Assemblées de gilets jaunes ou cours magistraux ?

Une réunion de gilets jaunes à Bordeaux
vendredi 21 décembre 2018
par  LieuxCommuns

Texte reçu ce jour d’un « gilet jaune » de Gironde.
Avec son accord ont été rajoutés quelques précisons entre crochets et le titre initial est passé en sous-titre.


Hier, jeudi 20 décembre, la mairie de Bordeaux a permis à des gilets jaunes venant de différentes communes de Gironde et du Lot-et-Garonne de se réunir dans le grand hangar 14, sur les quais de Garonne, vers 20 heures [1]. Deux à trois cents personnes se sont rassemblées dans un cadre qui n’était pas réellement celui d’une assemblée démocratique mais plutôt celui d’une conférence débat.
Quatre invités étaient sur la scène. Deux membres du collectif Pacte Finance Climat, liés à Pierre Larrouturou et donc, indirectement, au parti Nouvelle Donne. Étienne Chouard, venu présenter le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) et Emmanuel Sur, un professeur de droit de l’université de Bordeaux venu donner des précisions sur la constitution française.
L’intervention des membres du Pacte Finance Climat était proprement surréaliste. Sans prendre du tout ni la mesure ni l’essence du mouvement des gilets jaunes, ils sont venus faire la promotion de leur initiative politicienne à coups de chiffres désincarnés et de PowerPoints fumeux. Dès demain, oui, c’est possible, l’Europe et la Banque Centrale Européenne peuvent libérer mille milliards d’euros pour engager la transition écologique (qui consiste en quoi exactement ?). Il faut que ce soit l’Europe tout entière qui s’y mette (voire même le monde entier), et le même jour, oui, tous ensemble (parce que la France seule, cela ne sert à rien).
Beaucoup de gens, heureusement, sont vite excédés par ce discours hors contexte, démodé, qui se place immédiatement sous le joug des instituions européennes et qui, surtout, survole la question du pouvoir avec une désinvolture comique (dès demain ? Mais comment ? Sous l’impulsion de qui ? Par quel coup de baguette magique ? ). On passera sur l’illusion que l’argent, une fois débloqué (on ne sait pas pour quelles raisons) va tout résoudre.
Plusieurs personnes prennent la parole et on se perd dans des discussions un peu vaines sur l’euro fort, l’inflation, la marée motrice. Certains Gilets jaunes recentrent l’assemblée sur leurs préoccupations plus concrètes (la pauvreté ambiante, l’impuissance du peuple, les élus sourds et obsolètes) et font sentir que ces deux olibrius auraient dû rester chez eux.
Dans un deuxième temps, Etienne Chouard intervient sur le RIC et, surtout, sur sa marotte habituelle qui est l’écriture de la constitution. Son constat semble plutôt partagé (nous ne sommes pas en démocratie, nous sommes ballottés par les manœuvres d’une oligarchie qui cadenasse les institutions politiques et monétaires) et son étrange emphase sur la solution magique (une fois la constitution changée, c’est bon, c’est la démocratie directe) ne soulève pas de critiques particulières.
Le professeur d’université [Emmanuel Sur] intervient dans un style grotesque qui ne manque pas d’agacer la salle. Il n’est pas habitué à parler à une assemblée qui peut lui répondre d’égal à égal. Il est celui qui sait. Il parle à des ignorants. Il déverse son discours ennuyeux et professoral, en présentant la constitution de manière « neutre », « apolitique » (tiens donc) et, lui aussi, ne comprenant rien à ce qui fait la motivation des gilets jaunes.
Plusieurs points sont à noter. Etienne Chouard parle une heure et, même s’il se garde d’être une tête pensante, un intellectuel éclairé qui va répandre la bonne parole, on voit bien que les gens lui posent des questions comme si les solutions allaient venir de lui (« Comment pouvons-nous faire monsieur Chouard ? Quelles sont nos marges de manœuvres ? »). Les réflexes traditionnels reviennent très vite. Comment demander au pouvoir de changer le pouvoir ? Que doit-on demander au gouvernement ? Comment faire pour que cela change vite ?
