Ce texte fait partie de la brochure n°26bis :
« Écologie, pandémie & démocratie directe »
L’écologie politique dans la crise mondiale — seconde partie
Sommaire :
- Immigration, écologie et décroissance (Conférence) — Ci-dessous...
Retranscription complétée d’une intervention faite au colloque organisé par Décroissance Île-de-France, le 8 juin 2019 à la mairie du IIe (Paris) sur le thème « Démographie, migrations et décroissance : sujets tabous ? ».
Texte pubié une première fois sur le site Décroissance Île-de-France le 29/07/19
L’intervention d’un participant lors du débat qui a suivi a donné lieu à un entretien : « Les pays occidentaux sont un terrain de chasse pour les visées communautaires ».
Présentation
L’immigration n’est plus questionnée depuis les années 80 d’un point de vue de « gauche », et encore moins d’un point de vue écologiste ou décroissant. Cette intervention invitera à s’émanciper de tous les discours idéologiques simplificateurs pro- ou anti-immigration pour tenter d’aborder toute la complexité des liens qui relient questions migratoires et perspectives décroissantes. Il s’agira donc de dégager les rapports complémentaires, antagonistes et contradictoires existants entre les différents mouvements de populations rassemblés sous le terme « immigration » et un projet politique encore à définir qui viserait une planète écologiquement viable.
Précisions préliminaires 1 – Immigration et croissance L’immigration comme projet capitaliste Les trois cercles vicieux de l’immigration L’immigration dans la Mégamachine 2 – Immigration et décroissance De l’échec des décolonisations… |
… à l’échec de l’immigration Une humanité nomade Bio- et socio-diversité 3 – Une immigration écologique ? Le cas des « réfugiés climatiques » Quelques perspectives |
Un intervenant précédent, J.-L. Bertaux, a qualifié la thématique des migrations et de l’immigration de « sujet-nitroglycérine » tellement il est polémique : je vais précisément y plonger les mains et même nous immerger dans ce mélange explosif, sans détour ni circonvolutions, en abordant la question des liens entre immigration et décroissance.
Mais avant toute chose, je voudrais remercier et féliciter le groupe « Décroissance Île-de-France », et particulièrement Jean-Luc Pasquinet, pour l’organisation de cette rencontre sur ces thématiques étrangement si taboues, y compris dans les milieux « écologistes » qui devraient pourtant être les plus à même de les aborder rationnellement. Ce sont des débats qui sont à la fois nécessaires et qu’il est urgent d’ouvrir, mais cela exige un peu de courage, ce qui est si rare aujourd’hui. Et merci également de m’avoir invité, bien sûr, alors que je ne suis pas particulièrement qualifié.
Quelques mots de présentation : Lieux Communs est un tout petit collectif qui existe depuis plus de dix ans et qui se place dans la continuité des travaux de C. Castoriadis, que vous connaissez tous ici, au moins de nom. Notre axe central est la démocratie directe qui, pour nous, est inséparable d’une égalité des revenus et d’une redéfinition collective des besoins – c’est ainsi que nous formulons l’exigence de décroissance. Celle-ci est inséparable d’une démocratie digne de ce nom, à rebours de ce que j’ai entendu sur la possibilité d’une autocratie, qui me semble bien sûr non souhaitable mais aussi difficilement crédible pour plusieurs raisons, que nous avons abordées ailleurs [1]. L’une d’entre elles est que les sommets de la société, de toute société, sont toujours dans la surconsommation, l’abondance, l’ostentation ; c’est millénaire, anthropologique, et comme l’élite est toujours un modèle pour l’ensemble du corps social, il y a là une contradiction qui me semble très grosse d’instabilité [2]. Une sobriété collective volontaire ne peut réellement perdurer que dans une relative égalité sociale, et un partage des décisions par le plus grand nombre. Et inversement : un peuple exerçant véritablement le pouvoir dans une démocratie serait le plus à même de prendre conscience de la fin des ressources et de la destruction des équilibres écologiques pour mettre en œuvre des mesures sérieuses, quels qu’en soient les coûts. D’ailleurs, c’est ce qu’on voit : les gens sont touchés et se sentent concernés par ces questions, alors même que les inégalités croissent. Co-implication, donc, entre démocratie et décroissance.
