Essai sur la bêtise : l’autre

Michel Adam
vendredi 27 septembre 2019
par  LieuxCommuns

Première partie des Prolégomènes de l’« Essai sur la bêtise » de Michel Adam, Puf 1975, pp. 11-26. Les intertitres ont été rajoutés.


Deux autres extraits du même ouvrage méritent d’être cités en introduction, en guise de justification :

Le premier est issu de l’appendice ajouté à la réédition, ’’Bêtise et méchanceté’’ :

« « Ne touchez pas aux imbéciles !... Pour déchainer la colère des imbéciles, il suffit de les mettre en contradiction avec eux-mêmes. » Alors que la pensée est ce mouvement qui se dépasse sans cesse lui-même, le sot ignore le dépassement. Aussi lorsque sa pensée bute sur une contradiction, il lui semble préférable de l’ignorer. Il devient donc agressif lorsqu’on lui présente cette contradiction qu’il s’est efforcé de néantiser. L’affrontement de la contradiction cause une tension de l’esprit, donc un minimum de dérangement, ce que le sot redoute avant tout ; ceci explique donc la façon violente avec laquelle il réagira. »

Le second provient de la conclusion, ’’La paille et la poutre’’ :

"La compagnie des sots est une épreuve épuisante pour l’esprit de ceux qui sont amenés à vivre avec eux. D’autant plus épuisants que parfois pour des raisons de travail, ou pire encore pour des raisons familiales, le contact ne peut être évité. Le caractère de cette épreuve est qu’elle est continue. Il ne s’agit plus pour les compagnons du sot de penser bien, mais d’aimer aussi les ennemis de sa pensée. Or les ennemis peuvent être repoussés, les méchants être convaincus de méchanceté ; il est pratiquement impossible de prouver au sot qu’il est sot. Si la méchanceté peut s’atténuer, si le méchant peut se lasser de l’être, le sot ne sera satisfait que dans et par sa bêtise. Ceci fait parfois préférer la compagnie d’un méchant à celle d’un sot. On prête à Anatole France cette formule selon laquelle « un méchant se repose quelquefois, le sot jamais ». Il y aura donc une stratégie sociale devant le problème de la bêtise dont nous allons chercher le processus.
L’imbécile est toujours l’autre ; cela veut dire que la bêtise est un spectacle, qu’elle est objectivable, qu’elle est un problème du monde et non un thème de réflexion personnelle pour une personne se demandant en quoi les valeurs humaines la concernent. Dans le monde de l’opinion, dont le principe est la pluralité des « idées », on évite de parler de bêtise ; cela pourrait faire réfléchir. M. de Montherlant raconte qu’on a fait sauter de l’un de ses articles la phrase de Schiller : « Les dieux eux-mêmes combattent vainement la bêtise ». Les lecteurs auraient pu se demander s’ils n’étaient pas visés. Ce qui était le plus à craindre était qu’ils prennent la formule comme une insulte et non comme un thème de réflexion personnelle, ce qui aurait été le commencement possible de la sagesse. On préfère endormir le lecteur avec des mots anodins qui évitent de penser. La bêtise n’apparaît pas comme une faute parce que l’esprit n’a pas bonne réputation mondaine ; la vie en société exige la compromission, le manque de personnalité, les paroles sans importance. Il ne faut pas que la bêtise soit une faute pour que la médiocrité sociale puisse satisfaire ceux qui en profitent, qui en vivent. Il vaut mieux admirer leur sens des affaires…"

Partons de l’attitude normale envers autrui. Celui dans lequel je reconnais mon semblable (nous retrouverons ce problème en terminant) est accepté dans sa présence : il devient présent pour moi ; je l’intègre dans mon milieu ; il fait partie de mon environnement. Les visages, d’abord confrontés, accèdent l’un à l’autre par le discours qui rend manifeste l’intériorité. La fonction du discours est d’associer deux pensées qui dialoguent pour les faire se rejoindre dans une progression qui est quête d’une pensée communautaire. C’est précisément ce schéma qui sera rendu impossible lorsque le sot pénètre dans mon horizon social. Il y a, sitôt repéré, vis-à-vis de lui un comportement de rejet et de fuite. Cette attitude s’explique par le fait que le discours est inutile ; la parole que je pouvais lui adresser ne serait pas reçue, car elle ne serait pas comprise. Et cette inadéquation des deux discours implique l’impossibilité d’un dialogue recherchant une pensée commune. C’est cet échec qui durcira la pensée de l’interlocuteur déçu. Sa pensée ne pouvant trouver son terrain d’action, se faire souple, accessible à autrui, sensible à son propre dépassement pour tendre vers la vérité, cette pensée, isolée, se fera dure, affrontera la pseudo-pensée d’un pseudo-autre. Cette pensée devient, dans son isolement, un dogme affirmant, devant celui qui ne peut la recevoir, qu’elle est la seule vraie. Elle subit alors une compression et une tension ; et l’homme s’enferme dans sa bonne conscience, content de sa pensée. Le sot est rejeté comme incurable. Et l’homme sensé, par réaction, risque d’être victime de la présence du sot. Le plus habile peut tomber dans l’attitude impérialiste, voulant imposer aux sots la législation indiscutable de sa propre pensée. Sûr de lui, il s’engagera dans l’attitude isolationniste et se contentera d’être le contempteur des sots, mais se faisant leur victime, car il éprouvera le besoin de situer sa pensée par rapport à la vacuité de leur esprit, comme cela se voit parfois chez Flaubert.

