Gilets jaunes : « Les gens expérimentent et ils ont raison de le faire » (2/2)

vendredi 28 décembre 2018
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

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Structuration du mouvement des gilets jaunes ?

D : Sur la structuration du mouvement ; on a l’impression qu’elle prend vraiment des formes très différentes selon les endroits. Je sais qu’à Toulouse, ils font des assemblées générales dans une grande salle où ils essaient de rassembler le plus de personnes possible et de faire une parole tournante. Mais je crois qu’il y a une opposition très forte à élire des représentants, alors que dans d’autres villes – alors je n’ai plus les noms de ville en tête – mais dans d’autres villes, au contraire, ils sont vraiment rentrés dans le [principe] de la représentation et de créer un parti. Le balbutiement de tous ça me semble se concrétiser dans des formes et des pratiques très différentes selon le lieu.

C : Au niveau local, pour aller dans le sens de ce que tu dis ou de ce que tu soulignes, on a une idée de quelque chose d’assez unique à partir de l’article de Florence Aubenas… Mais est-ce qu’il y a des journaux ? On parlait du moyen des d’assemblées : est-ce qu’il y a des choses qui se font au niveau national ? Est-ce qu’ils ont une manière propre de communiquer ? Est-ce que, par exemple, les groupes Facebook sont gérés pour amener l’information de manière plus synthétique ? On a beaucoup parlé des gens, soit d’extrême droite soit conspirationnistes, qui font des « Lives Facebook », qui ont des milliers d’abonnés et ou de vues : Est-ce que ces discours sont suivis partout ? Est-ce que cela influence ? En gros : est-ce qu’il y a une unité de ce mouvement ou est-ce vraiment des petits bouts un peu éparpillés ?

Q : Je pense que Daman a raison : il y a une multitude d’initiatives qui se prennent un peu dans le désordre, qui doivent être plus ou moins heureuses… Mais les gens expérimentent et je pense qu’ils ont raison de le faire. Le gros enjeu est d’arriver à trouver une forme d’organisation qui soit autre chose que le type d’organisation qu’on connaît, qui est partout présente ; c’est-à-dire une organisation qui est hiérarchisée, avec des gens qui sont beaucoup plus impliqués que d’autres et qui finissent par former un appareil de décision, des gens qui sont à la base et qui peu à peu se font déposséder et qui, d’eux-mêmes, se retirent de la chose – et puis on se retrouve avec une pyramide classique, une sorte de bureaucratisation, de hiérarchisation. Le gros enjeu c’est ça. C’est tout le drame du XXe siècle ; ça fait une centaine d’années que tous les mouvements autonomes de ce type-là, profondément démocratique, ou alors meurent et s’éparpillent – en schématisant –, ou alors retrouvent des formes que l’on connaît déjà. Et là les gilets jaunes qui sont partis sur un mode extrêmement atypique et intéressant sont en train de tâtonner et de chercher une forme qui leur convient. Alors, comment les aider ? Je ne sais pas, c’est assez difficile. Des textes [sur la question] sont disponibles un peu partout, mais je pense qu’il y a une grande réticence de ces gens-là à lire et à s’inspirer de choses qui se font déjà du fait, peut-être, de la classe sociale. Ce sont des classes sociales pour lesquelles l’écrit n’est pas évident du tout – on voit bien que ce sont les vidéos qui ont du succès, les quelques mots, les quelques dizaines de caractères, des gifs ou des photos, etc. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait énormément d’écrits qui circulent…

D : Peut-être aussi du fait du côté apolitique : dès que t’as un écrit, peut-être de quelqu’un qui à été affilié à un mouvement ou quoi, eh bien déjà, c’est mal vu…

