La thèse que j’ai maintenant à présenter n’a pas de bonnes preuves archéologiques. Elle s’appuie sur la méthode régressive, déjà utilisée au chapitre précédent, et sur quelques considérations d’histoire générale.
Les institutions des anciens Germains (Ier siècle av. J.-C., Ier siècle apr. J.-C.)
Les informations ethno-historiques à notre disposition concernant des sociétés d’Europe ancienne non encore organisées en État sont rares, mais significatives. C’est encore une fois Tacite qui nous les fournit, à propos de ces anciens Germains dont nous connaissons déjà les mœurs en matière de mariage et de droit sur la terre. Nul étonnement à ce que les rois chez ces peuples n’aient qu’un pouvoir « limité » et l’exercent « sans arbitraire » : c’est là un trait courant de l’Antiquité, depuis les rois de Sparte jusqu’au Rex pontifex de la République romaine, prêtre dépourvu de fonction politique, titre que reprendra le futur « Souverain Pontife ». L’étonnement devrait naître de la phrase suivante de Tacite relative aux généraux [duces, littéralement ceux qui conduisent l’armée] :
Les généraux commandent par l’exemple plus que par l’autorité ; s’ils sont actifs, toujours en vue, toujours au premier rang, l’admiration leur assure l’obéissance [1]
Voilà donc des armées où la discipline n’est pas celle de nos armées, ni celle de l’armée romaine. L’obéissance n’y est pas assurée par un pouvoir reconnu au commandement militaire. La phrase suivante de Tacite est encore plus explicite : « Du reste, punir de mort, emprisonner, frapper même n’est permis qu’aux prêtres. » Entendons que les généraux n’ont pas ces pouvoirs, ni ces droits. Ce sont là des données qui sont typiques d’une société non étatique -comme celles des Plaines, où les hommes ne suivent les chefs de guerre que tant qu’ils en ont envie ; une dispute, courante à propos du partage du butin après un raid, une divergence, et une partie des hommes font sécession, sans que le chef n’ait rien à y redire. Les données sur le recrutement vont dans le même sens, et c’est l’information principale que nous donne César :
Lorsqu’un chef, dans une assemblée, propose de diriger une entreprise et demande qui veut le suivre, ceux à qui plaisent et l’expédition et l’homme se lèvent, et lui promettent leur concours [2]
Ne viennent à la guerre que ceux qui le veulent bien : il n’est pas de service militaire obligatoire. César ajoute même que « ceux qui par la suite se dérobent sont mis au nombre des déserteurs et des traîtres, et toute confiance leur est désormais refusée ». ce qui veut dire qu’ils ne sont pas exécutés [3]. Ne partent à la guerre, et ne font la guerre, que ceux qui veulent. C’est encore une fois conforme à ce que l’on sait d’une société non étatique comme celle des Indiens des Plaines, où les hommes ne partaient que si le chef de guerre leur plaisait et avaient encore le recours de se raviser pendant l’expédition ; un cauchemar, considéré comme de mauvais augure, et le guerrier pouvait rentrer chez lui.
La conséquence est que les armées germaniques du début de l’ère chrétienne ne sont pas des armées nationales, ni des armées de conscrits, ni même des armées formées de ces « volontaires » , aventuriers, pauvres diables ou recrutés de force au temps de Louis XIV ou de Frédéric II, et qui, après avoir signé leur engagement, ne pouvaient plus se dégager et devaient souffrir le fouet, la mutilation ou la potence. Les armées germaniques, pour être efficaces, devaient être marquées par deux traits : premièrement, ce sur quoi Tacite ne cesse d’insister, un amour immodéré de la guerre qui les entraîne vers elle alors même qu’ils n’y sont pas obligés ; secondement, une organisation militaire spécifique fondée sur le compagnon nage guerrier. C’est le comitatus, ensemble de comites (singulier : cornes), longuement décrit dans un passage célèbre par Tacite : autour d’un chef se groupent des hommes qui seront ses compagnons, à la vie, à la mort, car tous ont fait serment de ne pas lui survivre s’il vient à périr dans le combat, tous partagent la même gloire et la table du chef, ainsi que le butin, esclaves ou objets manufacturés, que chaque expédition victorieuse n’aura pas manqué de rapporter [4]. Ce sont des petites armées privées auto-entretenues par la rapine, et assez différentes des milices mercenaires que connaîtra par la suite notre histoire. Car c’est un lien personnel qui unit ces hommes, un lien de commensalité et un vœu solennel de vivre ou de mourir ensemble.
