Extraits de “Revolution in the Head », Ian Mc Donald, 1994 :
“…La vraie révolution des années soixante - plus puissante et décisive pour la société occidentale que n’importe lequel de ses sous-produits - fut une révolution des sentiments et de la manière de voir : une révolution dans la tête. Elle n’épargna que peu de gens, et sous son influence le monde changea plus radicalement qu’il n’aurait jamais pu le faire grâce à un simple changement de régime politique. Ce fut une révolution intérieure chez les gens du commun ; une révolution dont le manifeste le plus vivant qu’on puisse lire - avec ses vices et ses vertus, ses pertes et ses gains, ses confusions et ses lucidités - se trouve dans les enregistrements des Beatles.
En effet, le « conflit des générations » qui s’ouvrit dans les années cinquante ne se limita pas à n’être qu’une querelle entre un ensemble particulier de parents et d’enfants : ce fut une coupure historique entre un mode de vie et un autre. Après les années soixante, on ne fit plus guère référence au conflit des générations, car peu de gens avaient encore conscience de son existence ; il aurait paru plus sensé, à l’époque, de considérer que la plaie s’était miraculeusement refermée et guérie. En réalité, un nouveau mode de vie avait si persuasivement et complètement remplacé le précédent que la majorité de la population franchit la distance qui les séparait sans véritablement s’en apercevoir (un peu comme lorsque, vers la même époque, la Grande-Bretagne passa du système monétaire impérial au système décimal).
Les années soixante, années de transition, furent celles du passage d’une société faiblement soudée par une foi en déclin à une masse de groupes et d’individus en désocialisation rapide, n’ayant plus guère en commun qu’un souci de satisfaction immédiate ; d’un système rassurant fondé sur le consensus, la hiérarchie et les valeurs établies, à une ère marquée par la démultiplication des points de vue et par une jalouse égalisation des normes ; d’un monde naïf, fait de patientes attentes et de progrès mesurables, à une bourdonnante simultanéité d’informations morcelées et de politiques à court terme ; d’un formalisme moral vide et frustrant à un sensationnalisme constamment décevant. Ce que le dramaturge Alun Owen (qui fut aussi le scénariste du film [des Beatles] A hard day’s night) appelait aigrement « le droit divin de l’Establishment » fut définitivement aboli pendant cette décennie : si l’Establishment en tant que tel survécut, sa pompeuse et complaisante illusion d’immunité prit fin. Trente ans plus tard, la culture politique conservatrice de l’Occident, démocratisée par le bas et mise à mal par des médias malveillants, est divisée par les factions, gangrenée par la corruption.
Mais, ironiquement, le socialisme - religion laïque de l’humanisme - apparaît tout aussi obsolète face au chaos multifocal de l’égoïsme moderne. En vérité, les années soixante ont inauguré un âge post-religieux, où ni Jésus ni Marx n’intéressent une société fonctionnant désormais essentiellement en-deçà du niveau de la pensée rationnelle, dans la dimension émotionnelle physique des appétits personnels et de l’insécurité privée… »
« … Loin d’avoir surgi comme un éclair dans un ciel serein - ce que de nombreux conservateurs aiment aujourd’hui à croire -, la transition de masse du sacré au profane qui eut lieu dans les années soixante correspondit à un point culminant dans le développement historique de la science. Au cours des derniers siècles, le ciment chrétien qui avait autrefois unifié la société occidentale fut progressivement affaibli par les chocs successifs des découvertes scientifiques (la plus catastrophique étant la prise de conscience du fait que non seulement la Terre n’était pas le centre de la création et existait depuis plus de quelques millénaires, mais que l’humanité descendait physiquement des singes).