J’ai été invité aujourd’hui à partir d’un texte récent publié sur Lieux Communs : « Les lieux communs de l’immigration » [3] où sont passés en revue tous les allant-de-soi « de gauche » qui forment une idéologie, l’immigrationnisme. Ce n’est pas un texte pro- ou anti-immigration : c’est un texte qui pose essentiellement des questions en s’émancipant des idéologies qui les masquent. C’est notre démarche, en général : poser les problèmes, faire appel à l’intelligence des gens, à leur lucidité. C’est cela, pour nous, une démarche démocratique, et cela recoupe toute démarche intellectuelle honnête, nous semble-t-il.
Précisions préliminaires
Pourquoi la question de l’immigration serait-elle si importante ? Parce que les flux migratoires vont croissant sur la planète, et pour au moins trois raisons : les bouleversements écologiques fantastiques qui déséquilibrent les sociétés à l’échelle mondiale, couplés à l’explosion démographique, très inégale, on l’a vu, selon les continents, mais aussi, et cela n’a pas été abordé dans les interventions précédentes, les effondrements géopolitiques de régions entières. Je parle d’une bonne partie de l’isthme américain, de toute la bande sahélienne, du Moyen-Orient. C’est la naissance de « trous noirs géopolitiques », comme le Honduras, la Libye, le Yémen, etc. Ces déplacements massifs de populations modifient à leur tour très profondément les sociétés d’accueil, en Occident bien sûr (Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Australie), mais pas que (Chine, Russie, …). Et ces transformations sous la pression migratoire sont sans précédent dans l’histoire récente. C’est très visible en France : les choses sont en train de changer radicalement. Certains s’en réjouissent, d’autres s’en inquiètent, le pays se polarise dramatiquement autour de ces thématiques, mais je crois que plus grand monde ne soutient qu’il ne se passe rien.
Il est incompréhensible que les écologistes n’aient pas de grille d’analyse sur ce sujet, de discours cohérent ou au moins des interrogations cohérentes. On entend plutôt un ressassement ultra-idéologique, notamment en provenance d’EELV (Europe Écologie-Les Verts), un étalement de bien-pensance et de bons sentiments qui sont sans aucun rapport avec la réalité. Après un XXe siècle qui a pavé l’enfer de bonnes intentions, il serait intelligent de faire un peu attention avec les leçons de morale… Bien sûr, je ne vais pas vous fournir ici une doctrine clefs en main, ce n’est pas le genre de la maison. Je vais seulement essayer d’amener quelques éléments qui me semblent dignes de réflexion, des questions, peut-être un cadre général, en tout cas je ne fais que défricher, ce serait une sorte d’introduction, d’invitation à se pencher sur ces questions de manière raisonnable…
Je crois pouvoir affirmer que nous avons tous ici, dans cette salle, des positions plutôt pro-immigration – a priori.
D’abord par expérience : nous sommes sans doute nombreux à avoir suffisamment côtoyé des immigrés durant notre vie pour ne pas prêter attention aux discours xénophobes – ou plutôt misoxènes, pour ne pas psychiatriser. Comme moi, certains ont passé la majorité de leur existence en banlieue ou dans des quartiers d’immigration, ont fait leurs études dans une ambiance très internationale, ont eu des amis, des copains, de la famille ou des conjoints d’une autre origine que la leur, voire sont eux-mêmes immigrés ou descendants d’immigrés. Et j’imagine aussi que vous avez éventuellement mis les pieds dans des pays non-occidentaux ou milité, comme moi, pour les sans-papiers, quelquefois de manières très engageantes ou intimes.