La disposition de la salle et la répartition de la parole montrent bien que l’on part du principe que Chouard a des solutions. Qu’il en a en tout cas plus que nous autres qui l’écoutons. Le micro tourne de manière un peu hasardeuse et, la parole étant prise parfois plusieurs fois par les mêmes personnes, il n’est pas évident d’instaurer un débat de fond et de critiquer la posture de Chouard. Je n’ai personnellement ni eu le courage ni l’initiative de le faire, car il aurait fallu s’imposer sur les tours de paroles confus et casser une dynamique de légère glorification (quelqu’un vient habiller Chouard d’un gilet jaune et tout le monde applaudit, Chouard ridiculise le professeur de droit [Emmanuel Sur] et tout le monde applaudit)
La Constitution n’est qu’un texte. Des régimes fonctionnent très bien sans Constitution [comme l’Angleterre]. Une constitution, même écrite par le peuple, ne débouche pas forcément sur une démocratie. Même écrite par cinq millions de personnes, une constitution n’est pas avalisée d’un coup de baguette magique par une société. Et surtout, elle ne produit pas d’effets immédiats sur la masse inouïe d’institutions, d’administrations, d’habitudes qui régissent un pays. Se limiter à cette question, c’est comme penser que vous allez conquérir votre voisin ou votre voisine simplement en regardant sa photo dans votre salon.
Il serait intéressant de présenter aux gens l’exemple de la Tunisie qui est entrée dans un processus constituant après les soulèvements de 2011 et qui, aujourd’hui, est loin d’incarner l’incroyable démocratie que Chouard nous promet.
Chouard est un citoyen comme un autre et il faut faire attention de ne pas le mettre excessivement en avant, tout comme il faut se méfier de tous les opportunistes qui, même localement, veulent joindre le mouvement à leur cause.
La phase de révolte étant déjà bien avancée, les Gilets Jaunes doivent maintenant s’investir dans une nouvelle étape, celle d’une création institutionnelle, qui est extrêmement délicate, parce que lente, pénible, laborieuse. Mais il faut partir du terrain. Personnellement, je ne vois pas de problème à créer des ateliers constituants. Pourquoi pas ? Mais cela me semble assez secondaire en l’état. Et surtout complètement fumeux de penser que cela va suffire à apporter de la démocratie directe.
Il vaudrait mieux dans un premier temps généraliser les assemblées générales, dans chaque ville concernée. Organiser ces assemblées avec des tours de paroles, un ordre du jour, quelques points concrets à débattre. Exprimer, par exemple, le souhait de créer une Chambre du Peuple de Gironde (je parle pour la Gironde) qui réunirait les groupes locaux de Gilets Jaunes (Gujan, Marcheprime, Libourne, Ste Eulalie, Langon etc.). Trouver des manières de déléguer des gens dans cette Chambre en mettant en place des pratiques démocratiques simples : tirage au sort, rotation, mandats impératifs.
Trouver des points clés qui obligent le pouvoir à prendre cette Chambre en considération. Utiliser des outils de vote qui permettent aux gens de participer en grand nombre sur deux ou trois questions ponctuelles (Il faut se méfier du numérique, mais il peut être intéressant de se servir à des moments précis de certaines procédures accélérées, à travers des plateformes qui existent déjà).
Réinvestir les lieux publics sans avoir besoin d’autorisation de la préfecture. Les places, les écoles (le week-end), les cinémas quand il y en a (le matin), par exemple, peuvent et doivent être mis à disposition des gens qui souhaitent débattre.
Créer des journaux, des bulletins indépendants qui transmettent des idées et relatent des débats de Gilets Jaunes. Faire des vidéos propres de certains de ces débats pour ceux qui le souhaitent.
Prendre part aux décisions municipales. Se projeter sur une poignée de communes dirigées par des collèges de citoyens comme à Saillans dans la Drôme. Poser concrètement les problèmes financiers que cela poserait et obliger les Conseils Départementaux et Régionaux à répondre à ces problèmes sous menace de blocages et d’actions pacifiques.
Comment peser ? Le pouvoir des institutions se fragilisera uniquement s’ils trouvent en face de lui des pratiques régulières et dans lesquelles les gens se reconnaissent. Des idées qui vont au-delà du simple RIC et de quelques personnalités phares.
Les Gilets Jaunes se sont réunis autour d’un symbole et d’un nom. Il est très important d’avoir ce genre de détails en tête. Il faut savoir en créer d’autres (je donne le nom Chambre du Peuple de Gironde en exemple, plein d’autres sont possibles).

