible, sinon nécessaire, une nouvelle étape où la contradiction entre les deux termes serait surmontée dans une unité nouvelle. Même si l’on reconnaissait que « les hommes font leur histoire », et que les conditions objectives permettent simplement un résultat qui est le produit de l’action et de l’attitude des hommes, ces luttes devaient malgré tout s’inscrire dans un cadre qui prédétermine l’éventail des possibilités offertes et qui définit, selon une conception logique dialectique, l’orientation produite par la négation qu’est la lutte contre le système. La thématique de la lutte de classe, l’expérience vécue du prolétariat et son idéologie étaient bien prises en compte, mais pour comprendre, dans le concret, comment l’expérience des rapports sociaux capitalistes favorise l’unification des critères du prolétariat, la perception de ses intérêts et finalement une opposition au régime. S. ou B. estimait, après Marx, qu’il y a des conditions objectives aidant à la prise de conscience collective de l’exploitation et à la résistance47, parmi lesquelles, en particulier, selon Castoriadis, une « contradiction fondamentale du capitalisme » qui « crée nécessairement la tendance des hommes vers l’autonomie en même temps qu’il est obligé de la supprimer »48. Car partagée entre la transformation nécessaire des producteurs en objets et son besoin de sujets pour résoudre les problèmes et les carences générés par l’organisation bureaucratique, celle-ci est toujours partagée, comme espérait le montrer S. ou B. à travers de nombreux textes, entre son appui aux facultés de créativité, d’auto-organisation et ses efforts pour les supprimer. Désigner les conditions objectives à l’opposition au régime ne suffisait cependant pas, et ce mode de penser « dialectique » se prolongeait dans la saisie de l’expérience du prolétariat du point de vue de son histoire, et en particulier, de celle des idéologies politiques successives auxquelles il avait adhéré, en tant, selon Castoriadis, que « définitions provisoires de son but, des moments dans cette recherche de la forme concrète de son émancipation »49. Ces idéologies successives devaient former un enchaînement cohérent de significations, s’incarnant successivement dans des étapes représentant chaque fois un dépassement issu des contradictions de la phase antérieure, chaque étape n’acquérant sa signification véritable qu’une fois comprise sa place dans la totalité du processus, et donc la finalité qui l’oriente : la compréhension de ce qui permettrait d’atteindre l’autonomie sans s’aliéner à nouveau dans une des formes politiques qui avaient caractérisé jusqu’alors l’histoire du prolétariat50. Ces idéologies étaient donc à comprendre en tant que moments nécessaires d’un tout. Quant au passage progressif d’étape en étape, il était en partie rendu possible, suivant Castoriadis, par les conditions capitalistes elles-même. Puisque la réalité sociale est le produit des luttes sociales antérieures, et incorpore à ce titre leur résultat, « partie intégrante de l’expérience actuelle, perceptible dans le présent sans recours réfléchi au passé »51, il devient compréhensible qu’au cours de la lutte découlent les « formes supérieures de conscience de classe potentiellement là » devant le prolétariat « comme le négatif » 52 de ses actions passées, ce qui l’amène à dépasser, approfondir et étendre son activité, jusqu’à ce qu’il trouve au final avec clarté la vérité qui répond aux problèmes de son émancipation. Cette conception abordait aussi, dans son rapport à la dialectique, la question du savoir et de la vérité. S. ou B. héritait du marxisme l’attention à la cohérence d’un discours idéologique avec la pratique sociale qui lui correspond, en comparant et rapportant une pensée ou une attitude aux conditions sociales dont elle émane et aux intérêts qui l’animent plus ou moins consciemment. L’« idéologie » se réfère au réel non pour l’éclairer mais pour le justifier improprement en fonction d’intérêts de classe sous-jacents. Mais si toute théorie correspond à une pratique sociale qui l’entraîne et se légitime, comment penser la vérité de son discours sans en faire une présupposition arbitraire ou accepter le relativisme sociologique ? D’après la conception dialectique esquissée par Castoriadis dans S. ou B., dépasser l’idéologie capitaliste, c’était surmonter les idéologies prolétaires antérieures qui en sont des parties en se comprenant comme finalité définitive de leur enchaînement cohérent, qui incarne en ce sens une « logique objective à l’œuvre »53 des conceptions théoriques. Mais ne faut-il pas admettre que cette théorie s’installe tranquillement à une fin de l’histoire qui garantit la pérennité de ses catégories centrales ? L’hypothèse pourrait alors être faite que ce point de vue serait supérieur parce qu’il incarne la pratique sociale d’une classe destinée par sa position à dépasser l’état actuel de la société, et donc à en prodiguer une vision supérieure, dans la mesure où cette classe constituerait la source créative de l’histoire accédant progressivement à la conscience de soi et comprenant de cette position la vérité de son développement historique54. Quoiqu’il en soit, l’éventualité de l’échec de la dialectique restait ouverte pour S. ou B.. Castoriadis écrivait que « la praxis n’aura décidé de la vérité de ce que nous disons que le lendemain de l’instauration du communisme intégral et non dégénérable- et cette vérité n’aura alors que peu d’intérêt »55. Ce n’est donc que le communisme réalisé et le capitalisme effectivement dépassé que la dialectique pourra revendiquer pleinement l’acquisition de la vérité. En attendant, un choix, une opinion sont donc nécessaires. Mais il est remarquable de constater que Castoriadis estimait que l’échec de cette conception dialectique de l’histoire du prolétariat impliquerait « chaos, constatation fragmentaire, relativisme naïf, sociologie empirique »56, une vision de cette histoire comme série de défaites sans queue ni tête, qui ruinerait le projet socialiste, insoutenable sans l’appui d’une conception « dialectique ».

Ce tour d’horizon des principaux thèmes à portée philosophique présents dans S. ou B. ne cherche pas à être exhaustif mais il permet de comprendre quel contenu donnaient Castoriadis, Lyotard et Lefort à l’héritage marxiste qu’ils jugèrent bientôt en crise. Il nous faut désormais essayer de comprendre pourquoi et comment nos penseurs jugèrent que le marxisme n’était plus apte à rendre pensable la perspective de l’émancipation, au point de provoquer une réaction sur le plan de la pensée rendant possible l’œuvre par laquelle ces philosophes se distinguèrent ultérieurement. Un bon point de départ nous sera fourni par l’évolution de la réflexion de Claude Lefort, qui cessa le premier ses activités à S. ou B. après une scission du groupe et un échange contradictoire, d’ailleurs virulent, avec Castoriadis en 1958. L’objet du désaccord entre Castoriadis et Lefort peut aujourd’hui sembler d’un faible intérêt philosophique, puisqu’il s’agissait de savoir si S. ou B. devait être une revue ou l’organe d’expression d’une véritable organisation révolutionnaire dont la construction serait alors une priorité. Pourtant, cette discussion présente un intérêt plus grand qu’il n’y paraît, en raison des arguments mobilisés, qui permettent de problématiser le marxisme du point de vue de la question du rationalisme. Le dilemme en termes théoriques qui se posait à S. ou B., reconnu par Castoriadis, était exprimé par lui ainsi : d’un côté, « postuler que la révolution signifie un bouleversement et un élargissement énorme de ce qu’est notre rationalité », en raison de la créativité imprévisible qui la caractérise, de l’autre « utiliser cette même rationalité pour anticiper le contenu de la révolution », en se fixant un programme pour l’organisation révolutionnaire ; mais aussi plus généralement « penser que seules les masses en lutte peuvent résoudre le problème du socialisme » par leur action autonome et en même temps « ne pas se croiser les bras pour autant »57, en s’organisant de manière minoritaire et séparée. Castoriadis estimera ultérieurement que ce dilemme renvoyait en fait à la question de la possibilité de la praxis, au sens particulier qu’il donnera à ce terme, en tant que « faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie »58. Cependant, ce qui frappait Lefort dans la solution que prétendait lui apporter S. ou B., c’était l’ambition, suivant son interprétation, de s’installer en direction potentielle des masses, fixant à l’avance un modèle à l’action autonome ouvrière qui était pourtant censée rester seule à même de fixer les instruments de sa libération et le contenu à lui apporter. Or, cette hypothèse, selon Lefort, était l’effet de l’emprise d’un rationalisme, prétendant occuper le lieu du savoir absolu en tenant un discours sur la Totalité59. Pour Lefort, cette idée de parti trouvait une correspondance dans l’idéal théorique d’embrasser la totalité des tâches du mouvement ouvrier et des problèmes que posait l’avènement du socialisme, tant dans les circonstances présentes que dans l’avenir prochain. S. ou B. était donc suspect de ne pas aller assez loin dans la remise en cause du rationalisme marxiste, si l’autonomie et l’imprévisibilité du prolétariat n’étaient reconnu qu’en paroles, à partir d’une position de savoir conservant l’ambition plus ou moins implicite de pouvoir assigner une raison à la totalité de ce qui est, dans la nécessité intrinsèque d’un système. Castoriadis, après avoir effectivement considéré dans les tout premiers temps que le parti révolutionnaire devait constituer la direction révolutionnaire dans la mesure où il s’appuyait sur une théorie vraie, estimait à la fin des années 1950 que cette position ne lui était plus attribuable, et qu’une organisation militante dont le programme concrétisait le projet socialiste pouvait « aider » et « faciliter »60 l’activité créatrice ouvrière. En ce sens, l’argument de Lefort, d’abord avancé au début de cette décennie, avait donc porté, puisque Castoriadis cherchait désormais à se déprendre d’une position strictement rationaliste, embrassant la totalité du réel et ne tolérant sur le plan pratique qu’une dose de démocratie par procédé pédagogique, étant admis le principe de la possession d’un savoir vrai indiquant la marche à suivre pour son application. Pourtant, Castoriadis, soutenu sur ce plan par Lyotard, ne déduisait pas de ces préventions l’inutilité d’une organisation et d’un programme qui, selon lui, mieux que l’idée régulatrice abstraite de l’autonomie, pouvait être un élément catalyseur permettant la cristallisation des idées et de la volonté des travailleurs, en désinhibant leur action par la clarification de leur pensée et en suscitant leur créativité sociale et consciente, qui rendrait alors caduque les formulations théoriques antérieures et éduquerait l’éducateur qui les propageait. Or, quoi qu’il en soit de la valeur des arguments échangés, il est intéressant de constater que la critique du rationalisme était de part et d’autre reconnue légitime, sans pour autant donner lieu à des positions identiques. Cette situation est plus significative encore si l’on considère que Lefort poursuivit sa critique du marxisme sous cet angle, en se demandant, après avoir quitté S. ou B., si cette manière de se situer en possession d’un savoir donnant une vue sur la totalité ne se retrouvait pas dans la perspective révolutionnaire elle-même. Le mouvement qui pousse Lefort à remettre en cause définitivement le marxisme peut d’abord être rattaché à une radicalisation de la remise en cause du rationalisme, concernant la vocation du prolétariat à instaurer une société délivrée de tout organe de domination, en tant que cette vocation se trouve dépendante de la conception dialectique de l’histoire du prolétariat que nous avons déjà évoquée et de la possession en principe de la vérité qu’elle implique. En traversant l’épreuve de l’aliénation jusqu’à ce que la critique de toutes les aliénations s’accomplisse, le prolétariat devait être en mesure de découvrir la nature véritable de ses objectifs jusqu’alors dissimulés, c’est-à-dire la gestion des entreprises et des collectivités par les travailleurs comme fondement du socialisme. Or, cette conception, estime Lefort, fait insensiblement de cette classe la porteuse des fins universelles de l’Histoire, en fonction d’une conception qu’il commença à remettre décisivement en cause à partir de sa lecture des Aventures dialectiques de Merleau-Ponty, qui traduisait un scepticisme devant la conception dialectique du prolétariat comme classe universelle, de la révolution comme négation qui réalise et du communisme comme solution du problème humain61. De ce point de vue, la critique de Lefort porte donc sur la philosophie de l’histoire comprise dans le marxisme, dont les difficultés et le caractère jugé mythique, notamment au vu de l’évolution historique62, compromettent selon lui la perspective révolutionnaire. Non seulement, selon Lefort, le rationalisme dialectique de cette philosophie est décelable dans le sens qu’elle attribue au progrès du prolétariat et de ses luttes, à partir de la possession d’un savoir établi, mais elle se retrouve dans le postulat d’une solution aux problèmes humains dans la notion de révolution, point de rupture radicale entre le passé et l’avenir où se livre le sens de l’histoire, et qui colporte l’idée d’une maîtrise du social, d’une société entièrement rapportée à elle-même, dont toutes les activités renverraient simultanément les unes aux autres, dans une homogénéité qui figure l’identification dialectique du sujet et de l’objet et se rapporte donc au mythe de la fin de l’histoire. Or, au début des années 1960, époque où cette critique se met en place, Castoriadis partage une même orientation de réflexion qui le conduit également à remettre en cause de manière radicale le rationalisme, mais en aboutissant à des conclusions différentes. Castoriadis présenta en effet, au sein de S. ou B, une analyse philosophique auto-critique du marxisme s’inscrivant dans un mouvement général de rupture avec le marxisme, qui débordait d’ailleurs le cadre philosophique à strictement parler. Castoriadis, à partir du matériel accumulé par l’ethnologie, au vu de l’évolution des pays ex-coloniaux et par la critique interne des concepts, discutait la théorie marxiste de l’histoire où il voyait, à travers la dominance de concepts comme travail ou production et l’accent exclusif sur le développement des forces productives comme moteur de l’histoire, une annexion arbitraire de l’ensemble de l’histoire de l’humanité aux schèmes et aux catégories de l’Occident capitaliste. L’étude de la philosophie marxiste de l’histoire et de la philosophie marxiste en général, lui faisait paraître, derrière le vocabulaire « matérialiste », une philosophie rationaliste problématique pour le même type de raisons que Lefort. Pourtant, ce qui doit nous arrêter, c’est que selon Castoriadis, ce rejet de cet aspect rationaliste et du marxisme n’invalide pas la perspective révolutionnaire mais serait au contraire exigée par elle. L’auteur affirme en effet l’existence d’une antinomie centrale entre ce qu’il appelle « les deux éléments du marxisme ». L’élément rationaliste de Marx, rapidement prédominant à la période de la « maturité » et du « système », représenterait la rémanence de l’univers capitaliste dans sa pensée. La critique de l’économie politique est abandonnée pour la constitution d’une économie politique, prenant la forme d’une science positive avec une méthode d’abstraction qui permet la quantification, s’accompagnant d’une théorie de l’histoire qui en classe les stades passés et lui assigne l’étape à venir, où l’homme est le produit d’une évolution technologique toute-puissante, progressive et assurant un avenir communiste à l’humanité à l’aide d’une métaphysique matérialiste « dialectique ». Tout cela aboutit, selon Castoriadis, à une théorie spéculative de type traditionnel, et à une politique bureaucratique, à une pratique-technique de manipulation des militants et des masses. En ramenant l’activité du prolétariat à une variable définie et prédéterminée, pensée sur le modèle de l’objet des sciences de la nature, « chose » régie par la nécessité de forces extérieures, logiquement, ce schéma de pensée aboutit à une réduction de l’ambition transformatrice de la praxis à une activité « technique », c’est-à-dire appuyée sur une connaissance quasi-exhaustive de son domaine et de ses lois, qui se bornerait à poser dans la réalité les moyens des fins qu’elle vise, à établir les causes qui amèneraient les résultats voulus, ce qui implique l’existence d’une minorité de spécialistes à même de prétendre connaître le contenu du socialisme et ses moyens comme une « vérité scientifique »63. A cet égard, la vérité historique effective du marxisme se trouverait bien dans la pratique historique effective qu’il a majoritairement animée. Cependant, Castoriadis faisait remarquer l’existence, beaucoup moins développée, d’un autre élément dans le marxisme64 : celui-ci se veut l’interprétation vivante d’une histoire toujours créatrice du nouveau, conçoit l’histoire comme l’histoire de l’homme se produisant lui-même et cherche à dépasser la philosophie spéculative traditionnelle dans la praxis. Par son union avec la pratique du prolétariat mais aussi avec l’analyse concrète, économique en particulier, la philosophie devait cesser d’être une consolation contemplative de la conscience et, confondue avec ce mouvement d’émancipation, réaliser à une échelle jamais atteinte son projet d’une prédominance de la conscience importée désormais à toute l’organisation de la société. En s’unifiant avec l’analyse économique, la philosophie n’était pas selon cette inspiration un exercice de spéculation abstraite important ses schémas abstraits à un réel changeant réclamant chaque fois une nouvelle analyse empirique, elle voulait être une remise en cause et une critique concrète du monde, critique non pas au nom d’un idéal abstrait, mais qui, au contraire, montrait dans le mouvement même de ce qui est les conditions d’une action transformatrice coïncidant avec les aspirations propres du prolétariat. Il s’agissait enfin sur ces bases, non pas de comprendre la rationalité de l’homme et de la nature dans un système intrinsèquement nécessaire, mais de faire l’histoire dans ces conditions données, non pas seulement de l’interpréter mais de la transformer, dans l’union de la pratique et de la théorie pour l’émancipation. Cependant, selon Castoriadis, cette source d’inspiration était restée au stade de germe, impliquant désormais d’abandonner le marxisme pour repenser la perspective de l’émancipation. Mais, comme l’objectait notamment à l’époque Lyotard, le propos de Castoriadis impliquait aussi une nouvelle « théorie du prolétariat » qui supprimait les conditions objectives et subjectives dont le groupe S. ou B., fort de l’orientation marxiste qui était la sienne, avait jusqu’alors fait dépendre la possibilité de la perspective de l’émancipation. La praxis devait montrer dans le mouvement même de ce qui est, dans les contradictions du réel, les conditions objectives d’une action transformatrice. Mais, pour Lyotard, l’entreprise de Castoriadis, dans la mesure où elle remettait en cause non pas seulement tel ou tel aspect, mais les orientations les plus profondes du marxisme, ne rendait plus pensable les conditions dont dépend la possibilité de la perspective révolutionnaire et devait à ce titre être rejetée. Lyotard remettait en fait en cause, avant que Castoriadis ne précise philosophiquement sa distance du marxisme, les idées économiques, sociales et politiques de Castoriadis, selon lesquelles le capitalisme moderne pouvait stabiliser l’économie et augmenter régulièrement le niveau de vie de la classe ouvrière, dont l’apathie politique était à décrire comme une résultante des tendances à la privatisation des individus propre au capitalisme moderne. Or, caractériser l’attitude des travailleurs dans le capitalisme moderne comme privatisation durable, c’était supprimer le mouvement de l’accumulation conscientielle et aussi la dynamique du capitalisme qui à travers ses contradictions posait les conditions objectives du passage au socialisme. Plus profondément, ce qui apparaît dans cette gêne de Lyotard du point de vue de la « théorie du prolétariat » est sans doute un des aspects de ce que Castoriadis et Lefort pensaient comme la nécessité d’abandonner la notion de progrès historique dialectique au nom du refus du rationalisme marxiste65. Pour Lyotard, ce discours était critiquable d’un point de vue révolutionnaire car il aboutissait, sans garantie dialectique dans l’objectivité, à un volontarisme qu’il assimilait à de l’existentialisme sans assise sociale et historique et finalement à une lutte de la subjectivité. De ce point de vue, même si Lyotard et Lefort avaient des orientations très différentes et mêmes opposées, ils partageaient du moins l’idée que la remise en cause des orientations profondes du marxisme devait rendre caduque la perspective révolutionnaire à laquelle était attachée la notion d’émancipation. Pourtant, quand Lyotard prit ses distances vis-à-vis du marxisme, plus tardivement66, ce fut d’une manière bien personnelle, « sans que cela soit plus argumentable qu’un retrait d’investissement affectif »67, selon ses propres dires, en le laissant même « stupide »68 de ne savoir qu’opposer à la dialectique qui avait toujours figuré jusque là pour lui le langage à valeur universelle, capable d’accueillir en lui les vues particulières en les dépassant à travers le conflit, de sorte que sa propre position d’abandon du marxisme lui semblait interprétable dans ce cadre rationaliste lui assignant sa place objective, critiquable du point de vue de la lutte de classe révolutionnaire, sans qu’il trouve d’autre vision du monde à opposer. Prenant acte de « cette impuissance » sans en faire le deuil, en décidant de faire « confiance à la dérive pour trouver un autre bord »69, où se trouverait une autre manière de penser, Lyotard prit finalement la direction d’une remise en question radicale de la vérité et du savoir rationnel, sur laquelle nous reviendrons, et qui impliquait une violente remise en cause de l’engagement révolutionnaire qui l’avait mobilisé jusque là. L’inspiration philosophique commune de la critique du marxisme laissait donc nos penseurs sur des voies différentes, sans que leurs positions sur la perspective d’émancipation soient, à ce stade embryonnaire de leur réflexion, assimilables. En nous posant le problème des conséquences à tirer de la critique du rationalisme marxiste, du point de vue de la société, de l’histoire, de la vérité et du projet d’autonomie, nous allons désormais essayer d’élucider les répercussions de la manière dont nos philosophes traitent différemment ces notions, antérieurement centrales dans leur marxisme, pour essayer de comprendre davantage le sort réservé à la question du projet d’émancipation dans leur œuvre.

