La nature du citadin

mardi 22 octobre 2019
par  LieuxCommuns

Passage du livre de François Terrasson « La peur de la nature », Sang de la Terre, 2007, pp. 147-154.


Voir le passage précédent : « Dans la nature, soyez spontanés ! »

Dans un contexte général où le naturel artificiel est roi, promenons-nous maintenant un peu dans les esprits, les comportements, les idées et les lieux.

Notre premier cobaye sera l’habitant des villes parce que c’est de lui qu’est censée émaner une forte demande de nature.

Qu’en est-il en réalité ? Quel est le résultat d’une petite inquisition dans les cerveaux, de l’observation des attitudes et des réflexions involontaires ?
C’est une série d’images complexes, intégrant des contradictions, des mythes, des doubles contraintes, des données réelles et imaginaires, des références aux autres secteurs et personnes ayant le statut de la nature…

Nous passerons sur les exceptions telles que le citadin naturaliste. Pour tirer le portrait du modèle culturel. Vous savez ? Ce « patron » que tout le monde suit tant bien que mal pour se sentir partie intégrante d’une société. Il est fait de bric et de broc. Il n’est pas logique, mais il est puissant.Disséquons-le !

• Premier thème : la nature est bonne

« La nature nous a créés. Elle nous a donné la vie. Elle fait pousser les éléments nécessaires à notre nourriture. C’est notre mère. Il faut lui être fidèle. Retourner vers elle qui représente le principe générateur de la vie. » Donc « Tout ce qu’on trouve dans la nature est bon pour nous. Il suffit d’aller dans la nature pour être guéri, pour se sentir bien  ».

Cette bonne nature est facile à parcourir, toujours chaude et ensoleillée. Il peut y avoir de la neige mais c’est alors sous le Soleil. La neige ne tombe jamais, elle est là comme don permanent.

L’homme de la nature est bon, mais rude et dur au travail. Le paysan est un nouvel avatar du bon sauvage.
On peut, on doit, consommer les produits de la nature.
Cette vision idyllique a été constituée et est entretenue par plusieurs acteurs :

• La diffusion des idées sur la protection de la nature. Même si les associations responsables de cet effort d’information n’ont pas voulu dire que la nature est obligatoirement bonne, le public a reçu ainsi le message. Car pour lui, comment aurait-on le désir de protéger quelque chose si cela n’était pas fondamentalement bon ?

•Les mouvements que l’on pourrait appeler« écologistes intégristes » prônant l’alimentation naturelle, le refus des vaccinations, le rejet des médicaments, etc.

• La publicité des agences de voyage où la nature est invariablement belle, attirante et sans danger.

• L’entraînement généralisé à un système de pensée simple et manichéen : le blanc et le noir, le bon et le mauvais, sans nuances.

Bien entendu, il n’est pas nécessaire qu’une grande partie de la population adhère réellement à la totalité des images issues des groupes en question. Il suffit d’une imprégnation vague. On ne refusera pas les vaccinations mais on gardera l’impression diffuse que la nature, c’est mieux, c’est bon… On apprendra peut-être à la lecture du journal que la bilharziose sévit en Afrique, mais cela restera dans la case intellectuelle du cerveau et ne dissoudra pas l’image émotionnelle du dépliant touristique où l’Afrique est chaude, radieuse, et nue sous le Soleil.

Les images ainsi produites se révèlent facilement, elles ne sont pas très éloignées de la conscience. Il n’en est pas de même avec le thème suivant.

• Deuxième thème : la nature est mauvaise

Il y a quelque part une sorte de sous-nature décevante, pas très belle, qui nous gêne beaucoup.

Tout ce qui croupit dans la vase des marais, tous ces êtres profondément organiques dans leur aspect comme les crapauds ou les serpents et les pieuvres…

Et dans notre propre nature, les phénomènes organiques : la digestion, la décomposition des corps, le sang et les humeurs, voire la sexualité.

S’exprime une répugnance de ce qui rappelle au citadin qu’il est lui-même un animal organique. « On ne comprend même pas que la nature produise des choses pareilles. » Les épines et ronces, les fondrières, les flaques d’eau, les broussailles des taillis, voilà une exubérance végétale méchante et hostile.

