Il est des époques où de nombreuses personnes comprennent qu’un changement fondamental des mécanismes sociaux est nécessaire. Quand cette disposition prend la voie de l’action politique dans les sociétés modernes, elle exclut l’adhésion aux partis constitués, qui ne sont plus que les locataires de l’appareil d’État, voués à la gestion des affaires courantes. Quels regroupements souhaiter, vers lesquels se tourner ? Telle est la question que nous avons eu à résoudre depuis plus de quarante ans.
I. Simplicité de la lucidité
Les individus “s’engageant” dans une cause manquent presque toujours de réflexion et de recul dans les premiers temps, mais le plus frappant est qu’ils conservent tout au long de leur vie activiste les défauts si vite acquis, et semblent presque toujours condamnés à les reproduire indéfiniment, comme si une cristallisation irréversible s’était produite. Cette attitude présente de fortes analogies avec la conversion religieuse.
La démarche du Crépuscule s’enracine par contraste dans deux principes qui furent d’emblée, et sans même le savoir, en rupture complète avec cette cuisine militante répétitive. Ils reposent sur une attitude de prudence minimale justifiée par l’ampleur de l’enjeu et constituent un préalable à toute intervention sur le terrain de la réflexion et de la pratique politiques et sociales.
Première règle : considérer que le fait d’entrer en contact avec un groupe particulier n’implique nullement de s’y rallier, l’affaire étant trop importante pour se fier au hasard de rencontres et de contacts.
Il est en effet impératif de faire échec aux impondérables et de connaître le plus grand nombre possible de groupes pour établir un bilan comparatif de ce qu’ils sont et de ce qu’ils tendent à devenir. Ce souci est d’autant plus justifié que tout regroupement est à beaucoup d’égards comparable à un navire à flot : on en voit d’abord la mâture et les directions plus ou moins changeantes, mais il faut du temps pour apprécier la nature du lest présent au fond de ses cales, qui orientera sa course dans les situations les plus critiques, indépendamment des déclarations les plus solennelles.
Seconde règle : se référer d’abord à ce que serait un bouleversement complet des rapports sociaux dans une société industrielle moderne.
L’ampleur de la tâche est telle qu’aucun groupuscule ne peut servir de point de départ pour une mutation historique aussi vaste, et qu’aucune théorie ne peut prétendre être la source de la société à venir. Si un “parti”, au sens classique, prémoderne, de regroupement lié par une cause commune et non d’une structure dominée par un appareil, devait se constituer pour accompagner une mutation pratique émanant de la société elle-même, il serait constitué d’une fédération vivante des multiples tendances favorables à cette évolution.
Ces deux points de repère permettaient dans les années 1970 une analyse dépassionnée des groupuscules de taille variée qui prétendaient occuper le terrain de la critique sociale. Il a rapidement fallu constater, dans toutes les occasions de vérification fondamentale, qu’il n’y en avait aucun qui fût à la hauteur des exigences d’un changement de société. Chacun d’entre eux entendait se subordonner ses rivaux avec lesquels aucune convergence ne pouvait jamais se tisser. Pire, derrière une façade de démagogie particulière, ils éprouvaient tous une méfiance viscérale pour les tendances créatrices et toujours pleines d’imprévus des mouvements sociaux.
Les références “théoriques” auxquelles tous ces gens se raccrochaient constituaient par leur schématisme une espèce d’“évangile” minimaliste qu’il était exclu de seulement questionner. Tout individu qui acceptait d’entrer en contact avec un groupe était simplement considéré comme un converti potentiel, et n’intéressait le groupe qu’à ce titre.
Se montrer étranger au sectarisme généralisé, relève du bon sens le plus élémentaire, l’arbitre décisif devant être l’intérêt général du mouvement d’ensemble qui vise à dépasser les conditions existantes. Cela permet de s’immuniser vis-à-vis des automatismes suffocants que chaque groupuscule cultive comme signe de reconnaissance. La contre-partie de cette lucidité n’est pas négligeable : on devient la cible d’attaques innombrables dès lors que les partis et les groupuscules quadrillent ce qui reste d’espace public, comme c’est le cas depuis les années 1970.
En plus de trente-cinq ans d’observation politique, il a cependant fallu constater qu’une mutation significative s’était opérée dans les types de regroupement, qui n’ont pu se reproduire à l’identique. Le sectarisme est demeuré, mais il se répartit en deux espèces bien distinctes.