Ensuite parce que, pour nous, l’échange culturel relève de l’évidence et même d’une dimension cruciale dans l’existence : tout autant que la compréhension d’opinions différentes, le contact avec d’autres cultures ou d’autres civilisations – comme avec d’autres époques – permet une remise en cause de soi, de ses évidences, de son héritage qui est hautement éclairant. C’est Aristote rapprochant les situations du penseur et de l’étranger, les deux étant en situation de recul vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent [4]. Me concernant, le contact prolongé avec les milieux maghrébins et avec le Maghreb est un aspect absolument crucial de mon parcours intellectuel et politique.
Enfin, nous sommes humanistes. Autrement dit la notion de liberté, et notamment de liberté de circulation, nous apparaît comme un horizon vital. Nous vivons toute restriction imposée comme un échec, provisoire, de l’idée que nous nous faisons de l’humanité, l’humanité générale et l’humanité en chacun de nous. Même chose, à un degré encore supérieur, pour la notion d’asile politique : je crois que nous sommes tous fiers de vivre dans un pays qui ouvre ses portes aux persécutés de partout et y voyons une pratique d’une importance capitale à tous les niveaux, y compris géopolitique.
Tout cela – si français – nous place du côté du courant écologique qui a pu être nommé « éco-socialiste », qui parle plus des inégalités et de la répartition des ressources mondiales comme un M. Bookchin, par exemple, contre un courant plus « malthusien » ou « populationniste » qui tire davantage du côté de l’« écologie fondamentale » ou de l’histoire environnementale à la J. Diamond : nous avons plutôt tendance à placer la solution aux problèmes écologiques dans un bouleversement de l’organisation de la société, et notamment de son modèle économique et technique, que dans la régulation des populations humaines, de leurs flux, de leur consommation, de leurs rejets. En gros et pour caricaturer, nous serions plus proches du pôle « anticapitaliste » que du pôle « biologiste » – d’où, précisément, les réticences à aborder les thèmes d’aujourd’hui, la démographie et les migrations. Il me semble qu’il s’agit là de l’exemple parfait d’un faux clivage, d’une fausse contradiction qui découle d’héritages totalement idéologiques bien plus que de raisonnements argumentés, et qui empêchent d’affronter la réalité que nous avons sous nos yeux. C’est ce que je vais essayer de démontrer à travers le thème de l’immigration.
Une précision, importante, sur ce dernier terme, pour comprendre ce dont je vais parler. Une paresse intellectuelle très répandue nous pousse à rapprocher le terme d’« immigré » et celui de « réfugié ». Il s’agit de choses très différentes – j’y reviendrai en fin d’intervention à propos des « réfugiés climatiques ». Un réfugié est quelqu’un qui fuit un danger imminent et qui trouve refuge à l’intérieur de frontières étrangères – ce que semblent ne pas avoir compris les no borders. J’en ai fréquenté quelques-uns, et notamment Waleed Al-Husseini, Palestinien athée réfugié à Paris il y a quelques années, après des persécutions, emprisonnements, tortures en Palestine sous l’Autorité palestinienne. Il est menacé de mort et ne peut pas repartir là-bas, mais il est aussi menacé ici – il ne peut pas se rendre en Seine-Saint-Denis, par exemple, où je l’avais invité – menacé par des immigrés musulmans, justement, qui ne supportent pas ceux qui s’échappent des « prisons d’Allah », selon la belle formule de son livre [5]. Un immigré, c’est différent : on peut dire, grosso modo, que c’est quelqu’un plutôt issu de la classe moyenne, le bas de la classe moyenne dans son pays d’origine, qui migre pour augmenter son niveau de vie et qui est amené au fil du temps à envoyer de l’argent « au pays » et à faire des allers-retours plus ou moins fréquents, puis à faire venir ses proches par le biais du « regroupement familial » – qui représente l’essentiel de l’immigration officielle. Pour fixer les idées, les communautés immigrées les plus nombreuses en France, immigrés et premières générations, sont, dans l’ordre : les Algériens, puis les Marocains, les Africains sub-sahariens (Sénégal, Côte-d’Ivoire, Togo, Bénin, etc.), puis les Italiens, Portugais, Espagnols, etc. Voilà, concrètement, c’est ça l’immigration, c’est d’eux dont il va être question ; c’est 95 % des immigrés que vous croisez depuis quarante ans, ce ne sont pas les Yézidis chassés par l’État Islamique ou les Érythréens qui débarquent aujourd’hui en canot.