Voilà pour la chose militaire, qui reste un des meilleurs indices de l’organisation politique d’une société. Il existe aussi une assemblée du peuple :
Les petites affaires sont soumises à la délibération des chefs [principes] ; les grandes, à celle de tous ; et cependant celles mêmes dont la décision est réservée au peuple [plebem] sont auparavant discutées par les chefs [5]
Démocratie, donc, mais sur laquelle Tacite semble émettre quelque réserve, suggérant la puissance des grands, auxquels il oppose plebs, la plèbe, là où l’on attendrait populus, terme plus juridique. Sans doute les peuples dominants, les Romains d’hier ou les Américains d’aujourd’hui, ont-ils tendance à considérer que la démocratie véritable n’existe qu’en leur pays. Sans doute César écrivait-il pareillement, à propos des Gaulois, que le bas peuple, consulté sur rien, accablé de dettes, écrasé d’impôts, en butte aux vexations des grands, y avait le rang d’esclave. La liberté du peuple chez les Germains y était sans doute plus grande. Mais comment n’aurait-elle pas été menacée par la puissance des grands chefs – désignés par le même terme de principes dans le passage sur le comitatus – qui entretenaient ces suites armées que furent les comitati ? Menace d’autant plus grande qu’il n’existait pas dans la main des magistrats ou des rois d’armée civique qui aurait pu contrebalancer ces pouvoirs militaires privés. Quand, cinq ou six siècles plus tard, les royaumes barbares seront fondés sur les ruines de l’Empire romain, les rois s’appuieront encore sur leurs suites personnelles, les antrustions (les hommes de fidélité), mais ce sera alors un monopole royal. Une démocratie primitive trop emportée par la guerre risque d’être emportée par un coup de force militaire. Et c’est sans doute à propos de ces Germains anciens que convient le mieux le mot d’Engels de « démocratie militaire » [6], marquant bien la nature ambiguë d’un tel régime.
Tacite reste assez peu disert sur les pouvoirs de l’assemblée populaire des Germains, ne disant pas si elle fait les lois, si elle décide de la guerre ou de la paix, mais cela reste probable s’il est vrai qu’elle décide « des grandes affaires ». Au moins est-elle dotée d’un pouvoir judiciaire, si du moins le concilium (conseil) dont il est question dans ce passage est bien le même que l’assemblée populaire, comme l’admettent les traducteurs [7]. Un trait, pour finir, mérite d’être relevé en ce qui concerne la tenue de l’assemblée, et c’est ce qu’un Romain voit comme un « abus », un vice, qui vient de leur trop grande « indépendance » (libertas) :
C’est qu’au lieu de se rassembler tous à la fois, comme des gens qui obéissent à un ordre, ils traînent à se réunir et perdent ainsi deux à trois jours [8]
Est-ce là le signe d’une trop grande démocratie, ou le signe d’une démocratie qui ne fonctionne plus ?