Mon silence envers le sot est la réponse à la violence
qu’il me fait en me présentant sa sottise.

Ainsi la bêtise est vécue dans la société comme agression et comme violence. Mon silence envers le sot est la réponse à la violence qu’il me fait en me présentant sa sottise. Et je lui fais aussi violence en refusant de l’intégrer dans mon univers. La sottise n’est pas comme l’erreur un problème épistémologique qui peut être dépassé par la promotion de la vérité ; ce n’est pas une difficulté occasionnelle, mais une impossibilité fondamentale. A proprement parler, la vie de l’esprit ne se manifestera pas avec le sot : elle se fera au-delà de la violence par laquelle se créent les distances. La vie de l’esprit se fera sans lui [1].

Mais le superbe isolement ainsi présenté restera idéal, car la bêtise est de l’ordre du commun : c’est un objet participant du quotidien. Qui peut se vanter de n’avoir jamais rencontré un imbécile, de n’avoir jamais qualifié de sottise l’acte accompli par une autre personne, voire s’être reproché, en prenant de la distance vis-à-vis de soi-même, d’avoir fait une bêtise. Il y a ici une réalité trop familière, à laquelle il nous est impossible d’échapper. Dans l’expérience de la tentation, le mal que nous risquons de faire nous entraîne ; mais il s’agit d’une crise que nous pouvons surmonter dans la discontinuité : il suffit d’un instant de courage. La rencontre avec le mal que l’autre nous inflige, son geste de cruauté, semble lié aussi au temps ponctuel ; c’est l’accident. Mais le mal de la bêtise semble renvoyer à la continuité du temps et à la solidarité des lieux. L’intelligence, la qualité apparaissent ainsi comme l’exception. On doit sans cesse se mettre en garde contre ce qui fera souffrir l’esprit. La sottise est vraiment cette « chose qui ne dépend pas de nous », contre laquelle il nous faut affirmer notre jugement. Le monde, comme il va, ne nous va pas du tout. Car il s’agit bien du monde. La bêtise est hors de nous, autour de nous, contre nous. Elle proclame la culpabilité du monde contre l’esprit et nous désespère d’avoir à subir continuellement un tel affront.

Le problème, en raison de son ampleur, ne peut être éludé. On va souvent répétant que c’est la bêtise humaine qui donne une idée de l’infini [2]. Mais alors qui échappera au risque de sottise ! N’est-ce pas quelque peu prétentieux d’écrire sur la bêtise ? Cela laisse supposer que l’on se juge en dehors de tout soupçon et que la poutre de notre œil pèse moins lourd que la paille qui est dans celui du voisin. On l’a suffisamment répété : l’imbécile c’est toujours l’autre. Il faut d’ailleurs que ce soit l’autre ; c’est ainsi que nous nous disculpons. Un texte de Tolstoï est révélateur, à ce sujet. Il s’agit de la princesse Miagki portant un jugement sur Karénine. « Selon moi, c’est un sot. Entre nous soit dit, bien entendu ; mais cela met à l’aise. Autrefois, quand je me croyais tenue de lui trouver de l’esprit, je me traitais de bête parce que je ne savais où découvrir cet esprit ; mais aussitôt que j’ai dit, à voix basse s’entend : « c’est un sot », tout s’est expliqué. – Comme vous êtes méchante aujourd’hui ! – Pas le moins du monde. Mais, que voulez-vous, l’un de nous deux doit être une bête ; et c’est là, vous le savez, un défaut qu’on n’aime guère avouer » [3]. L’existence de la bêtise est liée au jugement sur les inégalités humaines. On trouve satisfaction dans l’esprit qu’on se suppose en raison de son constat d’absence chez autrui. Ce qui se montrait d’abord dans l’écume de la vie quotidienne dépasse l’apparence et nous conduit à une première signification importante. La bêtise est un principe de séparation, et ce qui est moralement aussi grave, d’autosatisfaction. Il faut que je ne sois pas bête pour trouver que l’autre l’est. L’intellectuel raffinera même, dans cette socialisation de la bêtise, en appliquant à cette situation la formule mathématique selon laquelle le produit de deux nombres négatifs devient positif. Ainsi cette phrase de Courteline : « Passer pour un crétin auprès d’un imbécile est une volupté digne d’un bon Français » [4] On calme facilement sa conscience à ce prix.