DEUXIEME PARTIE : LA SOCIETE ET L’HISTOIRE EN QUESTION

Le problème du rationalisme dans le mode de pensée marxiste peut susciter des élaborations philosophiques d’orientation et de contenu différents et cela se vérifie au sujet des questions de la société et de l’histoire. Ce qui doit donc attirer notre attention dans les positions de nos auteurs, c’est comment elles opèrent une reconsidération de notions qui étaient partie intégrante du cadre conceptuel destiné, avec le marxisme, à penser le projet d’émancipation. L’étude de la manière dont celles-ci sont repensées aidera en effet à mieux comprendre quelles sont les répercussions du traitement de cette thématique pour l’appréciation de la perspective de l’émancipation. Il ne saurait être question d’entrer dans tous les détails des analyses philosophiques concernant ce sujet dans l’œuvre de Castoriadis, Lefort et Lyotard. L’exhaustivité réclamerait un travail beaucoup plus ample et plus précis. Nous espérons donner un tour d’horizon suffisant pour faire comprendre les divergences qui ont séparé nos trois auteurs sur la question qui nous occupe. De plus, il faut noter que cette orientation de réflexion n’a pas occupé autant Lyotard que Lefort et Castoriadis. Certes, il ne faut pas oublier, outre son intérêt dans les années 1950 pour la question des sciences humaines dont témoigne son livre sur la phénoménologie, que certains de ses écrits abordent ce thème70, et qu’il convient donc de ne pas les négliger. Mais l’effort de penser à nouveaux frais la réalité sociale et l’histoire semble surtout définir les axes des travaux de Castoriadis et de Lefort. En effet, Castoriadis, quand il expliqua la nécessité de se déprendre du cadre de pensée marxiste dans S. ou B. au cours des années 1964-1965, insista immédiatement sur la nécessité de repenser en conséquence la société et l’histoire, réflexion qui trouva son prolongement dans son ouvrage principal L’institution imaginaire de la société, dont ce texte constitue la première partie. Quant à Claude Lefort, qui s’était attelé à ces questions en dehors des dogmes marxistes dès les années 1950, il élabora une importante réflexion au cours des années 1970 sous la forme nouvelle d’une « pensée du politique ». Or, l’on verra qu’une des conséquences les plus significatives du rejet du mode de penser dialectique propre au marxisme réside, concernant l’œuvre de nos auteurs, dans la position du problème de l’unité et de la division de la société et du mode de son historicité.