La réflexion continue. Elle doit nous permettre de sortir de nos habitudes de simples spectateurs.

Michaël, gilet jaune


[1La réunion était annoncée ici : https://rue89bordeaux.com/2018/12/g... et là : https://www.gilets-jaunes-gironde.fr/


Commentaires

Assemblées de gilets jaunes ou cours magistraux ?
dimanche 23 décembre 2018 à 12h20

Bonjour, je suis un des deux olibrius cités dans le texte. Qui ont fait une intervention « proprement surréaliste ». Votre texte, intéressant par ailleurs, me semble fondé concernant notre intervention sur un quiproquo. Le Pacte Finance Climat (au demeurant transpartisan, nous n’avions aucunement la casquette Nouvelle Donne, comme vous le sous-entendez, pas plus que ne l’aurait eue Pierre Larrouturou s’il avait pu venir ce soir-là. Si c’était une « initiative politicienne », elle n’aurait pas eu le soutien d’élus de tous bords -sauf du FN)) était invité pour présenter son projet, défendu depuis un an.En quoi aurait-il fallu transformer ce discours pour prétendument être à « la mesure » et conforme à l’ « essence » du mouvement des Gilets Jaunes ? Les gens ne sont pas capables d’entendre autre chose que ce qu’ils veulent entendre ? Pour cela, il y avait un autre invité. « Chiffres désincarnés » : vous m’expliquerez ce que signifie un chiffre incarné. 1000 milliards vous semblent beaucoup ? désincarnés ? Bienvenue au club. C’est pour autant la réalité. Il faudrait surtout ne pas en parler parce que cela ne correspond pas à notre quotidien ? « Powerpoint fumeux » ? C’est possible. Nous ne sommes pas des professionnels ni du discours politique, ni de la communication. Vous pourriez préciser quelles diapositives vous ont paru fumeuses ? Aucune en tout ne reprend des chiffres inventés, et les sources pourront vous être données si vous le souhaitez. Probablement nous sommes-nous mal exprimés (ou peut-être vous emportez-vous ) : nous n’avons jamais parlé du « monde entier ». Ce serait bien. Mais ce n’est pas le projet que nous portons. Oui, il s’agit de l’UE. C’est déjà pas mal. Et en effet, la BCE peut aider via la BEI à financer à hauteur de mille milliards la transition énergétique à l’échelle de l’Union. Ces milliers de milliards, nous l’avons dit, ont été créés pour les banques (qui n’en ont utilisé qu’une partie, 11%, pour alimenter l’économie réelle, le reste étant parti alimenter la spéculation financière). L’idée de mettre la finance publique au service du bien commun plutôt qu’au service de la spéculation privée vous fait rire ? vous effraie ? vous vous en fichez ? Je souhaite de tous cœur dans ce cas de vous retrouver minoritaire, tant le monde de la finance dérégulée n’a pas besoin de forces supplémentaires pour la soutenir. « Et le même jour » : Aïe. Je dois battre ma coulpe : nous n’avons manifestement pas été clairs. Si vous voulez dire tous les pays qui auront signé cet accord : ben oui. Ce sera tous ces pays en même temps. L’expression « le même jour » concerne la validation par un référendum européen que nous appelons de nos vœux, afin que le débat sur la transition énergétique soit approprié par les citoyens, et non une affaire de technocrates. L’expérience a montré qu’un référendum national est dévoyé, car on répond le plus souvent à celui qui pose la question plutôt que sur le fond de la question. En faisant un référendum européen (idée lancée il ya quelques années par el philosophe allemand J. Habermas), on contourne ce problème. Donc, oui « le même jour ». Donc vous ne savez pas ce qu’est la transition énergétique ? Il fallait poser la question. Il s’agit de mettre en place la passage d’une société fondée sur l’exploitation des énergies fossiles à celle des énergies renouvelables. Et cela passe par 1) les économies d’énergie, selon le principe simple que c’est l’énergie qu’on ne consomme