Butler : Le professeur de parodie (1/2)

Martha Nussbaum
mardi 1er juin 2010
par  LieuxCommuns

Texte paru à l’origine dans The New Republic (février 1999), repris dans Raisons politiques, n° 12, novembre 2003, p. 123-147.

Source : http://www.cairn.info/

RÉSUMÉ

La principale idée de Judith Butler, qu’elle partage avec beaucoup de féministes, est que le genre est un artifice social. Mais elle se sépare des féministes constructivistes antérieures, qui s’appuyaient toutes sur des idées telles que le refus de la hiérarchie, l’égalité, la dignité, l’autonomie, ou le traitement de la personne comme une fin pour guider l’action politique concrète. Elle est encore moins disposée à élaborer une notion normative positive : comme Michel Foucault, elle est catégoriquement opposée à des concepts normatifs comme la dignité humaine, ou le traitement de l’humanité comme une fin, au motif qu’ils sont intrinsèquement despotiques. Comme nous érotisons les structures de pouvoir qui nous oppriment, et que nous ne pouvons donc trouver le plaisir sexuel qu’à l’intérieur de leurs frontières, il nous faut abandonner l’espoir d’un changement durable d’ordre matériel ou institutionnel, et nous tourner vers la seule option qui nous reste : la subversion parodique.

The main idea put forward by Judith Butler — and one which is shared by many feminists — is that gender is a social artifice. However, Butler stands apart from the earlier constructivist feminists, who based their approach on such notions as equality, dignity, autonomy, the rejection of hierarchy and the treatment of the person as an end guiding concrete political action. She is even less inclined to develop a positive normative notion ; like Michel Foucault, she is categorically opposed to normative concepts such as those of human dignity and of the treatment of humanity as an end, which she views as intrinsically despotic. Since we eroticise the power structures which oppress us, and can, therefore, find sexual pleasure only within their bounds, we must abandon any hope of durable material or institutional change and turn to our only remaining option — subversive parody.


Traduit de l’anglais par Daniel Mouchard

Martha Nussbaum est professeur de droit et d’éthique à l’Université de Chicago. Elle est notamment l’auteur de Aristotle’s De Motu Animalium (1978, Princeton University Press, 1985), The Fragility of Goodness : Luck and Ethics in Greek Tragedy and Philosophy (Cambridge University Press, 1986), Love’s Knowledge : Essays on Philosophy and Literature (Oxford University Press, 1990), The Therapy of Desire : Theory and Practice in Hellenistic Ethics (Princeton University Press, 1994), Poetic Justice (1996), For Love of Country : Debating the Limits of Patriotism (Beacon Press, 1996), Cultivating Humanity : A Classical Defense of Reform in Liberal Education (Harvard University Press, 1997), Sex and Social Justice (Oxford University Press, 1999), Women and Human Development et Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions (Cambridge University Press, 2001).


