Présentation du texte
« Devant l’abîme de l’anéantissement, les pas de côté des hommes modernes … »
« Certes, l’homme de la seconde moitié du 20ème siècle qui a connu la guerre, la révolution, l’incendie d’Hiroshima, la bombe atomique, la trahison et, enfin, la honte des fours crématoires, cet homme qui a été frappé dans sa famille à la guerre ou au camp, et qui simultanément a connu la révolution scientifique, certes cet homme-là ne peut aborder l’art de la même manière qu’avant. » Varlam Chalamov, Tout ou rien, Verdier 1993.
Ce que dit là Chalamov concernant l’art, il faut aussi le dire de la politique et de l’existence tant psychique, que sensible, individuelle autant que collective. Et il faut le dire d’autant plus que s’ajoutent à l’inventaire des désastres fait par Chalamov, d’autres anéantissements encore et en cours, en comptant en particulier les destructions écologiques des sols, de l’eau, des espèces vivantes et plus profondément de notre sensibilité terrienne et des diverses manières raisonnables d’habiter le monde vivant et humain …
Ce que l’on va lire fait directement écho à tout cela, qui a eu lieu et perdure ; il s’agit ni de s’en détourner ni de s’y perdre.
Quelques mots pour situer d’où vient ce texte, d’où il est écrit.
S’il émane d’une rencontre académique (un cadre universitaire, un colloque international, une forme répondant aux critères universitaires), il correspond en même temps à un événement qui s’est efforcé à mon sens de rompre avec les aspects les plus courants, les plus rigides et les moins remis en cause des rituels universitaires (qu’on se reporte au site du colloque, à ses intentions comme aux précédents colloques organisés par M.-C. Calloz-Tschopp, parti du militantisme politique, notamment en Amérique du Sud, pour rejoindre une carrière universitaire, des premiers travaux dans les années 80 avec Castoriadis à une thèse sur Arendt et les « sans Etat » et un engagement durable concernant la question des réfugiés en Europe et en Suisse en particulier). On retiendra surtout :
1. la volonté explicite de mêler des intervenants « classiques » mais de disciplines différentes (juristes, sociologues, économistes, politistes, philosophes, historiens, etc.), de statuts différents (universitaires, chercheurs, enseignants du secondaire, ou diplômés sans emplois – caractéristiques qui ne pourraient se retrouver dans un colloque équivalent en France où valent d’abord et surtout les titres et la cooptation), de pays et de continents différents mais aussi des professionnels et des militants, comme des témoins des luttes et des oppressions ici et ailleurs ou enfin des individus plus désireux de réfléchir oralement que dans l’écriture où ils sont moins à l’aise … ;
2. celle de casser la structure dissymétrique, hiérarchique des interventions académiques : en assumant les défis de cette pluralité ; en rendant disponible très à l’avance les textes des participants sur un site internet ; en limitant drastiquement la durée des prises de parole en plénière et en donnant toute sa place aux travaux en « ateliers », en groupe plus restreint et susceptibles de mieux faire circuler la parole ;
3. celle enfin de se situer dans la perspective d’une remise en cause de la « philosophie politique », dans la continuité de Arendt et Castoriadis. Au lieu d’inscrire ces références dans un mouvement de « restauration » de la philosophie politique (comme l’a bien diagnostiqué Abensour) en occultant ou minorant leur critiques sans concessions des aveuglements et enfermements théoricistes et intellectualistes, au lieu de se situer dans l’embaumement commémoratif, il s’est bien agi de penser « en compagnie » de ces penseurs sans pour autant s’ « enfermer dans un « faire retour à » en cercle fermé détruisant toute possibilité de continuer à penser » (selon les termes du programme du colloque Arendt de 2006), dans l’intention de ne pas séparer la pensée de l’histoire, de l’expérience et des luttes en cours …