1 – Immigration et croissance
« Immigration et décroissance » : le sujet est emberlificoté. Pour un premier abord, posons-nous la question du lien entre immigration et croissance, ça devrait être plus facile.
Et effectivement : il suffit d’écouter le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale du Commerce, l’Organisation des Nations Unies, ou d’écouter les grands oligarques, les financiers et tous les patronats, mais aussi toutes les télés, les radios et les journaux, et les choses sont on ne peut plus claires : l’immigration apporte la croissance. C’est affirmé, répété, martelé depuis des décennies à toutes les populations inquiètes ou seulement dubitatives : l’immigration est bonne pour l’économie, les retraites, les finances et quelquefois on dirait même que l’on n’est sûrs que d’une chose, c’est de ça… Les arguments sont fournis : un immigré en plus, c’est un consommateur en plus, un travailleur de plus, des enfants de plus, donc, du PIB. Une bouche qui ingurgite, des muscles qui s’exercent, un sexe qui se reproduit, tout cela fait de l’argent : c’est ça l’immigration. C’est le pari de l’Allemagne, qui a ouvert ses frontières lors de la « crise migratoire » de 2015 pour booster son dynamisme économique en contrant son déclin démographique dans le cadre d’une concurrence mondiale et d’une rivalité économique avec la France, qui fait de même de son côté.
Bien entendu, c’est moins simple que ça. Beaucoup d’études, je pense à celles de M. Tribalat, montrent que l’impact économique de l’immigration est bien plus discutable. D’abord parce que ça dépend, de manière assez évidente, du contexte du pays d’accueil (état productif, niveau de chômage, volonté des populations…), du profil des immigrés (âge, niveau d’instruction, qualifications, distance culturelle…) et plus généralement des externalités. Les « externalités », c’est tout ce que l’on ne prend pas en compte en économie – on voit là le degré de scientificité de la discipline… –, comme l’alphabétisation, la délinquance, les réactions de rejet, le communautarisme, etc. Mais, quoi qu’il en soit, même si quelqu’un démontrait que l’immigration ne crée aucune croissance, ça n’en ferait évidemment pas pour autant un élément de décroissance : vous savez mieux que moi qu’il n’y a rien de pire qu’une société de croissance sans croissance…
L’immigration comme projet capitaliste
Au fond, cette corrélation immigration / croissance ne devrait pas nous surprendre parce que l’immigration est une invention capitaliste et même patronale. Je parle là de l’immigration moderne, pas des innombrables mouvements de populations qui ont eu lieu dans l’histoire de l’humanité, et qui ont revêtu des formes extrêmement diverses, invasions, infiltrations, conquêtes capillaires, remplacements de populations, migrations en cascade, etc. L’immigration moderne, dont nous parlons, est née au XIXe siècle, au moment où le capitalisme industriel exigeait des masses croissantes de main-d’œuvre, tirée des régions avoisinantes : les patrons d’usines voulaient des travailleurs flexibles et bon marché. Importer, ou laisser venir, des Creusois, des Savoyards ou des Bourguignons, puis des Belges, des Espagnols ou des Polonais, permettait en sus de tirer les salaires vers le bas en créant une « armée de réserve », de briser les solidarités spontanées – mettez sur une chaîne de montage un Corse, un Portugais, un Algérien et un Normand côte-à-côte, le temps qu’ils apprennent à se parler, vous les ferez tourner – et de casser les grèves lorsqu’elles surgissent – vous avez tous lu Germinal – voire de les réprimer, comme les troupes Versaillaises contre les Communards, essentiellement constituées de paysans de province. L’immigration permet en plus de contourner les résistances locales diffuses, comme lorsque les gens préfèrent faire moins d’enfants pour en prendre soin ou sont rétifs à l’industrialisation et à l’ascension hiérarchique [6]. Bref, c’est une mise en concurrence généralisée.