Pendant longtemps, le féminisme universitaire américain a été étroitement lié aux luttes visant à obtenir la justice et l’égalité pour les femmes. Pour ceux (et celles) qui l’élaboraient, la théorie féministe n’était pas seulement des mots élégants sur le papier, elle était aussi articulée à des propositions de changement social. De fait, les universitaires féministes se sont engagées dans de nombreux projets concrets : réformer la loi sur le viol ; obtenir l’attention du public et un traitement légal en ce qui concerne la violence domestique et le harcèlement sexuel ; améliorer les conditions d’éducation et de travail, ainsi que les opportunités économiques des femmes ; obtenir des allocations grossesse pour les femmes qui travaillent ; faire campagne contre le trafic des femmes et des jeunes filles par les réseaux de prostitution ; travailler pour l’égalité sociale et politique des gays et des lesbiennes.
De fait, certaines théoriciennes ont préféré quitter le monde académique, se sentant plus à l’aise dans celui de la politique concrète, où elles peuvent traiter directement ces problèmes urgents. Celles qui sont demeurées au sein du monde universitaire ont mis un point d’honneur à être des universitaires engagées, toujours attentives aux conditions d’existence matérielles des femmes, et écrivant toujours d’une façon qui rende justice aux corps et aux luttes dans leur réalité.
Ainsi, on ne peut pas lire une page de Catharine MacKinnon sans être confronté à un enjeu réel de changement légal et institutionnel. Si on est en désaccord avec ses propositions — et beaucoup de féministes le sont —, le défi lancé par ses écrits consiste à trouver une autre façon de résoudre le problème qui a été exposé aussi vigoureusement.
Les féministes ont pu, dans certains cas, être en désaccord sur la définition de ce qui est mauvais et de ce qu’il convient de faire pour améliorer la situation, mais elles sont toutes tombées d’accord sur le fait que les conditions d’existence des femmes sont souvent injustes, et que l’action politique et légale peut contribuer à les rendre meilleures. MacKinnon, qui décrit la hiérarchie et la domination comme consubstantielles à notre culture, n’en est pas moins attachée, avec un optimisme prudent, au changement légal — par des lois sur le viol et le harcèlement sexuel en droit interne, ou par le droit international des droits de l’homme [1]. Même Nancy Chodorow, qui, dans The Reproduction of Mothering [2], dressait un tableau décourageant de la réplication des catégories oppressives du genre durant l’éducation des enfants, affirmait que cette situation pouvait changer. Les hommes et les femmes, comprenant les conséquences néfastes de ces habitudes, pourraient décider d’agir différemment, et des changements légaux et institutionnels pourraient faciliter ces décisions.
La théorie féministe prend encore cet aspect dans de nombreuses parties du monde. En Inde, par exemple, les universitaires féministes se sont jetées dans des luttes concrètes, et la théorie féministe est étroitement liée à des engagements tels que la lutte pour l’alphabétisation des femmes, pour la réforme des lois foncières inéquitables et de la loi sur le viol (qui, en Inde, aujourd’hui, est affectée des mêmes défauts que ceux visés par la première génération de féministes américaines), pour la reconnaissance par la société du harcèlement sexuel et de la violence domestique. Ces féministes savent qu’elles vivent au cœur d’une réalité insolemment injuste ; et elles ne peuvent y vivre qu’en s’y confrontant de façon quasi quotidienne, tant dans leurs écrits théoriques que dans leurs activités à l’extérieur des salles de séminaire.

