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4 – L’empire et la réalité multiculturelle
L’empire ne peut qu’être multiculturel : non seulement parce qu’il administre toutes les provinces connues et leurs diverses populations mais parce qu’il incorpore au fil des siècles les tribus étrangères qui le conquièrent. Il doit faire cohabiter, suffisamment quant à l’usage, toutes les origines ethniques et religieuses : l’indifférence mutuelle – c’est-à-dire une tolérance relative, nous dirions aujourd’hui le « vivre-ensemble » – qui régit la base populaire de l’empire est la condition de la domination indiscutable de son État impérial. L’idéologie contemporaine vante donc le multiculturalisme comme vecteur de paix, d’unité et de justice, et sa fonction est précisément de masquer des processus exactement contraires : l’enfermement communautaire, la fragmentation des territoires et des populations, les inégalités croissantes, l’insécurité permanente, culturelle, sociale et physique.
Trois ouvrages appartenant à un même courant, et de ce fait fort complémentaires bien qu’indépendants, tentent de montrer chacun à leur manière un pan de la réalité que le discours dominant, impérial, cherche à occulter en même temps que de la faire accepter.
Le déni des cultures de Hugues Lagrange
Dans Le déni des cultures [1] (DC), le sociologue Hugues Lagrange abat un des postulats de l’idéologie dominante dérivé du gauchisme culturel selon lequel la culture se réduit au vernis des opinions, qu’il suffirait d’infléchir pour agir sur la réalité. Renouant avec les bases d’une anthropologie véritable aujourd’hui dissoute dans la bien-pensance sociologique universitaire, l’auteur considère que les individus sont d’abord structurés par leur culture (« avec un grand C ») reçue en héritage et qui en détermine les comportements, notamment à travers la structure familiale, et non seulement par leur habitus social [2].
Son travail fait donc la part entre les facteurs sociaux (milieu social, alphabétisation, niveau d’études, lieu d’habitation, etc) et les origines culturelles des populations immigrées pour lier ces dernières, par les statistiques et des entretiens, aux trajectoires individuelles ; insertion, scolarité, délinquances. Touffue et détaillée, s’inspirant de travaux américains déjà anciens sur le thème, l’enquête croise des traits sociologiques (importance des fratries, différence d’âge des époux, statut des femmes, rapport entre générations, monoparentalité ou polygamie, etc) avec les origines (françaises, maghrébines, sahéliennes, afro-caribéennes, turques, asiatiques) pour éclaircir les mécanismes d’inadéquation vis-à-vis de la société d’accueil par le développement d’une contre-culture, ou « sous-culture ». C’est ainsi que sont opposées, par exemple, la « méritocratie » républicaine – que l’on retrouve dans la « mentalité confucéenne » extrême-orientale (p. 159) – et les sociétés à statuts où l’aîné hérite de facto de l’autorité, ou encore une société française où la socialité fait depuis longtemps la part belle aux femmes, plus facilement acceptable par « l’Afrique des forêts » matri- ou bilinéaire que par les familles de « l’Afrique des savanes », patrilinéaire, où la différence entre les sexes surpasse tout, y compris celle des générations (p. 190). De même, si aux États-Unis le machisme et la délinquance noires découlent historiquement d’une monoparentalité liée à la dévalorisation des hommes inemployables sur le marché du travail lors de l’affranchissement des esclaves (p. 223), les conduites délinquantes en France sont essentiellement dues, au contraire, à l’hyperstabilité des familles aux normes patriarcales (souvent religieuses) dans un contexte de promotion de l’autonomie individuelle, source inévitable d’échecs et de ressentiment (p. 206). C’est bien le refus de reconnaître l’immigré comme porteur d’une culture pleine et entière, et non seulement de quelques traits chatoyants et pittoresques, qui est à l’origine des (auto-)exclusions génératrices d’inégalités grandissantes. Plus globalement, H. Lagrange met en rapport la « néo-traditionnalisation » en cours avec le vécu du fait migratoire lui-même, et notamment la rancœur née du « contraste entre les vies d’ouvrier méprisées ici et une respectabilité rehaussée par l’argent là-bas [dans le pays d’origine] » (p. 222), car, « pour beaucoup de chefs de famille africains, l’Europe n’est pas, en tant que telle, un lieu où ils souhaitent vivre, mais un moment et un moyen dans une vie tournée vers l’Afrique » (p. 197). « On suppose implicitement, dans beaucoup de réflexions sur l’intégration, que les membres des minorités souhaitent se fondre dans la société, mais qu’ils en seraient seulement empêchés par des obstacles et des discriminations. Le tableau que nous avons esquissé plus haut suggère que les conceptions de la ’vie bonne’, des objectifs à poursuivre sont plurielles et prennent diverses directions. […] Les priorités de vie sont aussi variables dans les groupes allochtones, avec en plus la tension entre ici et là-bas » (p. 240). Tout se passe comme si le discours bien-pensant accentuait, par son déni des cultures, l’éclatement du corps social par un renforcement des cultures particulières.