Ces aspects-là ne sont pas qualifiés de naturels. Ils sont même un peu perçus comme étant anti-naturels, anormaux en quelque sorte. Puisqu’on a décidé que ce qui était naturel était bon, tout ce qui ne sera pas facilement aimable et amical pour l’homme ne sera pas pris en compte comme nature. Quantité d’aspects appartenant à la réalité des écosystèmes, pour le citadin ne font donc pas partie de la nature, et si on les détruit, il n’aura pas l’impression que l’on aura agi contre la préservation de la nature.

Il s’agit donc à peine d’une contradiction entre l’idée que la nature est bonne et celle qu’elle est mauvaise. Tout simplement, ce qui est mauvais n’a pas le droit de faire partie de la nature.

Les principaux leviers de ce modèle sont sans doute :

• L’insuffisance ou la mauvaise qualité de l’enseignement des sciences de la nature ;

• La dominance dans l’univers quotidien d’un environnement surprotégé présentant peu de paramètres biologiques ;

• Le poids idéologique d’un secteur de décideurs ou de techniciens traitant les facteurs biologiques de la même façon que les paramètres physiques des activités industrielles ;

• L’identification dans une société d’inconscients refoulés, entre la sauvagerie et l’organicité de la nature d’une part, et de l’autre la force pulsionnelle des instincts contrariés, culpabilisés et devenus terrifiants. Le refus de la part animale dans l’homme amène à rejeter ce qui dans la nature extérieure, la rappelle, ou la signifie symboliquement.

• Troisième thème : la nature est libératrice

Le refoulé se venge. On sait confusément que l’on a rejeté dans les limbes une part de soi-même qui a à voir avec la nature.

Donc on imagine qu’automatiquement cette levée des censures inconscientes que l’on souhaite et que l’on redoute à la fois va se produire au contact des champs et des forêts.

« La nature, c’est la fin des contraintes, c’est l’épanouissement. »

« C’est le domaine où il n’y a pas de règles, où l’on peut enfin être soi-même. »

« Dans la nature , tout est permis.  »

Là sera aussi l’« ailleurs » qui est toujours vu comme meilleur que« l’ici et maintenant », le royaume des fées où l’on peut à la fois conserver son gâteau et le manger. Dans les faits, le choc émotionnel avec le milieu naturel peut faire tomber les barrages de la pensée consciente, en situation de nature réellement sauvage : forêts profondes, grottes, déserts, forêts vierges, ou même simples chemins creux au crépuscule.

Mais alors, la peur de la pensée inconsciente qui se fait jour peut engendrer sans doute la peur de la nature qui l’a fait apparaître.

D’où le désir de faire passer la sauvagerie dans un moule culturel (pancartes et balisages) afin que l’esprit s’accroche au familier, ne s’ouvre pas vers ses propres profondeurs, que l’absence d’éducation émotionnelle dans nos sociétés a rendues terrifiantes. Le départ vers une nature perçue comme libératrice, quelquefois à juste titre, tourne alors court, par peur justement des difficultés inhérentes à la liberté. On va alors vers une liberté factice, celle de casser les barrières, de se rouler dans le foin prêt à être récolté, de laisser ses ordures, de faire du bruit et de réclamer toujours plus de prise en charge et d’aménagements.

• Quatrième thème : je compense, je consomme

La ruée vers la nature est donc largement la recherche d’un paradis mythique opposé à une vie quotidienne dévalorisée. La séparation entre nature et ville y rejoint celle entre le travail et le loisir, avec des oppositions en blanc et noir.

Le moteur est donc la compensation. Et son corollaire obligatoire est la consommation.

Tout manque émotionnel durable a tendance à engendrer une compensation, palliatif quelquefois efficace mais toujours de façon transitoire, laissant subsister indéfiniment le problème de fond.

Ce qui est compensé par la fuite vers la nature est une insatisfaction existentielle très générale dans l’humanité en tous lieux et en tous siècles. Même les peuples vivant en pleine nature, et souvent en harmonie avec elle, ont imaginé des paradis lointains.

Il serait donc erroné de croire que le départ vers la nature vient unique­ ment d’un manque de milieux biologiques. Cependant, l’inadaptation de notre physiologie de primates aux conditions de vie et de travail dans les grandes villes vient renforcer ce processus qui conduit à rêver de contrées merveilleuses. L’organisme stressé a encore plus besoin d’un paradis.

Ce dernier a été imaginé comme étant la nature sauvage. Il déçoit, et on cherche alors à l’aménager. Mais surtout, il entretient l’idée que la compensation est un bon système pour régler les problèmes, ce qui est indéfendable sur le plan psychiatrique.