Aux États-Unis, cependant, les choses ont changé. On peut y observer une nouvelle tendance, inquiétante. La théorie féministe ne prête pas seulement peu d’attention aux luttes des femmes hors des États-Unis (cela a toujours été le cas, hélas, même dans la plupart des meilleurs travaux de la période antérieure). Quelque chose de plus insidieux que le provincialisme s’est affirmé dans le monde académique américain : il s’agit du désintérêt quasi complet pour les conditions matérielles d’existence, au profit d’une politique verbale et symbolique qui n’a que des liens très ténus avec la situation réelle des femmes.
Les penseuses féministes de cette nouvelle vague symbolique semblent convaincues que la façon de faire de la politique féministe consiste à utiliser les mots de façon subversive, dans des publications académiques élégamment obscures et dédaigneusement abstraites. Ces gesticulations symboliques sont censées représenter elles-mêmes des formes de résistance politique ; et, de ce fait, il n’y a nul besoin de se salir les mains en s’investissant dans des luttes pour changer les législations ou dans des mouvements pour agir courageusement. De plus, le nouveau féminisme apprend à ses adeptes qu’il y a très peu de marge, peut-être même pas du tout, pour un changement social à grande échelle. Nous sommes tous, plus ou moins, prisonniers des structures de pouvoir qui ont défini notre identité féminine ; nous ne pourrons jamais changer ces structures dans leur totalité et nous ne pourrons jamais y échapper. Tout ce que nous pouvons espérer, c’est de trouver des espaces au sein des structures de pouvoir dans lesquels nous pouvons parodier celles-ci, nous en moquer et les transgresser par le discours. De ce fait, la politique verbale symbolique est non seulement présentée comme un type de politique concrète, mais comme la seule politique possible.
Ces évolutions résultent pour une grande part du récent succès de la pensée postmoderne française. Beaucoup de jeunes féministes, quelles que soient leurs affiliations concrètes avec tel ou tel penseur français, ont été influencées par l’idée typiquement française que l’intellectuel fait de la politique en tenant des propos séditieux, et qu’il s’agit là d’une forme importante d’action politique. Beaucoup ont aussi tiré (à tort ou à raison) des écrits de Michel Foucault l’idée fataliste que nous sommes prisonniers d’une structure de pouvoir englobante et que les mouvements visant à réformer la vie réelle finissent la plupart du temps par servir le pouvoir, d’une façon renouvelée et insidieuse. Ces féministes se réconfortent alors avec l’idée que l’usage subversif des mots leur est encore ouvert. Privés de l’espoir d’un changement profond et durable, nous pouvons encore exprimer notre résistance par le travail sur les catégories verbales et donc, à la marge, sur les types de moi constitués par elles.
Une féministe américaine a contribué plus qu’aucune autre à cette évolution. Aux yeux de nombreux jeunes universitaires, Judith Butler semble incarner le féminisme de notre temps. De formation philosophique, elle est souvent considérée (plus par les littéraires que par les philosophes) comme une théoricienne majeure du genre, du pouvoir et du corps. Si nous nous demandons ce qu’il est advenu de la politique traditionnelle et des réalités matérielles que cette politique cherchait à affronter, il apparaît alors nécessaire de revenir sur le travail et l’influence de Butler, et d’examiner les arguments qui ont poussé tant de personnes à adopter une attitude qui ressemble beaucoup à du quiétisme et du retrait.
