Enseigner… la catastrophe (1/2)

jeudi 6 septembre 2018
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°26bis :

« Écologie, pandémie & démocratie directe »

L’écologie politique dans la crise mondiale — seconde partie



Propos recueillis le 11 mai 2018


Tu es enseignant de SVT. Pourrais-tu nous rappeler ce que c’est, pour ceux qui ont quitté l’école il y a longtemps ?…

« SVT », c’est l’horrible acronyme de « Sciences de la Vie et de la Terre », autrefois les Sciences Nat’, les « sciences naturelles ». Étymologiquement, cela désigne la biologie et la géologie, elles-mêmes sous-divisées en une multitude de disciplines : par exemple physiologie, écologie ou immunologie pour la première et sismologie, minéra­logie, astronomie ou océanographie pour la seconde. Les « SVT », donc, regroupent un nombre extraordinaire de domaines plus ou moins liés ensemble et que l’on aborde au collège-lycée. Ça touche tout ce qui a trait à la psychologie animale, les phénomènes astronomiques, le sport ou le jardinage, la sexualité et la contraception, la nutrition, l’évolution du climat, la toxicomanie, la pollution, l’archéologie, etc. On aborde ça à différents niveaux, bien sûr.

C’est énorme…

Je crois que c’est sans équivalent dans les enseignements du secondaire. Et la difficulté est décuplée par le fait que tout cela doit être abordé sous trois angles : d’abord le savoir lui-même, l’état des connaissances actuelles, très complexes mais qu’il faut simplifier sans appauvrir, mais aussi, et peut-être surtout, la méthode scientifique, les méthodologies utilisées, la démarche rationnelle, hypothético-déductive, expérimentale. Et enfin, le parent pauvre malheureusement, l’histoire de la science, des sciences plutôt, donc la manière dont l’humanité a peu à peu élaboré cette chose littéralement extraordi­naire qu’on appelle « la » science. Donc ce n’est pas simple de jongler entre les trois.

…surtout dans une salle de classe…

Et à cela se rajoute encore une interdisciplinarité de fait. Nous avons besoin des bases dans tous les autres enseignements. C’est évident pour les mathématiques et la physique, que l’on doit maîtriser et ce n’est pas réci­proque, mais nous nous avons besoin d’un très bon niveau de langue française, autant pour la compréhension des énoncés, l’analyse des données que pour la rédaction, avec des raisonnements, un vocabulaire et une rigueur souvent assez subtils. Et on a besoin du grec et du latin, question étymolo­gie. Même chose pour l’histoire-géographie, bien sûr, mais aussi pour le dessin : très tôt, on utilise et fait faire des tas de graphiques, de schémas, de dessins. Nous faisons du dessin d’observation, des croquis, des esquisses, dans la tradition de Buffon et de Linné. Mais ça, le dessin, ça a pratiquement disparu des enseignements… Ce n’est pas simple. Donc interdisciplinarité à la base, mais aussi dans les prolongements : quoi qu’on traite, dès qu’on discute un peu, on empiète inévitablement sur les autres disciplines.

Donc nous touchons vraiment à tout. C’était le fondement de mon choix d’études : la biologie était pour moi au croisement de tous les savoirs, au centre d’un continuum qui va de la logique pure, la mathématique, à l’imaginaire, les arts ou la psychanalyse, en passant par la sociologie, par exemple, ou la technologie, pour l’aspect matériel des ma­nips. Parce que je te rappelle qu’on fait des « TP », les célèbres et attendus travaux pra­tiques qui devraient être la colonne vertébrale de notre enseignement. En réalité c’est impossible au vu des multiples contraintes de temps, de programme, d’organisation… Ou d’infantilisation des gamins, parce que, là, d’un coup, on leur demande de s’auto-or­ganiser, de réfléchir, d’imaginer, d’improviser, de mettre en pratique, de vraiment com­prendre… Forcément, ils ne sont pas habitués, c’est le moins qu’on puisse dire…

Et alors comment tu te débrouilles pour enseigner tout ça ?