De cette plongée dans le « multiculturalisme réel », l’auteur ressort avec une interrogation grande ouverte sur les politiques à tenir et un appel à changer de regard sur nos sociétés européennes : « On continue de les penser comme des sociétés nationales, des entités pourvues d’une personnalité historique unifiée. Celle-ci s’est fortement atténuée, des strates distinctes régies par des mœurs distinctes s’y juxtaposent. Chaque pays tend à former une mosaïque composée d’éléments hétérogènes combinés en des arrangements variables. […] La coexistence au sein de notre société d’une pluralité de traditions et de mœurs, qui interagissent peu et donc s’ignorent largement, invite à repenser le lien civique, ou le pacte social si l’on préfère, dans un contexte de sociétés ouvertes, culturellement hétérogènes, en prenant explicitement en compte cette diversité. » (p. 330)
Mais la prise en compte de cette diversité ne peut s’appuyer sur une quelconque culture de référence, celle-ci n’existant pas plus, ou n’étant pas plus légitime, que les autres. Les faits étant têtus et la dérive communautaire inévitable, les mesures à venir ne pourront que se faire dans une perspective impériale : l’organisation d’un régime de Millet, groupes ethnico-religieux aux statuts différenciés, abolit dans l’Empire ottoman qu’au XIXe siècle, pour ne pas évoquer les castes du modèle indien. Les prodromes nous en sont déjà familiers puisqu’il s’agirait de l’aboutissement prévisible des logiques présidant au maintien de la double nationalité [3], à la constitution de lobbys communautaires, à la politique des quotas et des « accommodements raisonnables », à la discrimination positive, aux multiples dérogations des lois sur la laïcité, à la surreprésentation médiatique des « minorités », au clientélisme, aux emplois réservés et au traitement judiciaire selon l’ascendance ou la capacité de nuisance, aux statuts de la parole…
Sans liens entre elles, ne serait-ce qu’une expérience commune, diverses populations ne cohabitent plus alors que sous la férule d’un État surplombant qui protège et extorque. Ibn Khaldoun voyait la vie urbaine comme dissolvante, en elle-même, des solidarités propres à la vie tribale – l’Occident l’avait démenti, partiellement, mais c’est aujourd’hui par le biais du multiculturalisme que les producteurs se trouvent incapables de faire face aux « tribus » violentes et unies.