II. Stalino-gauchisme et radicalisme abstrait, les deux types prédominants de comportement chez les activistes “politisés” : Il y a d’abord ceux qui se situent dans l’héritage de la IIIème internationale, les staliniens des divers PC survivants, les mao-staliniens résiduels, et la zone vassale trotskisante qui en mime les méthodes tout en conservant un langage de dissidence superficielle (ceux qui ont cru échapper aux impasses trotskistes en se réfugiant dans une théorie commode du “capitalisme d’État” pour l’Union soviétique, sans plus, ont cultivé les mêmes réflexes). Ils sont tous héritiers des courants marxistes historiques à visée apocalyptique, qui considèrent au fond que la catastrophe est indispensable pour faire advenir le monde nouveau, et la recherchent d’instinct de toutes les manières possibles, quelles qu’en soient les sinistres conséquences pour le mouvement social. Le tronc commun qui les unit se dissimule sous une floraison de divergences anecdotiques, mais le recul autorise à les regrouper aujourd’hui sous l’appellation éloquente de “stalino-gauchisme”. Leur comportement a parfois connu de fortes inflexions de façade dans le sens d’un mimétisme avec la social-démocratie historique. Leurs réflexes “bolchévisants” reviennent cependant presque toujours, comme on le voit d’après le style d’individus ayant pratiqué “l’entrisme”, tels que le démagogue Mélanchon, etc. Les moeurs et les réflexes exterminationnistes vis-à-vis de leurs opposants, s’ils ne les hantent pas à chaque instant, demeurent en réserve, intacts, prêts à servir à la première occasion [1]. Toute personne en désaccord avec eux serait une “canaille” qu’il faudrait un jour fusiller.
Cette queue de comète du bolchevisme a énormément perdu de sa force organisationnelle, mais elle parvient encore à peser désastreusement sur les simulacres de “débats publics” par une espèce de droit de veto idéologique, que la bien-pensance officielle relaie et instrumentalise toujours.
En dehors de cette survivance dégénérescente, il existe une mouvance informe, où la pulvérisation est démultipliée : elle se caractérise par son radicalisme abstrait. Ces gens apparus dans les années 1960 ont compris à quel point il était devenu impératif de se démarquer des tares les plus catastrophiques du stalino-gauchisme, mais leur culture du sectarisme s’ajoute à une incapacité organisationnelle absolue [2]. Pour eux, la société nouvelle devrait découler non de leur “organisation” mais directement de leur théorie. Leur gesticulation verbale incessante sert de compensation à une impuissance pratique qu’ils doivent affecter de nier à chaque instant. Leur échelle d’agrégation ne parvient jamais à dépasser le rayon d’action du copinage étroit, du cénacle [3].
Les stalino-gauchistes comme les tenants de cette “radicalité” creuse attendent toujours un miracle historique qui effacerait sans effort toutes leurs erreurs et leurs déconvenues. Ils sont hantés par la recherche d’un « Graal » : la question de l’organisation, idéal “technique” qui résoudrait enfin tout. La pratique léniniste prétendait l’avoir trouvé, et a produit le naufrage “soviétique” que l’on sait, tandis que les versions les plus idéologisées du radicalisme abstrait se sont fait une spécialité publicitaire de l’avoir “résolue”, sans jamais avoir jamais su mettre sur pied la moindre “organisation”.
Ces deux types de comportements rebutants expliquent que les réactions concrètes dans la société contemporaine ne trouvent d’issue à l’inertie générale qu’en prenant la forme non du parti ou de l’organisation mais de l’association, qui ne se pose pas en contre-société mais demeure poreuse aux processus sociaux. Ce rôle de l’association n’a rien d’une assurance contre les défauts accablants des organisations politiques et des groupuscules, qui cherchent toujours à la vampiriser, mais il est significatif que les appareils politiques tentent régulièrement de se créer de tels paravents satellites afin d’atténuer l’impression calamiteuse qu’ils dégagent.
Contrairement à ce qu’avancent les catéchismes triomphalistes, il n’existe pas de solution générale à la “question de l’organisation”. Celle-ci ne peut trouver d’issue pratique éventuelle que dans des situations concrètes, en fonction du but recherché. La thématique spécialisée de “la question de l’organisation” n’est indispensable qu’à ceux qui s’efforcent de bâtir un outil de pouvoir nouveau, et ne peut apporter aucune solution défendable. La réflexion sur la manière de “s’organiser” n’est utile que dans la mesure où elle identifie les erreurs à éviter, sans plus.
Paris, le 17 septembre 2011
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