Mal, je crois… Je bricole… Mon principe numéro un, c’est celui de la médecine an­tique : primum non nocere, d’abord, ne pas nuire. C’est-à-dire ne pas dégoûter l’élève non seulement de la matière, mais du savoir en général, ne pas le décourager. Ça passe par essayer de ne pas assécher, et même d’accompagner la curiosité spontanée des ga­mins, leur soif de comprendre, d’apprendre, de se sentir de ce monde. Donc j’accorde beaucoup d’importance aux questions qu’ils posent. En fait, c’est même ça qui structure mes cours, essentiellement improvisés… Ça oblige à vraiment comprendre ce dont on parle et à aimer sa discipline, de la mettre à l’épreuve, de l’éprouver au contact de ce qui surgit là…

Ça plaît à l’inspection académique ?

Moyen… Les inspecteurs appellent ça des « cours dialogués », mais moi, j’exagère vraiment, je crois… À propos, il y a quelques années, j’avais rédigé un contre-rapport d’inspection suite au passage d’un spécimen du rectorat dans mes classes, ça va te don­ner une idée de mon approche :

« J’ai eu l’honneur de contre-inspecter Mme X ce jour et vous transmets mon rapport sur son travail.

L’intéressée semble passer outre l’incompressible ingratitude de sa tâche et fait montre de bienveillance et de sollicitude. Exerçant ses fonctions avec bonne volonté et entrain, elle mérite de demeurer en poste et reçoit donc par la présente un avis favorable à son maintien et sa progression.

Cependant, sans doute imputables à une entrée récente dans la corporation, quelques points pourraient faire l’objet d’un effort particulier.

Ainsi, l’inévitable jargon ne semble pas toujours maîtrisé, et l’effet d’autorité s’en trouve alors passablement atténué : termes intrinsèquement incompréhensibles et tour­nures imbitables doivent être employés avec parcimonie et assurance, sans mal­adresses visibles ni gêne apparente, quelle qu’en soit l’insignifiance.

De même, la candidate a bien su affirmer la priorité donnée à l’enseignement au for­matage des éléments performants destinés aux industries des grandes écoles, ainsi que réfuter les rêveries visant à former des êtres curieux, des citoyens lucides et des per­sonnes joyeuses, mais il importe de ne pas rendre trop évidente l’implicite finalité auto-référentielle du système scolaire contemporain.

D’une manière générale, si les remarques et critiques de l’inspectrice tendaient à être justes, une trop grande négligence de la réalité pouvait les rendre sujets à caution : c’est ainsi que la lecture de cahiers d’élèves ou l’évaluation du travail déjà effectué ont pu souffrir de grossières approximations, voire de légèreté.

Enfin, semblent avoir été gravement sous-estimés tous les efforts fournis in extremis par le professeur afin de présenter à temps les ineptes documents demandés et afficher en temps et en heure une apparence sereine et avenante.

Fait pour valoir à qui de droit, et pour remercier toutes les personnes qui l’ont rendu possible. »

La dernière phrase, c’était pour les collègues qui m’avaient filé tous leurs documents de travail, histoire que j’aie quelque chose à présenter…

Effectivement, ça donne le ton…

En fait, j’ai une approche décalée comparé à beaucoup d’autres profs parce que j’ai toujours bossé avec des gamins dans l’animation, et je me suis nourri de pas mal d’expériences en psychosociologie, en théâtre de rue, en analyse… Et je n’ai jamais été vraiment bon élève… Donc mon regard est d’abord collectif et je marche à l’enthou­siasme avec les enfants… C’est d’ailleurs un point positif qui ressort systématiquement des bilans réguliers que je fais avec eux : « On sent que vous adorez votre matière ! Alors ça nous intéresse, aussi, forcément. ». Voilà : ils pensent vraiment que je suis passionné par ce que j’enseigne…

Ce n’est pas le cas, tu n’es pas passionné ?

Oui et non… C’est compliqué… En tout cas pas tout le temps, évidemment, même si l’improvisation permanente me contraint à parler de ce qui me tient à cœur… Mais dans tous les cas, c’est aussi de la représentation théâtrale : c’est pour moi une marque de respect pour eux. De toute façon, tu transmets le rapport que tu montres avec ta disci­pline : si c’est un simple gagne-pain sans réelle signification, ils le sentent immédiate­ment. Quand tu te fais chier, tu fais chier, pour le dire clairement, il suffit d’avoir été élève une seule fois dans sa vie… Bref moi mon style, je m’en rends compte, c’est im­provisation et enthousiasme. Et bonne humeur, quand même.