Bien entendu, les mouvements ouvriers de l’époque ont pu neutraliser partiellement ces effets, par l’assimilation sociale des étrangers, l’émergence d’une éthique collective, l’organisation des travailleurs en un lieu, une coordination entre secteurs, d’innombrables luttes mettant en échec les stratégies de division patronales, et surtout la mise en place des Associations Internationales du Travail pour enrayer cette rivalité construite entre les peuples et créer une solidarité voire une unité à l’échelle mondiale.
Tout ce que je raconte là était absolument évident à n’importe quel travailleur de l’époque, a fortiori n’importe quel socialiste, une évidence pour K. Marx comme pour J. Jaurès, et c’était discuté en permanence lors des rencontres, conférences ou congrès internationaux [7]. Bref que l’immigration était un mécanisme capitaliste était absolument indiscutable pour toute la gauche, y compris ou surtout la CGT et le PC, jusqu’aux années 80, période charnière de plusieurs points de vue, où a eu lieu un gigantesque retournement idéologique, que je ne vais pas aborder ici [8].
Les trois cercles vicieux de l’immigration
Les choses ont-elles changé aujourd’hui ? Certainement pas, et elles ont même été décuplées, démultipliées à tel point qu’elles s’auto-engendrent dans un mouvement incontrôlé. Je vais essayer de vous le montrer à travers les mécanismes de trois cercles vicieux [9].
Le premier est celui du « pillage du tiers-monde ». On entend souvent l’argument selon lequel accueillir les immigrés serait le minimum que l’on pourrait faire ici face à l’accaparement des ressources par les grandes puissances, dont la France, et leurs réseaux maffieux – ici, on parle de Françafrique (mais il faudrait aussi parler de Chinafrique et prochainement de Russafrique) C’est strictement ne rien comprendre à ce qui se passe. L’émigration vide les pays pauvres de leur jeunesse, qu’elle soit chômeuse, délinquante ou contestataire, et notamment des diplômés et futures élites, c’est-à-dire des secteurs de la société qui permettraient précisément de renverser le pouvoir autocratique et d’instaurer d’autres rapports avec les pays et leurs multinationales. C’est non seulement le départ physique de beaucoup, mais aussi l’impact psychologique que cela représente : une porte de sortie qui détourne de l’avenir et du fonctionnement du pays. Le soulèvement tunisien de 2011, que l’on avait suivi de près à Lieux Communs, a été fait par les Tunisiens du pays, ceux qui sont restés – j’en connais – certainement pas par ceux qui ont fui le pays, les immigrés vivant France depuis des années – j’en connais aussi. Tout le monde dénonçait la collusion entre le Quai d’Orsay et le dictateur Ben Ali [10] : ce ne sont ni les Français, ni les Tunisiens en France qui y ont changé quoi que ce soit : ce sont les Tunisiens en Tunisie. La même chose se déroule partout, comme aujourd’hui en Algérie et au Soudan. Donc l’immigration n’est en rien, comme veulent le croire les belles âmes, une contrepartie à la Françafrique, mais bien un élément central de son fonctionnement. Vous voyez le cercle vicieux : on vous prend vos richesses et la jeunesse qui pourrait changer la donne, ou du moins on lui fait miroiter l’exil, ce qui permet au roitelet local de se maintenir et de vendre son pays. D’ailleurs, le nombre de visas est une des premières monnaies de négociation avec les pays du Maghreb, l’Algérie en premier lieu, c’est une manière exotique mais efficace de gérer aussi bien le chômage que la contestation intérieure [11], voire de se débarrasser de minorités (juifs, homosexuels, etc.)