Il est difficile de comprendre les idées de Butler, parce qu’il est difficile de savoir exactement ce qu’elles sont. Butler est une personne très intelligente. Dans les débats publics, elle montre qu’elle peut parler clairement et qu’elle saisit très rapidement ce qu’on lui dit. Son style écrit, cependant, est lourd et obscur. Il est chargé d’allusions à d’autres théoriciens, tirées de traditions théoriques variées. En plus de Foucault et d’une récente focalisation sur Freud, le travail de Butler s’appuie fortement sur la pensée de Louis Althusser, sur la théoricienne lesbienne française Monique Wittig, sur l’anthropologue américaine Gayle Rubin, sur Jacques Lacan, John L. Austin et le philosophe du langage américain Saul Kripke. Ces penseurs ne s’accordent pas tous entre eux, pour le moins ; et le premier problème qui se pose à la lecture de Butler vient de l’étonnement que l’on ressent à trouver ses arguments étayés par tant de concepts et de doctrines contradictoires, la plupart du temps sans aucune indication sur la façon dont ces contradictions apparentes seront résolues.
Un autre problème réside dans le mode d’allusion désinvolte auquel Butler a recours. Les idées des penseurs qu’elle sollicite ne sont jamais exposées de façon suffisamment détaillée pour permettre aux non-initiés de suivre (si vous n’êtes pas familier du concept althussérien d’interpellation, vous êtes perdu durant des chapitres entiers), ou pour expliquer aux initiés comment, précisément, ces idées difficiles sont interprétées. Bien sûr, une bonne part de l’écriture académique est allusive et suppose la connaissance préalable de certaines doctrines et positions. Cependant, dans la tradition philosophique tant continentale qu’anglo-américaine, les universitaires écrivant en destination d’un public spécifique reconnaissent que les figures qu’ils évoquent sont complexes et sujettes à de nombreuses interprétations divergentes. De ce fait, ils assument la responsabilité d’avancer une interprétation spécifique parmi d’autres qu’ils contestent, et de montrer par l’argumentation pourquoi ils interprètent telle pensée de telle façon, et pourquoi cette interprétation est supérieure aux autres.
Nous ne trouverons pas cela chez Butler. Les interprétations divergentes ne sont tout simplement pas prises en compte, même, comme c’est le cas pour Freud et Foucault, quand elle avance des interprétations hautement contestables qui ne seraient pas acceptées par beaucoup de spécialistes. On est ainsi conduit à penser que le caractère allusif de l’écriture ne peut être justifié par la présupposition d’un public spécialisé désireux de débattre des détails d’une position académique ésotérique. L’écriture de Butler est trop légère pour satisfaire ce genre d’audience. Il est également évident que le travail de Butler n’est pas destiné à un public non académique désireux d’être aux prises avec des injustices concrètes. Une telle audience serait tout simplement abasourdie par la soupe épaisse de la prose butlérienne, par son air d’entre-soi et son taux très élevé de noms cités par explication.
Alors à qui parle Butler ? Il semble qu’elle s’adresse à un groupe de jeunes théoriciennes féministes qui ne sont ni des chercheuses en philosophie — s’intéressant à ce que Althusser, Freud ou Kripke ont réellement dit — ni des profanes ayant besoin d’être informées sur la nature de leurs projets et convaincues de la valeur de ceux-ci. Cette audience implicite est présupposée comme remarquablement docile, soumise au ton oraculaire du texte de Butler, et éblouie par son lustre d’abstraction hautement conceptuelle ; le lecteur imaginé pose peu de questions et ne demande ni arguments ni définitions clairs.
Encore plus bizarrement, on attend de ce lecteur implicite qu’il ne se préoccupe pas beaucoup de la position définitive de Butler elle-même sur nombre de sujets. En effet, une grande proportion des phrases de Butler dans ses ouvrages, notamment celles en fin de chapitres, sont formulées comme des questions. Parfois, la réponse qu’appelle la question est évidente. Mais, souvent, les choses sont beaucoup plus indéterminées. Parmi les phrases non interrogatives, beaucoup commencent par « considérons que » ou « on pourrait suggérer » — de telle façon que Butler ne dit jamais au lecteur si elle approuve la position exposée. La mystification aussi bien que l’autorité sont ses instruments, une mystification qui élude la critique car elle ne prend que peu de positions définitives.
Prenons deux exemples :

