L’ANTIDEMOCRATISME
Le mouvement lycéen et étudiant de novembre et de décembre 1986, tout comme les grèves qui ont suivi en décembre 1986 et en janvier 1987, ont redonné aux démarcations pratiques leur hégémonie naturelle sur les divergences théoriques. Mais comme ces mouvements n’ont constitué que des ébauches d’action historique sans conclusion véritable, c’est l’attitude à leur égard, plutôt que les orientations immédiates, qui a été la cause des différends.
D’un côté on a vu ceux qui étaient prêts à écouter ce que disaient ces mouvements et à en respecter les rythmes, et de l’autre ceux qui voulaient surtout mettre à profit ces réactions sociales pour y plaquer leurs slogans et leurs analyses rigides, héritées d’un passé qui les fascine à tort ou à raison (beaucoup de ces gens semblent incapables d’imaginer que leur « lumières » théoriques ne leur donnent aucun avantage de principe sur les individus qui brisent tout à coup la routine de la soumission et de l’inertie, même pour contester un aspect aussi partiel qu’un projet de réforme universitaire).
Ils donnent l’impression de ne trouver une assurance de leur « radicalité » que dans la dénonciation de tout ce qui se produit. Rien n’est à la hauteur de leurs exigences extrêmes, Parmi de tels « radicaux », il en est même qui systématisent cette pose en proclamant qu’ils font ainsi « la critique de la démocratie ». Il est donc temps d’analyser cet « antidémocratisme » qui se prend pour un raffinement suprême de radicalité. La nature peu agréable du sujet justifie que pour cette fois on abandonne le « ton de proximité » : seul un ton polémique convient pour ce qui n’entretient aucune relation possible de dépassement avec cette société.
Il est extrêmement étonnant de voir à quel point l’aplomb des antidémocrates voisine avec une méconnaissance totale de l’histoire concrète des différentes formes de démocratie. La critique de la « démocratie parlementaire » moderne aurait pourtant un large champ d’application pour des pays tels que l’Inde, le Nigeria, ou le Brésil.
Les positions antidémocratiques « radicales » ne proviennent pas d’une analyse historique générale, mais d’une justification d’attitudes spontanées. C’est donc elles qu’il faut décrire si on veut critiquer les conclusions de ces antidémocrates.
Leur premier signe distinctif est un mépris avoué pour toute forme de discussion : comme les militants, ils expliquent qu’il est toujours trop tard pour réfléchir et se concerter. Toute délibération est à leurs yeux nécessairement néfaste quand elle doit définir le contenu et le sens d’une action puisque, alors, on ne pourrait que se perdre en vains palabres et manquer les occasions d’agir. Sans ironiser longuement sur la manie paradoxale de ces grands subversifs à bavarder eux-mêmes interminablement sur les détails des théories les plus confuses, il est certain que cet état d’esprit a quelques raisons pratiques de se communiquer : il y a si peu de gens qui savent encore discuter effectivement qu’il y en a encore moins pour croire à la possibilité de débats où les mots et les actes se correspondraient.
Ces antidémocrates prétendent donc vouloir « agir au lieu de parler », mais cela les conduit le plus souvent à une confusion activiste et impuissante, avec un goût prononcé pour le procédé du fait accompli, qui a certains rapports avec la pratique de tous les spécialistes en organisation. Les plus cohérents rejettent logiquement la catégorie de la « manipulation », espérant sans doute gommer une réalité avec le mot qui la désigne : ils ne peuvent ni ne veulent comprendre que celle-ci soit un moyen d’exercice secret et impersonnel du pouvoir, et que ce soit donc l’arme par excellence de toute forme de bureaucratie (catégorie qu’ils effacent également de leur vocabulaire, ou qu’ils vident de tout sens concret). Pour se justifier, ils sont amenés à développer des paralogismes dont la bêtise est étroitement liée à la dégradation contemporaine du langage. A les entendre il n’y aurait qu’une seule forme de « démocratie », qui se réduirait à une superstition multiforme induite par la « domination du capital ». A partir du moment où des individus doivent discuter pour se mettre d’accord tout serait déjà perdu, puisque cela voudrait dire qu’ils sont séparés par une aliénation qui les empêche d’agir dans une union organique en deçà des mots (1). En usant de ces derniers comme s’ils devaient être des signes déclenchant des affects sans nuances, les anti-démocrates participent en réalité à la dégradation générale du langage et s’enferment dans une attitude symétrique de la déraison dominante. Celle-ci affirme par exemple que n’agit pas « démocratiquement » quiconque ne respecte pas la règle établie du jeu social : les anti-démocrates se laissent prendre à ce mensonge en inversant seulement ses termes : toute « démocratie » se réduirait à cette règle établie et se limiterait à la technique d’un décompte des voix formel et mécanique.
