Ce livre comporte une disproportion flagrante entre la langue brune (nazie) et la langue de bois (communiste) [1], même si le prototype du newspeak imaginé par Orwell correspond assez largement à cette dernière. D’où ce chapitre sur un penseur que je n’avais pas retenu dans mon projet initial de « tryptique » du langage totalitaire : le poète et essayiste polonais Aleksander Wat (1900-1967) qui, dans ses écrits du début des années soixante, a esquissé une analyse importante de ce qu’il a appelé la « sémantique stalinienne », ressort fondamental de la langue communiste. « Ses analyses font penser aux réflexions de Victor Klemperer sur la langue du Troisième Reich, à la novlangue d’Orwell, aux analyses d’Alain Besançon. Parmi de tels chercheurs, Wat occupe une place bien à lui, celle d’un penseur et d’un poète » [2], écrit à son propos Wojciech Karpinski. Avant d’aborder la contribution de Wat à une réflexion sur le langage totalitaire, un rapide détour sera nécessaire pour évoquer son parcours biographique et situer son interprétation de la « sémantique stalinienne » dans le cadre de sa vision globale du communisme.
La vie tourmentée d’un poète polonais
Qui était Aleksander Wat ? De son vrai nom Szymon Chwat, il est né à Varsovie en 1900, dans une famille juive de vieille tradition lettrée, et s’est toujours considéré comme étant à la fois « tout à fait juif » et « tout à fait polonais ». Poète, prosateur et traducteur, il devient l’une des figures les plus remarquables du milieu littéraire varsovien de l’entre-deux-guerres. De 1929 à 1932, il dirige la célèbre revue procommuniste Miesiecznik Literacki et, en 1931, il sera emprisonné trois mois durant, dans la Pologne de Pilsudski, pour ses opinions politiques. Au moment du pacte germano-soviétique et de l’invasion de la Pologne par Hitler et Staline, il s’enfuit à Lvov pour fuir l’occupation allemande, mais se retrouve confronté à la terreur stalinienne. Arrêté en janvier 1940 par le NKVD et incarcéré dans plusieurs prisons soviétiques (à Lvov, Kiev, Moscou et Saratov), il est amnistié en novembre 1941 alors que, l’Allemagne ayant envahi la Russie, Staline conclut un accord avec le gouvernement polonais en exil. Il sera ensuite déporté avec sa famille à Alma-Ata (puis à Ili) où il est de nouveau emprisonné, en mars 1943, pour avoir organisé la résistance des Polonais à la campagne de « passeportisation » forcée menée par le Kremlin [3].
De retour en Pologne en 1946, il est nommé rédacteur en chef des éditions d’État polonaises, sans dissimuler son hostilité au communisme. Après un long silence, où il semble avoir douté du sens même de la littérature, il se remet à publier dans les années cinquante, bénéficiant du dégel qui survient en 1956. En 1953 se produisit un événement qui allait marquer le reste de son existence : il fut victime d’une attaque cérébrale. Pendant les quatorze dernières années de sa vie, Wat connaîtra ainsi les tourments atroces d’une maladie neurologique incurable, qu’il comprenait comme l’expiation de son adhésion à une philosophie démoniaque.
Le poète quitte définitivement son pays en 1958, vivant en Italie puis en France. Czeslaw Milosz, nommé professeur de littérature slave à l’Université de Berkeley en 1960, le fait inviter en Californie. C’est au cours de ce séjour, de la fin 1963 au début 1965, que seront enregistrés les entretiens de Wat avec Milosz, la base d’un livre autobiographique en forme de bilan : Mon Siècle. Wat n’ayant pas eu la force de le mener à bien, la plus grande partie du livre n’a été publiée qu’en 1977 [4] ; il s’agit en fait d’une transcription de ces entretiens réalisée par sa veuve, Ola Wat ou Milosz lui-même. Incapable de supporter davantage une maladie dont rien ne pouvait le soulager, Aleksander Wat met fin à ses jours à Antony, près du parc de Sceaux, en 1967.