C’est pas un peu « démago », ça ?…

C’est pas tout à fait ma réputation… Non, non, je ne suis pas du tout dans le prof-clown ou le jeu permanent, l’apprentissage par le divertissement ou le prof-copain. Le savoir est une violence, de toute manière, c’est une remise en cause des allant-de-soi, des évidences familiales ou personnelles, de l’opinion générale, des petites mythologies personnelles, des croyances infantiles, etc. Et ça toute la vie… Donc il y a un arrache­ment inévitable, qu’il n’y a pas besoin de surestimer mais qu’il faut assumer. Donc en parallèle, je suis très intransigeant quant à l’acquisition des connaissances, la compré­hension, la réflexion, la rigueur. Ça fait des moyennes vraiment moyennes… Là-dessus je ne cède pas à la tendance générale qui est à la démission… Ça paraît contradictoire, ça désarçonne un enfant qui débarque de primaire, ou ses parents, mais, je crois qu’ils s’y font, finalement. Bon, j’ai dû revoir mes exigences à la baisse : si je comptais l’or­thographe dans mes copies, ce que je m’étais juré de faire en commençant, les notes se­raient lamentables et ce serait bien injuste… En général, je trouve étonnant le confor­misme des profs alors qu’ils jouissent d’une liberté extraordinaire dans leur travail. La pédagogie ne les intéresse pas, en fait…

Et toi, tu te réclames d’une pédagogie particulière ?

Il n’y a plus de pédagogie… Pour moi tout s’est arrêté avec la pédagogie institution­nelle, qui a été digérée faute de combattants par la bureaucratie de « l’Éducation natio­nale », qui n’est plus vraiment une éducation et plus vraiment nationale… Dans ce do­maine, certains redécouvrent l’eau chaude régulièrement, en réalité c’est le piétinement. Donc je ne fais que bricoler avec ce que j’ai vu et là d’où je viens, sans aucune préten­tion, mais je suis un peu un corps étranger dans le milieu enseignant, puisque je ne suis jamais passé par un IUFM… Je ne m’interdis rien, ni le cours magistral ni les métiers à la Freinet, ni le travail en groupe, ni la sanction, et quant aux notes, n’étant pas titulaire, je ne suis pas en positon de les abandonner en faisant un travail de fond. J’essaie de ne pas lâcher le savoir et ses exigences, ce que l’on fait facilement, mais sans perdre de vue là où en sont les gamins, leurs petites vies et ce que leur époque fait d’eux… En fait mon attitude est surtout une réaction spontanée au cadre, aussi, à ces journées fatigantes pour les gamins, routinières, ennuyeuses, souvent, saucissonnées, cloisonnées bref abêtis­santes pour beaucoup, malgré, ou à cause, ou en plus de la démagogie générale juste­ment... Au début d’un cours, j’essaie de prendre le pouls de la classe, histoire de savoir ce qui se passe : ils sortent d’une interro de math horrible ou sont épuisés par la piscine, ont besoin de rigoler après le cours de M. Terreur, angoissent à partir d’une histoire de vol, etc. Ça m’arrive quelques fois de consacrer l’heure entière à discuter de ce qui leur arrive, y compris de l’actualité lorsqu’elle nous saute à la gueule… Les tire-au-flanc sont ravis, mais les autres te disent merci, vraiment, à la fin, et ils te le rendront, de toute façon. Au fond, ils n’ont que rarement l’occasion de discuter avec un adulte, de cette fa­çon. J’entends souvent : « En fait, c’est vous notre prof principal ». En réalité, comme je fais souvent des remplacements, je ne le suis jamais… et tant mieux. Enfin voilà, je me dépêtre comme je peux avec tout ça…

Et puis les SVT sont souvent appréciées par les élèves en général... Et les histoires qui se transmettent comme la fameuse dissection de la grenouille ou l’éducation sexuelle...

