D’un dépassement du surmusulman : le miroir politique

jeudi 4 avril 2019
par  LieuxCommuns

Dernier chapitre du livre de Fethi Benslama « Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman », Seuil, mai 2016.

L’auteur tente ici de poser les enjeux socio-psychanalytiques de l’évolution des sociétés musulmanes.
Il le fait à travers l’évocation du soulèvement tunisien de 2011 — recoupant largement nos analyses de l’époque — mais l’on pourrait facilement étendre son dignostic à tous les soubresauts du monde musulman depuis un siècle et demi et, concernant la Tunisie, de la Nahdha du XIXe à la fin du règne de Bourguiba en 1987 en passant par la décolonisation de 1956. Sans parler des événements passés, actuels et futurs en Algérie ou ailleurs... Il convoque pertinemment Ibn Khaldoun à propos du choix à poser entre la communauté organique et belliqueuse de l’oumma et le principe de la nation comme communauté de destin, nourrissant involontairement l’hypothèse d’un retour contemporain à l’empire.


Les soulèvements qui ont eu lieu dans le monde arabe, à partir du 17 décembre 2010 en Tunisie, constituent des matériaux d’une grande richesse pour quiconque veut essayer d’approcher les ressorts subjectifs et politiques d’un au-delà possible de l’islamisme, d’un dépassement du surmusulman, d’une traversée sans « le soupir de la créature accablée », pour reprendre la fameuse expression de Marx à propos de la religion. Des femmes et des hommes, surtout jeunes, se sont avancé les mains nues, sans prières ni psalmodies.

Je ne partage nullement les discours de dépréciation qui entourent aujourd’hui ces soulèvements et les jugent négativement. Les troubles que connaissent ces pays, et dans certains cas les guerres civiles meurtrières, ne sont pas dus aux foules pacifiques qui ont fait tomber des dictatures réputées inébranlables, avec une grande créativité de paroles et d’images. Ces troubles et ces guerres civiles résultent d’entreprises qui ont pour but de faire échec à ce qui a levé lors de ces soulèvements. Ils ont été pris en tenailles par ce qui était déjà là : d’un côté, les mouvements islamistes et jihadistes, qui n’ont pas pris part aux soulèvements et qui ont été armés et financés par les pays du Golfe ; de l’autre, des armées d’États nationaux qui se sont livrées à des répressions cruelles en direction des populations civiles à l’origine de ces soulèvements. N’y a-t-il pas une exigence exorbitante et oublieuse de l’histoire des révolutions à attendre de sociétés à peine sorties de la nuit des tyrannies qu’elles atteignent en quelques mois ou années, par une sorte de TGV de l’histoire, le stade supposé suprême des démocraties d’Europe ou d’ailleurs ?

À mon sens, les foules qui se sont soulevées en Tunisie, puis en Égypte et dans d’autres pays ont mis en branle un mouvement de devenir historique, qui était bloqué depuis près d’un demi-siècle. Il ne s’arrêtera pas avant longtemps et se poursuivra par-delà son interruption actuelle. Ces soulèvements ont permis l’apparition de nouvelles subjectivités politiques, qui occuperont la scène pendant des années encore, et surtout ont rendu possible l’expérience politique proprement dite, que les pouvoirs tyranniques avaient empêché leur peuple de connaître. De ce point de vue, remarquons qu’il n’a pas fallu plus de deux ans pour que l’islamisme fasse la preuve concrète de son caractère illusoire et suscite un rejet massif, là où il a accédé au pouvoir, comme en Égypte et en Tunisie. Un désillusionnement aussi rapide, n’est-ce pas une conquête politique de premier plan, dans la mesure où l’islamisme prétend imposer la religion en tant que seule puissance apte à régir ce monde et l’autre monde ?