pas qui coûte le moins cher (isolation des bâtiments publics et privés) ; 2) Le développement des nouvelles sources d’énergie (qui ne seront jamais totalement propres, bien sûr. L’idée est de ralentir l’entropie faute de pouvoir l’inverser) ; 3) Travailler sur les modes de transport (si je me souviens bien, nous avons évoqué le ferroutage, ou le développement du chemin de fer). Ouf : les gens ne sont pas contents. Que ferait-on si un dialogue sans colère pouvait être mis en place ! ? « Discours démodé » ? Ah ? Dites-moi de quand il date ? à partir de combien d’années est-on démodé ? (Pour mémoire, la réflexion sur la démocratie moderne remonte à l’Ancien Régime. C’est démodé ?). Vous n’aimez pas l’UE et ses institutions. D’accord. Seulement, si on attend votre révolution pour s’occuper du climat, on risque d’être tous grillés avant d’avoir pu connaître le nouveau monde. Notre projet ne consiste pas à adorer l’UE pour ce qu’elle est, mais d’utiliser les outils institutionnels, les transformer dans la mesure du possible dans l’objectif de les mettre au service du bien commun qu’est la lutte contre le réchauffement climatique. C’est un peu gonflé de mettre sur notre compte une « désinvolture comique ». Le projet du Pacte Finance Climat, en détail, est dans un livre (que j’ai montré en début d’intervention) qui fait 400 pages. Avouez qu’en 20 minutes qu’on nous avait données, c’est un peu juste pour entrer dans les détails. Quant au calendrier : Si les chefs d’État et de Gouvernement européens décident au Conseil Européen de mars de le mettre en œuvre, cela peut être fait en 6 mois. « L’illusion que l’argent va tout résoudre ». Là, vous êtes culotté ! Mais à quel moment avons-nous dit cela ? Jamais ! Vous nous prêtez une naïveté à bon compte, et qu’il vous ferait bien plaisir de nous voir endosser. Mais je crois me souvenir que le mouvement des gilets Jaunes a son origine dans des questions de financement de la vie quotidienne. Il serait devenu obsolète déjà de parler du problème du financement ? La lutte contre le réchauffement climatique est une nécessité (quoi qu’en aient dit deux intervenants qui « n’avaient pas encore vu les effets chez eux »), cela coûtera cher (ah, oui, vous avez oublié de le rappeler dans votre compte-rendu : 1115 milliards par an pendant au moins dix ans.) Aussi, malgré la reconnaissance que nous devons tous avoir pour votre travail de restitution, je ne peux que vous engagez à aller un peu plus loin dans la découverte de notre projet. Il est regrettable que P. Larrouturou n’ait pas pu se déplacer comme prévu : il aurait sans aucun doute pu éclairer votre lanterne bien mieux qu’apparemment nous ne l’avons fait. Vous avez toujours la possibilité d’aller sur notre site ou de vous procurer le résumé du gros bouquin précédemment cité, avec un plus petit : Hessel, Jouzel, Larrouturou, Finance, Climat, Réveillez-vous, 8€, éditions Indigène. Cordialement (Je laisse Emmanuel Sur vous répondre s’il a connaissance de vos insultes, et s’il le désire. Je ne vous cache pas que vos attaques à son encontre me paraissent faciles.)

lundi 24 décembre 2018 à 13h59 - par  LieuxCommuns

Merci pour votre magnifique commentaire, qui illustre et confirme ce qu’affirme le texte : vous ne comprenez strictement rien à ce qui passe dans le pays... ni sur le lien que font les « gilets jaunes » entre écologie et inégalités sociales, qui ne semble même pas vous effleurer.

Pour le reste, si l’écologie vous intéresse réellement, vous trouverez sur ce site quelques textes s’y rapportant, mais d’un point de vue non-oligarchique. Et nous serions heureux d’échanger avec vous sur votre propre site, lorsque vous y aurez autorisé les commentaires puisque l’avis des petites gens vous intéresse tant.

LC

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