Celui qui est bête ne se demande pas s’il est bête.
Seul l’homme intelligent redoute de succomber à la bêtise.

Mais notre problème peut devenir une transposition du pirandellisme. À chacun son intelligence… Saura-t-on jamais qui est vraiment bête ? Nous sommes ce que nous sommes, sans doute ; mais nous nous jugeons avec l’aide des réactions d’autrui à notre égard. Comme la vie sociale est moins faite d’identification que de complémentarité, nous nous disons intelligents en rendant les autres bêtes. Et nous serions trop heureux d’entendre devant nous l’ombre de Mme Ponza dire : « Messieurs, pour moi, je suis celle que l’on me croit » [5] Pour que je juge que l’autre est bête, il faudrait que je ne le sois pas. Puis-je récuser l’autre s’il veut absolument que je sois bête ? À vrai dire, il semble bien que oui. C’est que précisément une mise en question de la bêtise fait sortir de la bêtise. Celui qui est bête ne se demande pas s’il est bête. Seul l’homme intelligent redoute de succomber à la bêtise. Il s’agit donc moins ici de juger d’abord systématiquement les autres que d’utiliser les aléas de la vie sociale pour se situer. Mais cela signifie aussi que l’intelligence n’est pas un signe caractéristique comme les empreintes digitales ou la couleur des yeux. Elle est le principe de la réflexion elle-même. L’intelligence se juge ou elle n’est pas intelligence. Alors on pourrait presque dire : jugez-vous et vous pourrez juger autrui. Cependant la vie quotidienne retient la légèreté du jugement pour son principe ; notre réflexion exige des critères plus autorisés. Il nous faudra chercher les éléments qui, avec la plus grande objectivité souhaitable, permettront de situer autrui dans la bêtise. La mine sera insuffisante pour légitimer un jugement ; il en ira de l’authenticité de la pensée. Sans toujours en avoir conscience, je mettrai en question ma propre pensée en voulant contester les normes de réflexion d’autrui. Nolite judicare. Si je juge, je risque d’être jugé. Mais cherchons à préciser davantage les principes selon lesquels se fait cette disjonction sociale.

Pour la bêtise, tout est simple, d’une simplicité
qui ne cherche même pas à rendre compte d’elle-même.

La bêtise sépare. Elle est non seulement le fait de l’autre, elle rend aussi irrémédiable l’altérité. Mais il faut fixer selon quelle modalité sera envisagée ici la relation entre les personnes. Il y a l’ordre du cœur et l’ordre de l’esprit. L’ordre du cœur peut faire naître la sympathie entre les personnes. Un cœur simple est innocent ; cela ne gêne pas la relation avec autrui, car un cœur simple est un bon cœur, sans qu’il sache pourquoi il l’est. Son innocence ne sera jamais un obstacle à la bonne entente entre les personnes ; elle sera capable, au contraire, de la faciliter en cas de besoin. Il y a aussi l’ordre de l’esprit. Et c’est précisément ici l’innocence qui rend impossible l’établissement du lien entre les personnes. La simplicité devient un obstacle. La vie de l’esprit est faite de relations, d’oppositions, de dialogues, de polémiques. L’innocence de la bêtise justement empêche toute vie de l’esprit. Les idées glissent, ne se jugent pas, restent en deçà de toute réflexion valorisante. La pensée n’a pas de prise permettant d’accéder à la conscience d’elle-même. Celui qui est bête a un esprit, et il ne pense pas ; son innocence le lui interdit. Les apparences qui sont utilisées restent dans l’immédiateté et ne dominent ni le temps, ni les situations. La réflexion ne vient pas faire diverger la réalité vers la valeur. Tout est simple, d’une simplicité qui ne cherche même pas à rendre compte d’elle-même. Selon l’ordre du cœur, on peut être bon naturellement ; cela n’est pas vrai dans l’ordre de l’esprit.