Le cas de la Tunisie, où le processus politique est allé le plus loin, nous montre en quoi consiste l’épreuve du politique, lorsqu’il n’y a plus aucun fondement absolu qui puisse délivrer les femmes et les hommes de leurs rapports entre eux et vis-à-vis d’eux­ mêmes. Cette épreuve a été suffisamment importante pour contraindre les islamistes – eux qui ne cessaient de vouloir y couper court, selon leur vocation anti-politique fondamentale – à y participer et à courir le risque de perdre leur aura divine.

Si je devais retenir un fait inédit de la révolution tunisienne, cinq ans après sa survenue, s’il me fallait mettre en exergue sa nouveauté radicale ou, si l’on veut, la révélation de la révolution, ce serait son effet de miroir pour l’ensemble des Tunisiens. Ce qui fut pendant des années occulté, ce qui a été empêché de se donner à la perception et à la représentation collectives a subitement commencé à se manifester au grand jour. Un dévoilement continu se produit quotidiennement devant nos yeux ahuris et de ce dévoilement a surgi un immense miroir aux multiples facettes, qui occupe de part en part l’espace public. Faire face à ce miroir a constitué une traversée du pire, certes fragile, mais c’est celle-ci qui aujourd’hui pourrait permettre un dégagement du surmusulman.

L’apparition de ce miroir a longtemps été entravée par l’appareil de répression de l’ancien régime. Sur le plan de la subjectivité politique, il s’agit de ce qu’Étienne de La Boétie avait identifié, dans Le Discours de la servitude volontaire (1574), comme l’image du corps du tyran. Plus de trois siècles avant Freud, La Boétie explique dans ce grand texte qui annonce la modernité politique que la puissance de l’assujettissement réside dans la captation des sujets dans le corps imaginaire du despote, lesquels sujets contribuent à en alimenter la puissance par la projection de leur propre corps. Je cite ce bref passage d’un développement saisissant sur l’aliénation dans l’un :

Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux dont il vous épie si vous ne les lui avez baillés ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend pas de vous ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous ?

Or ce mythe de l’un dans le fantasme et dans la réalité politique est le même que celui de l’islamisme, par lequel toute velléité politique est absorbée. L’auto­ sacrifice auquel sont conduits les jeunes est une projection réelle de leurs corps dans le corps imaginaire de l’Autre absolu, qui est une tyrannie plus terrible encore que celle du tyran humain.

Tout le monde se souvient, en Tunisie, combien l’image du corps de Ben Ali, surtout son visage et ses mains, cernait l’espace de vie de tout un pays. Quel visage, quel portrait pouvait rivaliser avec elle ? Le despote est toujours un grand Narcisse qui déleste ses sujets de l’amour pour eux-mêmes à son profit. Il se veut le miroir où ils se reconnaissent, en étant l’ objet commun de leur idéal du moi. Tel est, en effet, le mécanisme imaginaire que Freud avait dégagé dans Psychologie des masses et analyse du moi [1] pour expliquer la constitution de la foule autour du meneur ou du chef.

Avec la révolution, ce corps imaginaire despotique a fait place à une surface réfléchissante pour les êtres vivant ensemble et les a confrontés à leurs visages, au paysage de leurs rapports, à son arrière-pays. On se souvient que, dans les semaines qui ont suivi la fuite de Ben Ali, des artistes ont placardé sur les murs des villes tunisiennes de grandes photos d’hommes et de femmes inconnus [2]. Façon de dire que l’espace de vie a été rendu aux multiples visages quelconques de chacun et de tous. Personnellement, j’ai éprouvé une grande émotion devant ces portraits d’une diversité paisible, là où auparavant j’étais exposé sans cesse à la figure omnivoyante du dictateur. À l’utopie de l’œil unique s’est substituée l’hétérotopie des regards. La libération de la parole, la circulation de l’information, l’exercice des droits à l’expression, à partir d’une multiplicité de sources, ont étendu ce miroir en prismes à travers lesquels les Tunisiens sont appelés individuellement et collectivement à reconnaître l’état des rapports sociaux dans lesquels ils sont pris. Il est certain que nulle « démocratie » n’est possible sans ce miroir de l’espace public qui produit une nouvelle subjectivité.