Q : Oui, et puis il doit y avoir aussi le sentiment que si les intellos nous rejoignent, on ne sera plus nous-mêmes et ils ont en partie raison, : c’est à eux de trouver leurs propres solutions. Le problème est qu’ils ont à ré-inventer énormément de choses et qu’il pourrait éventuellement y avoir un dialogue entre les gens plus politisés et ces gens-là, mais avec tous le problème, énorme, de l’entrisme militant qui colporte des conneries alors qu’eux-mêmes sont en train de chercher quelque chose… Alors, un fait nouveau qui contredit peut-être ce que je suis en train de dire, c’est qu’apparemment Étienne Chouard a du succès auprès de gilets jaunes. Je sais qu’il est invité à Bordeaux demain [1], qu’il était invité ailleurs la semaine dernière… Donc il intervient à propos de la démocratie directe, ou plutôt à propos du Référendum d’Initiative Citoyenne. Ce n’est pas non plus quelqu’un, de mon point de vue, de très dangereux, : il est narcissique, bon, il a beaucoup de défauts… J’avais écrit un texte contre la Constituante qui s’appelait, justement « Contre la Constituante » dans lequel je critique toute son approche qui me semble assez technicienne : il pense qu’en changeant la Constitution, on changera la société… Alors que pour moi la Constitution est plutôt l’aboutissement d’un changement de société. Il prend les chose à l’envers.

D : Il évoque le RIC, Chouard, justement…

Q : Oui, il l’évoque. Alors, peut-être qu’il peut distiller quelques idées intelligentes dans le mouvement, je ne sais pas… Je l’écoute assez peu et je serais assez curieux de voir les retours qui peut y avoir…

D : Toi, tu ne trouves pas que ce soit un souci qu’il se soit rapproché de l’extrême droite, qu’il soit aller fanfaronner auprès de Soral, etc. ?

Q : Je ne suis pas un spécialiste de Chouard… De ce que j’en ai vu, c’est un professeur d’économie qui s’est politisé en 2005, c’est-à-dire à 40 ans, lors du Référendum pour la Constitution Européenne. Il avait un blog qui avait du succès avec un argumentaire qu’il a écrit, et à partir de là il s’est politisé, il s’est documenté, il s’est questionné, il a découvert des penseurs, il a découvert qu’il n’était pas le premier à se poser ces questions-là… Donc ça fait dix ans, en gros, qu’il est politisé avec une cour autour de lui, une manière particulière de penser, d’écrire et de réfléchir qui leur sont propres, il est dans un tâtonnement de ce type-là. Bon, effectivement il est parti voir un Soral, il a soutenu un Faurisson, je crois, il a eu des relations très troubles mais je ne crois pas que ce soit le fond de ce qu’il est, lui : Je crois que c’est une errance, il est parti voir par-ci, par-là, je ne crois du tout qu’il ait un fond antisémite. J’ai vu beaucoup de choses à son sujet, qu’il serait complotiste, etc. Je ne crois qu’il faille le diaboliser. Je ne suis absolument pas pro-Chouard, mais je pense qu’il faut savoir raison garder et se dire que c’est quelqu’un qui a découvert récemment la politique et qui va fouiner un peu partout. Il a traîné avec des infréquentables mais je ne crois pas que, depuis, il se soit réellement compromis.

C : C’est tout le problème de capillarité qu’il peut y avoir. Le souci c’est quand même que les gens lui reprochent d’être trop naïf et que lui, en réponse, renvoie souvent au fait que ce sont ses idées sur la démocratie qui sont importantes et pas forcement sa personne. Après il y a des gens qui sont chouaristes, qui proposent ses idées, et on leur reproche à eux d’être pro-Chouard, enfin, on mélange le message et le messager et puis on confond tout… Même si je n’aime pas Chouard, pour le côté starification et simplification des idées et débordements complotistes simplificateurs que l’on n’aime pas trop, de là à paniquer parce que Chouard et les chouaristes influencent le mouvement des gilets jaunes, je trouve ça exagéré. J’espère que ça va pas mobiliser toute la gauche et les antifascistes prochainement, ça n’a pas l’air d’être le cas actuellement, mais bon, on ne sait jamais… C’est vrai que pour moi, c’est hallucinant de critiquer le RIC parce que Chouard le soutient… Bon, on est pas sorti de l’auberge, si on pense comme ça… C’est sûr que sur internet, il a une influence assez importante comme d’autres personnes moins fréquentables, mais ce n’est pas le pire et heureusement que le mouvement des gilets jaunes n’est pas influencé par Dieudonné ou Soral ou d’autres conspirationnistes, comme cela aurait pu être le cas… Lui, il est complètement monomaniaque sur le tirage au sort, sur la démocratie et le retour à une démocratie athénienne. C’est pour ça que les craintes sont assez étranges parfois, la gauche est complètement irrationnelle et prend le problème de façon irrationnelle avec des peurs infondées…
Alors, il y a aussi des arguments contre le RIC. En prenant l’exemple de la Suisse, il n’y a pas eu de rétablissement de la peine de mort, puisque c’est un des principaux arguments contre le RIC… C’est assez étrange pour des mouvements de gauche de limiter la démocratie sous prétexte qu’on pourrait ne pas la contrôler… Sachant qu’on a pas le pouvoir, ce sont des critiques pas très rationnelles, c’est assez étrange comme façon de penser…