Cette confusion en miroir se manifeste encore sur une question qui est rarement abordée ouvertement : le fond de leur argumentation (quand ils en produisent une) est qu’ils voudraient maintenir un espace de dissidence minimal et réagir contre l’unanimisme. Ils ne veulent pas comprendre que les phénomènes de peur de division du corps social (ou d’une communauté de lutte) tiennent à l’époque et non à une vague référence à l’idée de la « démocratie » (la possibilité même de division est d’ailleurs la caractéristique de toute démocratie). La « mentalité unanimiste » est bien plutôt le produit d’une situation de défaite sociale écrasante, dont les mécanismes sont toujours actifs. Les antidémocrates condamnent toute action collective qui comporte un moment de discussion, parce qu’ils y voient la raison de son échec (et si elle a réussi, elle n’a de toute façon pas été « assez loin », etc.). Tout mouvement social échappant au cadre des institutions établies se trouve face à la question : où s’arrête le cercle de la discussion mettant en jeu les actes du mouvement ? Il va de soi que cette délimitation est d’ordre pratique : un tel mouvement ne peut accepter de se diviser que sur ce qui ne le dissout pas. Or, cela ne peut être déterminé par une discussion « raisonnée », car un tel processus de démocratie directe naît dans l’inconscience, pour mettre à jour ses raisons. Sa naissance n’est donc pas elle-même « démocratique », elle ne se discute pas, elle a lieu. Avec leur rigidité dogmatique, les antidémocrates ne peuvent pas comprendre qu’il doive se produire ensuite un saut qualitatif et que le processus engagé se trouve alors devant une alternative inévitable : passer à un stade conscient ou disparaître dans le jeu des manipulations diverses. Les « anti-démocrates » prétendent au fond résoudre sur le papier une contradiction vivante pour s’en débarrasser. Cette attitude d’incantation ne rencontre chez eux guère de correctif pour cette raison qu’ils veulent croire que la conscience est déjà donnée, cristallisée, gelée dans leur théorie miraculeuse (2), qui est posée en concurrence de cet unanimisme. Leur drame, ce n’est pas que l’ordre établi saurait réaliser matériellement ce que leurs théories désespèrent d’atteindre, mais que leurs pauvres vaticinations miment envieusement ce qui fait sa force. Ils voudraient que tout mouvement social soit discipliné et tourné vers le sens qu’ils lui assignent. Ils demeurent délibérément aveugles à ce qui différencie un mouvement social spontané d’une organisation ou d’un groupe limité.
Tout processus de discussion généralisé est donc considéré comme source d’un affaiblissement de la volonté. La vision « antidémocratique » implique en effet que l’on considère que l’essentiel soit hors de discussion, c’est-à-dire que le processus révolutionnaire doive obéir à des déterminations objectives telles, que les prolétaires l’incarnant seraient contraints d’en suivre la voie. Toute contradiction est ainsi vue comme absolue ou dépourvue de toute consistance, et il n’y a de compromis acceptable en rien : le réel doit être totalement rationnel, et la théorie aura d’autant plus raison qu’elle semblera maltraiter davantage l’évidence des faits. La « science du monde » est donc donnée (ou mieux, révélée) et la compréhension du réel ne peut en aucun cas être le produit d’un processus de dialogues multiples engageant l’action, c’est-à-dire constituant un moment où la prise de décision rendue visible à tous, permettrait que des solutions originales soient mises en oeuvre, après que les enjeux aient été explicitement exposés (3) (4). Derrière l’idée d’une révolution accomplie « sans phrases », il y a la croyance naïve que tout dépendrait de mesures impersonnelles et irréversibles, De fait, ce qui compte le plus dans une révolution, c’est l’apparition de nombreux individus révolutionnaires, c’est-à-dire de gens capables de faire face à l’imprévu, d’innover et d’improviser des solutions durables dans des circonstances changeantes. Mais nos anti-démocrates n’imaginent presque jamais ce qui est le présupposé d’un tel pragmatisme : la libération et le règne de la liberté ne sont pas des moments identiques (quand ils soupçonnent une telle vérité, ils retombent dans l’ornière marxiste des théories sur la « période de transition »).