Certes, la mise en œuvre effective de ses intentions s’est heurtée à la lourdeur « trivialisante » de la machinerie universitaire (selon une expression de Morin), au poids des habitudes et des réflexes de chacun (ainsi l’enfermement dans l’écrit et le théorique des uns, les velléités d’activisme et d’agit-prop des autres), à l’apathie ambiante, mais également à un indéniable trop plein, réduisant, au grand regret de tous, les temps de libres discussions et dérives créatrices. Certes, les lignes directrices du colloque ont à la fois suscité des textes et interventions très et trop hétérogènes, d’autant que j’ai été frappé par leur fait que peu d’entre nous se sont vraiment risqués à prendre aux mots ces idées de réarticuler pensée et action, réflexion critique et expérience, et ainsi de se situer dans une remise en cause de la posture de production académique et scientifique (commentaire, érudition et aplatissement des œuvres analysées). Pour autant, j’ai estimé que ma participation à ce colloque entrait suffisamment en cohérence avec mes propres convictions et exigences. Depuis longtemps, en tant qu’étudiant chercheur puis enseignant, j’ai été à plusieurs reprises sollicité pour faire mieux connaître Castoriadis ou Arendt, penseurs longtemps ignorés par le champ universitaire et médiatique. J’ai en définitive toujours refusé ou renoncé, plus ou moins poliment. Je n’ai jamais pu lire et réfléchir ces auteurs sans me départir d’une tension, d’une exigence irréductible. Pour le dire précisément, je ne comprends pas comment on peut prendre l’œuvre de Castoriadis, s’asseoir à une table de travail, préparer une thèse, un colloque, faire un cours d’université et dans tous les cas prendre cela comme un objet comme un autre et donc, en fonction de son caractère inachevé et en chantier et surtout en fonction de son lien indissoluble avec le projet d’une autre société, ne pas être porté à autre chose qu’au commentaire, ne pas être porté à penser au-delà et d’agir pour que la société se transforme et sorte peu ou prou de ce « cauchemar de moins en moins climatisé » (non pas dans l’intention mais en acte) .... Je ne veux pas dire y parvenir forcément. Mais, si l’on n’y parvient pas ou du moins pas au point de rendre cela public, avoir la modestie et la décence de faire autre chose plutôt que de participer à une opération de broyeuse ou d’accommodement de l’œuvre dans les poubelles de l’époque … Un rapport vivant à une grande pensée ne se décrète pas, mais il ne saurait se trouver dans les méandres des « machines trivialisantes » universitaires (Morin).
Mais le texte de Lausanne ne vient pas seulement ni principalement de ce moment universitaire. Je veux le réinscrire ici sommairement dans le fil de ma propre expérience et ce de deux manières.
Une remarque au préalable. L’écriture est comme chacun sait une tâche singulière et solitaire ; mais ce n’est en rien ici céder à un rituel ou une manie universitaire que de souligner à quel point cette écriture ne pourrait même commencer si elle n’était pas précédé et entouré de mille et une sources, du bruissement continué de discussions inachevés, de l’attention vive et critique de personnes connues, aimées, estimées ou à peine rencontrées. Une des choses qui ne cessent de m’étonner dans le petit monde de ceux qui font quelque peu profession de la « pensée », c’est bien, au-delà des manies sus nommées ou des reconnaissances du bout des lèvres, la persistance de la croyance dans l’isolement du penseur (et surtout du penseur de génie, de celui qui sert de référence à sa propre besogne) et la non reconnaissance voire le mépris à l’égard de tous ceux qui ont rendu possible l’œuvre adulée, ceux sans qui l’élaboration de la pensée ne se serait pas faite, ceux dont l’expérience, les actes, les mots, les silences, les désaccords, les trouvailles et les résistances l’ont nourrie et dont on pense avoir fait le tour en affirmant qu’ils ne sauraient être mis sur le même plan que le grand penseur …