Mais l’émergence subite de ce grand miroir inaugure aussi une expérience du dévisagement affolante, qui comporte une haute teneur d’angoisse et de crainte. Remarquons que Freud consacre tout un développement à la désagrégation du lien libidinal au chef, qui engendre la panique. L’expérience tunisienne nous en a montré les effets réels et imaginaires. Les moi(s) déliés de leur captation idéale dans la représentation du chef sont livrés au désarroi ; certains tentent de récupérer la libido libérée et s’intronisent en une multiplicité de Narcisse qui s’affrontent pour des parcelles de pouvoir, au nom de petites différences. À la peur du tyran se substitue l’hostilité entre semblables. L’amour cruel du despote paternel pour ses fils cède la place à « la frérocité », selon le bon mot de Lacan. Au gouvernement monarchique succède l’attelage discordant de la polyarchie. La troïka brinquebalante des trois présidents en Tunisie en est l’illustration parfaite [3]/ Tous les détenteurs de pouvoir, ou ceux qui aspirent à le devenir, perdent leur aura. Les masques tombent en lambeaux, transformant le plus familier des prochains en un étranger menaçant. Les manifestations de l’inconscient s’étalent au grand jour : lapsus, mots d’esprit et dérision, obscénités, rêves éveillés, délires publiquement étalés. Notons que, dans le système despotique, la langue de bois ne trébuche ni ne rit, alors que depuis la révolution les lapsus fleurissent dans les bouches décousues des hommes politiques. La déclaration du Premier ministre islamiste qui, au moment de promettre un avenir démocratique radieux, se félicite d’ « une dictature émergente » a déclenché une hilarité effrayée. Plus grave est la flagrance de 1’ agressivité : diffamations, vœux de mort, non sans passages à l’acte meurtriers, esthétisation de l’horreur, extension de la rubrique du fait divers à l’ensemble de l’actualité ; bref, tout semble concourir à un retour du refoulé et à un morcellement du corps social, maintenu jusque-là dans une unité factice.

Je pourrais, pour chacun de ces symptômes de la panique que je viens d’évoquer, donner des dizaines d’exemples dans l’actualité tunisienne, depuis cinq ans. Il en résulte que le grand miroir politique qui permettrait de s’ entre-connaître – et personnellement j’ai plus appris sur les Tunisiens en ce laps de temps que ma vie durant – diffuse une inquiétante étrangeté qui fait pousser chez beaucoup ce cri de désespoir entendu quotidiennement dans les rues tunisiennes : Est-ce donc cela, la Tunisie ? Rendez-nous notre pays d’avant ! Il s’agit de la preuve la plus patente qu’une révolution est en cours, quel qu’en soit l’avenir. En même temps que les Tunisiens accèdent à une nouvelle connaissance de leur condition, leur ignorance et leur incertitude semblent s’accroître vertigineusement.

Le recours à l’histoire fait surgir des significations inédites. Voilà que le passé devient imprévisible ! C’est ici la signature la plus véridique d’un devenir qui s’ouvre pour des sujets dans une expérience où il y va d’eux-mêmes.

On l’a compris, je pense, l’instauration du grand miroir politique, qui est la véritable création de la révolution, ne renvoie aux Tunisiens les nouveaux reflets d’eux-mêmes que pour autant qu’il leur inflige en même temps le spectacle de leurs divisions, où apparaît au grand jour la négativité dont est tissé le fait humain sur le plan du sujet et de la société. Cette négativité devenue manifeste leur fait entrevoir la possibilité de la dislocation du lien social et des garanties qui protègent les personnes.