Q  : Oui, je pense que ce manque de rationalité est dû essentiellement à un vide intellectuel. Je pense qu’ils ont énormément de mal à juger le fond de la question. Alors que c’est ça qui est important, Chouard ou pas Chouard. L’argument que tu avances est effectivement une absurdité : être contre la démocratie sous prétexte qu’on serait pas d’accord avec le choix du peuple, il me semble que c’est un argument anti-démocrates au possible… Et dans ce cas-là je ne sais pas quel monde ils veulent… ? Ou alors ils veulent changer de peuple et avoir un bon peuple… Si on veut effectivement se risquer à la démocratie, il faut se risquer à la possibilité du rétablissement de la peine de mort. Moi, je suis contre mais c’est pas pour ça que je quitterai le pays. Le RIC, s’il est mis en place, je mets ma main à couper que le premier référendum sera sur l’immigration… Mais si on est pas prêt à discuter, arguments contre arguments, à propos d’une question qui est posée, bon, il ne faut plus parler de démocratie : on veut juste une élite qui décide et qui décidera bien… Et Macron c’est ça : c’est une élite qui prend les décisions à la place du peuple ; parce que le peuple est trop con, trop beauf, il ne faut pas qu’il décide…

D : On voit bien aussi comment le choix des questions pour ces Référendums seront instrumentalisés par les médias, etc. C’est en ça que si le RIC est instauré, d’emblée les questions seront biaisées et ce sera quelque part un échec au vu de cette lutte des gilets jaunes et des questions de fond qu’elle a soulevées. C’est un peu comme une confiscation de ce grand mouvement.

C : On a eu l’expérience avec le Référendum pour la Constitution Européenne. Nous, nous estimions que cela ne servait à rien de voter « Non » car c’était perdu d’avance – le « Oui » allait gagner – mais surtout parce qu’on pensait que même si le « non » l’emportait, l’État n’en aurait pas tenu compte – et c’est ce qui s’est passé : le « Non » l’a emporté, de façon assez surprenante d’ailleurs, mais Sarkozy n’en a pas tenu compte et c’est quand même passé… À ce moment-là, il y avait des débats dans la société civile aussi bien avant le vote, comme Chouard en a lancé ou d’autres sur internet, sur des blogs etc, qu’après le vote. Les gens ne comprenaient pourquoi l’État, après nous avoir consulté, ne tenait pas compte des résultats du vote. Les gens ont eu l’impression d’être trompés. Les populations rurales en avaient déjà bien marre de Maastricht et avait voté pour le « Non » un peu plus qu’en ville d’ailleurs, où le discours des élites était : « On ne peut pas être contre l’Europe »…Mais leur choix n’a pas été pris en compte, et cela a été vécu comme un vol de la démocratie. Ce n’est pas un hasard si aujourd’hui cela resurgit et si des revendications pour que ce soit le peuple qui formule les questions apparaissent. Ce type de revendication, le RIC, etc. a été engendré notamment par cette frustration lors de l’expérience du Référendum sur la Constitution et son issue qui n’a pas été digérée par le peuple qui s’est senti floué.