Les institutions germaniques dans leur contexte international
En tout cas, ce laxisme germanique fait contraste avec ce que nous dit César de la façon gauloise de convoquer l’assemblée du peuple en armes, à laquelle il appartient de toute évidence de déclarer une guerre :
Une loi commune oblige tous ceux qui ont l’âge d’homme à y venir en armes ; celui qui arrive le dernier est mis à mort, sous les yeux de la multitude, dans de cruels supplices [9]
Même si l’on peut estimer qu’il y a quelque exagération dans la manière dont César rapporte cette coutume, il est clair qu’elle nous parle d’une contrainte qui n’existe pas dans le monde germanique. Si la participation à l’assemblée est obligatoire, c’est aussi que la participation à la guerre qui risque d’y être déclarée l’est aussi. Les Gaulois, lors de l’affrontement avec les légions de César, levèrent des troupes en masse, et il fait peu de doute qu’il y existait, comme chez les Grecs, comme chez les Romains, un service militaire obligatoire (le fait que les druides en étaient exemptés, confirme l’existence d’une telle loi [10]). La convocation à l’assemblée du peuple en armes (l’analogue des comices centuriates qui se réunissaient sur le champ de Mars à Rome) tient la place de ce que l’on appellera plus tard « l’appel des classes ». À Rome, c’était le census , inscription sur les listes à des fins civiques et militaires, où il était tout à fait obligatoire de se rendre : ne pas le faire y était puni de la confiscation de tous les biens et de la mise en esclavage. La différence entre les Germains qui ne se rendaient aux guerres que « si elles leur plaisaient » et ceux qui y sont contraints, c’est la différence entre non-État et État.
Tout, chez les Gaulois, indique déjà l’existence d’États, et d’abord ces impôts dont César dit que le peuple est « écrasé », Sans doute s’agit-il d’un cliché, mais les citoyens de Rome, pas plus que les Grecs de l’âge de la cité, ne payaient d’impôts directs de façon régulière. On apprend incidemment de Dumnorix, personnage puissant, qu’il avait acquis « la ferme des douanes et de tous les autres impôts des Éduens » [11]. Or c’était là un système couramment pratiqué par les Grecs et les Romains, qui permettait à un particulier de collecter certains impôts pour les reverser au fisc, non sans en garder une part pour lui, au titre de rémunération. Un tel système donnait lieu à des abus fréquents, bien connus des Anciens, les plus riches obtenant cette ferme dans une vente aux enchères par des moyens généralement frauduleux ; et qui obtenait de telles fermes d’impôts pouvait généralement gagner beaucoup d’argent. C’est à ce système bien connu que César fait allusion à propos de Dumnorix, y compris quand il prétend qu’il usait de sa force d’intimidation pour empêcher les enchères de monter. Dans des sociétés non étatiques, il arrive que des chefs de villages bénéficient du travail gratuit de leurs administrés sur leurs terres, ou reçoivent les prémices de la récolte, mais un système d’imposition aussi sophistiqué et aussi rémunérateur que la ferme d’impôt est tout à fait incompatible avec l’absence d’État.
Ce n’est donc plus une démocratie primitive, c’est une démocratie au sens de notre histoire des institutions, avec des assemblées souveraines aux décisions parfaitement contraignantes, c’est-à-dire avec une majorité qui impose sa loi à une minorité (dans les assemblées des sociétés non étatiques, cette règle est inconcevable, il faut l’unanimité). Et cette démocratie étatique, tout comme la démocratie primitive qui ne l’est pas, est menacée par la puissance des grands, qui ont des esclaves et des clients en nombre, qui entretiennent des armées privées de soldats liés à eux par des liens personnels, mais ces limites sont assez connues et ce n’est pas ici le lieu de les développer [12].
Peut-être doit-on penser que l’État, même s’il existait chez les différents peuples de la Gaule à la veille de la conquête romaine, était encore mal assis, parce que trop jeune – encore que la thèse inverse soit envisageable : qu’il soit dans un état de décomposition avancée, en raison de l’importance excessive des puissances privées, à l’issue d’un processus qui serait comparable à ce qu’a connu le haut Moyen Âge. Quoi qu’il en soit, ce monde politique gaulois tel qu’on le connaît à travers les écrits de César représente une sorte de position moyenne entre le régime des anciens Germains et celui des cités méditerranéennes. On retrouve de cette façon un peu la tripartition de l’Europe telle qu’elle nous était apparue à l’issue de la comparaison des données sur le mariage et sur la propriété foncière (voir carte 4). Un peu seulement, car il existe un gradient est-ouest qui vient bouleverser cette image, les peuples les plus orientaux, donc dans le tiers nord-est, étant souvent en États – comme les Thraces, ou les Scythes justement dits « royaux ».