Assimilation. La fin du modèle français de Michèle Tribalat
D’autres travaux abondent en ce sens, et notamment ceux de la démographe M. Tribalat dans son livre Assimilation. La fin du modèle français [4]. Sa première partie est consacrée à l’analyse des données migratoires, dont la compréhension des statistiques est systématiquement et sciemment faussée par les interprétations dominantes de l’Insee et les discours rassurants : en réalité le flux d’immigrants est, en France comme en Europe, sans doute le plus important de l’histoire moderne et certaines projections, antérieures à la « crise migratoire » commencée au printemps 2015, laissent entrevoir une mise en minorité des natifs d’ici quelques décennies. La deuxième partie de l’ouvrage, « L’islam change la donne », se penche plus spécifiquement sur les processus d’intégration chez les populations musulmanes. Celles-ci sont, en comparaison avec les populations autochtones, plus jeunes, plus urbanisées, et, surtout, de plus en plus religieuses : la « désécularisation », qui les touchait autrefois indifféremment, y est en forte régression. Ce phénomène se traduit par une transmission très forte de l’islam entre générations, l’arrêt des unions mixtes et le renforcement de l’endogamie ethnico-religieuse, une fécondité résultante importante, et, bien entendu, une explosion de la visibilité religieuse, par les tenues islamiques, l’alimentation hallal ou la restriction de la liberté d’expression. C’est à la compréhension de ce véritable processus de sécession qu’est réservée la troisième et dernière partie, qui incrimine largement les élites dans l’abandon du principe de l’assimilation républicaine [5] sous couvert d’autodénigrement national et surtout, la promotion par l’Union Européenne d’une « intégration par la diversité » prêchant le respect et la tolérance, une UE qui « ressemble plus à un empire sans frontière géographique qu’à une véritable démocratie » (p. 301).
Cette réalité multiculturelle, ce n’est évidemment pas celle des nations historiques, mais bien celle des empires. Elle découle naturellement de la structure même de la société impériale, qui prétend embrasser tout le monde connu et fédérer donc une multitude d’ethnies, de cultures, de religions, de langues, de mœurs. Les différences ethnico-religieuses sont les véritables clivages qui régissent l’empire : non seulement, nous dit G. Martinez-Gros, la diversité est « prisée » par « le consensus impérial » (FD p. 75) mais « la ligne de partage » entre les producteurs et les guerriers est même essentiellement « ethnique » (p. 14). Bien plus : Le déplacement de populations entières, que nous persistons à nommer encore « immigration » malgré son changement de nature [6], est « un des privilèges et l’une des pratiques les plus constantes de l’empire », depuis des millénaires : « Des populations déportées, par exemple après une révolte contre l’empire, acquièrent en effet souvent dans leur exil le statut de ’tribus’ de l’État, pourvoyeuses de guerriers. » (BHE p. 44-45 n. 3, IK p. 242). Cette authentique politique d’ingénierie sociale vise à susciter et s’accaparer des marges violentes homogènes sur le plan ethnico-religieux, unies par une forte culture commune, un appel, une « da’wa » pour reprendre les termes d’Ibn Khaldoun, et qui vouent une haine intense pour la lâcheté des sédentaires (FD p. 26). C’est bien entendu la zone musulmane, de la bande sahélienne jusqu’à l’Asie du Sud-Est et, de plus en plus, dans le pourtour de toutes les grandes métropoles, qui se désigne pour un tel rôle auprès de l’Europe et, concernant l’Amérique du Nord, sans doute les zones déliquescentes du continent latino en proie aux narcotrafiquants et aux mafias.
Fractures françaises de Christophe Guilluy
Les travaux du géographe C. Guilluy, qui ont rencontré un certain succès, pointent de la même manière, notamment dans Fractures françaises [7] (FF), que « la question des flux migratoires [reste] un tabou, comme si les pouvoirs publics estimaient que la population n’était pas encore mûre pour accepter la révolution démographique en cours » (p. 59-60). Pour l’auteur, « l’enjeu des prochaines décennies sera précisément de gérer une période incertaine où les minorités et les majorités deviennent relatives » (p. 55-56). Se penchant sur les dynamiques territoriales, l’auteur distingue globalement trois types d’espaces organisés en forme concentriques : la métropole, ville mondialisée, centre prescripteur largement gentrifié où se côtoient primo-arrivants aux statuts précaires et bourgeoisie bien-pensante ; les banlieues, aujourd’hui « devenues des sas entre le Nord et le Sud » (p. 40) accueillant les immigrés en cours d’intégration économique et au centre de toutes les attentions de l’oligarchie ; et enfin la « périphérie », véritable hinterland périurbain et rural paupérisé où se répandent silencieusement les masses désertant à regret les bassins d’emplois des riches métropoles multiculturelles et « festives ».