Deuxième cercle vicieux, sur le terrain sociologique, le précédent étant plutôt géopolitique, c’est l’auto-entretien de l’immigration par les immigrés eux-mêmes. Le mécanisme est, là aussi, assez simple : celui qui part, part pour réussir, d’autant plus s’il est l’envoyé d’une famille, d’un clan ou d’un village. L’argent qu’il envoie périodiquement, les nouvelles – forcément bonnes – et sa prodigalité, éventuellement feinte, lorsqu’il revient déséquilibrent la communauté, y instillent une mentalité d’assisté et surtout l’impression qu’il n’y a de véritables réussites sociales qu’à travers l’exil. Il va donc susciter des vocations, accompagner et accueillir les nouveaux candidats, et le cycle se reproduit, s’auto-alimente. Les « gagnants » sont ceux qui partent. Auto-engendrement, donc, et accentué par le fait que les envois d’argent – qui représentent maintenant la majorité des revenus de certains pays pauvres – alimentent là-bas le clanisme, la gérontocratie, les réseaux informels, les inégalités, la consommation ostentatoire et aussi, il faut le dire, l’assistanat, la logique rentière, qui est déjà celle de bien des régions, quels que soient leurs revenus (que l’on pense aux pays pétroliers ou gaziers) [12]. On en arrive à des situations délirantes : au Maroc, les sondages montrent que près de la moitié de la population veut émigrer, plus encore en Algérie, alors que ce ne sont pas des pays pauvres… Peut-on encore parler de « pays » ou de « nation » lorsqu’un habitant sur deux veut fuir, notamment les jeunes ?…
Le troisième cercle vicieux, sur le terrain politique, concerne les pays d’accueil. La formation progressive d’une communauté, d’une diaspora, en France par exemple, non seulement facilite et tend à accélérer les flux de migrants, mais finit par créer un multiculturalisme de fait, jamais discuté – mais qu’est-ce qui l’est ? C’est l’exemple type où la quantité, à un moment, change la qualité : il se forme des enclaves pérennes dans le pays. Enclaves territoriales – les fameux « territoires perdus » de la République et de la Nation – mais aussi, bien moins visibles, enclaves mentales, comportementales, où réapparaît la logique du « eux » et du « nous ». Nous assistons à la fragmentation de nos sociétés, à une formation de sociétés en archipel où l’on vit « côte à côte » pour reprendre les mots d’un ancien ministre de l’Intérieur, en attendant de vivre « face à face »… Dans ce contexte de séparatisme, de déchirement, c’est bien sûr la notion de solidarité nationale qui est mise à mal (avec ses institutions de protection sociale : retraites, sécurité sociale, etc.) mais aussi celle d’intérêt général, tendant à rendre impossible toute souveraineté collective, c’est-à-dire la démocratie, quoi qu’on entende par là, donc tout choix collectif, décroissance y compris. C’est le demos qui s’émiette, qui ne fait plus consistance, qui ne fait plus sujet… Nous entrons dans des sociétés qui, littéralement, ne peuvent plus choisir quoi que ce soit parce qu’elles ne forment plus société. Nous sommes donc de plus en plus livrés à des mécanismes auto-entretenus. Je ne parle là que d’immigration, mais vous voyez par vous-mêmes que tout cela se connecte immédiatement aux intérêts de l’oligarchie, aux politiques de privatisations, etc. qui n’ont qu’à laisser faire.