Mais qu’y a-t-il de bien dans ce que vous décrivez, pourrait-on dire ? N’est-ce pas la fameuse sédition (fitna) tant décriée en islam, dont vous nous parlez à travers ce miroir politique, que de surplus vous présentez comme un acquis insigne ! N’êtes-vous pas en train de faire l’éloge de la guerre civile ?

Voici ce que je propose de penser de l’invention de ce miroir : il s’agit d’un pas supplémentaire que la société tunisienne a accompli vers le dégagement de la représentation du nous, prisonnière du principe d’identité. Ce principe postule la non-contradiction et l’unité a priori d’une communauté de sujets identifiés les uns aux autres à travers une conception organique [4] de leur appartenance. Le miroir politique a créé la possibilité d’un surpassement de ce principe, en ouvrant dans l’espace public un théâtre de vérités sociales, où les oppositions sont montrées, non pas seulement entre des individus ou des groupes, mais à l’intérieur même de chaque entité. Les contradictions ne sont pas subjectives mais de plus en plus objectivées ; elles mobilisent en permanence la vie des acteurs et des organisations qui produisent des confrontations, tout en consacrant beaucoup d’énergie pour les dépasser. C’est un spectacle nouveau au sein duquel ces acteurs s’invectivent et s’excusent, s’outragent et en appellent à la justice ; les associations se font et se défont à travers des rebondissements dramatisés, à faire pâlir les amateurs de feuilletons télé­ visés. Les intérêts et les passions sont déclarés sans ambages. Le refus et la désobéissance sont revendiqués comme un droit de résistance à toute forme de pouvoir.

En même temps, la souffrance des déchirements devient intolérable, on veut apaiser et réparer, en cherchant les causes et les remèdes dans des effectivités sociales, politiques ou psychologiques. L’ exigence d’effectivité devient constante dans les discours, même si elle n’est pas suivie d’application ; elle rend néanmoins progressivement désuètes les puretés idéales. Les médias et les réseaux sociaux se réjouissent de montrer, où que ce soit, les inimités derrière les plus belles façades. Les divisions s’avèrent multiples et imbriquées ; elles sont sociales, économiques, politiques, religieuses. En un mot, le grand miroir politique renvoie les images d’une société tunisienne diffractée, dont l’unité ne va plus de soi. Là réside précisément la reconnaissance de la négativité et de son assomption possible. N’ayant plus de garant, abandonnés à eux-mêmes, exposés les uns aux autres, les vivants ensemble doivent prendre en compte leurs antagonismes et dégager les modalités théoriques et pratiques de leur résolution. Le spectre de la guerre civile hante tous les esprits ; le plus grand nombre la redoute, mais certains la souhaitent et s’y préparent. La paix est donc à construire d’une manière qu’on ne croira plus définitivement acquise, parce qu’elle relève de la survie dans des conditions mouvantes qui sont celles d’une histoire et pas seulement d’un héritage. C’est l’installation au grand jour d’une logique de rapports sociaux [5], au-delà du régime de l’unicité communautaire.

Je ne m’arrêterai pas sur la notion de « négativité » introduite par Hegel [6], sinon pour rappeler qu’elle est au cœur de la pensée philosophique des temps modernes, de par sa récusation de toute substance, de toute identité, de toute instance supposée donnée et prétendant être première ou dernière. Il y a sans doute une propagation aux confins du monde du sujet qui porte cette récusation historique, d’une manière consciente et inconsciente. Que ce sujet soit individuel ou collectif, il est devenu sans repos, appelé sans cesse à se définir par ce qu’il fait ou ce qu’il construit, et au premier chef un soi obligé d’en passer par la déconstruction de ses déterminations, pour se révéler différent de lui-même dans la douleur. C’est de là que provient la hantise de l’identité qui s’est emparée du monde : la modernité a révélé que les fondements prétendument originaires et transcendants sont des constructions historiques et relatives, susceptibles d’être déconstruites, et qu’ils reposent sur une absence de fond, qui les menace d’effondrement.