C. Guilluy brise d’abord le consensus politiquement correct autour des « banlieues » : « souvent présentés comme culturellement relégués, ces quartiers sont en réalité au cœur de la dynamique de mondialisation des métropoles » (p. 43) ; « L’attachement à la ’terre d’origine’ est un concept des XIXe et XXe siècles. La réalité de l’immigration d’aujourd’hui est qu’en se déplaçant, l’immigré renforce son intégration à l’économie-monde et aux logiques de mondialisation libérales » (p. 44). Ainsi, « il apparaît que des populations a priori en conflit d’intérêts, couches supérieures et couches populaires immigrées, adhèrent dans une même euphorie au processus d’intégration à l’économie-monde et aux valeurs d’une société multiculturelle ’déterritorialisée’. » [8] (p. 101). C’est ainsi que « la majorité [autochtone] est donc enfermée dans un statut petit-bourgeois qui annihile toute velléité de révolte sociale, tandis que les minorités n’investissent que le champ de la revendication ethnoculturelle sans incidence pour le système. » [9] (p. 88). En transformant la banlieue, terre populaire et politisée, en zone de turn-over multiculturel, l’oligarchie se débarrasse de la vieille visée ouvrière d’une société sans classes tout en morcelant les populations selon leurs particularités ethnico-religieuses : « En survalorisant l’image du ’délinquant rebelle’ et, pis, en attribuant aux émeutiers l’image gratifiante des représentants d’une lutte sociale fantasmée par les élites, le monde médiatique et associatif – mais aussi certains chercheurs – favorisent l’amalgame entre d’un côté ’violence et délinquance’ et, de l’autre, ’jeune Maghrébin et jeune Noir’. Vingt années de médiatisation du ’Beur et du Black’, délinquant et violent mais représentatif d’une communauté ou d’un quartier, ont été et restent encore dévastatrices . » (p. 50-51). Cette exaltation feutrée d’une immigration prédatrice et sécessionniste a des conséquences réelles sur le développement des territoires : d’un côté « tous les plans de relance ont ainsi été initiés après des actes de violence ou d’émeutes urbaines » (p. 46), de l’autre, la France périphérique ne cesse de se désertifier tout en étant vouée aux gémonies pour son attachement à l’autochtonie, à l’égalité sociale et aux valeurs nationales contre la mondialisation prétendument « heureuse ». Ainsi opère le nouveau séparatisme social et culturel qui divise tous les pays occidentaux et détermine leurs convulsions politiques et électorales – vote Front National en France, pour le Brexit en Angleterre, pour Trump aux États-Unis.
Le territoire que décrit C. Guilluy est celui organisé autour de villes impériales, à forte concentration démographique, hautement productives, culturellement éclatées, socialement désunies et totalement pacifiées, convoitées par des tribus violentes et délaissant sa grande périphérie. Ces provinces rurales, les plus haïes par le système impérial, sont progressivement évacuées sans ménagement lorsque leur rentabilité baisse, soit désertifiées sciemment, soit laissées à la gestion « bédouine » (FD p. 26) : c’est le destin que vivent, concernant la France, les territoires paupérisés que sont, par exemple, Mayotte, la Guyane, la Corse, la Creuse, certaines zones de l’Oise ou ponctuellement, certains quartiers des grandes métropoles. C’est là qu’existe la possibilité de voir s’y constituer de nouvelles marges belliqueuses affranchies du pouvoir étatique et entrant en concurrence avec celles déjà constituées [10].
5 – Empire et mécanismes capitalistes
Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty
Sans que son livre soit aussi remarquable que les précédents, un auteur retient notre attention, Thomas Piketty, dont Le capital au XXIe siècle [11] (CXXI) veut dresser les grandes évolutions économiques du siècle qui s’ouvre. Son approche est d’autant plus intéressante qu’il veut l’inscrire dans le temps long, ce qui lui permet de déceler que les grandes tendances induites par la modernité sont en voie de disparition et que d’autres, bien plus anciennes, réapparaissent.
C’est d’abord la fin de la croissance telle que l’Occident a pu la connaître au XXe siècle, par l’absence de dynamisme démographique et les progressifs mais inéluctables transferts technologiques vers les puissances non-occidentales, la Chine en premier lieu. Le monde qui vient va donc renouer avec une croissance inexorablement lente, puis, peut-être, inexistante.