La réflexion sur l’unité caractéristique d’une société a été importante pour Lefort dès ses premiers textes, repris en bonne partie dans Les formes de l’histoire. Ceux-ci passaient par l’étude des « sociétés primitives » pour s’interroger notamment sur ce qui constitue l’unité propre d’une société. En effet, Lefort, dans les années 1950, n’écrivait pas simplement dans le cadre du groupe S. ou B. mais publiait également dans un cadre plus académique, dans des articles parus dans Les cahiers internationaux de sociologie, mais aussi dans Les Temps modernes, en témoignant d’une indépendance vis-à-vis du marxisme orthodoxe qui traduisait notamment l’influence de Merleau-Ponty. Celui-ci l’incitait notamment à voir l’intérêt possible du travail des « sciences humaines », en montrant que leur travail, que ce soit celui de la psychanalyse, du marxisme, de la linguistique ou de l’ethnologie, alors dotés d’un statut périphérique vis-à-vis de la philosophie, excédait les limites de leur objet. Dans ses premiers textes, le regard de Lefort se voulait, de ce point de vue, anthropologique car il défendait l’idée qu’il ne faut jamais considérer un fait social isolément, mais bien montrer comment il s’articule à la totalité sociale dont il est un moment. Pour Lefort, contrairement à certaines formes rudimentaires de marxisme, la forme de la société humaine ne pouvait être conçue comme le résultat des seules nécessités de la production et de la reproduction de la vie. Refusant de réduire l’homme au produit d’une causalité extérieure, Lefort estimait qu’une société humaine ne devient intelligible qu’à la lumière de la visée vers laquelle tendent obscurément toutes ses actions. Celle-ci n’est pas le fruit d’une intention délibérée et achevée, mais elle sous-tend la forme que prend la société et est le plus souvent opaque à ceux-là même qui la portent. Lefort défendait ainsi l’idée qu’une société n’assure sa cohérence que par une unité de sens, qu’il s’agit d’appréhender pour comprendre la particularité de la société considérée. Soulignant l’intérêt de cette expression de Mauss, Lefort cherchait ainsi à identifier un « fait social total », qui condense en lui le mode d’institution de la société en présence, en s’arrêtant notamment sur le don, dans les sociétés étudiées de façon fameuse par l’anthropologue. Lefort s’attachait ainsi à élucider la signification et la portée de celui-ci, en l’interprétant comme une lutte pour la reconnaissance : individuelle, dans la conquête par chacun de sa subjectivité dans un combat où il s’agit de se poser au-dessus de ses possessions, et collective, puisque par là la société humaine affirme son altérité par rapport à la nature71. Plus généralement, la démarche de Lefort tentait de rendre intelligible les significations qui, à notre insu, régissent notre rapport au monde et à nos semblables, en passant par le biais comparatif, dans la mesure où par le contact de sociétés d’abord radicalement étrangères, il est possible de rendre sensible le mode d’historicité de notre société et de manifester sa dynamique profonde72. L’inspiration phénoménologique de Lefort apparaissait dans le refus affiché d’édifier une théorie abstraite éloignée du vécu, pour restituer le sens des comportements sociaux, leurs significations immanentes et dénoncer l’illusion qu’il y aurait à ne retenir des rapports sociaux que ce qu’y se prête à une mise en forme systématique pour, en définitive, les rabattre au plan de la réalité physique73. Avant de saisir le social comme objet, il était nécessaire suivant cette inspiration, comme le notait à ce propos Lyotard dans La phénoménologie, d’expliciter le sens même du fait pour la conscience d’ « être-en-société », et par conséquent de l’interroger, à la recherche du donné immédiat antérieur à la thématisation scientifique, et l’autorisant. La démarche phénoménologique tentait ainsi, non pas de remplacer les sciences de l’homme, mais de mettre au point leur problématique, sélectionnant ainsi leurs résultats et réorientant leur recherche. Par certains aspects, selon Hugues Poltier74, Lefort pouvait de ce point de vue sembler proche de la thèse culturaliste de Weber, selon laquelle les transformations matérielles s’expliquent par des modifications d’attitude, elles-mêmes commandées par des révisions des systèmes de valeur. L’attention de Lefort à la mise à jour du sens vécu des conduites milite aussi en faveur d’un tel rapprochement, même s’il n’est pas question d’oublier que Lefort hérite de Marx une problématique posant le problème du conflit de classe. Comme le note Poltier, il est cependant problématique de caractériser un type de société par une attitude ou une manière d’être fondamentale, car cela ramène la détermination des rapports sociaux à une sorte de choix existentiel, en tendant à rabattre le social sur le psychologique. Cette critique, l’œuvre de Lefort pourrait à vrai dire la formuler elle-même, et il est certain que Lefort insistait sur l’indissociabilité de l’individu et de la société sans vouloir réduire celle-ci à celui-là, mais l’élucidation philosophique de cette tension ou de ce problème prend davantage de relief pour notre travail si nous l’envisageons à partir des positions de Castoriadis et de sa pensée du social-historique. Tout en partageant des points communs avec la première pensée du social de Lefort, la réflexion de Castoriadis, quand il vient à écrire dans les années 1960 sur ce thème, aide en effet à problématiser la question de la nature de la société en tant que telle, en se distinguant sensiblement de la pensée de Lefort par sa distance plus importante vis-à-vis de la tradition phénoménologique et son insistance sur l’être propre du social-historique comme non réductible au sens porté et vécu par les membres de la société. Sans entrer dans le détail du propos de Castoriadis, qui passe notamment par une critique de l’individualisme méthodologique et des vues de Weber75, il faut d’abord remarquer que Castoriadis caractérise une société par les significations sociales qui la spécifie et lui donne sa cohérence, plutôt qu’en fonction du degré de développement d’une infrastructure économique déterminant les différents aspects de la superstructure de la société76. De même, Castoriadis refuse de concevoir la société comme une machine fonctionnelle, quelle que soit la définition de la fin à laquelle cette fonctionnalité serait asservie, ou comme une combinatoire logique(« structurale »). Cependant, la distance de Castoriadis vis-à-vis de l’approche phénoménologique se traduit par une critique vigoureuse de sa forme générale la plus naïve, qui, en se situant au plan de la conscience subjective, est soupçonné, d’abord, de prétendre pouvoir mettre entre parenthèse la langue même dans laquelle la pensée s’articule et d’oublier, surtout, que Soi et autrui ne peuvent être sérieusement pensés s’ils sont radicalement coupés du champ social-historique dans et par lequel seulement ils sont possibles. Concernant plus précisément la question du social, Castoriadis insiste en effet pour qu’il ne soit pas compris comme la simple addition indéfinie des individus ou des réseaux intersubjectifs, ni leur simple produit. Le social doit être saisi à travers, d’un côté, des structures données, des institutions et des « œuvres » matérialisées » qu’elles soient matérielles ou non, et d’un autre côté, ce qui structure, institue, matérialise, c’est-à-dire l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant. Le social-historique, selon Castoriadis, constitue de ce fait un niveau d’être méconnu, ni « sujet », ni « chose », ni « concept », celui de l’autocréation de la société comme telle et du champ historique. C’est une puissance de position, dans et par l’ « anonyme collectif », de significations imaginaires et d’institutions- les deux tenant ensemble la société, la faisant être comme société et comme cette société-ci et faisant être les individus comme individus et comme ces individus-ci. Plus précisément, l’institution même, l’articulation qu’elle opère d’elle-même et du monde est, selon Castoriadis, position première et immotivée de significations. Ce sont des significations imaginaires sociales, relevant de l’imaginaire radical tel qu’il se manifeste dans l’action de la société instituante. L’imaginaire, selon Castoriadis, ne veut pas dire « fictif » ou « spéculaire ». L’imaginaire n’est pas un ensemble de « représentations sociales », ou ce qui dissimule aux acteurs sociaux ce qu’ils sont et ce qu’ils font car il est à comprendre comme ce qui leur fournit les conditions pour être ce qu’ils sont et faire ce qu’ils font. Le social-historique s’incarne, suivant Castoriadis, dans les significations imaginaires sociales qui s’imposent à tous les individus, et que ceux-ci ne pensent pas, en tant que c’est par elles seulement qu’ils peuvent penser, en les particularisant en rapport avec la société où ils naissent. Ces significations sont instituées car établies, sanctionnées et matérialisés dans et par tous les objets sociaux, et pour commencer dans et par le langage. A partir de leur institution, elles mènent une vie indépendante, création de la société instituante à laquelle celle-ci s’asservit dans la majorité des cas aussitôt qu’elle s’est instituée. Cependant, la pensée du social de Castoriadis, rendue inséparable de la réflexion sur l’histoire, ne se sépare pas simplement de celle de Lefort en raison de la reconnaissance d’un mode d’être du social-historique, dont on ne saurait comprendre la nature en se référant au simple sens porté par les individus. L’insistance de Castoriadis à se démarquer, de ce point de vue, des ambiguïtés à ses yeux du courant phénoménologique devait nous faire signaler ce point, qui pourrait faire l’objet d’une étude plus détaillée77. Néanmoins, il faut dire que la pensée de Lefort se transforma également en reconnaissant l’insuffisance d’une approche axée sur le sens du vécu individuel, mais d’une manière originale, par la mise en place d’une pensée du politique et de sa réévaluation par rapport au social. C’est cela qu’il nous faut essayer de comprendre désormais pour saisir les points significatifs de divergence avec Castoriadis. Pour comprendre ce qui fait qu’une société tient ensemble et se distingue des autres, Lefort passe en effet à partir des années 1970, et à travers notamment la lecture de Machiavel, d’une quête d’un principe d’intelligibilité du social à la conviction que les faits socio-économiques ne sont pas signifiants en eux-même, mais doivent être rattachés à l’institution politique de la société78. En parlant de « société politique » et « du » politique au lieu de « la » politique, Lefort demande de ne pas confondre la mise en forme générale du social par le politique avec la sphère politique, distincte au sein de la société parmi d’autres sphères, et dont l’autonomisation provient de la modernité. Le politique renvoie au mode d’institution du social, à la mise en forme de la coexistence humaine. Il n’est pas dans la société, au contraire, celle-ci n’existe en tant que totalité différenciée et articulée qu’en vertu de son institution, c’est-à-dire de sa définition politique. Cette définition politique est une sorte de schéma directeur, un principe générateur de la différenciation et de l’articulation de ses éléments, qui commande l’unification de l’espace social, sa différenciation en éléments, en entités, en rapports sociaux, et leur articulation. Un élément n’a le sens qu’il a qu’en tant qu’institué comme tel par le mode d’institution du social, dans un espace d’intelligibilité au sein duquel il prend et fait sens. Il n’a de sens qu’à travers la matrice de signification symbolique par et aux travers desquelles la société se définit. Or, ce schéma directeur n’est opérant, n’est efficace, selon Lefort, que parce qu’il est immédiatement présent pour tous les membres de la société. Il est évident pour chacun, en tant que cadre significatif et normatif de son agir, et cette « mise en sens » est aussi une « mise en scène » d’elle-même. Selon Lefort, cette visibilité et intelligibilité des principes est assurée par l’existence d’un lieu qui en donne la quasi-représentation : le « Lieu du pouvoir », comme lieu symbolique. Le pouvoir, selon Lefort, a en effet un statut symbolique avant d’être instrumental. Il concerne l’identité, la définition, c’est le lieu où la société trouve le principe de son unification et de sa différenciation, ce sans quoi il n’y aurait que des individus juxtaposés dans un espace physique. Or, en tant que symbolique, il manifeste une certaine extériorité de la société à elle-même, à partir duquel elle peut réfléchir son unité. C’est bien à la faveur de la séparation de la société avec le lieu de pouvoir comme pôle symbolique qu’elle gagne son unité, s’institue comme espace commun, se donne à voir son unité et réfléchit les principes de sa mise en forme. En tant que symbolique, ce pôle n’est à disposition de personne : ni individu, ni groupe, ni classe, puisque il est constitutif de l’identité de la société et de ses membres, de sorte que les détenteurs de l’autorité légitime ne sauraient y toucher, ou le changer, indépendamment d’une transformation globale inséparable d’une lente et imperceptible érosion de la croyance de la société dans ses principes. Le symbolique est une dimension du pouvoir sur lequel celui-ci n’a pas de prise. Nul n’est en mesure de contrôler les transformations qui s’opèrent dans l’ordre du symbolique et un processus de changement révolutionnaire suppose l’effritement de la légitimité symbolique. Le pouvoir en ce sens n’est pas éliminable sauf à oblitérer la fonction symbolique qui est la sienne en tant que fondement d’un ordre de coexistence. L’ensemble des rapports sociaux est dans la dépendance, de manière directe ou indirecte, de la forme du pouvoir. La nature du pouvoir qui se détache de la société exerce sur elle un effet silencieux, invisible, difficile à cerner et cependant bien réel. La raison en est qu’une société ne se constitue et ne reçoit sa définition qu’en vertu du lieu du pouvoir. Elle ne se conçoit comme unifiée que par la représentation symbolique d’elle-même qui est le pouvoir. L’individu n’éprouve sa co-appartenance avec d’autres à un même espace social qu’à la condition de pouvoir se représenter son rattachement à un même pouvoir. Le politique est constitutif du social, il n’y a pas de société humaine sans pouvoir, c’est-à-dire sans lieu où se réfléchissent les principes de sa mise en ordre. Sans pouvoir entrer davantage dans les analyses de Lefort, nous pouvons cependant constater une distinction entre les réflexions de celui-ci et de Castoriadis, malgré un souci commun de penser l’unité d’une société sans en faire un objet fonctionnel. Castoriadis estimait79 pour sa part que cette notion du politique, de manière générale et sans citer explicitement Lefort, était potentiellement source de confusion, car l’institution d’ensemble de la société ne peut pas être résorbée dans la dimension du pouvoir explicite, comme s’il avait la charge de générer les rapports des humains entre eux et avec le monde, la représentation de la nature et du temps, ou le rapport du pouvoir et de la religion, soit ce qui relève selon Castoriadis de l’institution imaginaire de la société et de son dédoublement en instituant et institué. Castoriadis jugeait donc que cette notion soit n’apportait qu’un changement de vocabulaire source de confusion pour désigner l’institution de la société, soit visait à rétablir dans la compréhension du social un rôle exorbitant à la dimension explicite de l’institution, en partie consciente et réfléchie, au risque de faire relever de décisions politiques le langage, l’économie, la religion, la représentation du monde. Nous ne cherchons pas à trancher entre ces analyses, car mener à bien une discussion plus détaillée réclamerait une comparaison plus précise des options des uns et des autres, dont nous ne pouvons indiquer que l’intérêt. Néanmoins, il fallait présenter ces manières différentes de penser l’unité de la société car celles-ci constituent le langage dans lequel s’expriment les positions de Castoriadis et de Lefort vis-à-vis de la perspective de l’émancipation. De ce point de vue, ce n’est sans doute pas un point négligeable pour cette question, comme nous aurons l’occasion de le voir, que l’affirmation par Lefort que le lieu du pouvoir est extérieur, transcendant à la société en tant que symbolique, constituant à ce titre un principe d’unité de la société extérieur au social lui-même, lorsque le pouvoir n’est pour Castoriadis qu’un aspect, certes inéliminable et important, de l’institution d’ensemble de la société, fruit de l’imaginaire social instituant. Mais pour mieux comprendre les divergences de Castoriadis et de Lefort, il importe, à ce stade de notre présentation, de considérer un autre aspect des conceptions élaborées par ces penseurs après leur dégagement du marxisme, qui réside cette fois dans la question de la division de la société et de sa dimension conflictuelle.

L’héritage marxiste conduit à prêter une attention particulière au conflit de classe qui pose la question de son articulation avec l’affirmation de l’unité de la société. Lyotard, dans La condition postmoderne80, va même jusqu’à considérer qu’il n’y a eu que deux grands modèles dans la première moitié du vingtième siècle tâchant de décrire la nature du « lien social » : celui de la société formée comme un tout fonctionnel(exemple : Parsons), et celui de la société divisée en deux (principe de la lutte des classes, et la dialectique comme dualité travaillant l’unité sociale). La première conception de la société comme formant un tout organique, faute de quoi elle cesse d’être une société, dominait selon Lyotard les fondateurs de l’école française, se précise avec le fonctionnalisme, puis prend une autre tournure avec Parsons assimilant la société à un système auto-régulé. La société y est une totalité unie. La théorie « critique », elle, s’appuie sur un dualisme de principe. L’alternative se trouvait alors être entre l’homogénéité et la dualité intrinsèque du social. Quoique l’on pense de la valeur de l’opposition de ces conceptions, entre lesquelles Lyotard se refuse de choisir, il faut lui reconnaître le mérite d’aider à faire comprendre le problème théorique que peut faire naître l’intégration de l’affrontement entre groupe ou classe à une conception de la réalité sociale comme unifiée par une visée. Or, du point de vue de Lefort, la perception de la part de rationalisme contenu dans le marxisme devait donner à ce problème un tour tout à fait spécifique, à travers la lecture de Machiavel, auquel il consacra sa thèse après une gestation d’une quinzaine d’années entamée en 1956. Une fois rejetée la dialectique comme dualité travaillant l’unité sociale vers son dépassement- même si Lefort l’avait d’abord accepté non pas comme thèse générale métaphysique mais dans le cadre de la société capitaliste- la lecture de Machiavel permet de considérer que, loin d’être accidentelle et contingente, la division sociale est constitutive du social et du rapport politique. Grâce à Machiavel, Lefort estime comprendre qu’il n’y a pas de solution rationnelle au problème de la coexistence humaine, c’est-à-dire qui soit acceptable par chacun quelque soit sa situation sociale et personnelle. Contrairement à ce qu’affirme la pensée classique, Machiavel nous apprend que les troubles à un ordre rationnel et harmonieux ne sont pas dû à la passion ou aux erreurs de jugement, mais renvoient à l’irréductibilité de la division sociale, l’opposition de deux désirs de mouvement contraire étant constitutive de la société humaine. Cette inspiration générale nous paraît intéressante dans la mesure où elle constitue une réponse à la vue du marxisme comme rationalisme prétendant résoudre le problème humain sous l’effet de la dialectique, dont Lefort conserve donc au moins l’idée d’une division asymétrique et conflictuelle. De ce point de vue, une comparaison peut même être tentée avec Lyotard, qui sur des bases différentes, tente également de défendre l’idée d’un élément conflictuel indépassable, dans le cadre d’une méthode générale d’approche par les jeux de langage, dont nous étudierons ultérieurement les enjeux principaux, mais qu’il faut d’ores et déjà signaler. Lyotard note en effet dans La condition postmoderne que pour comprendre les rapports sociaux à quelque échelle qu’on les prenne, il faut surtout une théorie des jeux, qui inclut l’agonistique dans ses présupposés. Dans cette perspective, Lyotard ne s’intéresse pas au langage en général, mais prend pour point de départ les phrases, et leurs enchaînements, qui peuvent se répertorier en plusieurs « familles », chacune de celles-ci obéissant à des règles de formations différente, ces règles autorisant ou non certains énoncés, appelés « coups ». Parler, selon Lyotard, c’est jouer, et les actes de langage relèvent d’une agonistique générale. En ce sens, le lien social peut être saisi comme un mouvement perpétuel, où placés à des carrefours de relation, mais aussi déplacés par les messages qui les traversent, chaque partenaire de langage subit des « coups » qui suscitent des « contre-coups », dont l’enjeu est de modifier le rapport des forces respectives. Lorsqu’il rencontre la thématique du social, Lyotard place donc au centre de sa réflexion l’élément conflictuel, à distance de toute vision réconciliatrice, mais sans le rattacher spécialement à une appréhension de la société rapportée à une signification centrale et au politique. La comparaison avec Lefort s’arrête donc là, car ce dernier aspect, qui traduit une méfiance envers l’approche en terme de société et d’histoire reste fort éloignée de celle de Lefort. La réflexion de Lefort débouche sur l’idée que la société politique s’institue bel et bien dans son unité à la faveur de sa division. Le pouvoir fait advenir le social à la fois dans son unité et dans son insurmontable déchirement de sorte que poser la société comme une et divisée n’est au fond qu’un unique geste. En effet, le pouvoir surgit comme un tiers de manière à régler le conflit, mais il n’est pas question qu’il y apporte une solution dans le sens du rationalisme classique ou marxiste : il doit s’inscrire dans le mouvement de leur affrontement tout en prenant garde de toujours demeurer à distance des uns et des autres. Or, ce n’est qu’en lui renvoyant le reflet de la division qui la constitue que la société peut se maintenir dans son unité. Surgi du conflit de classe constitutif, sa fin est de laisser jouer ce conflit en prenant garde qu’il ne dégénère pas au point de la ruiner. Il n’y a de division sociale que lorsqu’il y a co-appartenance des uns et des autres à un même espace social, ce dernier n’advenant qu’à la faveur de l’émergence d’un lieu du pouvoir, à distance des parties antagonistes.