Les thèses antidémocratiques traduisent presque toujours une haine des individus et de la liberté, catégories qui, elles aussi, sont en général (voir note 1) tout simplement niées par nos anti-démocrates, pour être remplacées par celle de communauté et de déterminisme, où toutes les hiérarchies sont grises. Leur anti-conseillisme systématise leur haine et leur dédain pour tout processus d’assemblées spontanées et délibérantes constituées par des travailleurs ou des prolétaires échappant au contrôle institutionnel. Le grand argument des anti-démocrates est qu’un tel processus n’offre en lui-même aucune garantie de victoire révolutionnaire. Dans leur vision géométrique, où règne le raisonnement binaire du oui et du non exclusifs, un tel processus est par conséquent voué à l’échec. La mentalité secrètement religieuse de ces antidémocrates apparaît là en toute clarté : ils ne veulent pas voir que la forme du conseil (dont la généalogie mène à tous les moments culminants des révolutions européennes) est une condition et non une garantie de la libération (5). Cet anticonseillisme a encore cette faiblesse énorme de ne pouvoir rien concevoir du processus révolutionnaire et de laisser à l’opacité de l’avenir le soin de trouver les remèdes à ce monde peu agréable dans lequel nous survivons. Ne sachant pas quel contenu proposer ou anticiper, ils théorisent sa nécessaire absence et tendent à une espèce de nihilisme théorique, où tous les concepts sont tour à tour « dépassés » par de nouvelles découvertes de plus en plus ébouriffantes. Comme leur conception fondamentalement déterministe de l’histoire leur interdit de croire qu’il existe des moments de création historique, on est amené à conclure qu’ils sont convaincus de détenir une ligne juste, dont ils ne connaissent rien mais qui éclairera un jour le prolétariat, qui ne pourra par conséquent manquer de venir à eux.
Tout cela est évidemment l’indice d’un élitisme qui n’ose pas dire son nom, et prétend se déguiser sous le vieil argument de la nécessité historique. On s’attendrait donc à ce que ces gens cherchent à fabriquer de petits partis concurrents et prétendant au monopole de la vision de la totalité critique. C’est là que se fait sentir la particularité de l’histoire moderne, qui a tant maltraité toutes les formes de spécialisation militante, et qui prive donc les anti-démocrates du support de leur ambition. Ne pouvant plus croire au Parti monolithique, ils sont contraints de prendre le chemin de sa construction pour aussitôt s’en détourner, en oscillant sans cesse entre deux comportements inacceptables. Incapables de renoncer à des habitudes qui sont le levain de la bureaucratie, ils s’arrêtent cependant en chemin par des sursauts plus ou moins brusques, et nient avoir jamais commencé des entreprises si douteuses. Leur manœuvriérisme est toujours sans moyen.
Il ne leur reste qu’à se disputer l’image abstraite d’une totalité critique, par laquelle ils prétendent résumer et dépasser toutes les théories subversives antérieures, en cherchant à s’approprier leur prestige, à défaut de les discuter ou de les comprendre effectivement. C’est pourquoi ils sont presque toujours occupés à des disputes orageuses et vaines, leurs antagonismes mutuels leur fournissant cet aliment qui leur donne une illusion d’existence : ne pouvant relier leur critique de ce monde à la surface des événements courants, ces contemplateurs pleins de suffisance préfèrent parler de leur essence, et luttant entre eux pour ces fantômes, ils croient lutter contre le monde entier. L’inconsistance de leurs querelles se trahit à ce fait incroyable qu’ils ne peuvent jamais nommer clairement l’origine de leurs différends, et qu’ils doivent s’accuser mutuellement d’être la forme la plus sournoise de contre-révolution moderne.
