Texte original :
Enseignant en licence de physique, voici de nombreuses années que je me désole devant la médiocrité du français utilisé par les étudiants dans leurs copies : orthographe déficiente, vocabulaire stéréotypé, syntaxe boiteuse. J’ai un jour décidé de proposer, outre les problèmes de physique, quelques travaux plus culturels, d’ordre historique ou épistémologique, et même linguistique. Surprise : les copies étaient rédigées dans une langue correcte et parfois inventive ; ainsi la question : « Comment pourrait-on traduire l’anglais spin ? », terme admis en physique pour décrire une rotation intrinsèque, a suscité plusieurs suggestions intéressantes : tournis, girelle, roulet, vire, etc. C’est la preuve, d’une part, que le rapport à la langue, chez ces jeunes scientifiques, n’est pas rompu et que nous, enseignants, n’avons pas su les persuades, depuis le collège, que la science passe aussi par la langue.
Une analyse un peu sérieuse des difficultés de l’enseignement des sciences, comme de leur diffusion médiatique, montre qu’elles découlent d’abord d’une méconnaissance des problèmes que pose l’énonciation dans la langue commune de connaissances formelles. Savoir-faire et savoir dire vont de pair.. Aussi le rôle de la langue dans la science ne peut aucunement se limiter à la « communication « de « résultats ». C’est pourquoi le débat sur la langue à utiliser dans la publication des articles scientifiques ou la tenue des colloques académiques ne concerne qu’un aspect mineur de la question. Mais sans doute le rapport entre sciences et langues ne peut-il être bien compris qu’à partir d’une analyse du rapport entre science et langue, ou, plus précisément encore, entre pratiques scientifiques et pratiques langagières.
Langage et formalisme
Roland Barthes, pour sauver « ses » sciences (humaines) du risque de la formalisation intégrale, concède que pour les autres sciences le langage n’est qu’un « instrument » « transparent » et « neutre ». S’il existe des domaines du savoir où la formalisation intégrale et l’élimination, ou en tous cas, la déqualification du langage sont possibles et déjà accomplies, quel serait le privilège ou la singularité épistémologiques qui en préserveraient les autres ? Comment justifier le recours à ce seul mot « sciences » et expliquer ensuite qu’il recouvre des modes de production et d’appréhension des connaissances absolument hétérogènes dans leurs rapports au langage ? Même dans les « autres » sciences, mathématiques, physique etc., la formalisation intégrale n’est pas « largement acquise », et la question de la langue y reste posée en permanence.
L’idée que la science devrait parler une langue parfaitement logique et univoque remonte à la conception, que nous ont léguée les Lumières, d’une Raison transparente et cohérente. Une langue pure, débarrassée de toute ambiguïté sémantique, de toute adhérence culturelle, tel va entre pendant quelques années le dessein des mathématiques et de la logique modernes.
Tout en permettant des progrès considérables dans la compréhension des difficultés rencontrées et le dépassement de certaines d’entre elles, cette tentative va échouer quand les techniques formelles vont permettre à Godel de démontrer l’incomplétude inéluctable de tout système axiomatisé et formalisé… Dès lors le compromis ne pouvait plus entre refusé. Si la formalisation intégrale n’a pu entre menée à son terme par les mathématiques elles mêmes, on ne s’étonnera pas que les sciences de la matière soient loin de compte. La physique certes dispose d’une formalisation intensive, ses théories étant systématiquement mathématisées, et désormais à un niveau fort élaboré. Mais en aucun cas il ne s’agit là d’un langage. Non seulement on ne peut pas se passer du recours à la langue, mais la tentation d’en faire l’économie se solde souvent par l’apparition et la persistance de redoutables obstacles épistémologiques. La formalisation ne suffit en rien à énoncer et à maîtriser le savoir qu’elle propose. Une attitude à la fois plus respectueuse et plus critique à l’égard des mots utilisés pour rendre compte des signes et des formules et en mesure souvent d’éclairer, sinon de régler, ces problèmes épistémologiques. Quant à la chimie et à la biologie, leur formalisation très limitée ne les empêche en rien d’entre de vraies sciences. Le niveau de formalisation d’un discours, quel qu’il soit, ne saurait entre considéré comme un critère de scientificité. La question du langage ne doit en aucun cas entre confondue avec celle des écritures symboliques ou des terminologies systématiques.
La création par Lavoisier, et ses collaborateurs de la nomenclature moderne, pour féconde et révolutionnaire qu’elle ait été, ne constitue en rien l’invention d’une nouvelle langue ! Mais est-ce vraiment au physicien de rappeler qu’une langue de ne se limite pas à son lexique, et qu’au surplus la nomenclature spécialisée de la chimie, comme de toute autre discipline, ne constitue qu’une fraction fort limitée du discours, qui, pour l’essentiel, se fait tout simplement dans la langue commune ?