Face à cette conception, il faut cependant noter que les positions de Castoriadis divergent sur certains points centraux pour la question de la perspective d’émancipation. Suivant cet auteur, la division interne, en tant qu’asymétrique, n’est pas nécessaire à l’institution de la société81. L’argument de Castoriadis consiste à reconnaître l’existence dans l’histoire de la division interne mais à nier sa nécessité structurale, à partir de l’exemple, fourni en particulier par Pierre Clastres dans La société contre l’Etat, de sociétés archaïques qui ne sont pas divisées de manière antagonique et asymétrique, mais selon d’autres modes, comme par exemple complémentaires. Plus profondément, Castoriadis estime que la reconnaissance de la division nécessaire et originaire de la société est une mauvaise réponse aux conceptions postulant des sociétés homogènes et transparentes à elle-même. Que la société n’ait jamais été homogène et ne le sera jamais, ni identique à soi, Castoriadis affirme le reconnaître à sa façon, en défendant notamment l’idée d’une union et tension entre l’imaginaire instituant et institué qui place la société dans un multiple écart à elle-même. Mais de cela, pour Castoriadis, la division sociale, en tant qu’elle est décrite comme asymétrique, n’est nullement la traduction nécessaire. En somme, Castoriadis récuse dans cette conception ce qui lui semble pouvoir éterniser des rapports de domination qu’il veut considérer historiquement comme création singulière. Cette orientation est rendue pensable par la conception de l’histoire que développe Castoriadis en l’articulant à une pensée de la création. La création est selon cet auteur surgissement de formes autres, de nouvelles déterminations. Cela implique que ce qui à chaque fois, à chaque « moment » est, n’est pas pleinement déterminé au point d’exclure le surgissement de déterminations autres. De manière générale pour Castoriadis, la création, l’être, le temps vont ensemble : être signifie à-être, temps et création s’exigent l’un l’autre. L’auto position de l’être comme à-être est position de déterminations. Le social-historique est création du sens et des significations dans et par l’imaginaire social, et surgissement de formes de société autres et nouvelles. Le social-historique, en ce sens, ne crée pas seulement une fois pour toutes un type ontologique nouveau du genre société, car ce type est toujours matérialisé par le moyen de formes autres, dont chacun incarne une création, et une société est toujours, à des degrés divers, dans un processus d’aulto-altération où se manifeste l’imaginaire social instituant dans son union et sa tension avec l’institué. En conséquence, il n’est pas question pour Castoriadis de réduire l’histoire à un système de causes et d’effets strictement déterminés, ou de penser une fin de l’histoire au terme d’un processus dialectique rationnel. En tant qu’auto-altération continue, l’histoire ne saurait être considérée comme un développement progressif, ce qui ruine les vues du marxisme à ce sujet, mais autorise néanmoins Castoriadis à relativiser historiquement l’institution de la division sociale asymétrique, en la posant comme une institution sociale particulière qui ne trouve pas de nécessité structurale, de sorte que si sa suppression nécessaire au cours d’un processus dialectique peut être jugée indéfendable, la possibilité d’une transformation social-historique faisant émerger une société autre ne saurait, suivant cet auteur, être exclue. A n’en point douter, ce point constitue donc une source d’opposition avec Lefort, qui lui aussi, par ailleurs, ne craint pas de considérer l’histoire comme source de nouveauté. Comme on le voit, les divergences de nos auteurs sur les questions de la société et de l’histoire sont donc réelles et il est déjà perceptible que leur traitement constitue un enjeu significatif pour la discussion de la possibilité du projet d’émancipation.

TROISIEME PARTIE : LA VERITE A L’EPREUVE

Il faut désormais se demander comment le problème de la vérité questionne nos trois penseurs, dans la mesure où leurs conceptions différentes ont des incidences pour la discussion de la perspective de l’émancipation. Dans le marxisme, la visée d’émancipation est défendue par une conception dialectique, qui légitime ses prétentions à la vérité au nom de l’expression du point de vue privilégié du prolétariat dans l’histoire. Cette conception implique une philosophie de l’histoire, mais se charge aussi de se légitimer au nom de la vérité. La question de la vérité sera ici abordée dans un sens général, n’incluant pas seulement la question de la qualité éventuelle du vrai, c’est-à-dire ce que signifie pour ce qui est vrai d’être vrai, mais aussi plus spécifiquement la question de la rationalité en tant qu’elle prétend au vrai, et donc de ce point de vue, de ce qui est ou prétend être vrai. L’enjeu consiste à se demander si l’échec de la rationalité dialectique fait naître un relativisme affirmant l’équivalence des discours, ce qui rendrait suspectes les prétentions du projet d’émancipation à se légitimer en référence à la notion de vérité. Conscients d’aborder des problèmes qui mériteraient parfois un plus grand approfondissement, nous allons surtout essayer de faire valoir l’intérêt de la problématique posée par l’œuvre de nos auteurs, de façon à faire comprendre sa portée pour notre discussion. Pour ce faire, il faudra mettre en valeur la façon dont la remise en cause de la dialectique, qui problématise la visée de vérité, aboutit à des élaborations différentes, selon qu’elles aboutissent ou non à une remise en cause généralisée et radicale d’une rationalité liée à la visée de vérité.