L’immigration dans la Mégamachine
Vous voyez bien que l’immigration est finalement bien plus qu’un simple élément de la croissance : ce serait même une pièce maîtresse de la mégamachine, la machine infernale, une politique d’ingénierie sociale planétaire qui arrache d’un côté les gens à leurs terres et, de l’autre, les jette massivement sur d’autres. Et cela sert presque de modèle, d’archétype, de pattern, puisque nous sommes tous appelés, sinon à être migrants nous-mêmes [13], du moins à nous plier aux impératifs de la mobilité, du nomadisme, du déracinement, de l’adaptation permanente, de l’opportunisme, de la « mondialisation »… C’est le discours du bourgeois-bohème qui voyage d’un continent à l’autre tout en mangeant bio. Tout cela est finalement assez évident à tout le monde, même intuitivement, et nous sommes vraiment très, très loin de toute préoccupation écologique, a fortiori décroissante… À ceux que mes propos laissent dubitatifs je demanderais de me faire part de leur avis sur l’exode rural : tout le monde ici, j’imagine, a une très forte conscience de ses conséquences : désertification des campagnes, entassement urbain, mécanisation généralisée, etc. Eh bien les mécanismes de l’immigration sont similaires, mais à l’échelle internationale… C’est étonnant comme sur ce sujet, les choses sont évidentes dans un cadre national, mais très politiquement incorrectes à plus grande échelle… Comment expliquer que nous soyons à ce point en porte-à-faux ? Peut-être que de reconsidérer les choses de notre point de vue, de repartir de notre projet écologique à nous permettrait de comprendre un peu plus ce qui pro quo et en même temps d’ouvrir quelques pistes de réflexion, voire d’action ?
2 – Immigration et décroissance
Nous avons, nous écologistes, un lien particulier avec les pays non-occidentaux. C’est que, contrairement à tous les dérivés du marxisme, nous ne croyons pas, normalement, à l’inéluctabilité de la réalisation d’un paradis terrestre. Nous ne croyons absolument pas au Progrès compris comme progression irrépressible de l’humanité vers le Bon, le Beau, le Bien, qu’il advienne durant sa phase « capitaliste » (version libérale) ou après (version « communiste »). Si progrès – sans majuscule – il y a, il est le fait de la volonté ou plutôt du désir des humains à le faire être, et cela sera toujours provisoire, fragile, précaire. Le « développement » des pays, sur le modèle étrange du développement d’un organisme biologique [14], ne nous semble absolument pas une voie obligée pour l’humanité : il se trouve qu’elle l’est actuellement, mais ce n’était pas écrit. Les pays « arriérés » sur cette ligne unidimensionnelle à laquelle Cl. Levi-Strauss voyait le monde réduit nous sont donc parus comme renfermant des possibilités d’évolution autres, des points de départ potentiels d’une bifurcation dans l’histoire.
Beaucoup plus concrètement, ces pays non encore « développés » renferment encore, à nos yeux, des valeurs, des comportements, des mentalités disparues ici mais qui nous semblent capitales car n’appartenant pas à l’ethos de l’Homo œconomicus qui règne dans nos contrées. Je parle par exemple de tout ce qui a trait à la socialité, à l’hospitalité, à la convivialité, qui frappe souvent, encore, le voyageur occidental. Qui n’a jamais été accueilli dans une maison maghrébine – authentiquement maghrébine – peut difficilement se faire une idée de ce qu’est la common decency, sans doute commune en France il y a encore un siècle ou deux. Même chose pour tout ce qui est de l’enracinement, du sentiment d’appartenance à une communauté humaine concrète, une culture vivante, mais aussi à une terre (le « bled », c’est, finalement, le champ mitoyen à la maison), à un paysage, à un écosystème. C’est aussi cette simplicité d’une vie antérieure au déferlement de la société de consommation, cette sobriété de fait, tissée de pratiques élémentaires dans le rapport aux animaux, aux plantes, et aux objets, ce bon sens qui rend naturels des réflexes de réutilisation, de recyclage, de bricole, de débrouillardise… Voir un autochtone bricoler une voiture au milieu d’un erg mauritanien oblige immédiatement à reconsidérer tout le rapport occidental à la technique qui, pour le coup, est bien plus empreint de magico-religieux, paradoxalement.
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