La « théorie » se résume pour eux à une guerre sur les mots parce qu’en bons sectaires, ils sont en effet incapables de comprendre, de discuter ou d’admettre les discours qui ne passent pas sous les fourches caudines de leurs tics de langage (6) (7). Ce fétichisme des mots, en positif ou en négatif, traduit une incapacité accablante à s’adapter de manière vivante au cours du temps. Le semblant de cohérence de leurs affirmations est assuré par le postulat qu’il n’y a qu’un seul ennemi, « le capital », qui aurait commandé toute l’histoire humaine et qui engloberait tous les phénomènes de domination (catégorie qu’ils refusent aussi parfois pour lui substituer celle d’exploitation) (8). Cette substitution de terme est d’importance car elle renvoie à l’assise de leur vision déterministe absolue de l’histoire (n’est arrivé que ce qui devait arriver) : en réduisant cette dernière à la seule production matérielle, ils entendent ramener tous les phénomènes sociaux à un seul et même processus « contradictoire » de l’économie, qui ferait du monde une harmonie de cauchemar, dont le côté terrible assurerait qu’un renversement complet et automatique se produirait inévitablement un jour. Ceux d’entre eux qui admettent qu’à la rigueur l’histoire humaine ne se réduit pas à la seule production, ramènent néanmoins tous les phénomènes sociaux à une dichotomie production/ reproduction, où la seconde est lue dans les termes de la première. C’est pourquoi, malgré toutes leurs tribulations, ils demeurent persuadés que leur pauvre théorie évanescente et toujours à venir leur livrera les clés de l’histoire humaine passée, présente et future. Ils gardent toujours l’espoir forcené qu’ils pourront un jour parler avec une autorité incontestée au nom de cette puissance « invincible » que d’autres ont imaginé avant eux, mais à laquelle ils veulent croire encore, le sens de l’histoire. Leur léninisme malheureux, métamorphosé en des formes abstraites et de plus en plus désincarnées, semble incapable de dépasser jamais ses défauts constitutifs, et se renforce plutôt de tous les démentis que lui inflige la réalité. C’est pourquoi il doit être compris comme un système idéologique permettant à ses porteurs de résister au monde tout en s’y insérant, et non comme un système de connaissance préparant, pour la renforcer, l’action contre lui. Les théories « antidémocratiques » qui se sont affirmées dans les années soixante-dix représentent tout au plus une involution par rapport aux théories élaborées dans les années cinquante et soixante, qui avaient accompagné un retour de la critique sociale en acte. Ces théories « antidémocratiques » compteront sans doute parmi les aberrations mineures de ce temps. Leur avenir est en tout cas inversement proportionnel à celui des mouvements d’émancipation.
Notes
(1) Que l’on refuse « la » démocratie au non de la « communauté », de « la classe », ou de « l’individu » (vu comme « souverain »), la démarche est toujours la même : on fait d’abord un absolu d’une catégorie, indépendamment de ses déterminations pratiques, pour ensuite dénoncer tout ce qui en menace la pureté. La référence à « l’individu » ne protège donc pas nécessairement de ces errements : le critère est plutôt dans le maintien d’une conception nuancée du rapport entre individu et collectivité.
(2) Il est à noter une convergence étrange entre ces anti-démocrates et quelques courants influencés par des thèmes avancés par J. P. Voyer, dont l’origine est pourtant fort différente : en considérant que toute définition d’un projet appartient à « la » politique, et doit donc être exclue, les premiers tendent à faire l’apologie d’un mouvement se développant sans conscience de lui-même, et n’ayant donc pas besoin d’un moment de définition lucide de ses buts. Il serait logique que ce type de courant en vienne un jour ou l’autre à condamner explicitement les processus assembléistes et les mouvements sociaux autonomes qui ne correspondent pas à cette vision d’une lutte sociale inconnaissable. La probabilité d’une telle évolution est renforcée par le fait que leur démagogie sur « les pauvres » assume une fonction analogue à la rhétorique de divers courants ouvriéristes italiens des années soixante et soixante-dix, fondée sur des catégories telles que « l’ouvrier-masse », « l’ouvrier social », les « précaires » ou les « non-garantis » (il s’agit toujours de trouver le sujet de l’histoire, ou son noyau le plus actif, etc.). Il semble que tous ces gens si divers soient unis par une même logique : obéir au Message secret du « fait accompli », par suite d’une admiration sans bornes pour la « beauté terrible de l’action », En ce qui concerne les variantes « voyéristes », il est cependant à noter qu’elles tendent à présenter « les pauvres » comme une classe de là négation, ce qui ne peut que très difficilement les conduire à une pratique organisationnelle suivie, analogue à celle des chercheurs néo-léninistes du « sujet révolutionnaire ». Ces « voyéristes » ont encore sur les ultra-gauches le maigre avantage de la cohérence puisque les premiers justifient par avance la décomposition qui doit suivre toutes leurs actions, et qui devrait conclure toutes les réactions des « pauvres ». Ils tendent à transfigurer préventivement tous les échecs en des succès secrets.