L’échec du marxisme et de sa dialectique constituent une source de réflexion décisive pour Lyotard, ou en tout cas, un épisode marquant dans son évolution, qui fournit un bon point de départ pour aborder notre problème. La dialectique, comme Lyotard l’explique dans Pérégrinations, avait d’abord été pour lui un langage à valeur universelle, capable d’accueillir en lui la rupture et l’opposition d’universaux abstraits, et le mouvement par lequel ils se réalisent concrètement. Selon cette conception, les vues particulières, les langages particuliers se dépassent à travers le conflit et le paradoxe. L’altérité est niée et conservée, l’universel produit avec du particulier. Le Soi, dans l’expérience, synthétise contradictoirement les moments et parvient ainsi à la connaissance et à la réalisation de lui même. Dans sa forme classique, la logique dialectique affirme son adéquation au réel, en s’affirmant comme émanation du réel, prenant progressivement conscience de soi comme identité du sujet et de l’objet, sous la forme d’un savoir transparent et achevé. Pour Hegel, la dialectique désignait d’abord l’autodéveloppement de l’Idée, qui après s’être objectivée dans la nature faisait retour sur soi et prenait conscience de soi en tant qu’Idée absolue par et dans l’homme. Sujet et objet s’avéraient dès lors identiques. Le marxisme était certes un « matérialisme », admettant que la matière « constitue la seule réalité »82, mais dialectique en ce sens qu’elle se développe selon un mouvement dont le moteur est dans la suppression, la conservation et le dépassement de l’étape antérieure par l’étape suivante, la conscience constituant une de ces étapes83. Or, le doute envers la dialectique laisse entendre à Lyotard que les paradoxes restent des paradoxes, et l’universalité du particulier, garantie par la dialectique, se trouve gagnée par l’équivoque. La dialectique prétendait embrasser la totalité des positions possibles en les comprenant dans leur enchaînement rationnel, dont elle constituait l’aboutissement qui permettait de comprendre ce qui est tel qu’il est. En conséquent, la remise en cause de la dialectique n’a pas simplement des implications pour la vue que l’on se fait de l’histoire ou de la société, elle pose la question de la légitimité, de la validation même du discours qui prétend pouvoir traiter de ces questions. Cependant, quand Lyotard prit ses distances vis-à-vis du marxisme, ce fut, comme nous l’avions déjà fait remarquer, « sans que cela soit plus argumentable qu’un retrait d’investissement affectif »84, en le laissant même « stupide »85, selon ses dires, de ne savoir qu’opposer à la dialectique qui avait toujours figuré jusque là pour lui le langage à valeur universelle, capable d’accueillir en lui les vues particulières, les langages particuliers en les dépassant à travers le conflit. Cette disposition d’esprit conduisit Lyotard à engager significativement ses réflexions « post-marxistes » non pas à partir de la discussion de l’histoire, de la lutte de classe et de la société, c’est-à-dire du référent du discours marxiste, mais plutôt en s’interrogeant ce qu’il appellera son « idiome », sa particularité propre en tant que genre de discours revendiquant l’universalité absolue. Selon Lyotard, la particularité d’un tel genre de discours, c’est que les règles dont il est constitué interdisent précisément de le traiter comme un genre particulier, parce qu’il prétend pouvoir les transcrire tous et pouvoir tout dire de son référent. En cela, ce genre, cherche à montrer Lyotard, n’est pas simplement faussement universel, il est construit de telle manière qu’il est impossible de lui objecter sur le mode rationnel quoique ce soit qui ne respecte ses règles, alors que ce sont précisément celles-ci qui posent problème. La logique qui sert à argumenter entre la phrase marxiste et l’autre n’aurait de sens que si la contradiction était analysable ou dialectisable, et c’est justement ce que Lyotard remet en question. C’est pourquoi pour lui les raisons d’argumenter perdent de leur évidence en même temps que se perd l’usage de la dialectique. Il n’est plus possible alors de discuter de propositions exclusives l’unes de l’autre, que la logique dialectique exprimait l’une et l’autre, et devait synthétiser. L’expérience théorique en tant que telle, comme pratique de la contradiction par la discussion rationnelle, en tant que celle-ci est déterminée par des règles qui déterminent l’usage possible des énoncés, suppose d’avance la reconnaissance de celles-ci comme un moyen d’accéder au vrai, sans qu’on puisse donc en se situant sur le même plan montrer son inanité. En rapport avec ce constat, Lyotard prit une voie singulière qui l’amena à douter de l’universalité absolue et de tout discours prétendant à la vérité, pour faire valoir une position délivrée de cette visée. Il n’est pas dans notre intention de retranscrire toutes les étapes de la réflexion de Lyotard. Il est néanmoins possible d’indiquer qu’il commença d’abord par essayer de faire valoir la pulsion et le désir transgressif, au lieu de la critique rationnelle propre au marxisme, avant de ne mettre en valeur dans le désir que sa dimension affirmative86. La critique rationnelle tente de défendre la consistance d’un discours et d’une pratique, politique, philosophique et c’est ce que Lyotard met à distance car en s’appuyant sur le terrain de la raison, elle se trouve nécessairement être, suivant cet auteur, une bataille pour l’unité, l’unification des divers, dont le vainqueur est d’avance la raison. Or, Lyotard demande de retirer sa foi à la raison. Il dénonce l’idée qu’une position politique, philosophique, artistique soit abandonnée parce qu’elle est dépassée, que dans l’expérience et dans le discours l’occupation d’une position s’accompagne nécessairement de sa critique et conduise à passer à une position qui contiendra négativement la première en la surmontant. A partir de Freud, qui expliquait qu’un investissement n’est jamais abandonné par la libido pour un meilleur, que les deux sont compossibles, il veut alors chercher à passer de la notion de dépassement à celle de « déplacement », en prônant la « dérive » à la place de la négativité. Ce qui compte à ce moment de la réflexion de Lyotard, c’est la considération de l’intensité affective, et du décuplement de la puissance libidinale, en dehors de toute critique, qui reste dans la sphère du critiqué, voit les choses sous l’angle de la limite, et non de l’affirmation, en s’installant elle-même hiérarchiquement en position de savoir. Le désir, suivant Lyotard, pouvait par contre être valorisé en tant qu’il n’est pas objet de savoir ni de pouvoir. Cependant, la mise en valeur de l’intensité des affects n’eut qu’un temps chez Lyotard87. Elle laissa ensuite place, pour le dire sommairement, à une réhabilitation du jugement réfléchissant, mais qui conserve une position relativiste, dans La condition postmoderne et le Différend, à partir de l’idée selon laquelle l’hétérogénéité indépassable des « jeux de langage » invaliderait l’horizon d’une communauté de sujets débattant rationnellement en vue d’un consensus afin de trouver la vérité. Lyotard interroge, dans ce nouveau moment de sa réflexion, la science, pour autant qu’elle ne se réduit pas à énoncer des régularités utiles et qu’elle cherche le vrai, et donc, selon notre auteur, en tant qu’elle doit de se légitimer. La légitimation, c’est ici le processus qui autorise à prescrire les conditions pour qu’un énoncé fasse partie du discours scientifique. Or, Lyotard, en demandant qui décide de ce qu’est savoir, estime que le genre de discours scientifique fournit par sa règle un ensemble de phrases possibles, sans être en mesure d’assurer par lui-même sa fondation. L’auteur introduit alors la notion de « différend ». Quand un autre genre de discours fournit un ensemble d’autres phrases possibles, il y a un différend entre ces ensembles, ou entre les genres qui les appellent, parce qu’ils sont hétérogènes. Pour se faire comprendre, Lyotard a développé une comparaison88, utile dans le contexte de notre travail, avec le statut de l’idéologie dans l’œuvre de Marx, telle qu’elle était rendue pensable en tant qu’expression de pratiques sociales antagoniques. Dans le langage de Lyotard, Marx aurait montré qu’il y avait au moins deux idiomes, ou deux genres cachés dans la langue universelle du capital. Les rôles des protagonistes de l’histoire ne se jouent pas dans un seul et même genre de discours. Les deux idiomes sont traduisibles, mais il y a entre eux une différence qui fait qu’en transcrivant une situation, une expérience, un référent quelconque exprimé par l’un dans l’idiome de l’autre, ce référent devient méconnaissable pour le premier, et le résultat de la transcription incommensurable avec l’expression initiale. La « même » chose, une journée de travail, qui se dit dans les deux genres, devient deux choses. Le capital, qui se donne pour langue universelle, est par là même ce qui révèle la multiplicité d’idiomes intranscriptibles. L’incommensurabilité, dans cet exemple, montre, selon Lyotard, qu’elle n’est pas symétrique, mais déséquilibrée. L’un des idiomes cherche à dire ce qu’est la situation « même », à expliquer en quoi il s’agit bien du même référent d’un côté et de l’autre, donc à se présenter non pas comme une partie dans un procès, mais comme le juge, comme la science détentrice de l’objectivité. L’autre est confiné dans la particularité subjective d’un point de vue qui reste incapable de se faire comprendre, sauf à emprunter l’idiome dominant, c’est-à-dire se trahir. Or, rappelle Lyotard, dans la pensée marxiste, le différend ne peut pas se résoudre par la spéculation ou dans l’éthique, il doit l’être dans la « pratique », pratique-critique, dans le combat contre la partie qui se donne pour le juge. Ressortir le conflit, tel est selon Lyotard la part d’héritage assumable du marxisme89. Suivant cette inspiration, Lyotard définit un différend comme un cas de conflit entre au moins deux parties qui ne pourrait pas être tranché équitablement faute d’une règle de jugement applicable aux deux argumentations. Si l’on applique la même règle de jugement à l’une et à l’autre pour trancher leur différend, on cause un tort à l’une d’elles, ce qui signifie que les règles du genre de discours selon lesquelles on juge ne sont pas celles du genre de discours jugé, et qu’une règle universelle de jugement entre des genres hétérogènes ne peut être invoquée. Lyotard juge donc qu’en l’absence d’un régime de phrases ou d’un genre de discours jouissant d’une autorité universelle pour trancher, l’enchaînement, quel qu’il soit, fait un tort aux régimes ou aux genres dont les phrases possibles ne sont pas actualisées. Ainsi, étant donné l’impossibilité d’éviter les conflits, selon Lyotard, l’enjeu de la pensée doit désormais être de témoigner de ce différend, en examinant des cas et en recherchant les règles des genres de discours qui occasionnent ces cas, tout en s’interdisant de trancher à partir de ses propres règles les différends examinés. Dans ces conditions, le rôle de fondation des règles que s’était attribué la philosophie métaphysique doit être renvoyé au statut de méta-récit. Pour Lyotard, cela implique aussi que la règle du consensus « entre le destinateur et le destinataire d’un énoncé à valeur de vérité »90 ne peut plus être acceptée, puisqu’elle présuppose l’unanimité possible des esprits raisonnables, qui caractérise ce que Lyotard appelle le récit des Lumières91. Dans ces conditions, il faut même dire que le consensus obtenu par la discussion violente l’hétérogénéité des jeux de langage. Lyotard appuie donc ce qui peut « raffiner notre sensibilité aux différences » et « renforcer notre capacité de supporter l’incommensurable »92. Cette conception de Lyotard, qui connut des évolutions sur lesquelles il n’est pas possible de s’attarder, présente l’intérêt pour notre discussion de tirer de l’échec du rationalisme marxiste des conséquences radicales du point de vue de la vérité et de l’approche rationnelle. Sans chercher à nous positionner de manière systématique sur cette conception, il faut s’interroger sur l’orientation qui est la sienne, et se demander, afin de favoriser la discussion, si est elle la seule possible après la perception de l’échec de la dialectique marxiste. En effet, ni Lefort ni Castoriadis n’ont nié la difficulté posée par la mise en question du rationalisme, et aucun n’est resté prisonnier d’une vision de la rationalité prétendant accéder à un universel absolu en se fondant elle-même et en dépassant les discours opposés au cours d’un processus progressif. Seulement, Lefort, dans les années 1970, exprima ses doutes sur ce qu’il appelait « le rituel si pesant »93 de la mise à mort de la Vérité, et son « pathos » nihiliste. De ce point de vue, Lefort s’est explicitement interrogé sur ce que la pensée gagnait à construire des oppositions si tranchées, de sorte que selon lui « le présent et le passé se recollent, le temps de l’affirmation pédante et celui de la destruction pédante »94. Certes, Lefort ne visait pas alors spécifiquement la pensée de Lyotard mais plutôt un mouvement général qui semblait considérer le travail de Merleau-Ponty, notamment, comme appartenant désormais au passé. Lefort eut à cœur de rappeler que Merleau-Ponty critiquait déjà la « pensée de survol » se situant dans un lieu imaginaire où les choses se dévoileraient telles qu’elles sont à un observateur qui ne serait rien, et qui n’aurait pas à prendre en charge le fait qu’il existe ici et maintenant et pense à partir d’un déjà-pensé. Suivant cette inspiration, Lefort insiste beaucoup sur la singularité irréductible de la pensée s’illusionnant coïncider avec l’Universel, en s’attachant à la dimension d’œuvre du travail philosophique, ou en rappelant l’ancrage social et historique du penseur. Lefort pourchasse ainsi le « fantôme d’une pensée pure »95 dans laquelle s’abolirait la notion de quelque chose de créé, cela que le penseur produit et qui, en tant qu’écrit singulier prend forme d’œuvre, dimension que Merleau-Ponty lui-même aurait parfois mésestimé96. Lefort demande donc de prendre ses distances vis-à-vis de la position de la pensée comme pensée de connaissance, qui ne pourrait être jugée qu’en fonction de son adéquation à l’Etre, indépendamment de l’interrogation et donc de l’indétermination qui la soutiennent et qui font aussi sa valeur, en oubliant que cet écrit en tant que création porte trace de sa singularité, dans le moment où il tente d’atteindre des vérités universelles. Ce propos incite à problématiser la perspective de Lyotard, en relativisant d’abord la nouveauté de la critique du rationalisme, sans accréditer le projet d’une connaissance universelle et absolue, mais aussi en conduisant à se demander si le mouvement de remise en cause par Lyotard de la rationalité et de la visée de vérité n’est pas un peu hâtif, lorsqu’il conduit de l’échec de la rationalité dialectique « hégélo-marxiste » à accéder au vrai à la vanité pour toute réflexion usant de raison de s’assigner cet objectif, au détriment peut-être d’une démarche d’élucidation nouvelle du sens de ces termes et d’un autre rapport possible de la pensée à la raison et à la vérité 97. En tout cas, peut-être plus encore que chez Lefort, l’approfondissement de cette autre orientation est clairement proposé et développé par la pensée de Castoriadis, qui rattache explicitement son enjeu à celui de la perspective de l’émancipation. Castoriadis relie la question de la vérité à celle de l’autonomie, en des termes tout à fait différents de ceux de Lyotard, malgré un rejet partagé du rationalisme. Il juge en effet problématique que le rejet, en soi juste, de la vue globale de l’Histoire comme progrès et de l’idée d’une raison uniforme et universelle aboutisse à l’occultation apparente de la question de ce que nous devons penser et de la question de savoir si toutes les manières de penser sont jugées équivalentes ou indifférentes98. Castoriadis cherche au contraire à défendre la possibilité d’une délibération critique et rationnelle, sans que le discours se servant des ressources de la raison et visant la vérité, à distance néanmoins du rationalisme, puisse être assimilé à une violence à l’hétérogénéité des jeux de langage, en étant plutôt considéré comme un élément émancipateur. Castoriadis demande de considérer la spécificité de la création historique qui institue à un moment donné la distinction du droit et du fait, et permet de soulever la question de la validité, lorsque nous demandons ce que nous devons penser de telle règle et ce que nous devons en faire, en s’interrogeant sur sa valeur et ce que nous voulons pour nous. Pour Castoriadis, il existe dans le « social-historique » une multiplicité de sociétés créant chaque fois un monde constitué de significations sociales imaginaires qui leur sont propre. Celles-ci doivent créer leur validité de fait, positive, créée social-historiquement, qui est validité de ses institutions pour chaque société. Or, dans la plupart de ces sociétés, toutes les questions ne peuvent pas être posées, en particulier en ce qui concerne ses principes. La société crée ses propres significations et institutions, mais en l’occultant et en l’imputant à une source extra-sociale, ou du moins extérieure à la collectivité effectivement existante(ancêtres, héros, Dieux, lois de l’histoire…). L’institution de la société a lieu dans la clôture du sens, où toutes les questions formulables trouvent leur réponse dans ses significations imaginaires, ou sont mentalement et psychiquement impossibles pour la société considérée. Cependant, avec la création social-historique de la raison et de la vérité est introduite, suivant Castoriadis, la méta-catégorie de la validité de droit, qui équivaut à l’instauration de la réflexion et de la délibération, les deux ne s’arrêtant plus devant notre propre institution. Cette raison est faculté de s’interroger sur les principes, interrogation illimitée, et elle constitue le sens du terme de raison défendable aux yeux de Castoriadis, au sens d’effort de « rendre compte et raison », que nous pouvons vouloir, comme la vérité, à condition de la repenser, et qui n’est pas séparable de la visée d’autonomie. Castoriadis développe cette perspective de manière originale, indépendamment d’un point de vue rationaliste, c’est-à-dire confiant en la capacité de la raison d’embrasser la totalité des déterminations de ce qui est et de se légitimer elle-même, en fondant par la-même sa démarche et ses prétentions à la vérité. Face à ce discours, Castoriadis relativise, en un sens comme Lyotard, l’attitude rationnelle, en considérant que la raison présuppose un certain nombre de règles qui la rendent possible, et qu’elle ne peut être défendue contre tous, mais seulement contre ceux qui acceptent la distinction du droit et du fait. Castoriadis n’entend pas par là décrire simplement une situation de fait, mais bien une situation logique, selon laquelle il ne peut y avoir de fondement rationnel à l’attitude rationnelle, puisque essayer de fonder rationnellement la raison, c’est déjà la présupposer, en supposant d’avance et en utilisant ce qu’elle veut démontrer, le cas contraire constituant de ce point de vue une contradiction. La position de la raison est, selon Castoriadis, autoposition 99. Dans ce sens, Castoriadis va jusqu’à dire que le relativisme est irréfutable pratiquement et théoriquement. Pratiquement, d’abord, parce que le présupposé de toute discussion et de toute réfutation est la visée commune de vérité et que ce qui distingue le philosophe du sophiste, c’est l’intention. On ne peut pas par exemple forcer quelqu’un à accepter le principe de non-contradiction. Théoriquement, ensuite, le principe d’identité est en soi indémontrable, puisque toute démonstration de ce principe le présuppose, en tant qu’institution inaugurale, autoposition. Se demander pourquoi nous devons réfléchir et délibérer, c’est laisser entendre que l’on n’acceptera que des bonnes raisons, et valoriser par avance la réflexion illimitée. Même si l’on estime que la valeur de celle-ci peut être montrée puis partagée par l’exemple d’une vie vouée à la réflexion, à l’instar de celle de Socrate, pour reprendre un exemple de Castoriadis, cela ne constitue pas une fondation en tant que telle. Certes, l’attitude qui cherche à « rendre compte et raison » peut être défendue en aval, à partir de ses implications et de ses conséquences, mais seulement à l’égard de qui a déjà accepté la discussion raisonnable, et s’est situé à l’intérieur de la réflexivité, de sorte qu’il faut voir derrière la quête de vérité à la fois une condition social-historique, qui n’est pas fondation, et la présupposition d’une volonté de vérité. Dans ces conditions l’ « universalité » de la raison ne renvoie qu’à l’universalité de l’objet de l’interrogation, en ce que par principe, aucun thème ne lui est ni ne peut lui être soustrait. Quant à la raison elle-même et à ses résultats, elle utilise aussi, en tant que pensée nouvelle, les ressources de l’imagination, et doit également être considérée sous l’angle de la création, non pas simplement du point de vue de ses conditions social-historiques générales, mais aussi dans ses manifestations chaque fois concrètes qui, par exemple chez le grand philosophe, créent toujours des « figures autres du pensable »100, de sorte que la forme argumentative n’élimine pas l’individuation, suscitée au contraire par la réflexion qui déprend des significations imaginaires de la société considérée, et crée d’autres significations, schèmes ou figures. Cependant, si, dans cette critique du rationalisme, les positions de Castoriadis et de Lyotard semblent trouver au moins quelques points de convergence, en ce qu’elles impliquent la particularité et la contingence de la rationalité visant la vérité, les conclusions qu’en tire Castoriadis demeurent tout à fait différentes. Cette situation n’aboutit pas, pour cet auteur, à une nouvelle forme de relativisme. A propos de la raison, Castoriadis estime qu’une fois celle-ci créée, au sens où il l’entend, tout être humain peut être amené à la raison, tout être humain pouvant re-imaginer ce qu’un autre être humain a imaginé, à partir du moment où se remet en cause son adhésion aux institutions de la société qui interdisaient l’interrogation sur ses principes, et étant entendu que cette participation à la raison est aussi recréation qui autorise la délibération et l’interrogation illimitée, celle-ci ne pouvant trouver de fin une fois pour toutes puisqu’elle trouve une de ses sources dans l’imaginaire instituant de la société et l’imagination de l’individu101. Castoriadis cherche donc à penser à la fois la singularité et l’originalité du moment de l’émergence de la réflexion rationnelle, de sa visée de vérité et de ses contenus, et la possibilité de délibérer, sans présupposer pour autant une transparence de la pensée immédiatement communicable, mais plutôt en posant la possibilité d’une recréation suffisante pour éviter l’impossibilité essentielle de la discussion. Cela amène Castoriadis à essayer de faire reconnaître le statut philosophique du social-historique comme lieu où le fait peut devenir droit et le droit peut devenir fait, c’est-à-dire sur le versant social-historique, la création d’un espace et d’un temps où les questions du vrai et du juste peuvent être posés. Cependant, dans ce contexte, Castoriadis doit aussi chercher à penser une autre conception de la vérité, et le penseur de ce point de vue distingue la possibilité de penser la vérité dans le plan du savoir proprement dit, et ce qu’il est possible d’estimer sur celui des valeurs pratiques. Sur le plan du savoir, Castoriadis juge qu’il est possible de penser une valeur transhistorique. La mathématique, en tant qu’axiomatique, est, selon cet auteur, correcte hors univers, et il se crée par ce biais le hors temps. En admettant certaines règles ou principes(cohérence, concordance..), il serait également possible de montrer, par exemple, la validité de la théorie de la gravitation à tout être capable de suivre un raisonnement. Castoriadis estime certes que Newton ne « découvre » pas la théorie de la gravitation mais qu’il la crée, mais il se trouve que cette création se rencontre de manière féconde avec ce qui est, dans une de ses strates. Dans ce cas, il y a création sous contrainte de rencontre, et c’est cette rencontre qui valide ou invalide les créations. De même sur le plan de la compréhension des sociétés étrangères, comprendre les significations par exemple d’une société archaïque, c’est essayer de les recréer sous contrainte de rencontre, et la démarche est similaire pour l’histoire. La compréhension peut être saisie comme une recréation de significations qui se rencontrent avec la création originaire. Evidemment, nous ne donnons ici qu’un aperçu de la réflexion de Castoriadis à ce sujet, afin d’en montrer l’inspiration générale. Ce qu’il faut maintenant préciser, c’est qu’en dehors du domaine de savoir, Castoriadis refuse de penser quoique ce soit qui pourrait s’apparenter à une valeur transhistorique. En particulier, Castoriadis refuse de l’accorder aux œuvres d’art, et il en va de même pour les valeurs pratiques. Dire par exemple, selon cet auteur, que les Incas auraient du vouloir l’autonomie, c’est dire que cet énoncé devait faire sens, en oubliant que celui-ci est une création social-historique. Par contre, note Castoriadis, dans notre société, la situation est différente, car cette signification existe, on peut accéder à ce sens et c’est concrètement que se pose la question de notre adhésion ou non à celui-ci. Mais à partir de là, Castoriadis refuse de se réduire à constater les différences, comme si l’impossibilité de la fondation de la raison sur elle-même suffisait à rendre suspecte toutes les exigences de l’attitude rationnelle, en tant qu’exigence et possibilité de réflexion et de délibération. Nous pouvons participer à cette attitude de remise en cause de l’institué en posant la question du droit. Nous pouvons assumer ce projet. Si tel est le cas, et que nous voulons effectivement l’autonomie, le respect de la différence des autres simplement comme différence et sans égard à ce qu’ils font n’a alors aucun sens, puisqu’il n’est pas question de respecter l’hétéronomie ; et certes, imposer l’autonomie par l’hétéronomie est une absurdité, de sorte que seul « convaincre raisonnablement » signifie aider à accéder à l’autonomie, si nous voulons l’autonomie pour tous. En ce sens, le respect des différences risquerait au contraire, selon Castoriadis, de dégénérer en forme raffinée de conformisme, empêchant la remise en question des significations instituées et la participation à l’interrogation illimitée.