Oui, c’est très drôle, c’est ce dont parlent les petits 6e en arrivant au collège, mi-ravis, mi-dégoûtés, en poussant des petits cris de musaraigne… Sur la dissection, j’ai toujours été fondamentalement contre et pour les mêmes raisons éthiques évidentes que pour l’expérimentation animale. Et la pratiquer n’a jamais rien eu d’appétissant en ce qui me concerne. Tu ne me croiras pas, mais j’ai radicalement changé d’avis à force de devoir faire face aux réticences des parents… Je te cite un courrier où nous répondions avec une collègue à une mère outragée :

« Bonjour madame,

Merci de votre message interrogateur sur la pratique de la dissection à [l’éta­blissement X], qui nous concerne en premier lieu en tant que professeurs de SVT. La dissection fait partie de ces pratiques facilement décriées, et que nous avons pu, en tant que collégiens, lycéens ou étudiants, contester. Et sa mise en œuvre régulière en classe n’est pas toujours des plus ragoûtantes, croyez-le.

Et pourtant…

« Exercice barbare », dites-vous ? Vous noterez que la véritable barbarie qui déferle à nouveau sur notre pauvre humanité a peu à voir avec le maniement scolaire du scalpel. Aucun lien ? Pas si sûr…

Nous nous réclamons d’un enseignement humaniste, c’est-à-dire encyclopédique où l’élève, garçon ou fille, doit sortir du collège avec un bagage intellectuel minimum lui permettant d’appréhender tous les domaines de son existence et toutes les dimensions de sa société.

Il nous semble que la connaissance concrète des corps et des organes, des viscères et des sécrétions fait partie intégrante de la culture de l’ « honnête homme », au même titre que l’accord du participe passé, la chanson de geste, la route de la soie, le théorème des cercles inscrits, le crochet du gauche ou la gamme pentatonique.

« Dégoûter les enfants » ? Tant mieux ! Rien de pire, croyons-nous que des chi­rurgiens ou des vétérinaires attirés par le prestige de la profession et découvrant, trop tard, que le tripotage d’entrailles les révulse… Plus sérieusement, beaucoup d’élèves (des filles, curieusement) s’y révèlent de véritables artistes, et plus nombreux encore en redemandent – sadisme infantile peut-être, mais qu’on aurait tort de dénier. Quant aux véritables dégoûtés, rares, ils n’ont jamais été forcés ni sanctionnés chez nous ; nous ne jouissons ni à traumatiser (outre mesure) ni à nettoyer le vomi…

Plus fondamentalement, nous avons en charge d’enseigner la science. C’est-à-dire non pas, surtout pas, d’être crus sur parole, mais de transmettre une manière singulière d’appréhender le réel, que nous appelons : preuve scientifique. Le réel, ce ne sont pas des schémas, des explications, des maquettes ou des animations, mais bien les veines, les sucs, les tendons, les cartilages et les os qui nous constituent et soutiennent nos exis­tences sublunaires que nous voudrions si éthérées, si propres, si rationnelles. Le temps passant, l’humilité nous rattrape… Et la médecine.

Il est d’ailleurs facile de constater que l’obscurantisme barbare passé et présent fait l’économie passionnée de ce type de démarches dites hypothético-déductives – et n’en répand paradoxalement pas moins de sang…

Il nous semble, pour finir, que les avantages, peut-être abstraits et lointains ou même incertains, de la dissection animale l’emportent sur la question du sacrifice de vies qu’il peut exiger (rarement au collège : nous récupérons les cœurs des moutons que vous mangez). Et sur ce terrain, les expérimentations animales systématiques que nécessite la mise au point des cosmétiques les plus courants hors Europe (et que dire du lobby pharmaceutique ?) nous révoltent autrement, pour ne pas évoquer le seul mode de vie hypertechnologisé qui est le nôtre et qui impose la disparition d’une espèce tous les quarts d’heure à la surface de la planète.

En restant à votre disposition, puisque le débat ne saurait être clos par ces quelques lignes.

Très cordialement »

Malheureusement, la législation devient de plus en plus contraignante et je pense que la bien-pensance va finir par supprimer ce genre d’exercice, mutilant plus encore la for­mation des jeunes. Bientôt ce seront les « tablettes » numériques, puis la réalité virtuelle… C’est inconséquent de plusieurs points de vue : on veut le résultat, par exemple les antibiotiques, ou un vrai enseignement pratique, mais pas les moyens pour les obtenir… C’est un mouvement général de consommateurs. Ça me rappelle le discours martial des « décolonisateurs » contemporains, notamment tenus par ceux qui viennent jusqu’en France se faire « décoloniser » : rendez les vaccins, l’électricité et l’habeas corpus, et on en reparlera… D’une manière générale, l’enseignement m’a un peu réconcilié avec la science.