Science et communication
Avant d’aller plus loin, et de poser la question de savoir, justement, dans la quelle des langues se fait devrait se faire la science – et la question ici bien sûr est celle de la domination, réelle ou prétendue – de l’anglais, il est nécessaire de se demander ce que la science fait vraiment de la langue. « Communiquer », certes, comme on dit aujourd’hui, mais comment, quoi et qui ?
C’est que les modes de la communication scientifique sont au moins deux : l’écrit et l’oral ; cette banalité : « les scientifiques (se) parlent », mérite d’entre rappelée quand on voit le débat se focaliser sur la seule question de la publication. Et les registres de la communication sont divers, en s’en tenant toujours à l’activité scientifique professionnelle. On peut en distinguer trois : la communication informelle (pendant l’activité de recherche proprement dite) la communication institutionnelle, dès lors qu’il s’agit, au sein de la collectivité scientifique, de faire connaître, discuter et valider les résultats obtenus ; la communication publique, qui vise la diffusion et la reconnaissance sociale du savoir.
Une part essentielle de la communication scientifique se déroule en fait dans la langue propre des chercheurs. C’est le cas pour l’essentiel de la communication formelle et de la communication publique. La question d’une langue auxiliaire internationale ne se pose donc sérieusement que pour la communication institutionnelle, et encore pas dans tous les secteurs. Cette question de la langue auxiliaire ne peut entre traitée à la légère. On ne peut s’accommoder pour la communication scientifique de l’acceptation du passage obligé par l’anglais. C’est que les trois registres de la communication ne sont évidemment pas indépendants et ne constituent que des moments d’un processus social complexe. De fait, la communication informelle donne naissance à la communication institutionnelle, à partir de laquelle se développe la communication publique : c’est bien hors du laboratoire, dans l’enseignement et la vulgarisation, que se forment d’abord les connaissances et les compétences des chercheurs, et donc leurs modes de discours et d’échange. On voit alors les menaces sérieuses que fait peser sur la continuité et la solidité de la chaîne communicationnelle, la présence d’un maillon étranger. Il est déjà bien difficile de faire en sorte que la vulgarisation des disciplines modernes rende compte des pratiques réelles de la science ; l’écran linguistique ne peut que sérieusement aggraver ces difficultés. Mots et maux de la physique
Je voudrais mettre en évidence certains problèmes que pose la domination trop peu contestée de l’anglais sur la physique contemporaine. Commençons par deux exemples de vocables emblématiques. Le « Principe d’incertitude de Heisenberg » : le phénomène a été caractérisé en allemand, par Heisenberg lui-meme, par le mot Unbestimmheit, qui renvoie non au manque de précision mais à l’absence de détermination. C’est la généralisation de sa mauvaise traduction anglophone par « uncertainty » qui nous est revenue sous forme d’« incertitude ». On a là un phénomène linguistique où une erreur ou une négligence de traduction engage des conséquences culturelles d’une ampleur insoupçonnée. Le « Big-Bang » : ce vocable qu’il faudrait traduire par le français « Gros Boum », a entre autres multiples implications pernicieuses de référer le signal au monde sonore, de laisser croire à une explosion ponctuelle et localisée dans l’espace, et de supposer un instant précis.
L’importance des implications philosophiques et culturelles d’une théorie scientifique de la cosmogénèse mériterait un peu plus de soin dans l’usage de la langue. D’une façon générale, l’analyse des pratiques langagières de la physique des dernières décennies, dans sa formulation anglophone (et anglographe) dominante, met en évidence deux paradoxes révélateurs d’une profonde absence de conscience linguistique.
1 – La physique moderne a produit d’autant moins de savoirs nouveaux qu’elle a suscité plus d’idées nouvelles. La physique du vingtième siècle s’est en général contentée, malgré la nouveau radicale de ses théories, d’extrapoler, souvent de façon abusive, la terminologie ancienne, ou de solliciter des vocables communs.
2 – La physique moderne utilise d’autant plus de mots concrets que ses concepts sont plus abstraits. Les créations terminologiques savantes avaient l’avantage de mettre en garde contre la confusion entre un concept théorique très spécifique et une notion commune. Aujourd’hui, les physiciens travaillant sur les particules fondamentales dont les propriétés quantiques sont bien plus éloignées encore de nos intuitions communes que les phénomènes étudiés au siècle dernier, croient bon de baptiser ces propriétés en recourant à des termes qui renvoient plus à la publicité des produits cosmétiques qu’à la validité épistémique : « étrangeté », « beauté », « charme ».