Cependant toute bêtise n’est pas immédiatement de « constitution ». Lorsqu’il y a tentative de rencontre, elle peut se manifester progressivement. La bêtise émane alors d’une disparité d’opinion. Mais du simple fait que les opinions divergent et que l’autre ne pense pas comme moi on ne peut inférer qu’effectivement il est sot. Le propre des opinions, tout comme d’ailleurs des propositions scientifiques, mais pour d’autres raisons, est de varier selon le temps et l’opinion que j’émets aujourd’hui pourra me sembler futile demain ; je pourrai me qualifier de sot, mais sans croire que je le suis vraiment. On n’est pas simplement sot parce que l’on pense ou l’on agit autrement. On est sot parce que l’on est autre. La sottise renvoie à un comportement, à une conformation d’esprit, à une manière d’être qui classent les personnes [6]. Dans son emploi mondain, la sottise sépare. Dans sa signification humaine, la sottise définit. Elle n’est pas contenue dans les incidents qui peuvent naître des rencontres humaines ; elle renvoie à une définition de l’homme, élaborée à partir de son comportement verbal et de ses actes. C’est tout un profil psychologique du sot que l’on pourra faire. Mais cela sera hors de la caractérologie, puisqu’il s’agira d’évoquer des êtres qui sont un peu moins que des hommes, comme le mot bêtise peut permettre à première vue de soupçonner, encore que cela n’aille pas sans réserves. L’altérité de la manifestation de la pensée renvoie à une signification profonde ; on suppose que l’humanité même de l’autre n’est pas suffisamment authentique.

Mais on ne peut pas aller si vite ni si loin. Le fait qu’il n’y ait de bêtise que dans et par l’altérité nous oblige à ne pas taxer à la légère une réflexion de bêtise. Un thème qui reviendra constamment dans cette étude est celui d’adaptation. Une parole ou un acte apparaîtront comme bêtises parce que nous aurions procédé nous-même d’une autre façon. Mais un acte ou une parole ne sont jamais des touts. Il faut les relier à une personne. Cela peut devenir simplement relativement bête, ou même explicable et dans une certaine perspective tout à fait sensé. Le monde cesse d’être fou lorsque le savant l’a rationalisé ; le hasard est le nom que l’on donne à une connaissance statistiquement observable. Rien n’est bête en soi. Une pensée bête est la pensée d’une personne bête. Mais cela peut être aussi la pensée d’une personne sensée dont je n’ai pas compris la signification parce que ma pensée n’était pas adaptée à la sienne. Une certaine façon de juger la bêtise des autres risque ici d’être la façon pour les autres de juger de ma propre bêtise. Le jugement sur la bêtise ne peut être un jugement de facilité. Car rien n’est bête que par corrélation à un contexte. Or, je ne suis jamais sûr d’être bien adapté moi-même, en pensée et en action, à ce contexte. C’est la raison pour laquelle le plus bête n’est pas toujours celui qu’on pense. Si la pensée est relation, je dois manifester ma propre intelligence en m’efforçant de percevoir tous les liens que noue la pensée d’autrui avec son contexte.

La vie sociale réserve des surprises. Et tel pouvait légitimer à ses yeux la condamnation d’un imbécile qui s’y laisse prendre. En effet, on ne peut pas envisager l’imbécile simplement comme un solitaire. Les rapports sociaux pourront le contraindre à éviter d’ouvrir trop souvent la bouche ou à prendre un minimum de précautions avant d’agir. Au lieu d’apparaître en pleine lumière, sa sottise ne sera plus pour autrui qu’un escape of control. Mais ces rapports sociaux, sous leur aspect le plus intime, peuvent être bénéfiques en camouflant sous un masque de bonté une insuffisance de pensée qui semblera un témoignage de sensibilité vraie. C’est ainsi que certains imbéciles peuvent arriver à des fins surprenantes. Désirant porter à la scène un Joseph Prudhomme de son cru, Balzac l’imagine comme un personnage qui a réussi : « Comme il arrive à tous les imbéciles, il a prospéré, sous les conseils de sa femme, qui est une femme angélique et supérieure, pleine de convenance et de bon ton » [7]. Ainsi les sottises trop marquantes sont non seulement compensées, mais servent à celui qui les exprime. Décidément, la bêtise reste bien de toute façon un problème social. On ne peut pas être quelqu’un tout seul et la façon d’être bête passe non seulement par le jugement d’autrui, mais aussi par la déformation ou la « réformation » qu’autrui peut faire subir à quelqu’un. Il n’y aura jamais de bêtise absolue.