Et l’éducation sexuelle, ça doit être aussi sensible ?

Ça dépend d’abord des élèves : en ZEP, ce n’est pas dans les établissements plus nor­maux, effectivement... Chaque prof aborde la chose comme il peut, mais exerçant géné­ralement en climat encore tempéré, j’avoue que je l’attends presque autant qu’eux.

Ça commence là, lorsqu’ils apprennent que le sexe des plantes, c’est la fleur – « Alors pourquoi qu’elle sent bon ? » s’était écriée une gamine avant de réaliser en plongeant son visage dans ses mains… Ou que l’on mange des embryons (les graines) ou des ovules (des poules)…

Lorsqu’on aborde Homo sapiens, en gros, ma posture est de surjouer théâtralement le scientifique froid et distant, un peu à la D. Morris dans Le singe nu. Ça donne une idée, même caricaturale, de l’objectivité de la science, ça permet d’aborder toutes les questions et surtout de bien rire… Bon auparavant, c’est vrai que je mets en place une discipline draconienne, avec entrevue avec les parents au moindre écart de langage, histoire qu’ils sentent qu’il y a une vraie liberté de parole, sans moqueries, et une ambiance détendue – même s’il n’y a que moi qui ait droit de faire des blagues – là, j’évite l’impro sans fi­let…

En fait les élèves sont surtout excités de savoir si le prof va « en parler », vraiment, ou s’il va se débiner. Donc dès le début, je leur résume le chapitre avec tout le vocabulaire adéquat : testicule, utérus, clitoris, gland, éjaculation, grandes et petites lèvres, vulve, pénis, ovaire, coït, etc. S’il y a des petits gloussements, je leur fais répéter le terme his­toire que, en bons scientifiques, ils comprennent que le mot vagin ne mouille pas. C’est de l’aseptie en fait. Et ils sont rassurés : je ne vais pas tricher.

Beaucoup de profs trichent, à ce moment-là…

Je n’ai pas à juger ceux qui travaillent avec des « classes difficiles », il y a des contextes, j’y suis passé, où il n’est pas possible de faire grand-chose… Mais pour les autres, il y en a beaucoup, c’est effectivement assez pitoyable. Parce qu’il y a de l’enjeu ! D’accord, ce n’est pas un cours qui va régler leurs problèmes intimes, épanouir leur sexualité ou leur éviter les déboires d’une mauvaise contraception, mais par contre des mots mal placés, une ambiance malsaine, des moqueries ou un évitement des questions en pleine puberté peuvent faire du mal pour longtemps… aussi bien dans ce domaine que relativement à l’image de l’adulte, du savoir, du corps… Quant à ceux qui cachent leur lâcheté derrière l’éloge de la « saine ignorance », craignant qu’on dissipe le « mys­tère » que devraient rester ces questions de zizis, ils doivent avoir une sexualité bien triviale depuis qu’ils ont été initiés…

Bref, après tout ça, on peut attaquer… Je me permets d’aborder le rapport sexuel lui-même, honteusement absent de tous les manuels scolaires : on passe, dans l’épaisseur d’une page, de la sécrétion des cellules sexuelles à la fécondation puis la grossesse… Et difficile de trouver un bon schéma de pénétration, même sur internet… Sachant que les vidéos porno circulent partout, c’est vraiment une drôle de pudibonderie ! J’aborde peu la sexualité en elle-même au collège, seulement le sexe, d’un point de vue purement biologique, c’est-à-dire la reproduction, même si les questions m’y contraignent évi­demment, mais alors de manière soft et très prudente, je n’ai jamais éprouvé aucune en­vie malsaine de choquer. Au lycée, c’est différent, au programme, et plus direct, forcé­ment.