D’une langue aux autres
Il n’est évidemment pas question ici de faire porter la responsabilité de cette négligence langagière généralisée et de ses conséquences, sur la langue anglaise en tant que telle. Mais on peut certainement affirmer que la domination quasi monopolistique d’une langue, quelle qu’elle soit, inhibe le jeu des mots et des idées, souvent stimulé par les traductions, passages et échanges d’une langue à l’autre, qui peuvent permettre d’assouplir et d’affiner l’expression de la pensée. Pour ne prendre que deux exemples, que serait la langue de la philosophie telle qu’elle se fait en France, si elle n’était passée par l’allemand pour revenir au français ? Et que serait la langue des arts, plastiques et musicaux, sans l’italien ? La compétence linguistique limitée de beaucoup de scientifique dans leur langue professionnelle est encore aggravée par l’absence de référence culturelle. Le problème n’est pas que les scientifiques pratiquent trop l’anglais, mais qu’ils le pratiquent trop mal, et les vrais anglophones sont aujourd’hui, à juste titre, inquiets devant la dégradation de leur langue en une assez pauvre technosabir. L’obstacle insurmontable sur lequel bute l’idée d’accepter et de favoriser l’anglais comme langue de communication scientifique unique et universelle, et qui rend naïve et dangereuse cette idée a priori généreuse et de bon sens, est que l’anglais (pas plus qu’une autre langue artificielle ou naturelle), n’a de chance à court terme d’être suffisamment maîtrisé par une collectivité internationale pour devenir un véritable lieu commun de communication et de réflexion – au sens le plus profond de ces termes.
La langue tire la science, mais suivant le cas, selon la langue et selon l’époque, elle peut la tirer en avant ou en arrière. La domination de l’anglais n’est pas si absolue qu’on veut bien le dire. Elle ne s’exerce que dans la communication institutionnelle, (et encore ne s’agit-il que des sciences de la nature). Nombre de domaines restent largement plurilingues y compris dans les sciences de la nature par exemple biomédicales, et bien entendu, dans les sciences sociales et humaines. Les intellectuels français les plus réputés outre Atlantique ne sont pas nos physiciens ou biologistes qui publient en anglais, mais nos philosophes et sociologues qui écrivent en français !
L’argument usuel « Plutôt que de vous occuper de la langue, faites d’abord de la bonne science » peut se retourner aisément. Les mutations de la recherche sont telles que la reprise de recherches anciennes peut devenir parfois plus féconde que la poursuite crispée des sujets à la mode. Le fonds culturel de la science offre des perspectives neuve à qui sait le faire fructifier : une meilleure connaissance des travaux séculaires de Poincaré, écrits en français, aurait pu il y a quelques années, donner à nos chercheurs avance certaine dans le domaine si couru du « chaos ». Ecrire la science en français, mais la lire en français (entre autres) sûrement.
Et l’on ne doit pas oublier les autres phases de la communication,, non moins déterminantes pour le développement et la vigueur de l’activité scientifique, comme l’aspect devenu crucial de nos jours, pour la réflexion et sur ses applications et le contrôle de ses implications. Ainsi y aurait-il fort à faire pour qui désirerait élaborer une politique linguistique active de/dans la science : formation culturelle et littéraire des chercheurs, encouragements à leur expression publique, soutien aux revues nationales d’information et de culture scientifiques, développement d’une politique de traductions mutuelles (et d’abord au sein de l’aire romane) etc.
Bien d’autres éléments montrent la nécessité d’une véritable politique de la langue dans le domaine scientifique. Le développement de la coopération internationale exige que l’on dépasse l’alternative entre l’abandon au tout-anglais et la crispation sur le seul français. Nombre de chercheurs d’Afrique ou d’Amérique latine préfèrent utiliser le français pour les échanges scientifiques. Dès lors, rien de plus précieux que le maintien et le développement du plurilinguisme scientifique, fut-il seulement un plurilinguisme de l’écoute qui ne repose pas que sur des parentés linguistiques (entre langues romanes en ce qui concerne le français), mais en appelle, bien plus profondément, à une culture commune.
« Chacun dans sa langue », voilà donc un mot d’ordre raisonnable et facile à appliquer à l’intérieur des grandes aires linguistiques comme celle des langues romanes, celle des langues slaves et anglo-saxonnes. Reste bien entendu la question des échanges entre chercheurs de langues hétérogènes, où il serait illusoire de vouloir remplacer, à court terme, l’anglais comme langue auxiliaire entre, par exemple, un physicien russe et un brésilien. Il n’y a pas de compréhension sans entendement et pas de sciences sans langues, au pluriel.
Polyglotte et aphasique, tel est le choix qui attend la science.
Bibliographie
Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, Seuil, 1993.
Jean-Marc Lévy-Leblond, Physique et mathématique, Encyclopedia Universalis
Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires, Gallimard, 1996
Lavoisier et al. Méthode de nomenclature chimique, le Seuil, 1994 ; Voir l’introduction de Bernadette Bensaude-Vincent.
Henri Atlan, Catherine Bousquet, Questions de vie, le Seuil, 1994
Stella Baruk, l’Age du capitaine, Seuil, 1985.
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