Ce qui est à l’origine de ce texte se comprend en partie en considérant d’abord d’où je viens. Je suis né en terres limousines, celles d’Oradour, celles des premiers maquis, mais aussi celles d’une longue tradition de luttes et d’indépendances paysannes et ouvrières. Ces êtres et ces terres d’où je viens ont quelque chose à voir avec l’effroyable matrice de nos existences mutilées ; je veux parler des guerres mondiales et des traces qu’elles ont inscrites dans la chair de ceux qui m’ont fait naître ou ont fait naître mes parents. Il y a mon père et ses souvenirs des sirènes, des bombardements, des privations de la guerre, de la faim, souvenirs aussi et légendes familiales des maquis limousins, ceux du « grand oncle » compagnon de Guingouin (un des premiers maquisards de France, dès 41 sur la liste rouge de Vichy et sur la liste noire du PCF), ceux de ce jeune résistant, cet « échalas » déporté parce que communiste, mort décharné dans les camps ; il y a mon père et aussi ses colères d’ouvrier, ses récits interminables de l’injustice quotidienne et son refus de prendre sa carte du « parti » malgré les insistances de ce professeur d’histoire venu le voir. Il y a ma mère et la douleur infinie de ce que la fin de la guerre lui arracha. Il y a mon frère, ses lectures et sa rencontre avec Castoriadis qu’il me fit partager avec tant de passion et d’authenticité, et désormais son éloignement dans la détresse insondable que la médecine étiquette de noms définitifs. J’ai grandi et été éduqué dans un milieu ouvrier et paysan, mais à la marge de celui-ci, dans un esprit de révolte et de conscience écologique mais aussi au moment où le monde a pris conscience de ce qui était advenu de pire au 20ème s. : baignant dans les derniers (bons et mauvais) restes de l’esprit républicain, socialiste et progressiste (vécu notamment à travers les cheminements de mon « ascension » scolaire) et le passage à la bonne conscience humanitaire, anti-raciste et mémorielle (« plus jamais ça »), j’ai ressenti crûment et très tôt la duplicité instituée (via le chômage de mon père, le « tournant » de la gauche, la prise de conscience des désastres écologiques, la découverte de l’anarchisme, de la poésie de Rimbaud ou Villon …). Enfin l’un de mes engagements politiques d’étudiant fut contre l’épuration ethnique et la violence génocidaire en Bosnie avant que ne survienne le génocide rwandais, engagement qui s’est vite accompagné de l’expérience directe et inexpugnable de la honte d’être français – pour les deux événements ! –, la honte d’être européen (comme l’a si terriblement dit Zlatko Dizdarevic en 1994), la honte d’être humain …, cette honte que mes marches dans les hêtraies de mon enfance n’ont jamais su apaiser.
En second lieu, ces quatre dernières années, l’initiative de quelques originaux « castoriadiens » (voir une partie de nos échanges sur le site) m’a conduit à esquisser ou présenter nombre de points et d’hypothèses que le texte de Lausanne a développé. Des pages et des passages entiers sont le fruit de ces rencontres et de ces discussions à bâtons rompus avec l’un et l’autre, l’un ou l’autre. Je veux ici citer en particulier un texte inédit de l’un d’entre eux portant sur l’interprétation de mai 68. En outre, sur l’absence du mot génocide dans l’œuvre de Castoriadis (ainsi que dans la chronologie des éditeurs d’Une société à la dérive), j’ai pu bénéficier d’échanges fructueux avec des connaisseurs de première main et que je remercie à nouveau.
Au moment de sa présentation, le texte a d’abord suscité l’attention de plusieurs spécialistes et connaisseurs de l’œuvre de Castoriadis ou Arendt mais aussi par des amis ou simples lecteurs. Les questions et les objections qui m’ont alors été faites ainsi que le caractère inachevé et insatisfaisant pour moi-même de la dernière partie (en particulier ce que signifie concrètement, pour nos actions et nos engagements hic et nunc cet abîme et ces pas de côté – dans leurs différentes figures …) m’ont amené à reprendre l’écriture et la réflexion de ce chantier. Une nouvelle mouture du présent texte est donc en préparation.
Laurent Leylavergne,
Angoulême, juin 2010.
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