Alors je ne sais pas si ça marche, mais les élèves sortent rarement mécontents. Quand une gamine de 14 ans viens te voir à la fin du cours pour te demander le plus naturelle­ment du monde si vraiment avaler du sperme ce n’est pas dangereux pour la santé (« Vous êtes sûr, monsieur ? »…), bon, c’est que le trouble a changé de camp…

Plus généralement, et pour finir, c’est un chapitre que je trouve important parce qu’il permet aussi de déplacer et de verbaliser l’érotisme inévitable et diffus qui règne dans une classe d’adolescents, et notamment l’ambiguïté qui se fixe sur le ou la prof, d’autant plus s’il se prend fréquemment comme objet d’étude, comme je le fais… Ça dédrama­tise et ça établit des rapports plus clairs.

Il y a de l’érotisme dans tes classes ?!

Si tu connais un endroit ou un groupe où il n’y en a pas, ça m’intéresse… Je vais dire des banalités, mais elles sont de plus en plus scandaleuses… Le mode de transmission des savoirs, l’institution scolaire, le dispositif « classe » sont faits pour éveiller les pul­sions des élèves et des éducateurs, et qu’ils tissent un lien affectif, amoureux, érotique, sexué… Et, évidemment, ne passent pas à l’acte. Le boulot de l’adulte, c’est d’orienter cette libido, cette séduction, cette envie, cette « envie de savoir », de « le faire », vers la connaissance, vers la société. La sublimation est une arnaque à la base de l’humanisa­tion… C’est la base de la pédagogie, mais apparemment les profs ne sont pas au courant, ils sont tellement heureux de croire que les enfants les aiment vraiment et les aiment, eux, pour ce qu’ils sont et non pour la place qu’ils occupent… Ou à l’inverse, ils pensent qu’il leur suffit d’apparaître pour être écoutés… C’est une alchimie subtile en fait : il faut que tu arrives à occuper ce lieu où tu réponds à ce qu’ils désirent mais d’où tu peux exister, toi, pour parvenir à transmettre, à faire passer. Ça rate quelques fois en ce qui me concerne… Alors il faut comprendre pourquoi. Pas facile… Beaucoup de collègues n’ont que très peu de recul sur ce qu’ils ressentent, éprouvent, fantasment vis-à-vis de leurs élèves… Rien que les expressions scolaires sont d’une extraordinaire ambiguïté : « Tu les prends à quelle heure, tes secondes ? » ; « Travaille tes annales ! » ; « Cest trop dur, monsieur, ça rentre pas… » ; « Tu passes à l’oral ? »…

Tu parlais des programmes, qu’en penses-tu ? Tu les respectes toujours ?

Alors sur la question sexuelle, les dernières réformes l’introduisent, si j’ose dire, dès la 6e, alors qu’auparavant il n’en était question qu’en 4e, puis en 1re. Là c’est délicat… En théorie, c’est très bien, mais on est au cœur d’un problème : les gamins sont sexualisés de plus en plus tôt, par la publicité, la pornographie, la dégradation de la société, et en même temps restent infantiles plus longtemps… Au fil des siècles, on a vu l’apparition de l’adolescence, puis son extension au-delà de 18 ans, et on parle aujourd’hui, à raison, de post-adolescence, d’adulescent, jusqu’à 30 ans… Bref, il y a là une vraie contradiction, qui se rajoute au fait que des populations d’origines très différentes et aux degrés de maturation corporelle et affective très disparates, sans même parler des cultures religieuses… Pas simple, donc.

Sur le respect des programmes, bon… Lorsqu’il y a des examens de fin d’année, c’est dur de s’émanciper, mais on y arrive toujours. Plus globalement, ne voyant pas trop comment co-construire avec les élèves une année cohérente, avec seulement une heure, une heure et demie par semaine, corseté par l’institution… Et d’autant plus quand je fais des remplacements ponctuels, alors que lorsque j’ai une année devant moi, ou mieux, que je suis une cohorte sur plusieurs années, j’ai quand même les mains libres. Je m’en sers essentiellement comme d’un fil conducteur…

Et ils n’ont pas trop de lacunes d’une année sur l’autre ?