Q : Une frustration qui vient de là et pas que dans les campagnes : les gens en ville autour de moi n’ont pas digéré que la consultation populaire ait débouché sur un « non » et que deux ans plus tard sous Sarkozy la Constitution ait été ratifiée. Alors c’est un argument contre le RIC : finalement si on répond mal à question il y aura mille manières pour l’État de ne pas en tenir compte… On le voit avec le Brexit en Angleterre : le gouvernement est en train de négocier pour voir si il refait un vote pour que les Anglais reviennent sur leur choix et votent dans le bon sens ou plutôt s’il négocie en sous-main pour annuler les effets les plus dommageables d’un Brexit. C’est ce qui passé aussi en Suisse il y a quelques années : il y a avait eu un Référendum organisé sur la question : « Êtes-vous pour ou contre l’expulsion des délinquants étrangers » – qui n’ont pas la nationalité suisse ? Les Suisses avaient répondu, « Oui, nous sommes pour » à plus de 50 %. Bon, qu’on soit d’accord ou pas, les Suisses s’étaient clairement prononcés. Eh bien derrière, le gouvernement, les Chambres ont détricoté la mesure et finalement, tout ça s’est dispersé comme dans du sable et la mesure n’a jamais été prise. Tous cela, je crois que les partisans du référendum en parlent peu. C’est-à-dire qu’il y a, malgré tout, tout un processus de contrôle — et particulièrement en France si ça se met en place alors que ce n’est pas notre culture, on n’est pas habitué à ça – tout un contrôle qui permettrait a priori, en amont, de tourner la question d’une certaine manière, de faire une campagne médiatique massive ou, a posteriori, en aval, de passer outre le résultat de la consultation, autrement dit d’annuler la mesure parce que ce n’est pas celle à laquelle s’attendait l’élite.

Tu as raison aussi : les questions de fond ne seront pas réglées, notamment les questions que l’on a abordées lors de notre dernière émission : la question de la compatibilité entre le niveau de vie et le problème écologique ; celle de la partition du pays entre des musulmans sécessionnistes et le reste de la population ; ou encore celle de la délégation de pouvoir ; la question de l’inflation technologique… ne vont pas se régler à travers l’organisation de référendums.

Cela dit je nuancerais : tu as dit, Cyrille, quelque chose d’important quand tu évoques les débats qui ont précédé le Référendum sur la Constitution Européenne en 2005. Les gens ont pris la Constitution, ont créé des comités et se sont mis à travailler dessus, il y avait une vraie dynamique démocratique. Alors, peut-être qu’à certaines occasions, assez exceptionnelles, ce type de référendum pourrait avoir un effet démocratique en motivant les gens autour d’une question précise, et qu’ils se mettraient à s’informer, à débattre, à se re-politiser… C’est pour ça que je suis beaucoup moins catégorique : je ne suis pas contre le Référendum d’Initiative Populaire, mais je trouve qu’il est extrêmement insuffisant et vu l’ampleur du mouvement des gilets jaunes, je trouverais très dommage que ce soit son seul aboutissement.

Sur la récupération possible du mouvement

D : Concrètement, on a l’impression qu’avant la revendication du RIC, il y a 3 semaines ou un mois, les revendications étaient plus [variées], on avait vraiment des thèmes sur la réappropriation d’une démocratie horizontale, et des revendications sur tous les aspects de l’économie ou de la politique migratoire comme tu l’as évoqué. [Aujourd’hui] ces questions se resserrent et se réduisent à cette unique revendication du RIC, c’est en cela que les revendications qui pouvaient nous parler en tant que libertaires s’évanouissent un peu…

Q : La grande question est d’arriver à trouver une suite au mouvement. Le mouvement en lui-même, de l’intérieur, est en train de continuer sur sa lancée mais sans changer réellement de mode d’action. En sachant que, comme je le disais, sur la longueur les gens, malgré tout, commencent à fatiguer, que la répression existe, que l’hiver arrive… Le mouvement a du mal à trouver un autre mode de mobilisation et de structuration. Donc effectivement, une sortie par le haut est de réduire tout ce mouvement à une seule revendication, c’est ce qui est en train de se passer, et c’est un appauvrissement absolu. Je ne sais pas ce que ça peut donner à moyen terme.