« Que signifie pour l’activité d’un sujet de présupposer sa propre subordination ? L’acte de présupposer est-il le même que l’acte de restaurer, ou y a-t-il une discontinuité entre le pouvoir présupposé et le pouvoir restauré ? Considérons que, dans l’acte même par lequel le sujet reproduit les conditions de sa propre subordination, le sujet exemplifie une vulnérabilité temporairement basée, qui appartient à ses conditions, spécifiquement, aux exigences de leur renouvellement. »

Et :

« De telles questions ne peuvent trouver leur réponse ici, mais elles indiquent une direction de pensée qui est peut-être antérieure à la question de la conscience, à savoir celle qui préoccupait Spinoza, Nietzsche, et, plus récemment, Giorgio Agamben : comment devons-nous comprendre le désir comme désir constitutif ? En resituant la conscience et l’interpellation au sein d’une analyse de ce type, nous pourrions alors ajouter une autre question : comment un désir de ce type est-il exploité non seulement par une loi au singulier, mais par des lois de différents types, de telle façon que nous cédons à la subordination pour maintenir un sens quelconque de l’“être” social ? »

Pourquoi Butler préfère-t-elle écrire de cette façon agaçante, voire exaspérante ? Certes, ce style n’est pas nouveau. Certains milieux de la tradition philosophique continentale, mais sûrement pas tous, ont une tendance malheureuse à considérer le philosophe comme une star qui fascine, le plus souvent par son obscurité, et non comme un débatteur parmi ses égaux. Quand des idées sont exprimées clairement, après tout, elles peuvent être détachées de leur auteur ; on peut les emporter avec soi et les approfondir de son côté. Quand elles demeurent mystérieuses (quand elles ne sont pas fondées), on reste dépendant de l’autorité dans laquelle elles trouvent leur origine. Le penseur n’est suivi que pour son charisme ampoulé, et on reste suspendu à son prochain mouvement. Quand Butler suivra effectivement cette « direction de pensée », que dira-t-elle ? Que signifie, on se le demande, pour l’activité d’un sujet de présupposer sa propre subordination ? (aucune réponse claire, pour autant que je puisse le voir, n’est perceptible). On reçoit l’impression d’un esprit si puissamment cogitatif qu’il ne parlera pas légèrement : alors on attend, avide de sa profondeur, qu’il le fasse.
De cette façon l’obscurité crée une aura d’importance et remplit également une fonction connexe. Elle fourvoie le lecteur en lui faisant croire que, comme il ne peut comprendre ce qui se passe, quelque chose d’important doit être en train d’arriver, quelque complexité de la pensée, alors qu’en réalité il n’y a souvent que des notions familières ou éculées, traitées trop simplement et avec trop de désinvolture pour apporter un supplément de compréhension. Quand les lecteurs abusés par Butler oseront penser de cette façon, ils se rendront compte que les idées exprimées dans ses livres sont minces. Quand elle expose clairement des notions, on voit bien, sans beaucoup plus de distinctions et d’arguments, que ces idées ne vont pas très loin et ne sont pas particulièrement novatrices. L’obscurité remplit donc le vide laissé par l’absence d’une réelle complexité de la pensée et de l’argumentation.
L’an dernier, Butler a gagné le premier prix du Concours annuel de mauvaise écriture sponsorisé par la revue Philosophy and Literature, pour la phrase suivante : « Le passage d’une analyse structuraliste où le capital est compris comme structurant les relations sociales de façon relativement homogène, à une vue de l’hégémonie où les relations de pouvoir sont sujettes à répétition, convergence et réarticulation, a importé la question de la temporalité dans la pensée de la structure, et a marqué un déplacement depuis une forme de théorie althussérienne qui prend les totalités structurales pour des objets théoriques à une conception dans laquelle les découvertes de la possibilité contingente de la structure inaugurent une conception renouvelée de l’hégémonie comme liée aux sites contingents et aux stratégies de la réarticulation du pouvoir ».
En fait, Butler aurait pu écrire : « Les analyses marxistes, se focalisant sur le capital comme la force centrale qui structure les relations sociales, décrivaient les opérations de cette force comme universellement uniformes. Au contraire, les analyses althussériennes, qui se concentrent sur le pouvoir, envisagent les opérations de cette force comme variées et changeantes en fonction du temps ». Mais elle préfère une verbosité qui demande au lecteur un tel effort pour décrypter sa prose qu’il ne lui reste que peu d’énergie pour évaluer la vérité de ses assertions. En annonçant la récompense, le rédacteur en chef du journal remarquait que « c’est peut-être l’obscurité angoissante d’une telle écriture qui a poussé le professeur Warren Hedges, de l’Université de Sud-Orégon, à déclarer que Judith Butler était “une des dix personnes les plus intelligentes de la planète” ». (Une telle écriture, soit dit en passant, n’est en aucun cas partagée dans le groupe théorique du Queer auquel est associée Butler. David Halperin, par exemple, traite de la relation entre Foucault et Kant et de l’homosexualité grecque avec clarté philosophique et précision historique).
Butler obtient du prestige dans le monde littéraire en se présentant comme philosophe, et beaucoup de ses admirateurs associent sa façon d’écrire avec la profondeur philosophique. Mais on devrait se demander si plutôt qu’à la tradition philosophique elle n’appartient pas aux traditions adverses de la sophistique et de la rhétorique. Depuis Socrate, qui la distinguait de ce que faisaient les sophistes et les rhéteurs, la philosophie a toujours été un discours d’égaux qui échangent arguments et contre-arguments sans aucun tour de passe-passe obscurantiste. Socrate affirmait qu’ainsi la philosophie respecte l’âme humaine, contrairement aux méthodes manipulatrices de ses adversaires. Un après-midi, fatiguée par la prose de Butler pendant un long voyage en avion, je me suis tournée vers l’esquisse de dissertation d’une de mes étudiantes traitant des positions humiennes sur l’identité personnelle. J’ai rapidement senti mon esprit revigoré. Comme elle écrit clairement, ai-je pensé avec plaisir et un peu d’orgueil. Et Hume, quel esprit fin et gracieux ; avec quelle bonté il respecte l’intelligence du lecteur, même au risque d’exposer sa propre incertitude.