Ils en ont de toute façon, même si le programme est « bouclé » : ils ont vu toutes les notions, mais ne les comprennent pas, même s’ils savent faire les exercices sur le coup, ils sont incapables de mettre en lien, de réfléchir dessus, et encore moins d’en com­prendre le sens plus général… Au fond, c’est ce que veulent les inspecteurs : ils ont « entendu » telle notion… Tout compte fait, mes élèves ne semblent pas en avoir plus que ceux des collègues obnubilés par le fameux « bouclage des programmes »… Je prétends, peut-être à tort, préférer un gamin en retard mais curieux et intéressé, plutôt qu’un petit bachoteur qui ne comprend pas vraiment ce dont il parle et que, logique­ment, l’été a réinitialisé…

Bon, sur le contenu des programmes en eux-mêmes, je n’ai rien contre le principe ni contre le contenu actuel… Je ne sais pas trop, ce serait une vraie réflexion à mener… Par exemple, c’est dommage que la notion de néoténie soit totalement absente de la for­mation, université comprise, elle est juste abordée sans la nommer, en terminale. Moi, je l’aborde très tôt, lorsqu’on parle de la conception intra-utérine ou de l’histoire de l’ho­minisation : ça passionne les gamins, qui sont obsédés, comme on l’est à leur âge, par la singularité de l’espèce humaine. Parler de néoténie, donc en clair de l’inachèvement biologique de l’humain, c’est pourtant extraordinairement éclairant, à tous niveaux.

Par ailleurs, sur la question du racisme, on nage en pleine bien-pensance, c’est vrai­ment affligeant. Là aussi, l’objectivité scientifique est mise de côté : on réfute le racisme en faisant disparaître les races, alors que l’on sait très bien que de multiples et réelles différences biologiques existent entre les populations, héréditaires, génétiques ou ac­quises. On confond différences et hiérarchisation. La vraie question est : celles-ci portent-elles à conséquence politiquement ? C’est un déni malsain, parce que ça laisse l’analyse scientifique à l’extrême droite, mais surtout ça fait reposer l’antiracisme sur un postulat scientifique, qui de surcroît est faux…

Une autre grosse lacune, c’est l’histoire des sciences, j’en ai parlé, sans parler de la philosophie des sciences, ou ce qu’on appelle l’ethno-science. Ça, ça va rentrer, peu à peu, via le relativisme : on va raconter que toutes les civilisations se valent et que la science n’a pas de couleur, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Dans l’histoire, c’était plutôt un florilège de superstitions, de croyances, de bigoterie, d’enfer­mement mental, aussi belles soient les mythologies. Alors, c’est vrai qu’il y a une sorte de cumulation approximative entre les grandes civilisations, mais sans aucun progrès li­néaire, et selon des modalités différentes, notamment pratiques. Par exemple, on croit « s’ouvrir à l’Altérité » en évoquant l’équivalent du théorème dit « de Pythagore » chez les Chinois ou les Égyptiens, qui connaissaient bien avant ces rapports, évidemment, et les utilisaient couramment, mais c’est simplement ne rien comprendre aux mathéma­tiques. Les Grecs, et eux seuls de ce que l’on sait, ont montré la validité du théorème pour toutes les variables : ça s’appelle une démonstration et c’est la naissance des ma­thématiques, ici et pas ailleurs.

Tu défends la science occidentale, donc.

Oui et non, puisque, plus globalement, les programmes et les manuels restent dans une idéologie très « machinique » du vivant, très logique, mathématisable. Exemple ty­pique : la machinerie cellulaire, l’ADN comme code informatique, l’organisme comme automate, l’écosystème comme système ou comme « service », l’évolution comme processus rationnalisable, etc. Ça, ça craque de partout, Edgar Morin avait déblayé tout ça il y a quarante ans et aujourd’hui A. Pichot fait un travail remarquable… À une autre échelle, par exemple les aspects psychosomatiques, l’efficacité du placebo par exemple, sont complètement éludés… Ok, on ne sait pas grand-chose, et il faut bien commencer par quelque part, mais justement on pourrait aussi dire : on ne sait pas. Ça manque, ça, montrer les limites des connaissances, leurs incohérences, les zones d’ombre, la notion de savoir scientifique comme ensemble de vérités en sursis, ce qui est en passe d’être pulvérisé et ce qu’il faudrait vérifier, etc. Couramment, je réponds à leurs questions « je ne sais pas » ou « d’après ce que je sais, la science ne sait pas », « on est en train de chercher », etc. On me dit qu’ils sont trop jeunes : ce n’est pas vrai. Après, il ne faut pas s’étonner de les voir gagnés par les pseudosciences, le complotisme, les sectes ou l’islamisme, etc. Conneries mises à part (et il y en a !), il faut reconnaître les vrais « phénomènes inexpliqués » : c’est bien en se penchant dessus qu’on les explique, non ? On part d’un faux partage : la science et ses limites, et, au-delà, les croyances seraient permises. En fait, admettre son ignorance, c’est encore de la science, et c’est peut-être même qu’on reconnaît un véritable esprit scientifique. Alors que la croyance est partout, a réponse à tout, imbibe souterrainement tous les savoirs, y compris scienti­fiques lorsqu’ils se font idéologie…