L’hypothèse d’un très ancien fond démocratique
De ces données bien comprises, on peut, avec une certaine assurance, tirer deux conclusions. Si l’État n’était pas encore né dans cette Europe moyenne et septentrionale à l’époque du Christ, c’est qu’il ne l’était pas non plus auparavant. Car l’apparition de l’État, contrairement à ce que l’on pense parfois, est un phénomène irréversible. On dit par exemple que les Mayas, dont personne ne met en question le caractère étatique de leur civilisation ancienne, ne furent plus qu’un ensemble désorganisé de peuples après la colonisation : mais ils étaient intégrés dans l’État colonial. On dit que l’État disparut en Europe occidentale pendant la féodalité, mais ce n’est pas tout à fait vrai : le roi de France continuait à être roi même s’il n’avait pas de pouvoir ; et les seigneurs qui s’étaient affranchis de sa tutelle, dans la mesure où ils avaient le pouvoir de ban, pouvoir régalien par excellence (droit de faire la guerre, de battre monnaie, etc.), se retrouvaient chacun à la tête des seigneuries dites « banales ». qui formaient autant de micro-États. Cette première conclusion nous conforte donc dans l’idée que les régimes politiques néolithiques, cinq mille ans auparavant, n’étaient pas étatiques, mais cela n’est pas une grande découverte.
Le même raisonnement ne peut s’appliquer mutatis mutandis pour la démocratie, car l’apparition de la démocratie est un phénomène éminemment réversible. Mais qu’il existe une forme de démocratie chez les Germains, même étrange comme elle nous apparaît, chez les Gaulois, même si elle est abâtardie, chez les Romains, même si leur régime tient autant de l’oligarchie et de la royauté dans la caractérisation classique de Polybe, et chez les Grecs, même si la forme extrême que l’on connaît à Athènes reste une exception, tout cela devrait donner à réfléchir. D’un peuple à l’autre, les institutions diffèrent et les systèmes politiques tout autant, mais partout on trouve une assemblée du peuple, réputée souveraine et dont dépendent les grandes décisions, celle de faire la guerre ou la paix, et des magistrats, qui tiennent leur fonction et leur pouvoir de ladite assemblée. C’est une même tonalité démocratique qui semble régner par tout en Europe pendant les cinq ou six siècles qui précèdent notre ère. C’est un phénomène généralisé, au moins dans cet horizon historique.
La question, maintenant, est : quelle est son ancienneté ?
Il n’est que deux façons de répondre à cette question. Soit, pour expliquer cette synchronie, on recourra à la notion de diffusion, et l’on fera tout venir des Grecs – la démocratie athénienne étant la plus anciennement attestée (VIe siècle av. J.-C.), opinion que ne viendra pas beaucoup modifier le constat qu’il existe déjà des assemblées dans l’Iliade. Ce sera donc toujours un peu le « miracle grec », Soit on fera l’hypothèse d’un très vieux fond commun à l’Europe, avec des régimes de type démocratie primitive depuis le début du néolithique. Dans cette hypothèse, ce furent les immigrants en provenance du Proche-Orient qui l’apportèrent en Europe. De fait, les communautés proche-orientales de l’époque du PPNB [Pre-Pottery Neolithic B : Période précoce du néolithique daté de -8700 à -7000 env. caractérisée par un mode de vie sédentaire à culture céréalière mais encore sans céramiques v. p.488. NdLC] apparaissent comme fortement structurées ; et tout autant le premier néolithique des Balkans. À partir de ces formes premières, bien des bouleversements s’ensuivirent, surtout du côté de l’Égée, avec les civilisations minoennes et mycéniennes, étatiques à coup sûr et que l’on voit assez mal en démocraties. Ce que les Grecs firent au vie siècle, ce ne fut pas « d’inventer » la démocratie, mais plutôt de parfaire une forme très ancienne, de lui donner des institutions qui s’accordent avec le nouveau régime de la cité et qui, pour cette raison, allaient servir de modèles à d’autres cités.