La bêtise est l’objet d’un repérage social, ou plutôt d’une investigation dans laquelle la bêtise expérimentée peut renvoyer à une bêtise qui expérimente. Il s’agit plus exactement encore d’un affrontement entre deux esprits qui cherchent à se définir. Il y a là une bêtise éventuelle qui est mise à l’épreuve et qui devra manifester ce qu’elle est. Ainsi, dans Les Frères Karamazov, Dostoïevsky nous montre deux enfants qui croisent « un robuste individu, qui marchait lentement et semblait pris de boisson, la figure ronde et naïve, la barbe grisonnante » [8]. Kolia crut pouvoir lire sur son front qu’il s’agissait d’un imbécile. Les réparties du « gars » montrèrent que c’était lui le plus intelligent non seulement par la répartie, mais par le cœur. Au terme de cette expérience qui lui fut défavorable, Kolia n’avait plus qu’à déclarer : « Il y a des croquants de différentes sortes… Pouvais-je savoir que je tomberais sur un sujet intelligent ? » [9]. La rencontre interindividuelle commence bien par les apparences. A défaut de manifestation de sensibilité ou de travail communautaire, il faut cet affrontement pour que les esprits se montrent leurs qualités réciproques.

La réalité sociale de la bêtise nous met donc en présence du problème de la connaissance d’autrui. On ne saura jamais ce qu’est réellement autrui. Aussi bien ne devons-nous pas le traiter de sot sur une première apparence. Par exemple, telle personne aura un air inquiet, éthéré ; elle montrera un esprit brumeux. Elle semblera très empruntée avec un entourage qui vient de lui être présenté. Ses paroles semblent creuses ; elles peinent même à se constituer normalement en phrases. Cela suffit pour la perturber et créer une gêne pénible pour tous. Il est alors facile de juger. Mais dès que cette même personne est mise en confiance, qu’on l’interroge sur ce qu’elle connaît et aime, la voici habile, presque à son aise. Elle était simplement timide. Ce qui constitue socialement la bêtise peut n’être que la difficulté de se communiquer. Dès que l’occasion de manifester son intelligence se présente, tel que l’on croyait borné se révèle plus fin et plus adroit que les prétentieux qui le jugeaient au nom d’une supposée réussite sociale. Tel est placé précautionneusement à un bout de table, à l’occasion d’une réception, que l’on mette près de lui quelqu’un qui lui fasse dire ce que sont ses raisons de vivre, et le voici qui deviendra le point de mire du repas. On ne peut séparer la personne des circonstances dans lesquelles elle se manifeste. Stendhal avait peint cette situation en présentant l’héroïne de son roman Le rouge et le noir. « Mme de Rénal était une de ces femmes de province que l’on peut très bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d’une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l’avait jetée » [10] Mais alors, par un mouvement de choc en retour, la sottise passera de l’accusé à l’accusateur. Il n’y a rien de plus stupide que la prétention qui est dépossédée de sa raison d’être. L’affectation est risible lorsqu’elle grime un personnage de composition sans étoffe réelle [11]. L’accusé aura trop de qualité pour tirer profit de son succès. Il aura du moins démasqué la stupidité d’êtres de convention qui ne peuvent être eux-mêmes s’ils ne se situent dans la comédie sociale. Ce qui rend cet aspect du problème plus dramatique, c’est que cette sottise rend méchant, comme malgré eux, ceux qui la manient, en accusant les autres. Il faut faire souffrir pour se protéger de ses insuffisances. La sottise étant une des voies qui servent à départager les hommes, on s’y engagera pensant donner une bonne idée de soi à partir de l’humiliation de l’autre.

La bêtise est un problème social aussi parce que la possibilité de délimiter la bêtise est mouvante dans les différents groupes, selon leurs normes propres. Demandons-nous donc pourquoi tel groupe est plus exigeant qu’un autre et ce que peut être le critère utilisé. Il faut d’abord se référer à une donnée très élémentaire de la sociologie : la participation d’un individu à un groupe est liée à un sentiment sous-jacent de culpabilité. En s’intégrant à un groupe, on suppose que ses semblables seront tels que nous n’y serons jugés coupables de rien ; et à partir de ce groupe, principe d’orthodoxie, nous pourrons accuser d’hérésie ceux qui participent aux autres groupes. C’est donc dire que la bêtise sera, par principe, ailleurs. Mais, d’un autre côté, dans le groupe, la personne ne sera jamais totalement intégrée. Elle situera la réflexion et la bêtise. Dans le monde, une personne servira de modèle, personne concrète ou idéale, chargée de cette fonction de phronesis chère aux Anciens. Cet homme-mesure sera choisi pour la sûreté de ses évaluations. Grâce à lui pourra se faire le repérage qui dira jusqu’où l’esprit de l’homme peut aller dans le bon sens, selon l’optique cartésienne de cette expression. L’existence de la bêtise impliquait une inégalité entre les personnes ; le souci pour certains de n’être pas bêtes entraîne maintenant le rapport inverse. En fonction de l’homme au jugement sûr, on pourra détecter la sottise des autres, tout en s’efforçant de soumettre sa faculté de juger aux normes de celui qui a été retenu comme modèle. « Ce sont les hommes de valeur qui sont juges de la valeur elle-même » [12]. Pour éviter la bêtise, il faut partir à la recherche des bien-pensants c’est-à-dire de ceux qui pensent bien.