(3) Que la revendication de l’absence de toute règle soit l’une des caractéristiques du totalitarisme, nos anti-démocrates ne veulent évidemment pas le savoir : ce mot de « totalitarisme » est lui aussi gommé de leur vocabulaire ou alors utilisé dans un sens extensif extrême. Tout régime social existant aujourd’hui est à leurs yeux « totalitaire ». Ils ne savent même pas faire cette nuance élémentaire entre le totalitarisme manifeste des régimes de « socialisme réel » et le totalitarisme latent des prétendues « démocraties » occidentales.
(4) Tout processus démocratique de ce type sert évidemment aussi à tenir à distance les conflits en leur donnant une solution avant qu’ils ne s’exaspèrent au sein du mouvement. Mais pour ceux qui estiment que le conflit ouvert est la seule expression acceptable des contradictions, la médiation des divergences par la discussion leur paraît une solution particulièrement impure. Ils s’en sortent en affirmant qu’un mouvement radical ne doit de toute façon pas connaître de contradictions intérieures.
(5) Il est assez remarquable que cet anti-conseillisme de principe efface toutes les caractéristiques concrètes des mouvements révolutionnaires qui ont eu lieu depuis trois siècles et demi : (a) La généalogie de cette forme d’organisation révolutionnaire mène à tous les moments les plus radicaux des grandes révolutions européennes (depuis l’apparition des Niveleurs dans l’Armée nouvelle de la révolution anglaise, en passant par les sections parisiennes de l’an II, jusqu’à la célèbre Commune de Paris sans parler de la révolution russe de 1905 ou des révolutions européennes nées de la première guerre mondiale). On retrouve cette forme, devenue encore plus complexe, dans la révolution hongroise de 1956. On pourrait en signaler la trace dans diverses révoltes humaines moins bien connues (comme celle du camp de Kenguir vers 1955, dont le tome 3 de l’Archipel du Goulag a fait une si remarquable description), et aussi dans la révolution iranienne (qui au cours de l’année 1979 a été portée par un mouvement assembléiste en général très sous-estimé : cf. Peuples méditerranéens no 129, octobre-décembre 1984). Il semble en fait que plus une population est atomisée, plus elle doit, pour réagir, se rapprocher d’une recréation d’assemblées délibérantes et souveraines. (b) La forme du conseil fut d’abord sociale et politique avant d’être une émanation des structures de la production (voir par exemple dans le livre d’O. Anweiler comment s’est créé le premier conseil dans la Russie de 1905). Même en 1917, les conseils (d’ouvriers et de soldats) ont une importance sociale essentielle (en Russie, contrairement à ce qui s’est passé dans le reste de l’Europe, les conseils semblent avoir maîtrisé et organisé pendant un certain temps l’approvisionnement des villes, ce à quoi les bolcheviks s’empressèrent de mettre fin). Les conseils de quartier jouèrent un rôle essentiel tandis que les conseils de fabriques, centrés sur la production, ne réussirent pas à la réorganiser au cours de l’hiver 1918, Mais cet échec, survenu avant que ne se déclenche la guerre civile qui broya irréversiblement le flux révolutionnaire et dont les antidémocrates tirent parfois argument, fut au moins pour une bonne part le fruit du sabotage des propriétaires d’usine, et du parti Bolchevik qui entendait tout régenter.
(6) Leur phobie du mot « autogestion », quel que soit le contexte, et qui à l’origine veut simplement dire « auto-administration », est également révélatrice.
(7) On croise même aujourd’hui un certain nombre d’antidémocrates « sincères » qui se sentiront offensés par les présents développements. Mais en restant prisonniers de la logique d’une « idée » ces suiveurs ne font qu’ajouter leur confusion bien intentionnée aux strates de mauvaise foi de ceux qu’ils imitent avec une naïveté si peu naïve.