Compenser avec la nature, consommer de la nature, tel est le modèle par lequel le citadin entretient son insatisfaction et sa névrose.

• Cinquième thème : la nature me valorise.

Un des grands facteurs de valorisation est toujours : « Faire comme tout le monde. »

Actuellement, il est de bon ton d’aller dans la nature. Cela se fait. C’est à la mode. Il s’agit d’un rite d’intégration au groupe. Allant où vont les autres, je montre que je suis accepté, que j’intègre le comportement que la société considère comme valable.

Un second facteur vient ensuite s’ajouter. C’est peut-être faire comme tout le monde que d’aller dans la nature, mais ce « tout le monde » est quand même perçu comme une sorte d’élite. Il s’agit de ceux qui, avant les autres, auraient compris la valeur de la nature.

Cette valeur du milieu naturel ne serait d’ailleurs pas liée à son intérêt écologique, mais plutôt au transfert de valeur sur le visiteur qu’elle rend possible.

« Je suis de ceux qui ont compris ! »

Parallèlement, une autre composante de la valeur tient à l’idée d’une nature hostile et difficile qu’il faut vaincre. Un certain esprit macho transparaît, selon la vieille équivalence entre nature et principe féminin. On portera donc les costumes et attributs divers qui sont susceptibles de signifier une attitude de virilité agissante, en même temps que l’appartenance à une sorte d’avant-garde où l’on se sent supérieur et intégré.
Le terrain culturel général de nos sociétés favorise continuellement un tel état d’esprit, imprégné qu’il est des idées de domination, de maîtrise, de transformation, de lutte et de combat dès qu’il s’agit des éléments du milieu naturel.

De telles images mentales semblent bien être dominantes. Cela ne veut pas dire que nul n’y échappe. Elles peuvent n’être que partiellement représentées chez certains, ou en quelque sorte avec une intensité plus ou moins grande. Elles peuvent coexister ou non avec d’autres images plus rationnelles.

Surtout leur puissance sera considérablement modulée selon les types de natures fréquentées. La montagne et la plongée sous-marine sont très valorisantes. Le farniente sur une plage nettement moins.
Le contact avec une nature très humanisée, en parcs de vision ou base de loisir ne suscitera jamais l’image de la nature terrifiante. Le milieu rural donnera souvent l’image de la « bonne nature » beaucoup plus que la forêt un peu trop sauvage.

Il est donc nécessaire d’introduire des modulations aux données ci­ dessus selon les lieux, la nature des activités, et finalement, le profil psy­ chologique des groupes d’individus. Cela nécessiterait alors à chaque fois une étude complémentaire.

Pour la majorité de ceux qui fréquentent ou souhaitent fréquenter la nature, celle-ci est un lieu mythique, support de fantasmes de puissance, d’évasion, d’assistance maternelle, ou, sur le mode négatif, d’angoisse et d’agression.

Sont utilisées pour cela quelques données objectives intégrées par la suite dans une image d’ensemble qui, elle, est totalement irréaliste.

Le décalage entre l’image du « produit » attendu et sa réalité concrète conduit aux demandes de modification de cette dernière, à des transformations culturelles des populations rencontrées, à une « artificialisation » des paysages fréquentés.

La demande de nature telle qu’elle est actuellement ressentie dans la plus grande partie des esprits est destinée à rester éternellement insatisfaite, car elle correspond à une réalité qui n’existe pas. Elle conduit à engager des actions d’aménagement qui consistent à habiller la nature soi-disant désirée des signes qui la feront, on l’espère, ressembler à l’image mythique. D’où le faux-rural, le paysan comme autrefois, l’artisanat factice et le folklore frelaté. Les méthodes pédagogiques et d’information, appliquées au tourisme jusqu’à maintenant, ont toujours sous-estimé l’importance de ces composantes mythiques. Partant de l’idée qu’en mettant l’homme dans la nature, celle-ci le transformerait dans un sens bénéfique, elles n’ont pas encore assumé l’idée qu’au contraire, comme toujours, c’est l’homme urbain qui modifie la nature, pour tenter désespérément de la rendre semblable à une conception dés­ incarnée et passablement névrotique.

La vague d’urbains se précipitant sur de fausses pistes, qu’elles soient de ski ou de grande randonnée, diffuse ses modèles jusqu’au cœur des sociétés rurales dont l’idéal se situe, en sens contraire des arrivants, en milieu urbain.

Ce transvasement des modèles aboutit à des réalisations fort curieuses, les parcs nationaux et réserves.


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