C’est ensuite, et c’est une des grandes thèses exposées, la reprise des mécanismes générateurs d’inégalités, d’abord de manière spectaculaire aux États-Unis, mais également en Europe depuis plus de trente ans. Il semble apparaître une « hyper-classe », inconnue jusqu’alors – nous dirions plutôt des hyper-oligarchies, ou des sommets oligarchiques tant il y manque une véritable unité – dont les ressources et la puissance ne cessent de s’accroître tandis que les classes moyennes tendraient partout à s’appauvrir.
Troisièmement, les mécanismes de ce retour à des hiérarchies très étirées résident dans le dépassement du taux de rendement du capital sur le taux de croissance. En clair « il suffit aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble » (p. 55), comme cela a toujours été le cas dans les sociétés historiques non-capitalistes. C’est le retour de la richesse patrimoniale et héritière (par rente, épargne, royalties, intérêts, dividendes, loyers, plus-values), même si elle cohabite toujours avec une richesse issue du travail, les super-cadres (p. 416). Cette caractéristique recoupe celles d’une économie post-industrielle reposant sur le secteur tertiaire, de services.
Pour finir l’État collecteur d’impôt, producteur, détenteur du capital et employeur ne cesse d’enfler : « du point de vue de son poids fiscal et budgétaire, ce qui n’est pas rien, la puissance publique n’a jamais joué un rôle économique aussi important qu’au cours des dernières décennies. Aucune tendance à la baisse n’est décelable, contrairement à ce que l’on entend parfois. » (p. 760).
Tous ces éléments nous sont maintenant relativement familiers, même s’ils ne s’agit que de tendances. Ils sont pourtant en rupture avec l’histoire occidentale et évoquent beaucoup les caractéristiques impériales décrites par G. Martinez-Gros. Car ce que cherche Ibn Khaldoun est, d’abord, une théorie économique qui part d’une interrogation simple : « Comment créer de la richesse dans une société qui n’en crée pas spontanément, ou dont on ne perçoit pas le progrès ? » (FD p. 10) : « Le seul moyen de créer une richesse conséquente consiste donc à l’accumuler artificiellement, au moyen d’une contrainte, d’une exaction, exercées sur des populations assez nombreuses pour les supporter, et qu’on nomme ’impôt’ » (BHE p. 16). L’accumulation se fait d’abord dans la ville, puis dans l’appareil d’État, qui réinvestit à discrétion dans différents secteurs, les poussant à se spécialiser : c’est donc l’État surplombant qui ponctionne, qui accumule, qui pilote l’économie et qui provoque, directement, la croissance et permet éventuellement l’innovation.
Le contraste est frappant avec la dynamique capitaliste, née en Occident vers le XIIIe siècle : là, la richesse est créée par la société, le marchand, puis la fabrique, puis l’entreprise, de manière décentralisée et affranchie des pouvoirs seigneuriaux, royaux ou républicains. Car les mécanismes capitalistes historiques reposent, en dernière instance, sur une intense créativité sociale-historique diffuse, qui leur est d’ailleurs extrinsèque, fruit d’un agencement complexe de dispositifs politiques, économiques, culturels et sociaux – et c’est elle qui s’étiole aujourd’hui.
Vers le post-capitalisme
L’empire est donc bien une perspective possible du monde post-capitaliste. Les traits pointés par T. Piketty nourrissent cette perspective de la fin de la période capitaliste, au sens propre, qui avait été également celle, jusqu’ici, des innombrables luttes pour la justice sociale qui étaient parvenues à contrebalancer les tendances à la concentration économique : les sociétés occidentales ou occidentalisées retrouvent maintenant un taux de croissance déclinant tendant à se rapprocher des conditions impériales, une économie essentiellement rentière, des inégalités de revenus incommensurables et un poids croissant donné à l’appareil étatique, notamment à travers le recours systématique aux mécanismes keynésiens [12]. À ces tendances lourdes, G. Martinez-Gros en rajoute une, à l’intersection de toutes : le poids croissant des dépenses sociales par l’État-providence (retraites, santé, scolarisation), provoquant un écrasement de l’économie de tous les pays, y compris les pays émergents à peine parvenus à maturité (FD p. 33, BHE p. 203 sqq).