Cette inégalité est moins une inégalité des conduites qu’une inégalité de pensée. L’homme-mesure, même dans ses actes, devra manifester moins un exemple d’action qu’une rectitude de pensée débouchant sur cette action. Il semble ainsi que ce problème soit plus intellectuel, opinatif, qu’un problème moral. En voulant ne pas paraître sot, on cherchera un acte qui dans sa réalisation manifestera une pensée qui aurait pu être approuvée par l’homme-mesure. Aussi l’homme prudent cherche à s’identifier a celui qui montre le plus de prudence dans ses pensées et de là dans ses actes.

Comme le snob chercherait en vain la manifestation de sa propre pensée,
il s’est raccroché à la singularité qu’un groupe lui proposait ;
on y peut penser sans penser ; il suffit de se soumettre

Dans ce comportement de sagesse pratique pourra se glisser une attitude relevant de la bêtise ; nous voulons parler du snobisme. Il s’agit bien de participation à un groupe dans lequel le snob cherche son confort social et intellectuel. L’homme léger va penser par procuration et s’efforcer de remplacer son insuffisance par le clinquant attaché au groupe dont il deviendra le participant. L’anti-conformisme étant, comme on le sait, le conformisme le plus exigeant, le snob « pensera » contre tout ce qui ne correspond pas au clan auquel il est parvenu à s’identifier. Sa vie sociale est marquée par l’égoïsme, puisqu’il en attend seulement une complaisance envers lui-même. Il sera d’ailleurs aux aguets de tout ce qui peut le valoriser aux yeux d’autrui ; il est donc farouchement dépendant. Mais comme il chercherait en vain la manifestation de sa propre pensée, il s’est raccroché à la singularité qu’un groupe lui proposait ; on y peut penser sans penser ; il suffit de se soumettre. Le privilège du snobisme, pour le snob, c’est qu’il permet la séparation. On ne fréquente plus ceux qui ne peuvent comprendre, ni ceux qui ne sont pas de ce monde, même si on y est entré de fraîche date. Si la bêtise constatée est séparation, la bêtise militante qu’est le snobisme est volonté de séparation. Il ne faut rien avoir ni faire comme tout le monde. Cette singularisation systématique est de peu de valeur, car elle est constituée et décidée par le snob et ne vaut que ce que vaut le clan qui lui renvoie cette satisfaction superficielle.

Réalité sociale, la bêtise l’est d’une façon active. Elle appartient à la culture d’un groupe donné, selon la possibilité de participation de chacun à cette culture. Elle est donc ainsi relative, puisque les exigences dépendront du niveau de compréhension des problèmes humains propres à chaque groupe. Et les relations des groupes entre eux feront qu’un imbécile sera une lumière pour un groupe moins exigeant (« un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire », dit le dernier vers du chant I de L’Art poétique de Boileau). De même le maître à penser d’un groupe sera jugé stupide par un groupe plus sérieux, pour la qualité de sa pensée. La bêtise ne relève donc pas d’une situation objective. Elle est la façon intellectuelle de poser les différences humaines. Les relations dans le groupe se font à partir de repérages où chacun suppose ce qu’il est lui-même en fonction de sa manière d’envisager les autres et d’être considéré par eux. On n’est donc d’abord pas tant un imbécile qu’on est fait un imbécile par les autres. Il faut s’y résigner ; on est toujours l’imbécile de quelqu’un. L’important est de savoir pour qui ! Mais cette dénomination appliquée à une personne entraîne un phénomène de rejet, inscrit d’ailleurs dans la vie sociale elle-même. Ce n’est pas parce que deux êtres sont côte à côte qu’ils existent vraiment l’un pour l’autre. La vie sociale authentique est d’abord énigme et elle peut aboutir au rejet autant qu’à l’acceptation, ou à l’affection. La qualification de l’autre fait partie de ces étapes de la vie sociale et elle peut entraîner le refus de la présence d’autrui. Celui-ci n’existe plus que comme corps, et il est décidé qu’il est impossible de le comprendre. A proprement parler, autrui n’est plus l’autre ; il n’est plus humainement qu’une apparence. Le droit de participer à la culture régnante lui est retiré et celui qui le proclame bête lui dénie toute prétention à la pensée, c’est-à-dire à la réflexion. Si le langage a toujours vocation de s’adresser à quelqu’un, il ne peut le faire qu’à un autre soi-même, donc susceptible de comprendre. L’autre est ici décrété incapable de compréhension. C’est ainsi qu’il est devenu le tout autre ; son absence de pensée rend inutile la manifestation d’une pensée. Si l’acceptation de la présence de l’autre est pleine d’espoir d’échanges humains féconds, la reconnaissance d’un sot est, comme on dit, à désespérer. Le temps de l’esprit est bouché.