C : Un autre aspect de ce mouvement est la référence révolutionnaire et l’inspiration de la Révolution Française. Il y a beaucoup de drapeaux bleu-blanc-rouge, des chants de la Marseillaise, des mots comme « cahiers de doléances » apparaissent, on veut couper la tête du roi, ça fait un peu les bouseux qui prennent Paris… C’est vraiment cette Révolution-là qui est prise comme référence et pas d’autres mouvement comme mai 68, même si cette référence est peut-être uniquement folklorique. Mais par exemple sur les cahiers de doléances est-ce que ce sont des choses qui vont continuer à se faire et remonter ? Dans les premières revendications qui étaient un peu fourre-tout, qui ont d’ailleurs effrayé la gauche, on retrouvait un peu de tout, le RIC mais aussi des choses comme le rétablissement des frontières française, le Frexit, etc. De loin, cela paraissait peut-être étrange mais au moins cela avait le mérite de toucher à des questions qui travaillent l’ensemble de la société, ça élargissait bien à d’autres problématique et ce n’est pas resté uniquement focalisé sur les taxes sur le diesel. Alors aujourd’hui, c’en est où tout ça ? Est-ce qu’ils veulent faire un vote pour choisir des revendications ou d’autres moyens de structuration qui permettrait de mettre un peu plus au clair les revendications ?

Q : Je crois que c’est beaucoup plus magmatique que ça. On parle effectivement du mouvement des gilets jaunes mais c’est très divers et très hétéroclite, il n’y a pas un mouvement unitaire réel, ce sont les gilets jaunes, au pluriel. Sur la diversité des revendications, nous ne somme pas habitué à ça, parce que nous vivons dans un monde très cadré, très structuré où le moindre mouvement est immédiatement encadré par un parti, une association, un syndicat avec des revendications qui sont arrêtées et tamponnées par un appareil bureaucratique, qui appartiennent assez clairement à une idéologie. Là, on a un peuple qui se mobilise, et un peuple qui se mobilise, eh bien ! c’est fouillis et c’est le bordel et c’est foisonnant et ça part dans tous les sens – et c’est normal  ; nous vivons dans une société qui est atomisée, désocialisée au possible et arriver à voir clair dans tout ça, à réinventer une manière de faire de la politique, à réinventer des mots d’ordre, à réinventer un autre modèle de société doit prendre énormément de temps et de discussions. Et la toute première étape est de reformer une société et c’est ce qu’il se passe sur les rond-points : ce sont des gens qui se remettent à discuter entre eux et qui refont connaissance avec leur prochain, avec leurs voisins, avec les gens qui se croisent d’habitude mais sans se parler. Et c’est la première étape de toute démocratie – même pas directe – la moindre démocratie a besoin d’un peuple qui est vivant et qui se connaît lui-même et qui se fréquente. On parle de la Grèce antique : la première institution de la Grèce antique, c’est l’Agora. L’Agora, ce n’est pas le lieu où l’on prend les décisions. Là où l’on décide, c’est l’Ecclesia [l’assemblée]. L’Agora c’est le lieu du marché où l’on parle et les grecs parlaient en permanence de politique, matin, midi et soir, on discutait sur la place du marché, dans les rues, dans les commerces, etc. C’est ça, avant toute chose, la démocratie directe. On parle de mandat révocable, de tirage au sort, de référendum, etc. Mais avant toute chose – et c’est ce qu’énormément de courants oublient, notamment celui d’ E.Chouard – une démocratie part de la base, et la base, avant toute chose, ce sont des gens qui discutent. C’est ce qui se passe sur les ronds-points et c’est cela que la police est en train de détruire. C’est ça  : ce sont ces lieux de discussions que sont devenu les rond-points.

D : Mais c’est bien ce temps nécessaire que l’on n’a plus aujourd’hui. Le temps, c’est aussi tes heures de travail, c’est ton salaire et les gens qui sont de plus en plus en galère – et en plus il y a la répression policière. Le pouvoir a bien compris tout ça, c’est pour cela qu’il se montre favorable au RIC ou aux cahiers de doléances qui ont été envoyés en mairie pour canaliser [le mécontentement]. Et puis, ce qui émanera de ces cahiers de doléances, tout et n’importe quoi, permettra au pouvoir d’en rire et de le tourner en dérision…