Ces constats font largement échos à ceux issus de l’étude de l’évolution culturelle ou anthropologique du capitalisme. Car sa composante principale, moderne, celle mise en évidence par J. Weber et J. Schumpeter tend à s’affaisser : c’est l’effort constant de rationalisation, la créativité entrepreneuriale, l’éthos du travail, la discipline industrielle et l’intelligence économique et stratégique. Cet avachissement se fait au profit d’une autre composante du capitalisme, formulée par T. Veblen et W. Sombart ; la composante « traditionnelle », plurimillénaire, recouvrant la dépense somptuaire, la rivalité ostentatoire, l’« auri sacra fames » – l’exécrable soif de l’or –, la « chrématistique » grecque, le luxe et l’hédonisme tout autant que la rapine, le vol ou le pillage. Cette obsession qui fait primer la consommation sur les processus de production, c’est ce que l’on appelle « capitalisme » hors Occident. C’est essentiellement cet aspect commun à toutes les grandes civilisations, a fortiori impériales, et c’est bien elle qui prévaut, de plus en plus, en Occident même, au risque de sa non-reproduction à terme.
Mais l’ouvrage de T. Piketty présente aussi un intérêt de par l’enfermement dans l’univers impérial qui s’en dégage, visible à travers les préconisations qui y sont formulées et qui ne peuvent que renforcer ces mêmes tendances impériales, sur le modèle du keynésianisme systématique de toutes les « Gauches » : ainsi l’idée de refonder l’« État social » notamment par l’imposition d’un « impôt mondial sur le capital » (CXXI p. 836) et accessoirement la mise en place d’un revenu d’existence dont l’auteur est partisan [13]. L’un comme l’autre placent évidemment l’État au centre de l’économie, mais tendent de surcroît à en faire une autorité planétaire perceptrice, c’est-à-dire précisément ce qui a toujours manqué pour pouvoir parler effectivement d’empire mondial à propos des diverses dominations occidentales. L’aboutissement de ces projets est plus qu’improbable, mais que les « solutions » entrevues ne fassent que renforcer les grandes lignes de force montre que nous sommes bel et bien sur une pente historique.
6 – Empire et écologie
Ces tendances lourdes de l’économie mondiale ne sont pas conjoncturelles : il devient de plus en plus clair qu’elles sont corrélées à l’état énergétique, et même écologique, des sociétés, et qu’il en a toujours été ainsi, peu ou prou [14] – et singulièrement en période de tarissement de la créativité humaine.
La faim du monde de Hugues Stoeckel
Le livre de Hugues Stoeckel, La faim du monde. L’humanité au bord de la famine globale [15] (FM), dépeint justement la situation mondiale d’un point de vue écologique. Son constat est sans appel : toute l’industrie mondiale, agriculture comprise, donc tout le fonctionnement des sociétés contemporaines est sous la dépendance absolue d’énergies fossiles (charbon, gaz, pétrole) en voie de raréfaction relative mais rapide à l’échelle historique. L’absence d’une énergie de substitution permettant un tel déploiement de puissance condamne les sociétés humaines à des transformations radicales sans précédent dans un délai qui se compte en décennies. Parmi celles-ci et pour autant qu’elles se déroulent dans un relatif contrôle, un inévitable retour de la force mécanique animale et humaine, une réorganisation totale de tous les circuits énergétiques, une sobriété radicale imposée à toute la population, une relocalisation de toutes les productions, un contrôle drastique de la démographie et, bien entendu, un bouleversement des régimes politiques (FM p. 259 sqq.). Le tout dans un contexte de changements imprévisibles du fonctionnement subtil des écosystèmes et des équilibres climatiques, et selon des rythmes de dégradation inconnus. Les voies que prendront ces mutations sont impossibles à prévoir, d’autant qu’elles s’entrecroisent avec une multitude de facteurs obéissant eux-mêmes à d’autres dynamiques, notamment géopolitiques (devenir des pays producteurs d’hydrocarbures ou exportateurs de denrées alimentaires, désordres et guerres probables), sociales (réactions des populations en cas de chute brutale ou progressive de leur niveau de vie) ou sanitaires (apparition d’infections de type pandémique), etc.