À nous en tenir à l’expérience tunisienne consécutive à la révolution du 14 janvier 2011, on peut constater comment le nous apparaît désormais en proie à l’inquiétude et au tremblement. Ce nous angoissé est le symptôme de son acquisition d’une forme sociétale plutôt que communautaire, comme celle où il puisait jadis l’assurance et la quiétude de l’ appartenance organique. Non pas que la révolution ait subitement inventé ce nous vacillant entre les réverbérations et les gammes du jeu social ; la révolution n’a été que la contingence qui a rendu imparable la montée à la surface d’une brisure ayant déjà traversé toutes les strates de la communauté ; elle lui a donné la parole ; elle a déblayé l’espace public, afin que le miroir devienne social, afin que la communication généralisée soit le moyen de reconnaissance des différentes parts d’une unité désormais à risque. Toute la question est de savoir si, dans le tremblement et l’angoisse, dans cette insomnie que les Tunisiens vivent depuis cinq années, par ce miroir et par la libre communication entre eux, une société nouvellement structurée peut naître, non par le consensus, mais par la construction collective de formes syntaxiques qui régissent la vie ensemble.

En effet, le consensus n’est jamais qu’un accommodement circonstanciel, souvent fragile, d’autant que la conjoncture internationale et régionale actuelle est fort instable. Le compromis auquel donne lieu le consensus est aléatoire, tissé de soumissions et de rétributions qui éliminent artificiellement le conflit, au lieu de l’élaborer quant au fond. Pour parvenir à ce dernier résultat, les négociations peuvent durer longtemps, parfois jusqu’à ce que l’état de paralysie soit constaté, débouchant sur un arbitrage qui opère comme une dictature temporaire, aux effets imprévisibles. La construction syntaxique relève d’une autre dimension, celle d’un langage commun, organisateur des rapports sociaux ; elle obéit à une rationalité qui procède de règles formelles, telle une grammaire, fondée sur la logique et non sur des sentiments ou des relations d’appartenance organique. À l’intérieur de ces règles, les énoncés conflictuels peuvent trouver leur place, donner lieu à des débats et à des choix, éventuellement à des accords, mais selon les termes de la logique qui fait système.

En filigrane des précédents développements sur le miroir politique, j’ai fait appel, à plusieurs reprises, au paradigme de la différence et de l’opposition entre communauté et société, dont le premier théoricien fut Ferdinand Tönnies [7], suivi par certains sociologues, tels Georg Simmel, Émile Durkheim ou Max Weber, pour ne citer que ces auteurs parmi une pléiade de penseurs qui ont marqué la problématique du passage vers la modernité sociale en Occident. Rappelons que ce paradigme repose sur l’idée d’une transition historique de la conception organique de la communauté (Gemeinschaft) vers l’organisation sociale (Gesellschaft), dite « réfléchie », au sens où il s’agit d’une construction rationalisée de la vie sociale. L’une serait caractérisée par l’affiliation et l’affection de l’individu envers son groupe d’appartenance (famille, clan, village, voire petite ville), ainsi que par l’attachement aux pratiques coutumières et religieuses. L’autre se constitue à travers la perte de l’affiliation au profit d’individus liés entre eux par des fonctions, des contrats, des échanges productifs et commerciaux dans de vastes milieux urbains, l’ensemble étant gouverné par l’État et le droit normatif. Néanmoins, il faut garder à l’esprit que cette opposition doit être nuancée lorsqu’on passe du paradigme conceptuel à la description de la réalité sociale, où l’on constate l’existence de ponts entre les deux conceptions, ne serait-ce que parce que la Gesellschaft s’ édifie sur la Gemeinschaft, qu’elle ne détruit pas totalement ; bien mieux, elle crée au sein de l’organisation sociale réfléchie des affiliations, des sentiments d’appartenance, des solidarités avec le temps et des formations intermédiaires, comme « les communautés ouvertes » proposées par Max Weber, au sein desquelles l’adhésion ne repose pas sur des liens de parenté. En un sens, il y a création d’une pseudo-Gemeinschaft réduite, à l’intérieur de la Gesellschaft. En fin de compte, l’étude empirique conduit souvent à transformer la dichotomie entre communauté et société en facteurs, plutôt qu’en variables. Pourtant, sans perdre de vue ces nuances et la complexité de la réalité sociale, il me semble que l’usage de cette typologie trouve sa justification quand on se situe du point de vue de la dynamique des transformations historiques chaudes, autrement dit quand le processus de transition est à son acmé et que l’antagonisme entre la volonté organique (Wesenwille) et la volonté réfléchie (Kürwille), selon les termes de Tönnies, bat son plein. Il est même certain que lorsque la constitution organique commence à perdre de sa prévalence sous les coups de butoir de la volonté réfléchie, et que ses membres perdent pied dans « le retournement du monde » que cela représente, nous assistons à une réaction immunitaire de la volonté organique, qui peut atteindre des degrés de violence inédits, allant jusqu’à la guerre civile, voire la guerre entre pays. Telle est la situation dans le monde musulman actuel, d’après l’approche que je tente d’ élaborer en montrant que l’affrontement entre la tendance organique de la communauté et la tendance réfléchie de la société est une donnée de la subjectivité contemporaine des musulmans [8]