(8) Adorno avait remarquablement analysé ce genre de comportement, dans Minima Moralia : « Déduire l’univers à partir d’un principe pour le mettre en mots : voilà ce que fait celui qui, au lieu de résister au pouvoir, espère l’usurper ».
Annexe
Cet antidémocratisme théorisé est doué d’une obstination que la décadence actuelle de la raison n’explique pas entièrement. Il s’appuie en effet sur certains aspects d’une tradition relativement ancienne qui provient des analyses faites par Bordiga au cours des années dix et vingt de ce siècle. Sans entrer dans les détails, il suffit de savoir qu’elles servirent à récupérer la critique anarchiste du parlementarisme, en l’épurant de son aspect anti-hiérarchique, pour l’intégrer à un corps de doctrine marxiste, qui lui-même devait servir à justifier une pratique organisationnelle bien précise : le centralisme organique (le « centralisme démocratique » des bolcheviks étant jugé comme une solution imparfaite au problème de l’organisation). Ce courant « bordiguiste », catalyseur du Parti Communiste italien en 1921 (qui, hormis le KAPD allemand, fut la scission « la plus à gauche » de tous les partis issus de décomposition de la IIe Internationale) fut d’ailleurs à l’origine des deux conditions d’adhésion à l’IC, les plus restrictives (leur souci était d’exclure toutes les tendances soupçonnées de réformisme ou d’anarchisme), et n’eut jamais rien à dire sur le phénomène de bureaucratisation du parti russe.
Les bordiguistes reprochaient à Moscou d’avoir fait de l’IC, un instrument de l’Etat russe : selon eux, c’est l’inverse qui aurait dû avoir lieu. Cela explique qu’ils aient tenté de créer une opposition interne au cours de sa dégénérescence inexorable en tyrannie. Cette tactique erronée (des critiques de l’IC avaient été formulées dès avant 1921 et la répression dirigée contre la révolte de Kronstadt et le mouvement makhnoviste en Ukraine ne pouvait laisser subsister aucun doute dans un esprit lucide), fut sanctionnée par l’exclusion de Bordiga en 1926, et la déliquescence de ce courant dans le Parti Communiste italien, courant qui survécut, quoique difficilement, dans l’émigration politique italienne en France et en Belgique. Jusqu’en 1945, ces gens virent dans l’URSS un Etat ouvrier dégénéré, et ne se distinguèrent des trotskistes que par un sectarisme beaucoup plus prononcé (ce qui leur évita bien des erreurs, mais ils ne firent ni mieux ni pire que les courants conseillistes de la gauche germano-hollandaise qui n’avaient pas eu besoin de théoriser le rejet de « l’anti-fascisme » pour se tenir sur un terrain étranger aux manœuvres politiciennes dans l’entre-deux-guerres et pendant la deuxième guerre mondiale). Cette critique étrange de « l’anti-fascisme » ressortait déjà d’une condamnation abstraite des réactions unanimistes. Il est d’ailleurs assez intéressant de noter que Bordiga avait lui-même quelques doutes (disparus chez ses suiveurs) là-dessus et qu’il n’était pas sûr que la victoire de la contre-révolution provoquée par le fascisme ou sa simple menace ait dépendu de la tactique classe contre classe (appliquée en 1921 en Italie par un Parti Communiste naissant) ou de son opposée, celle du « Front Populaire ». Le point de référence des courants bordiguistes, devenus avec le temps à peu près aussi variés que les tendances trotskistes, surtout en Italie, fut toujours que chaque groupe se considérait comme le noyau exclusif du parti prolétarien qui renaîtrait un jour. Son absence leur suffisait d’ailleurs pour proclamer qu’il n’y avait pas de révolution (comme en Espagne en 1936 ou à Budapest en 1956).