La principale idée de Butler, exposée pour la première fois dans Gender Trouble en 1989 [3], et répétée dans tous ses livres, est que le genre est un artifice social. Nos idées sur ce que sont les femmes et les hommes ne reflètent rien qui existe éternellement dans la nature. Elles dérivent en réalité de coutumes et de relations de pouvoir enracinées.
Bien évidemment, cette idée n’a rien de nouveau. La dénaturalisation du genre était déjà présente chez Platon et a largement progressé grâce à John Stuart Mill, qui affirmait que « ce que l’on appelle actuellement la nature des femmes est quelque chose d’éminemment artificiel » [4]. Mill avait vu que les affirmations concernant « la nature des femmes » dérivent des relations de pouvoir et les consolident. La féminité devient tout ce qui peut servir à la sujétion des femmes, ou à « l’esclavage de leurs esprits ». Pour la famille comme pour la féodalité, la rhétorique de la nature sert à justifier l’esclavage. « La sujétion des femmes aux hommes étant une coutume universelle, tout écart à celle-ci apparaît naturellement non naturel ... Mais y a-t-il jamais eu une domination qui n’apparaisse pas naturelle à ceux qui l’exercent ? »
Mill n’était pas le premier constructiviste. Des idées similaires au sujet de la colère, de l’avarice, de l’envie et d’autres caractéristiques essentielles de nos vies sont des lieux communs dans l’histoire de la philosophie depuis la Grèce antique. Et la façon dont Mill appliquait des notions familières du constructivisme à la question du genre appelait, et appelle toujours, un développement beaucoup plus approfondi ; ses remarques suggestives ne s’élevaient pas encore au niveau d’une théorie du genre. Bien avant que Butler ne fasse irruption sur la scène, de nombreuses féministes contribuèrent à la structuration d’une telle analyse.
Parmi les travaux publiés dans les années 1970 et 1980, Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin ont affirmé que l’acception conventionnelle des rôles genrés est une façon de perpétuer la domination masculine dans les rapports sexuels, aussi bien que dans l’espace public. Elles ont transféré le cœur des intuitions de Mill à une sphère d’existence dont le philosophe de l’ère victorienne avait peu parlé (sans l’éluder, cependant : en 1869, Mill avait déjà compris que l’échec de la criminalisation du viol dans le mariage définissait la femme comme un outil à disposition du mâle et niait sa dignité humaine). Avant Butler, MacKinnon et Dworkin ont affronté le fantasme féministe d’une sexualité naturelle et idyllique des femmes qui n’aurait besoin que d’être « libérée » ; et elles ont montré que les forces sociales sont si profondément enracinées que nous ne pouvons prétendre à atteindre une telle notion de « nature ». Avant Butler, elles ont insisté sur la façon dont les structures de pouvoir dominées par les hommes marginalisent et soumettent, non seulement les femmes, mais aussi les personnes qui font le choix d’une relation homosexuelle. Elles ont compris que la discrimination à l’égard des gays et des lesbiennes est une façon de renforcer la structuration hiérarchique des rôles genrés, et y ont donc vu une forme de discrimination sexuelle.
Avant Butler, la psychologue Nancy Chodorow a donné une analyse détaillée et convaincante de la façon dont les différences entre les genres se reproduisent de génération en génération : elle a affirmé que l’ubiquité de ces mécanismes de reproduction nous permettait de comprendre comment ce qui est artificiel peut néanmoins être quasi universel. Avant Butler, la biologiste Anne Fausto Sterling, par sa critique poussée des travaux expérimentaux prétendant démontrer la naturalité des distinctions conventionnelles de genre, a montré à quel point les relations sociales de pouvoir ont compromis l’objectivité des scientifiques : Myths of Gender [5] était un titre approprié à ce qu’elle avait découvert dans la biologie de cette époque (d’autres biologistes et primatologues ont également contribué à cette entreprise). Avant Butler, la théoricienne politique Susan Moller Okin [6] a exploré le rôle du droit et de la pensée politique dans la construction d’une destinée « genrée » pour les femmes au sein de la famille ; et ce projet a été prolongé par de nombreuses féministes dans les domaines du droit et de la philosophie politique. Avant Butler, l’analyse importante de la subordination opérée par Gayle Rubin d’un point de vue anthropologique, The Traffic of Women [7], a fourni une analyse de grande valeur de la relation entre l’organisation sociale du genre et les asymétries de pouvoir.

(.../...)

Seconde partie disponible ici


[1Catharine A. MacKinnon, Feminism Unmodified. Discourses on Life and Law, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987 ; Towards a Feminist Theory of the State, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1989 ; Only Words Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1993.

[2Nancy Chodorow, The Reproduction of Mothering. Psychoanalysis and the Sociology of Gender, Berkeley, University of California Press, 1984.

[3Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1989.

[4John Stuart Mill, De l’assujettissement des femmes, trad. de l’anglais par Émile Cazelles, Paris, Avatar, 1992.

[5Anne Fausto-Sterling, Myths of Gender : Biological Theories about Men and Women, New York, Basic Books, 1985.

[6Susan Moller Okin, Justice, Gender and the Family, New York, Basic Books, 1989.

[7Gayle Rubin, « The Traffic of Women », dans Rayna R. Reiter (ed.), Toward an Anthropology of Women, New York, Monthly Review Press, 1975, p. 157-210.


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