Comme on le voit, la perspective de l’émancipation trouve donc bien à travers les divergences entre Lyotard, Castoriadis et Lefort au sujet de la vérité et de la raison un enjeu d’une importance significative pour le problème de sa possibilité.

QUATRIEME PARTIE : LE PROBLEME DU PROJET D’AUTONOMIE ET DE LA MODERNITE

La perspective d’émancipation était initialement soutenue par Castoriadis, Lyotard et Lefort à travers une réflexion marxiste qui plaçait en son centre la notion d’autonomie et posait l’exigence d’une interprétation de la société contemporaine accordée à une pratique visant sa transformation. Il convient désormais d’aborder le thème du projet d’autonomie en tant que tel, et de s’interroger sur son lien avec la caractérisation par nos trois penseurs de leur époque et la façon dont ils se positionnent vis-à-vis d’elle. Cette dernière partie nous permettra de clore la série des questionnements philosophiques qu’a suscité le rapprochement des trois œuvres qui nous occupent. Elle sera également l’occasion de retrouver l’écho des différentes orientations déjà soulignées de nos auteurs, puisque son thème présuppose en partie les analyses que nous avons déjà présentées.

Les réflexions entreprises par Lefort, Lyotard et Castoriadis sur la question de l’autonomie expriment encore un refus commun d’une conception liée à l’héritage rationaliste du marxisme. Pour rappel, Castoriadis, à l’époque de S. ou B., avait défini l’autonomie comme l’« activité créatrice libre se déterminant elle-même »102, consciente et se dirigeant elle-même. En tant que projet politique, l’autonomie était le projet d’une reprise consciente perpétuelle par la société des produits de son activité, conçue comme « domination » sur ceux-ci, que S. ou B. faisait dépendre concrètement de l’instauration d’organismes de gestion directe des aspects divers de la vie sociale par les travailleurs. Or, chacun de nos penseurs se montre désormais attentif aux ambiguïtés d’une telle définition, puisque si l’autonomie exprime l’envers de l’aliénation sociale, il est à redouter ou à comprendre qu’elle n’ait de sens qu’au terme d’un mouvement dialectique. Dans ce cas, l’homme, d’abord dominé par les produits de son activité, prend conscience, au terme d’un parcours progressif, de sa liberté et instaure sa domination dans une identité à soi présupposant un savoir exhaustif et transparent de la totalité, en tant que tel éminemment problématique. Nous avons déjà vu que cette critique a été celle de Lefort au moment de son abandon du marxisme. Mais elle est aussi partagée sur certains plans par Castoriadis, qui critique dès le début des années 1960 l’« acceptation mythique »103 du communisme, c’est-à-dire la représentation d’une société d’où serait absente toute épaisseur, toute opacité, où tous les désirs s’accorderaient spontanément, ou n’auraient besoin pour ce faire que d’un « dialogue ailé »104, sans passer par des institutions ou sans que celles-ci fassent problème. Une telle représentation, accorde Castoriadis, renvoierait à un sujet absolu de l’histoire, analogue du savoir absolu, qui implique que l’autonomie soit la transparence à soi et une société autonome l’accord social spontané. Castoriadis dit donc refuser une conception du projet d’autonomie qui exprimerait un fantasme unificateur. Plus spécifiquement, Castoriadis organise une part importante de sa critique d’une conception mythique de l’autonomie à partir de sa réflexion sur le social-historique, pour faire comprendre qu’il n’est pas possible de viser une forme de société figée incarnant la bonne solution enfin trouvée aux problèmes humains, qui serait rendue possible par la domination définitive par les hommes de l’histoire. Suivant Castoriadis, en effet, il n’y a pas de social comme simple addition d’individus ou de leurs inhérences intersubjectives réciproques, puisqu’il implique quelque chose qui ne peut être donné comme tel, en tant que dimension du collectif et de l’anonyme, qu’il n’est pas question d’abolir ni de dominer en tant qu’il est la condition de l’activité des membres de la société. En tant que tel, le rapport au social des individus est un rapport d’inhérence, impliquant une participation à quelque chose qui dépasse le simple niveau individuel. Or, toute société n’existe que sur ce fond social-historique qu’il ne saurait être question de maîtriser en détruisant la créativité de l’histoire, de sorte que l’autonomie ne saurait consister dans la résorption ou l’élimination de ce fondement insondable et illimité. En ce sens, Castoriadis refuse également de supposer une société dénuée d’institutions, car cette hypothèse impliquerait la coïncidence de la société avec ses institutions, en oblitérant la dimension instituante de l’imaginaire social. Celui-ci ne peut rendre pensable une société figée à jamais dans la forme enfin trouvée de ses rapports sociaux, et fait qu’une société contient toujours plus qu’elle ne présente en tant qu’elle est affectée par l’union et la tension de l’instituant et de l’institué. Cependant, la critique telle qu’elle est opérée par Castoriadis a d’abord pour objectif, non pas de décrédibiliser la visée d’autonomie, mais au contraire de la dissocier de certaines conceptions trompeuses, afin de montrer que, repensés, sa possibilité et son intérêt pourraient toujours être défendus. Or, c’est bien cette orientation de réflexion qui est susceptible de poser problème, et que la confrontation des travaux de nos auteurs aide à interroger, en fonction de désaccords trouvant des échos dans des divergences que nous avions déjà rencontrées dans les questions de la société, de l’histoire et de la vérité. En effet, pour Castoriadis, il n’est pas question de décrire le rapport des membres de la société au social comme de l’aliénation, puisqu’il constitue plutôt le terrain et la condition, ou de l’autonomie, ou de l’aliénation. L’émergence de l’autonomie humaine est un aspect d’une création social-historique particulière, faisant émerger cette signification imaginaire sans laquelle elle ne serait pas possible. Classiquement, l’autonomie est définie comme la législation ou la régulation par soi-même, à l’opposé de l’hétéronomie, en tant que législation ou régulation par un Autre. Mais, selon Castoriadis, le sujet autonome n’est lui-même pas une monade ou un Soi absolu tâchant de se déprendre simplement du discours de l’autre, puisqu’en tant qu’ « union produite et productrice de soi et de l’autre »105, il présuppose toujours, ne serait-ce qu’à travers le langage et les significations qu’il charrie, la présence du monde comme condition effective de l’activité du sujet, qu’il faut donc comprendre comme une instance active et lucide qui réorganise constamment les contenus en s’aidant de ces mêmes contenus, avec un matériel et en fonction d’idées et de besoins eux-mêmes « mixtes de ce qu’elle a trouvé déjà là et de ce qu’elle a produit elle-même »106. Selon Castoriadis, le sujet est toujours enraciné dans la société et dans l’histoire, même lorsqu’il réalise son autonomie, et c’est parce que l’autre n’est pas un matériau indifférent pour son autonomie, mais compte pour ce qu’il dit dans l’élaboration de son discours, que la responsabilité et une action visant la liberté ne sont pas d’emblée des contradictions dans les termes. Une telle conception renvoie, selon Castoriadis, à la dimension sociale de l’autonomie, le social n’impliquant certes pas que la dimension intersubjective de l’autre. Je ne puis être libre tout seul ni dans n’importe quelle société, en raison de l’intériorisation de l’institution sociale sans laquelle il n’y a pas d’individu. Pour faire comprendre davantage, de son point de vue, le sens de l’autonomie et de l’hétéronomie, Castoriadis a développé une analogie intéressante entre ce qu’il appelle, pour la commodité, le sens individuel de ce terme et son sens social. Ce sens individuel est inspiré par la réflexion sur Freud107, et plus précisément sur le rapport entre l’élément conscient et volontaire(le « Je »), les pulsions(libido ou pulsion de mort) et les formations inconscientes comme le Surmoi et le Moi. Selon Castoriadis, l’autonomie n’est pas la domination du conscient sur l’inconscient, l’élimination et la résorption de l’inconscient mais l’instauration d’un nouveau rapport à celui-ci. Castoriadis refuse en effet de penser que l’homme puisse résorber la source de ses fantasmes et de ses créations, et viser l’état achevé d’un Je pur. Par contre, la fin de l’analyse peut être une situation active : celui d’une personne qui n’arrête pas son mouvement de reprise de ce qui était acquis, du « discours de l’Autre » autonomisé dans son imaginaire, et qui est capable de dévoiler ses fantasmes comme fantasmes sans se laisser dominer par eux. Cette définition, selon Castoriadis, n’implique pas une prise de conscience effectuée pour toujours, mais un autre rapport entre conscient et inconscient, entre lucidité et imaginaire. Pour exprimer cette situation, Castoriadis renverse la formule de Freud, de « Où était ça, Je dois devenir », en « Où Je suis, ça doit surgir », car un sujet autonome se distingue, sur ce plan, en ce qu’il amène à la conscience et à l’expression ses désirs, pour pouvoir délibérer à leur propos. Sur le plan social à proprement parler, une société hétéronome est, selon Castoriadis, une société qui crée ses propres significations et institutions, mais, comme nous l’avons déjà vu, en l’occultant et en l’imputant à une source extérieure à la collectivité effectivement existante, de sorte que l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens et que toutes les questions formulables trouvent leur réponse dans ses significations imaginaires ou sont mentalement impossibles pour la société considérée. Pour que des individus visant l’autonomie puissent surgir, il faut que le champ social-historique se soit altéré de manière à ouvrir un espace d’interrogation. L’autonomie est dès lors définie comme interrogation explicite et illimitée portant sur les significations imaginaires sociales et leur fondement possible, en questionnant leur légitimité. La politique prend donc le sens, en tant qu’elle incarne une des faces du projet d’autonomie, d’une activité collective réfléchie et lucide visant l’institution globale de la société comme telle, et cherchant à « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société »108. Le projet d’autonomie, c’est la visée d’une société capable d’une reprise perpétuelle de ses institutions, qui s’auto-institue explicitement de manière continue, autant que cela est possible dans le champ social-historique, sachant donc qu’une maîtrise du social-historique par l’homme est impossible et absurde, de sorte que même en tant que libération réfléchie de l’instituant, l’autonomie collective ne peut se concevoir dans une totale transparence à soi, qui devrait postuler une position de toute-puissance des membres de la société, et la résorption du fond social-historique qui est la condition même de sa créativité. Cependant, il est possible de penser, comme c’est le cas de Lyotard et de Lefort, que les conséquences de la remise en cause du rationalisme, concernant l’autonomie, ne doivent pas s’arrêter à la critique de l’idée d’un sujet absolu transparent à soi que l’inhérence irréductible au social-historique rendrait impensable en ces termes. Lorsque Castoriadis considère la nécessité de critiquer le mythe de l’autonomie comme fin de l’histoire, il ne veut pas pour autant abandonner le projet d’une société délivrée de la division en classes, de fait très éloignée des institutions existantes et présupposant nécessairement, selon cet auteur, un bouleversement collectif et individuel. Or, s’arrêter là risquerait de conduire, suivant Lyotard, à inscrire son discours dans la continuité des « grands récits de légitimation » des projets d’émancipation, malgré l’état de faillite de ceux-ci qu’il faudrait, selon cet auteur, constater et admettre une fois pour toutes. Sans entrer dans une élucidation approfondie de cette expression employée par Lyotard, il faut dire qu’une des particularités de ces grands récits, selon cet auteur, est qu’ils ne s’autosuffisent pas et cherchent leur légitimité dans un futur à faire advenir, à réaliser, auquel le récit adhère et dont il est le vecteur et se veut la présentation adéquate. En continuant de s’attacher à la défense de la possibilité de l’autonomie conçue avec toutes ses implications révolutionnaires, il n’est pas certain selon Lyotard que l’on se soit assez distancé d’une conception impliquant l’investissement de la signification de l’Histoire comme progrès et promesse réconciliatrice, en continuant donc sous une forme occultée l’alliance de l’historicité et de la rationalité et la considération de l’historicité comme forme de réconciliation. Pour Lyotard, un des signes que cette visée révolutionnaire est assignable au statut de « récit » réside dans la modalité d’unification qui la caractérise au détriment de la reconnaissance de l’inaccordable et des différends, lorsqu’elle postule par exemple une volonté commune des hommes à la source de la nouvelle forme de société envisagée. En l’occurrence, cette source d’inspiration peut être rapprochée de celle de Lefort, puisque nous avions déjà vu que celui-ci dénonçait dans l’objectif révolutionnaire même, qui était celui de S. ou B., une solution fictive aux problèmes humains, colportant en tant que telle l’idée d’une maîtrise du social, d’une société entièrement rapportée à elle-même, dont toutes les activités renverraient simultanément les unes aux autres dans une homogénéité figurant l’identification dialectique du sujet et de l’objet. Nous retrouvons donc une similitude entre Lyotard et Lefort à propos de l’insistance sur la division, l’hétérogène, l’inaccordable, qui dans les deux cas aboutit au rejet du contenu révolutionnaire qu’ils associaient initialement à la notion d’autonomie et à la perspective d’émancipation. Ces divergences avec Castoriadis trouvent certains échos avec celles que nous avions déjà abordées à propos de la société, de l’histoire et de la vérité. Castoriadis nous était en effet apparu en défenseur de la possibilité d’une délibération partagée contre Lyotard et comme critique de l’idée de Lefort d’une nécessité de la division asymétrique dans la structure du social, si l’on entend par là la constitution de groupes sociaux tendant à exercer une domination sur les autres. Dans cet esprit, Castoriadis répond que des procédures instituées seront toujours nécessaires, même dans une société autonome, qui permettent de débattre et de choisir pour régler les problèmes posés inévitablement par l’existence collective, mais que cela n’implique pas la nécessité de la division antagonique, de même que la référence à la créativité historique ne garantit pas la nécessite de l’avènement d’une société autonome, mais, au vu de certaines réalisations passées allant dans ce sens, une possibilité à prendre en compte, ce qui implique aussi d’ailleurs que la possibilité de la transformation d’une société autonome vers une forme « hétéronome » ne puisse jamais être exclue d’avance. Cependant, il importe d’éviter de laisser entendre que les positions de Lyotard et Lefort sont équivalentes quant au problème du sens et de la valeur hypothétique de l’autonomie et de la perspective d’émancipation. De ce point de vue, la caractérisation par nos penseurs de la modernité permet d’aller plus loin et d’affiner notre comparaison, en rendant plus visible encore les divergences des uns et des autres sur la question qui nous occupe.