Ce sont surtout des considérations historiques qui portent à préférer cette hypothèse. L’Europe est unique au monde pour ses traditions démocratiques. Nulle part ailleurs, en dehors de l’époque contemporaine, on ne rencontre sur aucun continent et dans une même tranche de temps autant de peuples différents et qui tous mettent en scène des assemblées populaires. On rencontre bien ici et là des démocraties primitives, mais nulle part des démocraties primitives qui partageraient un continent avec des États démocratiques. Et les traditions démocratiques européennes sont durables, appelées à une grande permanence. Les assemblées populaires des Germains de l’époque de Tacite se retrouvent sous le nom bien connu de thing en Scandinavie médiévale ou en Islande ; ces hauts lieux de la vie politique nordique sont encore connus et l’on sait aussi que les rois pouvaient céder devant le porte-parole de l’assemblée, sorte de magistrat exécutif des volontés du peuple souverain. La démocratie romaine tournera un peu avant notre ère en un empire où la liberté du peuple pèsera bien peu ; mais le peuple continuera à faire référence, les empereurs feront semblant d’être élus par lui. Ce ne sera au mieux qu’une droite « honteuse », car le souvenir de la démocratie ne sera jamais perdu. Rien de tel ni au Proche-Orient, ni en Extrême-Orient, ni dans les royaumes africains précoloniaux : les autocraties, là-bas, n’ont jamais éprouvé le besoin de se justifier en prétendant avoir été voulues par le peuple. Suspendre les libertés au nom de la liberté du peuple est un trait des dictatures modernes, dans un contexte idéologique où la démocratie est conçue comme la forme normale de la vie politique. Ce ne fut le cas ni en Chine ni dans les royaumes africains. Le roi là-bas y avait évidemment le droit d’imposer ses sujets comme il lui plaisait (il devait être bienveillant, mais le droit d’imposition ne lui était pas contesté), comme il avait le droit de les réquisitionner pour ses armées ou ses grands travaux. Rien de tel en Europe, même pendant la phase absolutiste, pendant laquelle Louis XIV aurait dû consulter les états généraux (même s’il ne le faisait pas) avant de décider des impôts, pendant laquelle ce même roi n’osa pas même instaurer le service militaire obligatoire (ce qui ne se fit qu’à la Révolution). Dans le concert des nations, l’Europe est singulière. Et nous savons qu’elle l’est depuis presque trois millénaires. L’idée démocratique – je ne dis pas les systèmes politiques qui ont été bien divers – y paraît si bien enracinée que l’on ne voit pas comment elle aurait pu soudainement apparaître comme une nouveauté radicale chez les Grecs du vie siècle.
Quels arguments pour les lignages ?
Je ne forme pas d’hypothèse bien définie en ce qui concerne le Proche-Orient, c’étaient peut-être des démocraties primitives, des organisations lignagères ou un mélange des deux. L’organisation en lignages est très bien attestée au Proche-Orient avec les Bédouins où la parenté est depuis toujours décrite comme l’ossature de la société, ce que dit à sa manière le proverbe arabe « moi contre mon frère ; mon frère et moi contre mon cousin ; moi, mon frère et mon cousin contre un étranger », Les lignages y sont strictement unilinéaires (patrilinéaires) et les rapports sociaux y dérivent presque tous des rapports de parenté, comme les rapports d’alliance ; ou alors ce sont des rapports de protection (ou de clientèle) entre des segments lignagers. Or il n’existe rien de tel dans toute l’histoire connue de l’Europe.