Mais il ne faut pas considérer la bêtise comme une absence totale de réflexion. Vaine ou fausse, elle s’efforcera d’être présente. Quand bien même elle se manifesterait dans une platitude faite de banalités et de facilité, elle semblerait active. Et précisément la présence de l’autre suscitera un pétillement momentané. Quel régal lorsqu’on voit un imbécile soupçonner de sottise un de ses semblables. Il semble qu’il lui revient pour un moment de l’esprit. Ce n’est qu’une impression. Mais Voltaire en fait exprimer le principe par Lucien : « Les hommes aiment assez qu’on leur montre leurs sottises, pourvu qu’on ne désigne personne en particulier ; chacun alors applique à son voisin ses propres ridicules, et tous les hommes rient aux dépens les uns des autres » [13]. On peut remonter encore plus loin pour trouver une justification de ce que nous venons de noter. C’est Grégoire de Naziance qui l’exprimait ainsi : « Les hommes ont plus d’ardeur à philosopher sur les affaires d’autrui que sur les leurs » [14] Pour une circonstance où la confrontation avec autrui est favorable à l’imbécile, il profite de l’ambiance et redouble de critique sur sa victime, pensant ainsi pouvoir se revaloriser à ses propres yeux. Mais aux siens seulement…

La vérité devait unir ; la présence de la bêtise
sépare irrémédiablement.

Notre étude peut sembler ne retenir, avec son aspect social, que le petit côté de la bêtise. Nous avons cependant l’impression que nous avons correctement situé sa manifestation. Cette difficulté de participation intellectuelle ainsi relevée nous permettra de préciser notre analyse. La vie spirituelle d’une personne n’est jamais coupée de sa vie réelle. Elle n’a même de sens que si elle est engagement individuel à se soumettre aux exigences de la pensée. L’aspect concret de cet engagement passe par les circonstances et le milieu. Mais la vie de la pensée aura pour but de réaliser l’unité d’horizons multiples. Le propre de la vérité est d’unir les esprits qui y participent et de coordonner le réel pour permettre une prise objective. Voilà précisément ce que la rencontre avec l’imbécile empêchera. Il s’est montré dans des circonstances qui ont perturbé le souci de la vérité en indiquant que les esprits n’avaient pas tous la même disposition à une vie unitaire. Le « penseur » juge qu’il ne lui est pas possible de communiquer ; plus de participation spirituelle. La vérité vaut mieux que l’individu situé en face, surtout lorsqu’on lui refuse l’aptitude à la réflexion. L’esprit réalise donc la séparation. Pour ne pas mettre la réflexion en question, on rejette celui qui en est incapable. La vérité devait unir ; la présence de la bêtise sépare irrémédiablement.

Cette altérité de la bêtise est sans doute difficile à saisir, car le monde social manifeste parfois des nuances que seuls les sensés peuvent comprendre. Par amusement ou par charité [15], les sots ne s’entendent pas classer dans leur véritable catégorie humaine ; ainsi leurs illusions leur restent. Comme ils n’envisagent pas pouvoir être moins intelligents qu’ils ne se supposent, cela leur évite toute occasion de réfléchir, ou cela satisfait leur vanité lorsque, dans des remarques dont l’ironie leur reste imperceptible, on vante leur esprit. En revanche, on est plus exigeant avec les personnes de bon sens. On est ainsi conduit plus facilement à leur reprocher pour une vétille d’avoir commis des sottises alors qu’on ne se permettra pas toujours ce qualificatif pour un vrai sot qui serait incapable de comprendre sa culpabilité. Balzac a noté ce privilège dont bénéficient les sots par rapport aux personnes sensées [16]. On peut ainsi voir à nouveau l’importance que prend, concrètement d’abord, cette situation sociale du sot. Il est le différent – qui n’aperçoit pas les différences. Mais nous reviendrons sur ce thème à la fin de notre étude.