Selon Castoriadis, le projet d’autonomie n’est pas simplement une idée abstraite, c’est une signification imaginaire sociale qui a déterminé décisivement le cours de l’histoire européenne, ce dès l’antiquité, en particulier en Grèce au moment de la création de la démocratie et de la philosophie, mais aussi, après une période d’éclipse, au cours de la période qu’il est convenu d’appeler « moderne »109. En ce sens, l’argumentaire de Castoriadis mobilise une certaine interprétation de la modernité censée appuyer son discours sur la possibilité de l’autonomie. Or, l’enjeu que constitue l’interprétation de la modernité ne constitue nullement un point d’accord entre nos trois penseurs, et il est plutôt l’occasion de retrouver leurs divergences philosophiques, par le biais notamment des catégories utilisées pour analyser ce phénomène. Ainsi Lyotard reconnaît-il volontiers que la modernité est partie liée avec la perspective de l’émancipation : c’est précisément pourquoi elle n’est plus d’actualité selon lui. Dans le langage de Lyotard, la présupposition générale des Modernes, englobant ici autant le christianisme que les Lumières ou le marxisme, était qu’une voix est étouffée dans le discours de la « réalité », et qu’il faut replacer le « héros » véritable, créature de Dieu, citoyen raisonnable ou prolétaire affranchi, dans sa position de sujet, indûment usurpé. En tant que modernes nous devions appartenir à un temps distinct de tout le passé, en tant qu’il se délivre, c’est-à-dire s’émancipe. L’idéal d’autonomie était un idéal d’affranchissement de la dépendance de l’autre. L’homme était quelque chose qui devait à la fois se dégager de l’accompli historique et repartir à zéro, et se dégager du temps de l’inaccompli, de l’enfance, de la minorité, en osant savoir. Les mainmises devaient être déniées, quitte à éluder la dépendance indépassable de l’autre. Pour ce faire, la Modernité liait indissociablement une certaine vision de l’histoire à une foi dans la Raison comme faculté souveraine. Elle réclamait des grandes figures de l’alternative et, du même coup, des grandes légitimités à fonder, qui sont une caractéristique essentielle de la modernité et vont de pair avec la perspective de l’émancipation. Or, cette perspective et les promesses de la Modernité sont désormais privée de toute crédibilité, et se dévoilent comme simples récits de légitimation, quelle que soit leur forme : les « crises » économiques de 1929 ou 1974-1979 ont abîmé la confiance dans le libéralisme économique ou dans une refonte keynésienne, 1968 a décrédibilisé le libéralisme parlementaire et la représentation démocratique et les révoltes de 1956 en Hongrie, 1968 en Tchécoslovaquie, 1980 en Pologne ont ruiné la croyance en la dictature du prolétariat. Enfin, événement paradigmatique de l’incapacité tragique de la modernité à réaliser son projet, Auschwitz frappe d’inconsistance la confiance en l’Histoire, au progrès et à sa rationalité110, et laisse même penser la complicité de cette dernière avec cet événement. Encore une fois, Lyotard critique donc la perspective d’émancipation elle-même à travers la modernité en tant qu’indissociablement liée au discours de la raison, que la conception dialectique avait porté à une de ses plus hautes expressions. Or, même sans approfondir ce point, il faut noter que Castoriadis ne repère pas seulement dans la modernité le rôle de la signification imaginaire sociale de l’autonomie, mais aussi de celle de l’expansion illimitée de la « maîtrise rationnelle ». Sommairement parlant, il serait possible de dire que Lyotard refuse la perspective d’émancipation liée à la modernité en la rattachant intrinsèquement à l’échec des conceptions rationalistes et à ses incarnations sociales, tandis que Castoriadis considère que la modernité a été marquée par deux significations fondamentales, celle du projet d’autonomie et celle, incarnée dans le capitalisme, de l’expansion de la maîtrise rationnelle. La modernité, dans ce contexte est définie par la lutte entre ces deux significations, mais aussi par leur contamination mutuelle et l’enchevêtrement de ces deux significations imaginaires, menant une coexistence ambiguë sous l’appellation générique de « Raison ». D’une part, en effet, celle-ci renvoie à la quantification, à la fétichisation de la croissance, à la maximisation, et en somme au règne de la raison productive et de l’expansion illimitée de la maîtrise rationnelle reinstituant la société par des moyens pseudo-rationnels en vue d’une seule fin pseudo rationnelle. Mais dans un autre aspect, elle est une arme contre la tradition, instaurant la distinction de fait et de droit, l’affirmation de la possibilité et du droit des individus et des collectivités à trouver en eux-mêmes les principes qui ordonnent leur vies, dans un processus ouvert de critique et d’élucidation, qui peut effectivement dégénérer en calcul mécanique et uniformisant ou en système. L’opposition entre les deux significations nucléaires est néanmoins alors significative et s’exprime dans le conflit politique, social, idéologique, dans la turbulence et la créativité. De ce point de vue, Lefort et Castoriadis se trouvent d’accord pour reconnaître, contrairement à Lyotard, que la modernité est l’instauration d’une remise en question des fins et des principes de la société, présentant un aspect libérateur. Cependant, l’œuvre de Lefort réclame de reconnaître plus fondamentalement l’hétérogénéité du social, ses divisions et la dimension du politique à proprement parler pour comprendre la modernité, sans rendre insignifiantes ses exigences d’autonomie ou d’émancipation, mais à condition d’en délimiter à certains égards la portée, et en en reconnaissant l’ambivalence. Le fait fondamental à prendre en compte, selon Lefort, c’est en effet que de la modernité est issue à la fois la forme démocratique et le totalitarisme. De ce point de vue, d’ailleurs, Lefort n’est pas le seul de nos penseurs à penser la modernité en la confrontant aux phénomènes qui semblent la contredire brutalement. Mais ce qui doit nous arrêter pour le moment, c’est que Lefort demande d’appréhender la modernité au bénéfice de la comparaison entre démocratie et totalitarisme, sans oublier les régimes antérieurs, en se concentrant sur l’analyse comparée de leur lieu de pouvoir, pour chercher leur définition telle qu’elle apparaît en ce lieu. Pour pointer du doigt la spécificité du régime démocratique, Lefort111 utilise quelques expressions frappantes, telles que l’idée que le pouvoir, en tant que pôle symbolique, s’y dévoile comme un lieu vide. Cette expression prend son sens en comparaison avec les régimes monarchiques classiques. Dans ceux-ci, le pouvoir était incarné dans la personne du prince, il était inséparable du corps du roi. Néanmoins, le roi n’était pas la source, mais seulement le dépositaire du pouvoir, à qui la source transcendante de l’ordre du monde avait confié en principe la mission d’en conserver l’intégrité. Or, dans la démocratie, nul corps particulier ne s’attache de manière indissoluble au pouvoir. Le pouvoir est l’objet de remises en jeu périodiques, fixées par la loi et que ses occupants actuels n’ont pas la liberté de modifier à leur guise. Cela rend le pouvoir inappropriable. Certes, l’élection débouche bien sur la désignation de personnes qui en auront la charge mais elle ne vaut que pour un temps limité au terme duquel la remise en jeu du mandat est obligatoire, et les dirigeants élus n’ont pas le droit de faire taire leurs opposants durant l’exercice du mandat. Le pouvoir est aussi vide dans un sens plus essentiel : il fait signe vers un foyer qui ne dit rien quant aux principes qui doivent régir la construction de la société, ne renvoie aucune image déterminée de son devoir être, et de ce qu’on pourrait appeler une bonne société. L’image d’une société achevée, bonne, disparaît en tant que système hiérarchisé de principes selon lesquels doit s’ordonner la vie des hommes, puisque disparaît le fondement transcendant garantissant un ordre déterminé. Selon Lefort, la démocratie présente la seconde grande caractéristique que le peuple souverain y est infigurable. Le peuple est souverain, mais nul individu, classe ou groupe n’est en mesure de lui donner une figure déterminée. Si le peuple, la nation, l’Etat constituent des pôles d’identité permettant aux hommes de se représenter leur co-appartenance à un même espace social, ils ne renvoient en revanche nullement l’image d’une communauté dotée d’une figure déterminée. Ceux qui exercent le pouvoir sont dans l’impossibilité de se confondre avec lui , les gouvernants démocratiques ne peuvent prétendre donner corps à la société démocratique. Il y a un écart insurmontable entre le symbolique et le réel, une distance infranchissable entre les personnes qui pour un temps donné exercent le pouvoir et le lieu du pouvoir en tant qu’il est au principe de la configuration de la société démocratique. A la négation de la réalité substantielle du pouvoir répond de plus la négation de la réalité substantielle de la société car la société y est sans détermination positive, et n’est pas représentable sous la figure d’une communauté. Il n’est plus possible d’arrêter l’ordre social dans une forme déterminée, aucun principe de mise en forme ne peut prétendre être sacré, il n’y a plus d’auteur transcendant de l’ordre humain. Cela transforme la représentation que la société a d’elle-même et tout paraît emporté dans le tourbillon du changement. La société est à l’épreuve d’une indétermination radicale, elle n’a plus connaissance de ses fins, et s’ouvre par principe par principe à la contestation, privée qu’elle est de la source de légitimation qui en interdirait le principe. Il n’y a plus de vérité dernière, et la contestation est de droit, l’institué jamais définitivement établi. Lefort parle parfois de « démocratie sauvage » pour signifier qu’en elle ne cessent de naître et de mourir des mouvements sociaux qui remettent en question le sens de l’acquis et maintiennent en suspens le sens de son devenir. Dans ces conditions, le pouvoir donne à voir l’affrontement des forces politiques en compétition et il a une portée symbolique car il illustre la légitimité de la division en ceci qu’elle procède directement du caractère inapproriable du pouvoir. Par ailleurs, suivant Lefort, tandis que se circonscrit une sphère d’activités proprement politiques se trouvent libérées des activités dont les normes échappent au pouvoir. Une société civile se dégage pleinement de l’Etat, théâtre d’un processus de différenciation, vouée à la coexistence de milieux, de traditions, de comportements, de croyances qui revendiquent leur singularité. Cependant, la démocratie moderne présente, selon Lefort, un autre versant. Nous avons en effet affaire à une société qui ne dispose plus de la représentation de ses origines, de ses fins, de ses limites, qui, purement mondaine, est préoccupée par la question de son aménagement, par le projet de sa transformation, de son auto-engendrement, de l’invention de l’homme. Or, une telle société se prête, selon Lefort, au fantasme d’un pouvoir omniscient et d’un savoir tout-puissant. Car le totalitarisme, s’il s’institue par renversement du modèle démocratique, en prolonge aussi fantastiquement certains traits. Quand la référence tant à un ordre de la nature qu’à un ordre surnaturel s’abolit, le projet d’une connaissance objective de cette réalité, de ses lois, devient possible en même temps que celui d’une maîtrise rationnelle de l’histoire. La division de classe masquée jusqu’alors par l’édifice des corps de la monarchie apparaît, et alors se forme le fantasme d’une abolition de toute division sociale. La destruction d’une hiérarchie sociale organique laisse place à la représentation d’un espace en droit homogène, offert au point de survol du savoir et du pouvoir, à celle d’un Etat omnipuissant et omniscient, instance impersonnelle et tutélaire. La dissolution des cadres traditionnels de socialisation donne naissance à l’Opinion, puissance anonyme détentrice de la norme, qui peut aboutir au conformisme de masse112. Enfin, à l’occasion d’une perte d’efficacité du système symbolique de la démocratie et de l’éclatement de la société, le peuple est tenté de s’actualiser dans une identité bien définie, en lui conférant par là-même une unité indubitable. C’est alors l’indétermination au fondement de la démocratie qui est menaçée, la société tentant de se donner une unité à travers l’identité que devront endosser tous ses membres. Le peuple devient un foyer réel d’identité, et non plus latent. En ce sens, le totalitarisme doit être analysé comme le fantasme d’une société ayant surmonté ses divisions internes, animé par l’exigence de produire de l’unité, à travers la médiation d’un pouvoir se détachant de société et forçant celle-ci par la contrainte. Le paradoxe du totalitarisme, c’est que l’indivision de la société y suppose la séparation radicale du pouvoir avec la société, pour l’organiser conformément à cette visée tout en niant sa propre séparation d’avec le social. La logique du déni débouche alors sur une logique où la partie en vient à être le tout. En droit, il n’y a plus rien d’extérieur au pouvoir. Celui-ci condense en lui les principes générateurs de la société, et cette représentation exerce un pouvoir de mise en forme des rapports sociaux, ce qui permet de comprendre le phénomène de la Terreur, comme inhérent à la logique de visée du peuple-Un, même si la réalité n’est jamais intégralement conforme à ce modèle. Le propos de Lefort, comme on le voit, réserve une place à la notion d’autonomie, en tant qu’interrogation permanente sur les fins sociales et indétermination radicale à cet égard, mais interprétée comme une ouverture et une reconnaissance de son propre conflit qui l’écarte d’une notion radicale d’émancipation jugée au contraire suspecte. De ce point de vue, Lefort diffère donc à nouveau de Castoriadis, pour qui la démocratie doit être le pouvoir effectif du peuple, ou de la collectivité. Sans chercher à trancher entre ces différentes conceptions, il est clair que ces divergences sont aussi l’aboutissement plus concret de divergences philosophiques entre nos auteurs. Castoriadis a en tête, comme on l’a déjà vu, un régime qui s’auto-institue explicitement de manière permanente et fixe ses limites, sans pouvoir garantir par essence qu’elle y parviendra nécessairement, ce qui lui confèrerait sa dimension tragique, mais ne la condamne pas nécessairement à la dérive totalitaire. Dans la conception de Castoriadis, la possibilité effective de participation à la détermination des lois et ce qu’il appelle113 un devenir public de la sphère publique/ publique doit en effet être garanti, comme lieu où l’on délibère des affaires communes, à distinguer du privé et de public/privé, lieu où on se rencontre en dehors du domaine politique. Pour Castoriadis, un tel espace de délibération publique, pour décider, prend sens dans le cadre d’une démocratie directe généralisée qui en tant que tel fournirait un cadre institutionnel viable au projet d’autonomie. Castoriadis note par ailleurs que cela implique que la politique n’est pas affaire de science mais d’opinion, même si toutes les « doxa » ne sont pas équivalentes puisque c’est là aussi affaire de jugement, de prudence, de vraisemblance qui ne s’apprendraient précisément que par l’éducation démocratique. Autre point concret signe de divergences plus profondes, Castoriadis considère que le régime actuel doit être défini comme oligarchie libéral plutôt que comme démocratie, et pointe les mécanismes informels qui assurent actuellement la reproduction du même, malgré la poussée d’imprévisible et d’indéterminé présent dans tous les régimes. Il estime que la notion d’« indétermination » et d’’« ouverture » des temps moderne est sérieusement affectée par le conformisme généralisé, l’éclectisme, la privatisation et la montée de l’insignifiance, pour reprendre ses expressions, qui règneraient après la fin de la période critique/moderne que Castoriadis situe vers 1950. Enfin, selon Castoriadis, parler de dissociation du savoir et du pouvoir comme caractéristique de la modernité tendrait à occulter l’importance de la structure bureaucratique et du mode de légitimation des dirigeants qui s’appuie justement sur une confusion entre ces deux sphères. Ces divergences importantes, malgré les point communs, se retrouvent dans la manière dont nos trois auteurs, bien après le temps commun de S. ou B., se positionnent sur le rapport général à leur temps que leurs conceptions autorisent. L’échec des grands récits qui légitimaient la perspective moderne, leur perte de substance et d’intelligibilité, leur absence de crédit désigne ce que Lyotard appelle le « postmoderne ». La promesse de la modernité ne peut plus être tenue et ne peut plus être faite. Il n’est pas possible de revenir au classicisme, mais le problème se pose des suites à lui donner. Pour Lyotard, il y aura toujours du réel qui resistera au pouvoir de la raison, et la seule résistance possible est celle qui résiste au rationnel. Après avoir considéré un temps que le capitalisme avait finalement le mérite d’opérer une tâche démystificatrice en contribuant à la mise en question des récits des fins de l’homme, Lyotard a insisté de plus en plus sur la valeur d’une résistance à l’emprise du régime de la performance et de la rationalité unique du développement qui la meut. L’enjeu qui motive la poursuite de la résistance, néanmoins, n’est pas du même ordre que du temps de S. ou B., elle doit opérer selon Lyotard par d’autres moyens, sur d’autres terrains, et, peut-être, sans fins assignables. Ce qui résiste à la systématisation rationnelle et unificatrice c’est ce dont témoigne désormais l’écriture, la littérature, les arts, la pensée philosophique, comme mise en valeur de l’intraitable114. Lefort conserve une position plus politique qu’on pourrait qualifier de critique, dans la mesure où elle se charge de démystifier et de faire penser, contre les représentations communes colportant une vision de la démocratie moderne occultant sa division essentielle, ou qui dangereusement prétendent la dépasser. Se donnant pour tâche de penser les questions « au cœur de notre temps », Lefort conserve en ce sens l’exigence d’articuler les questions générales de la philosophie politique avec l’exigence de faire face à ce qui advient en rendant sensible une idée de la liberté pensable en démocratie. Castoriadis enfin, plus fidèle à la lettre du projet politique initial de S. ou B., valide toujours l’optique d’une praxis comme faire visant le développement de l’autonomie de l’autre ou des autres en le considérant comme le principal agent de son développement, tout en reconnaissant que l’époque contemporaine ne s’y prête guère. Un de ses enjeux est alors de restaurer la liaison entre la pensée proprement dite et le faire humain- tout particulièrement le faire politique instituant, non pas pour le « fonder en raison », ni le déduire d’une ontologie, mais pour élucider leurs rapports et réfuter l’affirmation de l’impossibilité de la transformation radicale de la société.