La gens romaine (l’analogue du genos grec) est assurément à recrutement purement patrilinéaire, et c’est un élément important de la société romaine, mais dans le domaine de la parenté, il ne semble pas avoir été beaucoup plus important que la parenté cognatique ou celle par alliance ; quant au lien de clientèle, si important dans la société romaine, il met en rapport des individus et joue entièrement en dehors de la parenté. On peut supposer qu’il en allait autrement avant l’âge de la cité, et ce fut là une hypothèse courante au XIXe siècle, alors que l’on pensait que toute société primitive devait être structurée par la parenté et par elle seule. J’ai déjà dit comment cette idée était fausse, ne s’appliquant ni aux sociétés à big men, ni aux Iroquois. Faute de preuves historiques, on cherche du côté des sociétés non étatiques. Mais, précisément, les textes de César ou de Tacite ne donnent aucune indication comme quoi la société germanique serait structurée par d’éventuels lignages. On n’a aucune indication comme quoi les Germains iraient à la guerre par groupes de parenté ; on a l’indication contraire, car ce sont des amitiés martiales scellées par le serment qui forment, chez les Germains comme chez les Gaulois, les troupes d’élite, ces suites guerrières que Tacite appelle des comitati. Pas d’indication non plus comme quoi ils entreprendraient une action de justice en commun, et lorsqu’un puissant parmi les Gaulois veut se faire absoudre, ce n’est pas sa parenté qu’il fait venir, c’est l’ensemble de ses clients. Dix siècles plus tard, en pleine féodalité, les fidélités vassaliques, ces· fidélités jurées, et toujours à titre personnel, l’emporteront sur les fidélités parentales, car le droit féodal admet que, dans une guerre entre son père et son seigneur, celui qui se trouve être à la fois fils et vassal doit choisir, contre son père, son seigneur.
Quant au clan écossais – le clann en gaélique – , par une curieuse ironie de l’histoire puisque c’est le terme choisi par les anthropologues pour désigner un groupe unilinéaire, il n’est, ni n’a jamais été, unilinéaire :
[Il] était constitué par les descendants cognatiques [à la fois par les hommes et par les femmes] d’un ancêtre éponyme : ainsi le clann Domhaill comprenait tous les descendants de Donal ou Donald (les MacDonald ou O’Donell) [13].
C’était d’ailleurs plutôt un groupe local, qui se pensait comme de la même famille, mais où pouvait entrer quiconque habitait les terres du clan. Et l’élément démocratique n’en était pas absent, puisque le successeur du chef de clan, désigné par le prédécesseur, devait néanmoins être agréé par une assemblée.
La place me manque pour critiquer certains raisonnements faits à partir de données archéologiques pour essayer de prouver l’ancienneté d’une organisation lignagère. Ainsi, je vois mal comment les relevés illustrés à la figure 36 [14] pourraient conduire à une telle conclusion (à gauche, gravure dans sa phase première, avec un homme central auréolé d’une sorte de disque solaire ; à droite, la même dans sa phase ultime, avec répétition du motif des hommes aux bras tendus les uns à côté des autres).
J’y vois plutôt une idée comme « si tous les hommes voulaient bien se donner la main », et je crois qu’elle est tout autant de nature à illustrer les liens entre un chef (celui qui est auréolé) et sa suite guerrière, ou entre un patron et ses clients.
Le rubané, premier néolithique de l’Europe tempérée
Considérations historiques et considérations ethnographiques convergent vers l’idée d’une grande ancienneté de la démocratie primitive en Europe. J’ai déjà dit qu’il n’en existait pas de bonne preuve archéologique, mais on peut tout au moins se demander si elle est compatible avec les données que fournit cette discipline.