C : Il y a aussi, même dans la façon dont on en discute, il y a toujours cette idée d’une avant-garde gauchiste. On voit la façon dont [les gauchistes] se sont retournés en faisant semblant de ne pas voir toute une partie des revendications des gilets jaunes pour dire : « Vous n’avez qu’à voter France Insoumise »… On est toujours dans une logique gauchiste, même chez les libertaires, en disant qu’il faudrait que ça évolue dans tel sens… Alors qu’il y a toujours cette possibilité que le mouvement nous dépasse complètement et c’est ça, une véritable démocratie, c’est le recommencement de quelque chose. Et dans ce cas, on n’a plus vraiment de choses à dire, à part participer au mouvement et à être vigilants face aux tentatives de récupération du mouvement. Ça, ça pourrait être notre rôle, justement, c’est le rôle des libertaires normalement… Mais les textes de gauche que je vois, ils sont assez condescendants : « Les gilets jaunes sont un peu bruts, mais c’est parce qu’ils débutent, il faut qu’ils apprennent à marcher et après ils suivront la Grande Révolution Rouge »… La question, c’est la récupération et si un vrai parti se forme, il va se passer comme en Espagne [avec Podemos], avec les luttes politiciennes en permanence…

Q : C’est possible. Sur la gauche, c’est une évidence que ça fait cinquante ans que la gauche a horreur du peuple. Elle monopolise les références historiques, notamment du XIXe et aussi de juin 36 et de Mai 68, c’est pour cette raison-là que les gilets jaunes refusent toutes ces références-là. Et comme ce sont des gens qui ne sont pas à gauche – en tous cas il y a des gens de gauche parmi eux même si je ne sais pas trop ce que cela veut dire, mais ils n’ont pas envie de tomber dans un discours idéologique et de faire un appel du pied – leur référence est effectivement la Révolution Française. C’est-à-dire le mythe de la fondation de la Nation française qui n’appartient ni à la gauche ni à la droite et ils retombent sur ce que tu disais, le drapeau français, la Marseillaise, le bonnet phrygien, etc. C’est leurs références. Alors qu’à mon avis, ils se trompent d’époque : ils seraient plutôt au XIXe siècle, plus précisément au début du XIX, soit au moment où le peuple français et en train d’inventer un nouveau modèle de société, après la Révolution Française. C’est le début du mouvement ouvrier – même s’il avait commencé bien avant – et je pense que les gilets jaunes en sont là – et on est avec eux. En tous cas j’espère que ce sera le début d’un mouvement où l’on va inventer quelque chose comme un mouvement d’émancipation – mais ce sera éloigné des références de la gauche et des références de la droite. C’est ce qui me plaît dans le mouvement des gilets jaunes : c’est un mouvement qui, apparemment, est contradictoire mais ce n’est pas si contradictoire… La gauche veut un État providence. Mais un État providence, il lui faut des frontières, ou alors ça n’a pas de sens ; les cotisants ce sont les bénéficiaires ou alors on cotise pour la planète entière et à ce moment-là on surproduit… Même chose à propos de la souveraineté : un peuple qui est souverain sur un territoire, est souverain sur son territoire et pas sur le territoire du pays d’à côté… Ou alors on veut que ce soit mondialisé mais alors là on retombe dans des formes assez étranges qui peuvent rappeler les formes de type empire dans lequel la gauche a excellé – notamment en URSS… Les gilets jaunes, à mon avis, peuvent être une source de richesse politique extraordinaire à condition qu’ils se maintiennent en dehors de tout les discours convenus et que, avec eux, nous arrivions à réinventer ensemble un nouveau discours politique et des pratiques nouvelles qui ne peuvent qu’échapper aux schémas pré-établis, qui ne cherchent qu’à récupérer, qu’à parasiter, qu’à imposer. Alors que la gauche est quand même le parti qui se trompe systématiquement ; depuis 50 ans tous les partis-pris de la gauche ont été des erreurs absolues… La gauche est aujourd’hui un parasite du peuple et si les gilets jaunes se plantent aujourd’hui, ce sera à mon avis en grande partie à cause de la gauche. C’est la gauche qui, dans la première partie du mouvement, réduit toutes les revendications au pouvoir d’achat ; c’est Mélenchon qui a lancé une OPA ; qui a dit « Oui, oui, tout ça c’est très bien mais en fait, ce que vous voulez, c’est le pouvoir d’achat » – bon les gilets jaunes n’y sont pas contre évidemment, c’était même l’impulsion première – et les médias en profitent pour les mettre en avant : « Oui, c’est ça que veulent les Gilets Jaunes ! » et le gouvernement peut négocier et peut répondre, enfin, à ces questions-là. Donc la gauche est une armée de saboteurs, ce ne sont pas du tout des alliés.


[1voir le compte-rendu d’un participant : « Assemblées de gilets jaunes ou cours magistraux ? »


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