Notons qu’Ibn Khaldoun (1332-1406) a construit un modèle assez proche de celui de Ferdinand Tönnies, cinq siècles auparavant, via le concept de açabyya, qui n’est pas sans rappeler la solidarité organique, puisque ce mot désigne le fait de bander, de ceindre, d’unifier, et a donné lieu à des substantifs tels que nerf, zèle, bande, union substantielle. Ibn Khaldoun a identifié ce type de lien chez les tribus nomades guerrières – lien qui décline selon sa théorie, dès que ces tribus se sédentarisent en accédant au pouvoir au sein des cités [9]. La civilisation des villes et le transfert de l’esprit de corps vers des médiations politiques affaibliraient la puissance organique de la tribu.

On ne peut aller plus loin sans relever que le langage populaire a, dans le fil des déclinaisons de la açabyya, conféré à la notion de bande une signification phallique, en un sens très proche du français. Cette acception nous permet d’introduire quelques remarques d’ordre psychanalytique quant au processus psychique à l’œuvre dans le lien organique du sujet à la communauté. Je proposerai de considérer qu’il repose sur une identification phallique, au sens du phallus imaginaire, tel le positionnement primaire de l’enfant à l’égard de sa mère. Nous savons que ce lien entre la mère et l’enfant constitue en quelque sorte « un communisme » primitif chez l’humain, dont la durée d’attachement est la plus longue parmi les espèces animales. La communauté porte les marques de cette expérience primordiale de l’amour et de l’identité, par le biais de l’investissement de potentialités matricielles et d’affects maternels par ses membres.

Tel est le cas, parmi bien d’autres, de la communauté des musulmans, désigné comme on l’a dit par le mot « oumma », qui réfère explicitement au signifiant mère (oum). D’une manière générale, la dépendance à l’Autre maternel fournit le modèle d’un rapport imaginaire substantiel, en vertu duquel les membres de la communauté pensent qu’ils proviennent du même corps, un corps sacralisé au sens du tabou, donc désexualisé. La menace de dislocation de ce rapport suscite des angoisses d’ablation du sujet de son origine, ainsi que nous le montre la clinique des exilés. Quant aux craintes de destruction de la communauté, elles éveillent des fantasmes d’intrusion de l’ennemi dans le corps maternel collectif (la matrie) pour le corrompre et y produire sexuellement la souillure généalogique, polluant de la sorte la fécondité propre et pure de ce corps.