Je le ferai à propos du premier néolithique que l’on peut dire continental. De 5500 à 4800, se répand du moyen Danube jusque dans le bassin Parisien la culture dite « danubienne », en référence à ses origines, « rubanée » ou encore « de la céramique linéaire » (en allemand Linearbandkeramik, ou LBK). Ces dernières appellations lui viennent du décor de sa céramique, très caractéristique, en bandes sinueuses qui se déroulent sur la surface des vases. En dépit de sa très grande extension (aucune autre culture archéologique n’en aura une pareille dans les trois millénaires qui suivent), elle a une très grande homogénéité. Sans doute pas dans ses origines, en Transdanubie ou en Moldavie, où se rencontrent encore des maisons rondes. Mais par la suite, et dans toute son extension, la maison rubanée aura la même forme, retrouvée à des milliers d’exemplaires : rectangulaire, longue de 10 m à 48 m, large de 7 m, elle comporte toujours cinq rangées de poteaux dans le sens de la longueur, on y distingue régulièrement trois parties, avec fosses allongées de chaque côté dans lesquelles on a puisé la terre pour le torchis nécessaire aux murs. Quand nous avons les plans des villages – et nous les avons très souvent, à Bylany (Moravie), à Kôln-Lindentahl (Rhénanie), à Elsloo (Limbourg, Pays-Bas), à Cuiry-les-Chaudardes (Aisne), etc. – les maisons sont toutes orientées dans le même sens, assez espacées les unes des autres et vaguement alignées en rangs parallèles, selon un ordre géométrique presque immuable. S’en dégage une impression de grande régularité. Sinon même de conformisme. Sans doute l’analyse des restes permet-elle de distinguer des maisonnées plus orientées vers la chasse, d’autres vers l’agriculture ou l’élevage, mais, quant à ce que les plans stéréotypés des maisons présentent, elles n’affichent pas de différence. Elles ne montrent pas de signes extérieurs de richesse. Si différence il y a, elle ne se voit pas, étant dissimulée dans les greniers que l’on suppose (selon toute vraisemblance, en raison de tierces plus serrés, de poteaux plus enfoncés) à l’avant de la maison, au-dessus du plafond, mais dont le contenu est évidemment perdu pour l’archéologie ; tout au plus peut-on différencier des maisons à auvent et d’autres sans, certaines sensiblement plus petites que d’autres. Mais la grande caractéristique de cette architecture rubanée réside dans l’absence de tout bâtiment annexe : ni silo, ni grenier sur pilotis, lesquels n’apparaîtront que plus tard. Le contraste est total avec un village trobriandais [15] dans lequel se distinguent des greniers sur pilotis qui font la fierté des Trobriandais ; non seulement ces greniers ont un pignon soigneusement décoré, comme ne l’ont pas les maisons qui restent d’aspect plus rustique, mais encore le corps du grenier est ajouré, et chacun peut constater comment le voisin a ou n’a pas son grenier bien rempli ; ce caractère ostentatoire est encore plus visible dans les tas d’ignames que les cultivateurs forment juste après la récolte et dans cette sorte de compétition pour savoir qui aura réussi à avoir le plus long igname. Le rubané, d’après tout ce qu’il donne à voir, c’est donc le contraire de l’ostentation.
Même conclusion du côté du funéraire. Bien que la chose n’ait pas été, une fois encore, présente dès les origines, c’est la nécropole qui devient caractéristique des pratiques funéraires rubanées. Et les morts semblent se disposer tout aussi régulièrement, sagement pourrait-on dire, les uns à côté des autres, avec très peu de différen ces, avec à peu près le même viatique, dont le spondyle dont nous ignorons le symbolisme. Certains ont une ou deux haches, alors que d’autres n’en ont pas, tout au plus peut-on signaler quelques rares tombes qui paraissent exceptionnelles en ce qu’un dais semble avoir été aménagé au-dessus d’elles, surtout si le défunt est, comme à Mulhouse-Est, accompagné de façon inhabituelle d’un lourd collier.
Par tous ces traits, le rubané tranche avec le néolithique antérieur des Balkans, pour lequel on connaît peu les pratiques funéraires, mais dont on sait que certains défunts étaient enterrés sous les maisons (comme au Proche-Orient) et où les agglomérations ont un aspect très différent, non pas en ligne, mais comme par agglutination sur une éminence (ou sur un tell) que plusieurs séries de remparts défendent. Ce néolithique des Balkans est d’ailleurs partagé entre plusieurs cultures, et il n’est pas certain que chacune de ces cultures se conforme à un modèle unique et bien défini, comme le fit le rubané. Dernier trait qui oppose les uns et les autres, les statuettes en terre cuite, surtout féminines, qui se retrouvent par milliers dans les Balkans et dans la culture de Cucuteni-Tripolié qui en dérive, sont plus que rares dans le rubané. On n’y retrouve rien du bel art ni de la fantaisie qui marquent la statuaire du néolithique balkanique dont quelques pièces sont aujourd’hui de notoriété mondiale. Les gens du rubané ne semblent pas avoir été particulièrement portés sur l’art.
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