Au début du XXe siècle, les retombées technologiques de l’esprit scientifique eurent un impact social de plus en plus fort. Durant la guerre de 1914-1918, l’ordre ancien fut presque anéanti par l’invention dévastatrice de la guerre mécanisée, et il ne survécut au désenchantement des années vingt que parce que le goût (très années soixante) de la nouveauté, de la promiscuité et des drogues resta trop confiné à une caste privilégiée pour menacer véritablement les équilibres sociaux. Dans les années soixante, en revanche, l’abondance, socialement libératrice, de l’après-guerre conspira avec un ensemble d’innovations techniques dont la puissance conjointe était irrésistible : télévision, communications par satellite, moyens de transport privés à bas prix, musique amplifiée, contraception chimique, LSD et bombe atomique. Pour les gens ordinaires - les véritables agents du changement des années soixante -, ces facteurs engendrèrent un irrépressible sentiment d’urgence combiné, de façon grisante, avec des possibilités de liberté individuelle sans précédent. Abandonnant l’univers chrétien du plaisir différé au profit d’une laïcité assoiffée de commodités technologiques, ils échangèrent sans états d’âme une unité sociale hiérarchisée où chacun « connaissait sa place » contre les rétributions individualisées d’une méritocratie moderne. »
« La déstabilisante évolution sociale et psychologique qui a eu lieu depuis les années soixante est principalement due au fait que l’abondance et la technologie sont parvenues à réaliser les désirs des gens ordinaires. Les courants contre culturels habituellement tenus pour responsables de cette évolution furent, en réalité, une résistance à un processus endémique de désintégration plongeant ses racines dans le matérialisme scientifique. Loin d’ajouter à cette fragmentation, ils avaient tenté de la remplacer par un nouvel ordre social fondé, ou bien sur
« l’amour et la paix », ou bien sur une version européenne vaguement anarchisante du maoïsme révolutionnaire. Quand les ténors de la droite s’en prennent aux années soixante, ils attribuent la paternité d’un processus de très grande ampleur aux forces mêmes qui avaient réagi le plus fortement contre lui. La contre-culture fut moins un agent du chaos qu’un commentaire marginal, une tentative fugace de proposer une alternative à une civilisation sur le déclin.
Ironiquement, les critiques les plus impitoyables des années soixante sont ceux qui en ont le plus directement bénéficié : les voix politiques de l’individualisme matérialiste. Leur récente contribution au processus de démolition sociale inauguré vers 1963 - un darwinisme économique drapé dans des préjugés sociaux et culturels contradictoires - n’a pas arrangé les choses, et pourtant, même la « nouvelle droite » ne peut être tenue pour responsable de la techno-décadence multifocale et fragmentée dans laquelle le Premier Monde s’enfonce comme dans des sables mouvants au milieu des bourdonnements, des clignotements et des pulsations de son appareillage micro-électronique.
Dans les années quatre-vingt-dix, la tendance est à la réprobation des autres pour nos propres
fautes ; mais même si nous assumions la responsabilité d’avoir ignoré nos limites et d’avoir détruit nos propres normes au cours des trente dernières années, il est difficile d’imaginer ce qui pourrait bien, en dehors d’un régime fasciste ou d’un Second Avènement, recoller les morceaux de Humpty.
Les années soixante nous apparaissent comme un âge d’or parce que, comparées à notre époque, c’en était un. Au cœur de cette décennie, la révolte contre-culturelle contre l’égoïsme économique - et en particulier la compréhension, peu à la mode aujourd’hui, qu’eurent les hippies du fait que nous ne pouvons changer le monde qu’en nous changeant nous-mêmes - apparaît rétrospectivement comme le dernier soupir de l’âme occidentale.
Désormais radicalement désunis, nous vivons sous la domination de gadgets dont nous sommes dépendants, notre raison d’être et notre sentiment de la communauté sont irréparablement brisés.
Les résidus qui subsistent du noyau autrefois stable de notre foi religieuse ne sont pas, quant à eux, très édifiants. Tant que les drogues dures resteront illégales, l’ancien monde gardera encore un peu de sa mainmise morale sur nous ; mais lorsqu’elles auront été légalisées, comme les diktats du pragmatisme vulgaire le prédisent, les derniers liens seront coupés avec notre précédent mode de vie, loin, très loin de nous, de l’autre côté de l’abîme baigné de soleil des années soixante - où, grâce à la technologie scientifique, les Beatles font encore entendre leurs chansons enthousiastes, poignantes, optimistes et invitant à l’amour. »
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