Ces fantasmes de dépropriation sont parmi les plus violents, ils donnent lieu souvent à des atrocités à l’égard des femmes, lors d’hostilités entre groupes ennemis [10]. Il existe une autre polarité phallique, sous la modalité d’une fonction négative de l’imaginaire de « la matrie », qui voile la femme comme phallus générateur. Lacan la relève en ces termes : « En tant que femme, elle se fait masque. Elle se fait masque pour, précisément, derrière ce masque, être le phallus. » [11] Il faut garder à l’esprit que le monde traditionnel tend, sous le primat de l’imaginaire, à brouiller les registres symbolique et réel, à les imbriquer magiquement. Néanmoins, la fonction phallique négative est tant bien que mal préservée, non sans recours au sacrifice, en ce qu’elle permet aux membres de la communauté de ne pas fusionner dans le corps imaginaire de la matrie et de préserver les offices de l’interdit entre eux. Cette fonction est assurée à travers la référence à l’Ancêtre, souvent par toute une chaîne ancestrale patriarcale qui remonte jusqu’au fondateur de la loi. Aussi, lorsque se profilent les menaces réelles ou imaginaires de destruction de l’immunité de la communauté, on voit croître l’angoisse d’infidélité à l’Ancêtre, donc la terreur de ses représailles, et s’intensifier le recours à sa protection, l’appel à son esprit.

Le développement du salafisme (salaf, comme on l’a dit, désigne l’ancêtre) répond à la crainte intense de la dislocation de la communauté organique de l’ oumma. Dans les variantes fanatiques de ce mouvement, les partisans multiplient les attestations de la présence ancestrale de l’Autre sur leur propre corps et cherchent à éradiquer tout ce qui peut évoquer la féminité en· eux, en se voilant par un virilisme de laideur. Ils portent les masques des ancêtres, ils aspirent à leurs incarnations, allant jusqu’à en devenir les revenants ou les zombies. Les guerres d’identité sont des guerres de masques. Il existe une vengeance des masques. Ces considérations rappellent qu’on ne saurait se contenter de décrire les phénomènes collectifs comme des faits objectifs vus d’un télescope, sans pénétrer les causalités subjectives qui meuvent les individus.

Depuis l’entrée des Lumières dans le monde musulman, il y a plus de deux siècles, une guerre féroce oppose les tenants de la communauté organique de l’islam et ceux qui cherchent à lui substituer des sociétés réfléchies, gouvernées par l’État national, quels que soient par ailleurs les avatars de cette entreprise [12]. Le véritable conflit ne se joue donc pas entre laïcité et religion comme on le croit, ou plutôt cet antagonisme est secondaire vis-à-vis de l’enjeu de la transformation du pacte de la communauté en contrat social. Du reste, dans le monde musulman, les tenants de la société réfléchie, qui sont évidemment les partisans des Lumières, ne portaient pas un projet politique de laïcisation, à l’exception de Kemal Atatürk, lequel est, d’ailleurs, celui qui a aboli le califat en tant qu’institution symbolique de la souveraineté pour la communauté des croyants.

Dans le cas de Habib Bourguiba en Tunisie, la visée était clairement la sociation, pour user du vocabulaire de Max Weber, des structures communalistes du pays, via l’éducation, l’aménagement du territoire et la gestion de la population, afin d’affaiblir les liens organiques (clans, tribus, patriarcat, etc.). La religion était reléguée dans les mosquées et placée sous le contrôle de l’État, et non réprimée en tant que telle. D’où un effet de civilité sur la culture et la vie sociale en Tunisie, au sens où identification et désidentification à l’islam et à ses valeurs morales coexistaient sur le plan subjectif et intersubjectif [13], Mais cette alchimie politique de la civilité réalisée par Bourguiba n’a pu se faire que parce que la Tunisie a une longue expérience des Lumières occidentales et orientales, si l’on considère l’histoire des institutions culturelles rationnelles de l’islam dans ce pays. Ainsi, les terribles années 1930 qui ont ravagé tant de contrées, ajoutées aux exactions coloniales, ont donné lieu en Tunisie, au milieu du péril, à un étonnant sursaut qui a vu apparaître une élite intellectuelle et politique moderne remarquable. C’est cette dernière qui a donné les textes qui ont enfanté, selon la métaphore de Pierre Legendre [14], les générations successives jusqu’à celle qui a mené la révolution de janvier 2011.