La disparition de la manne hydrocarbonée comme substitut à la force humaine ou animale rapproche des conditions matérielles des empires. On peut relier ce phénomène à une période historique où l’Occident vécut une « poussée impériale » en son sein. Comme le note G. Martinez-Gros : « l’étrange équilibre de la société européenne finit par admettre quelques couleurs impériales à partir du milieu du XIVe siècle et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. L’impôt est alors rendu d’autant plus nécessaire que les pouvoirs ne tirent plus les mêmes ressources des sociétés durement affectées par la peste, puis par le refroidissement climatique et donc par la chute ou la stagnation du nombre de producteurs. Des traits khaldouniens se précisent : la croissance des capitales malgré la stagnation globale de la démographie, les dimensions décuplées des armées et des guerres à partir du XVIIe siècle, un début de spécialisation ethnique du recrutement militaire (suisse, germanique, castillan...), la violence des révoltes antifiscales de populations toujours plus étroitement désarmées et soumises. » (FD p. 23-24). Il poursuit : « Par un apparent paradoxe, c’est précisément là où l’ébauche d’un modèle impérial échoue – en Angleterre et en Hollande – que s’amorce au XVIIe-XVIIIe siècle la révolution scientifique, puis technique et industrielle, qui bouleverse les conditions matérielles de la vie humaine et suspend la validité de la théorie d’Ibn Khaldoun. » (id.). Il semble qu’aujourd’hui un mécanisme exactement inverse se déroule, qui pourrait à nouveau rendre opérantes les logiques impériales.
Retour aux premiers empires
Plus précisément, l’abandon inéluctable des sources d’énergies minérales se fera au bénéfice d’énergies renouvelables de type « fluide » : solaire, éolien, géothermique, etc. Celles-ci exigeraient non seulement une consommation moindre, c’est-à-dire un changement de monde, mais aussi une gestion globale des territoires, des infrastructures et des répartitions similaires à celles mises en place par les premiers grands empires dits hydrauliques organisant la société autour des ressources fournies par les grands fleuves, comme l’empire Assyrien sur le Tigre et l’Euphrate ou la bureaucratie pharaonique domestiquant le Nil. Comme le note G. Fargette : « La moins mauvaise solution (en terme de survie collective) passerait probablement par un stade d’unification mondiale, dans un cadre évoquant le modèle des “sociétés hydrauliques” (…) : la consommation serait fixée par en-haut et répartie selon une hiérarchie rigide ; l’énergie de référence viendrait de flux et non de stocks (elle serait surtout d’origine solaire, seule source de long terme permettant des quantités suffisantes d’approvisionnement, mais sans effet de puissance concentrée, tant que l’électricité ne se stockera pas). La hiérarchisation et l’aliénation extrêmes que subirait une société devenue effectivement mondiale, ses couches dirigeantes ne rencontrant aucun contre-poids proportionné, évoqueraient le modèle antique de l’empire-continent, mais cette fois sans rival de même nature, ni “barbares” à ses portes. C’est alors que l’écologisme pourrait assumer un rôle d’idéologie dominante, comme argumentaire “rationnel” de la pénurie pour le plus grand nombre, quitte à se combiner avec des projets technocratiques de survie, tels que la régulation du flux solaire atteignant la terre par des paravents déployés dans l’espace au moyen d’une myriade de satellites, ou les efforts de “séquestration” du carbone. Ces deux projets d’ingénierie climatique favoriseraient à un degré exceptionnel l’institutionnalisation d’une bureaucratie mondiale du climat. » [16]
Cet exercice prospectif peut sembler spéculatif, mais l’assise matérielle des civilisations humaines a été oubliée par des populations croyant avoir réalisé une espèce de paradis sur Terre par l’opulence des sociétés de consommation. L’irréalité qui en découle est en train de se fissurer et c’est un des horizons, sinon le seul, qui maintien encore la cohésion sociale des pays dits développés qui disparaît. Le monde qui succédera à celui que nous connaissons nous est encore totalement inconnu, mais il n’est pas impossible que l’humanité retrouve, à travers des configurations géographiques, écologiques et hydrologiques ayant joué un rôle déterminant dans l’émergence de la forme impériale, de vieilles logiques archaïques.