C’est quand même pas facile d’expliquer ça au niveau du secondaire…

D’accord, mais c’est trop facile de se débiner aussi… Par exemple, les profs de phy­sique m’engueulent lorsque je réponds aux questions des gamins sur la physique quan­tique ou la matière noire : « Ça va les embrouiller ! ». Ce n’est pas vrai : ils font très bien la part des choses et ont le sentiment extraordinaire de participer à l’aventure scien­tifique. Bien sûr il faut rester extrêmement prudent, rester rigoureux et ne pas jouer avec l’angoisse ou la confusion… Et là encore, ça dépend du public, il faut sentir ce qu’il est possible de faire. Mais, enfin, ils rencontrent quelqu’un qui leur dit que les adultes et leurs savoirs ne sont pas tout-puissants : ils l’avaient remarqué depuis un bon bout de temps, hein !… Et là tu détruis le principe même de savoir total, absolu : tu les fais ren­trer dans le monde adulte.

Mais là ce n’est pas les programmes que je critique, c’est ce qui circule dans la socié­té, l’état des connaissances, de la science telle qu’elle se fait ou l’idéologie ambiante… Pour le reste, on est évidemment dans le mythe du « développement durable » et des « solutions » magiques aux catastrophes dites « écologiques »…

Avant ça : tu disais que ta matière était difficile à enseigner, mais d’après toi ce n’est pas le fond des programmes qui est en cause ?

Non parce que derrière les raisons intrinsèques à ma discipline, il y a le contexte plus général. L’étendue des savoirs humains, et particulièrement scientifiques, est devenue quasi­ment infinie, en tout cas inassimilable pour un seul individu. Que faut-il transmettre, dans tout ça, à la génération qui vient ? Comment opérer le tri, et sur quels critères ? C’est soluble au niveau collège, où l’ambition, je l’apprends aux élèves, personne ne semble le leur avoir dit, est de former une solide petite culture encyclopédique. Ce sont les humanités, la « culture de l’honnête homme », malheureusement tombée en désué­tude. A 15 ans, l’individu doit pouvoir comprendre la totalité de ce dont il sera question au cours de sa vie, devant un médecin, un concert de musique classique, un soulè­vement populaire ou une aurore boréale. Je leur parle de mon père, qui m’a donné le goût du savoir et de la science, mécano à 14 ans, et qui a écrit des poèmes, peint des aquarelles, a fait du parachutisme, me traçait le graphique de ma température lorsque j’étais malade, me dessinait la chasse au mammouth dans la banlieue de Clermont-Ferrand il y 40 000 ans ou l’atterrissage d’une sonde spatiale sur Jupiter… Bref, la difficulté de l’enseignement est d’abord due aux connaissances aujourd’hui pléthoriques accumulées par l’humanité depuis trois ou quatre siècles. Et cela renvoie à l’état même du savoir contemporain, à la fois foisonnant et cloisonné, sans vue d’ensemble, en pleine crise interne. Comment, et quoi, et même à qui transmettre dans ces conditions ? Et ensuite, c’est le deuxième point mais qui est lié, c’est l’effondrement du modèle occidental, qui se traduit très concrètement dans l’enseignement par la baisse du niveau global. Et troisièmement, ça en découle, la confusion dans laquelle nous baignons, l’incerti­tude sur le devenir des sociétés, voire de l’espèce humaine elle-même. Donc tout ça se retrouve en classe, à différents niveaux, selon diverses modalités, avec ces couches qui se superposent. Freud disait que l’éducation était un métier impossible, il n’avait encore rien vu !

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