Nous sommes maintenant confrontés avec le problème suivant. Si l’imbécile, c’est l’autre, si l’esprit consacre la séparation, comment vais-je savoir ce qu’est la bêtise ? Je ne peux pas appréhender directement la bêtise en autrui, puisque cette bêtise supprime précisément le contact. Si l’on pose le problème en termes kantiens, on dira que l’expérience sera impossible car si on dispose du concept il manquera l’intuition corrélative. On pensera savoir ce qu’est la bêtise, mais on ne saura pas ce qu’est être bête. La bêtise ne peut être rencontrée que dans ses manifestations. Je pourrai les percevoir sans vraiment les concevoir. Tout au plus, j’aurai un accès à la bêtise dans l’irrationnel de certains jugements, critiqués par la pensée logique. Mais sans doute irrémédiablement l’esprit de la bêtise sera insaisissable à celui qui n’y participe pas. Et il faudra pardonner à celui qui y participe, car il ne sait pas ce qu’il fait…

Lire la partie suivante : Le discernement


[1Ainsi ce texte de Descartes, Lettre au P. Mersenne (septembre 1641), éd. Adam-Tannery, t. 3, p. 435 : « Car pour moi, il y a si longtemps que je sais qu’il y a des sots dans le monde, et je fais si peu d’état de leurs jugements, que je serai très marri de perdre un seul moment de mon loisir ou de mon repos à leur sujet. »

[2Cf. Voltaire, Dictionnaire philosophique, v° Dogmes : « Petites Maisons de l’univers : c’est un des plus grands bâtiments qu’on puisse imaginer » (Garnier, 1960, p. 174).

[3Tolstoï, Anna Karénine, II, 6, Pléiade, 1960, p. 154.

[4Cité par J.-L. Barrault, Scandale et provocation, in Cahiers Renault-Barrault, Gallimard, avril 1966, n° 54, p. 23.

[5Pirandello, A chacun sa vérité, III, in fine, Gallimard, 1950, p. 141. Voir J. Chaix-Ruy, Pirandello, Editions Universitaires, 1963, pp. 80-83.

[6Même si elle ne mène pas à une action extérieure de distanciation, elle n’en est pas moins repérée comme telle. Ainsi cette remarque de Montesquieu, Cahiers, Grasset, 1941, p. 4 : « Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit, et il y a peu d’hommes si ennuyeux qui ne m’aient amusé très souvent : il n’y a rien de si amusant qu’un homme ridicule. » A l’opposé, on trouve la conduite décrite par ce proverbe malgache : « Avoir des sots chez soi fait prendre un visage irrité », Ohabolama ou proverbes malgaches, Tananarive, Imprimerie luthérienne, 1960, n° 1642, p. 141.

[7Balzac, Lettres à l’étrangère (10 octobre 1837 ), Calrnann-Lévy, 1, p. 433,

[8IV, X, 3, Pléiade, 1965, p. 554.

[9Ibid.

[10Stendhal, Le rouge et le noir, VII, Pléiade, 1963, p. 250. 2. Voir Aristote, Ethique à Nicomaque, IV, 7, II23 b, 2-15.

[11Voir Aristote Éthique à Nicomaque, IV, 7, 1123 b, 2-15.

[12P. Aubenque, La prudence chez Aristote, p. 46. M. Aubenque cite en note ce texte de Nietzsche, La généalogie de la morale, trad. H. Albert, Mercure de France, 1948, pp. 30-31 : « Ce sont les ’bons’ eux-mêmes, c’est-à-dire les hommes de distinction, les puissants, ceux qui sont supérieurs par leur situation et leur élévation d’âme qui se sont eux-mêmes considérés comme ’bons’, qui ont jugé leurs actions ’bonnes’ c’est-à-dire de premier ordre, établissant cette taxation par opposition à tout ce qui était bas, mesquin, vulgaire et populacier. C’est du haut de ce sentiment de la distance qu’ils se sont arrogé le droit de créer des valeurs et de les déterminer. »

[13Voltaire, Conversation de Lucien, Erasme et Rabelais dans les Champs-Elysées (Pléiade, Mélanges, 1961, p. 737).

[14Lettre VII, 2, Les Belles-Lettres, 1964, t. 1, p. 9,

[15Qu’on se souvienne de la condamnation rapportée par l’Ecriture : « Celui qui traite son frère de crétin en répondra devant le Sanhédrin », Matthieu, V, 22.

[16Balzac écrit ainsi à Caroline Tchirkovitch, Correspondance, Garnier, t. V, 1969, p. 471 : « Il y a bien longtemps que j’envie les sots. Par politesse, tout le monde s’efforce de prouver à un sot qu’il est un homme supérieur ou qu’il n’a rien à envier aux hommes supérieurs, tandis que le monde tend à prouver à ceux à qui souvent par erreur il accorde le fatal don de supériorité, qu’ils ressemblent, la plupart du temps, à des sots. »


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