Ils ne critiquèrent donc jamais l’antidémocratisme bolchevique, bien qu’à la différence de Trotsky ils n’aient pas directement participé à la construction du pouvoir de la bureaucratie russe. Le souci de Bordiga et de ses suiveurs fut de mettre hors d’atteinte les principes gouvernant l’action révolutionnaire, afin que celle-ci ne dépendît plus des contingences immédiates de la lutte de classe. On s’explique ainsi que les textes bordiguistes aient une résonance assez typiquement mystique : pour eux, la théorie révolutionnaire est née d’un bloc en 1847 (avec le Manifeste communiste), et ils ne considèrent comme révolutionnaires que les courants qui y voient une révélation. Cela va de pair avec leur présentation de leur théorie comme « seule science de l’histoire » : à la manière de tous les léninistes, ils professent d’autant plus une vision déterministe du monde qu’ils sont persuadés que leur théorie leur en livre les clés. Munis de celles-ci, qui ressemblent aux talismans de tant d’autres charlatanismes et en ont la même qualité, ils prétendent parler avec autorité au nom de cette puissance d’autant plus irrésistible qu’elle serait plus impersonnelle. A rebours des trotskistes, ils dédaignent de se présenter comme les candidats à la « direction du prolétariat mondial », parce qu’ils sont convaincus d’en être les chefs ontologiques et « organiques ».
Mais le flux du temps est impitoyable pour de telles conceptions sectaires, c’est-à-dire coupées de l’histoire. Le cours des choses a si mal correspondu à leurs prévisions, que les divers courants émanant du bordiguisme ont dû en tenir compte tôt ou tard, ne serait-ce que de façon voilée. Après 1945 par exemple, ils ont analysé le régime russe comme un capitalisme d’Etat et cherché à le comprendre dans les seules catégories de la critique marxiste de l’économie politique. Ces fonctionnaires bénévoles de la théorie se sont ainsi repliés sur un commentaire pesant de l’analyse de la « valeur » pour n’avoir pas à parler des phénomènes bureaucratiques qu’ils avaient sous les yeux. Il va de soi que cette vision du monde a toujours appuyé une pratique organisationnelle passablement prosaïque. Il suffit de citer à ce propos Humbert-Droz, qui était le peu sympathique « œil de Moscou » au début des années vingt, mais dont la remarque a ce « carat de la vérité » dont parlait un certain cardinal, pour avoir une idée de leur élitisme à peine déguisé : « L’Internationale, m’a dit un intime de Bordiga, est maintenant dans une ligne anti-communiste et il est du devoir de certains chefs, quand ils constatent une déviation grave, de refuser d’être disciplinés. Certains camarades sont pour ainsi dire prédestinés à être des chefs, Bordiga, comme Lénine, est du nombre. On ne peut appliquer à ces hommes la discipline du parti comme aux autres membres du parti. Leur mission historique est de l’appliquer, mais non de la suivre » (Humbert-Droz, Dix ans au service de l’Internationale communiste) Il est assez remarquable qu’avec de tels principes, ces « bordiguistes » n’aient commis ni infamies ni indignités notables (si l’on excepte la peu reluisante cuisine des sectes étroites où ils ont végété des décennies durant). Il apparaît que ces doctrinaires prisonniers de quelques idées avaient gardé des qualités d’humanité et de probité personnelles, propres au vieux mouvement ouvrier, qualités auxquelles, malgré des temps difficiles, ils restèrent en général fidèles. En cela, ils ne furent pas des bureaucrates conséquents, ce qui explique que leur histoire présente certains traits sympathiques, indépendamment de leurs erreurs. Leurs successeurs modernes, continuateurs ou rénovateurs, sont évidemment dépourvu de cette dimension qui dépendait d’un enracinement dans l’espèce de communauté sociale dont l’ancien mouvement ouvrier tirait sa force. Le lien entre cette tradition bordiguiste et les néo-bordiguistes actuels passe par une référence, en général refoulée, à un groupe qui publiait la revue Invariance dans les années soixante-dix, et qui a explicitement cherché à actualiser les théories de Bordiga. La source de cette démarche a en réalité été constituée par une discrète tentative de récupération marxiste des théories critiques produites dans les années cinquante et soixante (par Socialisme ou Barbarie, et l’Internationale Situationniste) ainsi que de certaines analyses plus anciennes qui anticipaient sur ces dernières (notamment dans les textes de Theodor Adorno). Il est remarquable que le postulat déterministe et anhistorique, qui prenait un aspect économiste chez Bordiga, ait finalement été maintenu par Invariance grâce à une transposition sur un terrain prétendument anthropologique et en réalité vitaliste. Ce transfert a impliqué l’abandon simultané de toute référence à la lutte de classe et au prolétariat (la nouvelle référence à la « communauté humaine » comme communauté de l’espèce réduit les mécanismes sociaux à des déterminismes biologiques et exprime de manière caricaturale la désolante vérité de l’économiste bordiguiste).
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