II – Autres dimensions
Une multitude de phénomènes pourrait également être rattachés à la réapparition de cette logique impériale décrite par Ibn Khaldoun. Ils mériteraient d’être l’objet d’études aussi fournies que celles déjà mentionnées et ceux d’entre eux cités ici ne le sont qu’à titre de pistes de travail possibles.
Géopolitique
C’est particulièrement le cas pour l’échelle géopolitique, qui mériterait de véritables analyses et la production d’hypothèses selon l’angle adopté ici.
La période 1950-1990 a été celle du paradigme de la guerre froide, avec la polarisation du globe par une rivalité Est-Ouest, et la suivante, 1990-2030 semble celle du conflit de civilisations, par l’émergence d’un monde multi-polaire organisé autour de grands États-phares (États-Unis, Chine, Brésil, Russie, Inde, Afrique du Sud/Nigeria) et l’instabilité de l’aire musulmane [17]. La période suivante serait-elle celle de la logique impériale ?
Une tendance massive et maintenant incontournable milite en ce sens. C’est la corrosion que subissent les États-nations contemporains, c’est-à-dire la remise en cause de l’élément de base géopolitique formalisé lors du traité de Westphalie (1648). Le facteur économique est connu, mal nommé « mondialisation libérale », mais il est également politique : par en haut par l’intégration des nations européennes dans une Union Européenne bureaucratisée, et par en bas par les séparatismes régionaux et les tiraillements locaux. Il n’y a guère que les États-Unis, l’Australie et Israël qui semblent se maintenir dans le cadre national. Dans le monde non-occidental, sauf exceptions essentiellement asiatiques, la disparition de la génération des indépendances semble correspondre au retour des ségrégations ethnico-religieuses et à l’effondrement de l’État souverain. Mais c’est le flux migratoire croissant vers les régions riches et vieillissantes qui tend à faire littéralement exploser les cadres nationaux.
En réalité ces déplacements massifs de populations s’opèrent à différentes échelles qui s’interpénètrent ; régionale, nationale, continentale puis mondiale, redécoupant le globe de manière fractale entre marges instables, terres de départ, et centres sédentaires, terres de destination. D’abord, au centre d’un pays, les métropoles multiculturelles entourées de périphéries plus ou moins sous contrôle parsemées de poches de violence intérieure tendant à l’homogénéité ethnico-religieuse et en voie de dissidence. Ensuite un partage analogue à l’échelle continentale puis mondiale : les « villes-continents » pacifiques et opulentes, fortement attractives d’un côté, à l’autre extrême les trous noirs géopolitiques sans véritable État souverain ou frontières fonctionnelles (Honduras, Yémen, Syrie, Soudan, Mali...), aux forts clivages identitaires et pour certains à la culture guerrière depuis plus d’une génération (Afghanistan, Somalie, Salvador, Érythrée...). Entre les deux, tout un gradient de régions en voie de décomposition (bande sahélienne, isthme américain, Moyen-Orient) ou fondamentalement instables (Maghreb, Pakistan, Caucase...) à grand poids démographique et potentiellement pourvoyeuses de bandes criminelles. Les limites frontalières, à tous niveaux, s’estompent de fait, d’autres émergent selon des partages que l’on croyait dépassés.
C’est dans ce contexte que certains États semblent renouer plus ou moins explicitement avec des logiques quasi-impériales. C’est surtout le fait de l’aire arabo-musulmane et particulièrement de la Turquie [18], exigeant une rente pour limiter l’afflux migratoire vers l’Europe, tout en y instrumentalisant ses émigrés comme elle le fait avec les troupes djihadistes en Syrie et en Irak ou les dissidences réelles ou potentielles jusqu’en Asie Centrale. Des tendances analogues existent, selon des modalités et des rythmes différents, en Russie ou en Chine.
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