Cette dernière partie montre donc plusieurs orientations rendues possibles par le travail de nos trois auteurs, que nous avons essayer de décrire de manière à faire comprendre leur cohérence avec les analyses que nous avions antérieurement abordées. Ce travail n’est certes pas exhaustif, il pourrait toujours être complété par une analyse plus approfondie de l’articulation de ces différents moments. Il aura permis néanmoins d’éclairer la question du contenu du rapport entre leur réflexion politique et leur travail philosophique, à partir de la remise en cause de leur conception initiale de l’autonomie.

CONCLUSION

Il ne nous appartient pas de tirer des enseignements définitifs de ce travail. Celui-ci a permis d’aborder, précisément mais sans trancher, une problématique que ces œuvres nous semblaient particulièrement à même de nous aider à traiter. De manière générale, le problème de la perspective de l’émancipation nous paraît en effet une problématique philosophique actuelle, qui ne concerne pas seulement les philosophes, mais où ceux-ci ont un rôle à jouer par leur travail d’élucidation. Ce travail a permis de poser, bien que de manière non exhaustive étant donné notamment l’ampleur des écrits de ces penseurs, le problème de la perspective de l’émancipation, grâce à l’étude des développements philosophiques qui suivirent l’abandon par Lefort, Castoriadis et Lyotard du rationalisme marxiste. A travers l’analyse du devenir de certaines notions centrales dans la réflexion de la perspective de l’émancipation, nous avons essayer de déterminer divergences et points communs significatifs pour notre questionnement. La mise en cause du rationalisme présent dans le marxisme, à travers en particulier la conception dialectique de l’histoire et de la vérité nous a d’abord conduit a poser principalement les questions de la société et de l’histoire, à propos de l’unité de la société, de sa division et de son rapport à l’historicité. Le questionnement de la notion de vérité et son rapport à la rationalité a permis de traiter du problème de la possibilité du relativisme et de la vérité, ainsi que de l’évaluation de la démarche même de la visée rationnelle de cette dernière. Ces différents aspects ont alors enfin permis d’aborder le problème de la perspective de l’émancipation, du point de vue de la détermination de la possibilité ou non du projet d’autonomie, qu’on a mis en rapport avec la question de la caractérisation de la modernité ou de la démocratie, et le lien que ces auteurs entretiennent avec leur temps. Ce travail pourrait conduire à approfondir notre problématique. L’objectif ne serait pas simplement de mettre en valeur l’intérêt d’auteurs insuffisamment mobilisés ensemble aujourd’hui, il s’agirait d’asseoir plus nettement une position sur notre sujet, à partir d’une analyse plus élargie, portée à un plus grand degré de précision. Il serait par exemple pertinent de confronter sur ce thème nos auteurs à Habermas, qui s’attache dans Le discours philosophique de la modernité à décrire les évolutions récentes de la philosophie française, critique explicitement Castoriadis mais ne consacre de développements ni à Lyotard, qui joua un rôle important dans la querelle du « postmoderne », ni à Lefort, qui s’est pourtant progressivement affirmé depuis comme une référence majeure de ce qui est parfois observé comme un renouveau de la philosophie politique en France. Mais quoiqu’il en soit, ce travail aura permis de fixer quelques thèmes essentiels pour qui veut repenser le problème de la possibilité de l’émancipation, et aura permis de préciser les formes que prend dans le traitement de ce problème par nos auteurs ce point commun philosophique qu’est la remise en question des grandes conceptions rationalistes.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages des auteurs étudiés consultés

Cornelius Castoriadis

La société bureaucratique, T.1 : Les rapports de production en Russie, Paris, Bourgois éditeur, 1990. L’expérience du mouvement ouvrier, T.1 : Comment lutter, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1974. L’expérience du mouvement ouvrier, T. II : Prolétariat et organisation, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1974. Le contenu du socialisme, Paris, Union Générale d’Editions, coll. « 10/18 », 1979. L’institution imaginaire de la société, Paris, éd. du Seuil, 1975 ; réed. Coll. « Points-Essais », 1999, p.11-248. Les carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil, 1978. Le monde morcelé, Paris, Seuil, 1990. La montée de l’insignifiance. Les Carrefours du Labyrinthe IV, Paris, éd. du Seuil, coll. « La couleur des idées », 1996. Fait et à faire. Les Carrefours du Labyrinthe V, Paris, éd. du Seuil, coll. « la couleur des idées », 1997. Figures du pensable. Les Carrefours du Labyrinthe VI, Paris, éd. du Seuil, coll. « la couleur des idées », 1999. Sujet et vérité dans le monde social-historique, La création humaine I, éd. du Seuil, coll. « la couleur des idées », 2002.

Claude Lefort

Le travail de l’œuvre. Machiavel, Paris, Gallimard, 1972. Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979. Les formes de l’histoire, Paris, Gallimard, 1978, coll. Folio, 2000.

Sur une colonne absente, Paris, Gallimard, 1978 L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1981. Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986. Ecrire. A l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

Jean-François Lyotard

La phénoménologie, Paris, PUF, 1954 Dérive à partir de Marx et Freud, Paris, UGE, 1973. Dispositifs pulsionnels, UGE, 1973, Economie libidinale, Paris, Minuit, 1974. La condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979. Le différend, Paris, Minuit, 1983 L’inhumain, Paris, Galilée, 1988 La guerre des Algériens, Paris, Galilée, 1989 Pérégrinations, Paris, Galilée, 1990

Textes consultés à propos de Castoriadis, Lyotard et Lefort

L’anti-mythes, n°14, Novembre1975 Busino(sous la direction de), Autonomie et autotransformation de la société. La philosophie militante de Cornelius Castoriadis, Genève, Droz, 1989. Philippe Gottraux, Socialisme ou Barbarie, un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après guerre, Lausanne, Payot, 1997. Esteban Molina, Le défi du politique. Totalitarisme et démocratie chez Claude Lefort, Paris, L’Harmatttan, 2005. Nicolas Poirier, Castoriadis. L’imaginaire radical, Paris, PUF, 2004 Hugues Poltier, Passion du politique, La pensée de Claude Lefort, Genève, Laborr et Fides, 1998. Hugues Poltier, Claude Lefort, La découverte du politique, Paris, Michalon, 1997. Gerald Sfez, Jean-François Lyotard, la faculté d’une phrase, Paris, Galilée, 2000.

Autres ouvrages utilisés

Vincent Descombes Le même et l’autre, Paris, Minuit, 1979 Vincent Descombes, « Un itinéraire philosophique » in Esprit, n°7, Juillet 2005 Vincent Descombes, Philosophie par gros temps, Paris, Minuit, 1989. Jürgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988. Marx, Philosophie, Paris, Gallimard Coll. Folio, trad. Rubel, 1982 Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948 Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955. Raynaud Philippe et Rials Stéphane, Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF, 1996.

Table des matières

Introduction……………………………………………………………………..2

Première partie : La crise du marxisme………………………………………..13

Deuxième partie : La société et l’histoire en question…………………………36

Troisième partie : La vérité à l’épreuve………………………………………..53

Quatrième partie : Le problème du projet d’autonomie et de la modernité…...70

Conclusion……………………………………………………………………..90

Bibliographie………………………………………………………………… 92


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