Si les textes font l’humanité, et s’il fallait extraire une des phrases qui ont fait la civilité de la Tunisie en devenir, alors je rappellerai l’exergue du présent ouvrage, empruntée à Tahar Haddad (1899-1935), l’un des fondateurs du premier syndicat du monde arabe et théoricien de l’émancipation inconditionnelle de la femme :

La liberté n’est pas la délivrance des chaînes de la vie, mais le désir qui vise à la débarrasser des fantasmes pétrifiés qui l’entourent.


[1Voici ce que Freud désigne comme la formule de la constitution libidinale d’une foule : « Une somme d’individus, qui ont mis un seul et même objet à la place de leur idéal du moi et se sont en conséquence identifiés les uns aux autres » (Psychologie des masses et analyse du moi, op. cit., p. 53).

[2Il semble que ce fut à l’initiative d’un artiste de rue d’origine tunisienne, connu dans le monde par les initiales « JR ».

[3Il faut rappeler que la Tunisie a été gouvernée pendant trois ans, à la suite des élections d’octobre 2011, par trois présidents : celui de la République, celui du gouvernement et celui de l’Assemblée constituante.

[4J’utilise la notion d’« organique » au sens de Ferdinand Tönnies – que j’évoquerai plus loin – , qui est inverse à celui que lui donne Émile Durkheim. Pour Tönnies, « la solidarité organique » caractérise la communauté traditionnelle, alors que « la solidarité mécanique » est le propre de la société moderne. Il me semble que cette distinction est plus adéquate que celle de Durkheim, car il s’agit de catégories que l’on trouve chez Aristote (opposition de l’organique, qui est naturel, et de l’artifice) et chez Kant.

[5Cf. l’éclairage du concept de « rapports sociaux » en France par Pierre Macherey (« Aux sources des rapports sociaux : Bonald, Saint Simon, Guizot », Genèses, vol. 9, n° 1, 1992, p. 25-43), dont la pertinence se vérifie, me semble-t-il, en Tunisie, tant à travers le miroir politique de la révolution de janvier 2011 que sur le long cours.

[6Hegel, Phénoménologie de l’esprit (1807), Paris, Aubier, 1991. Cf. Michel Dufrenne, « Négativité », in Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 2002 ; et Jean-Luc Nancy, Hegel. L’inquiétude du négatif, Paris, Hachette, 1997.

[7Ferdinand Tônnies, Communauté et société (1887), Paris, Retz, 1977.

[8Fethi Benslama, La Guerre des subjectivités en islam, Lignes 2014

[9Ibn Khaldoun, Al-Muqaddima, 1377 ; trad. fr. Discours sur l’histoire universelle, Paris, Sindbad, 1997. 143

[10Fethi Benslama, « La dépropriation », Lignes, n° 24, 1995, p. 34-61.

[11Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VI : la relation d’objet (1956-1957), Paris, Seuil, 1994, p. 380.

[12Cf., sur cette question, le livre majeur d’Ali Mezghani, L’État inachevé, Paris, Gallimard, 2011.

[13À cette notion de « civilité », Étienne Balibar a donné des développements théoriques de grande importance, qui pensent une stratégie de l’antiviolence à travers le maintien de ce rapport paradoxal et néanmoins pacifiant encre identification et désidentification ( Violence et civilité, op. cit.).

[14Pierre Legendre, Les Enfants du texte, Paris, Fayard, 1992.


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