Wat fait partie des intellectuels communistes qui prirent rapidement conscience du caractère criminel du système et de son idéologie. Les convergences entre le stalinisme et l’hitlérisme lui apparaissent très tôt comme une évidence. À l’époque où la plupart de ses amis découvraient l’ « antifascisme » – l’alliance avec le communisme contre l’Allemagne hitlérienne –, il comprend, en décalage complet avec ses contemporains, la parenté profonde entre les deux régimes. Il avait tout d’abord minimisé l’hitlérisme, le tenant pour un phénomène provincial. Jusqu’à ce que la révélation de sa nature véritable lui dévoile, par voie de conséquence, l’essence du communisme. « Moi, dans les années trente, j’étais en quelque sorte à l’inverse des autres. Les autres, face à l’arrivée au pouvoir de l’hitlérisme, acceptaient le dilemme et se rapprochaient du communisme -ils acceptaient l’idée qu’effective ment il n’y avait pas le choix, c’était ou bien le communisme, ou bien le fascisme. [ ... ] Moi, c’était l’hitlérisme qui me détournait du communisme, parce que je commençais à voir entre eux des ressemblances, des analogies. [ ... ] Des structures, des Gestalten semblables, à commencer par le culte du chef [ ... ] et ensuite le massacre, l’élimination de l’opposition. À vrai dire, Staline n’avait pas encore commis de massacres, mais tout comme Hitler, il éliminait ; [ ... ] chacun d’eux était à l’école de l’autre. » [5]
C’est au cours de l’une de ses incarcérations dans une prison soviétique que se produit une sorte d’illumination, évoquée à plusieurs reprises dans Mon siècle. Wat aperçoit de manière soudaine et évidente ce dont il retourne avec le communisme, ayant simultanément la vision d’une présence réelle du Diable. « Chez les Soviets, j’ai réellement senti que pour un homme d’aujourd’hui il était extraordinairement difficile de croire en Dieu, mais qu’il était peut-être terriblement difficile de ne pas croire au Diable. [ ... ] À la prison de Saratov [ ... ] j’ai compris ce que c’était que le diable dans l’histoire. Ce jour-là, le communisme m’est apparu sous une figure diabolique. » [6] En même temps, il saisit de manière fulgurante la nature du Bien. Lui qui était athée et n’avait pas reçu d’initiation réelle au judaïsme, se convertit alors à la foi chrétienne.
MON SIÈCLE (extraits de la préface) [7] L’auteur n’est pas un politique, c’est-à-dire un homme qui fait l’histoire, ni même un historien, c’est-à-dire un homme qui relate les faits historiques. Il est poète ; et ce disant, il n’a pas à l’esprit le fait, relativement indifférent, d’écrire des vers, mais ceci qu’il vit chaque expérience de manière spécifique et par conséquent l’histoire qui se fait, qu’il lie les uns aux autres de manière spécifique les événements, les faits et les choses, et qu’il les exprime spécifiquement. Qui plus est, en tant que poète, il a conscience -une conscience qui ne le quitte jamais -qu’entre la chose et son expression verbale, entre une expression et une autre expression, sont tendues et se tendent sans cesse des membranes, des « formes » (ou des « structures », pour utiliser le vocabulaire contemporain) de compréhension et d’incompréhension. Et en disant « compréhension », il a à l’esprit non seulement la conscience lucide, mais celle qui l’est à demi, au quart, et même le subconscient absolu, car eux aussi se manifestent à leur manière sous tel ou tel déguisement [ ... ]. Mais bien que l’auteur ne fasse pas de politique, la politique a été sa destinée. « La politique est le destin »1 a dit Napoléon, il y a un peu plus de cent cinquante ans, au seuil de notre ère. [ ... ] Cette phrase, il la disait à Goethe, en matière de réprimande alors que celui-ci venait de lui faire un beau discours sur les « tragédies du destin » de Voltaire. Oui, la politique est notre destin, le cyclone au cœur duquel nous sommes plongés sans répit, même si nous tentons de chercher refuge dans les coquilles vides de la poésie. Dans notre cas, la politique a été la dame sans merci qui nous emprisonnait dans ses filets, nous liait sous son joug, maîtresse odieuse et détestée ... En chiffres, cela s’exprime si joliment : treize prisons, dix-sept séjours à l’hôpital. Jadis, une telle moisson était le prix que l’on payait pour une vie de vagabondage et de trop nom breux voyages à Cythère. Mais où sont les neiges d’antan ? ... Aussi ne faut-il pas s’étonner si un vieux poète a consacré à des rhapsodies sur des thèmes politiques le temps qui lui restait -qui sait ? -pour écrire le chef-d’œuvre à peine pressenti qu’il portait en lui. À ces rhapsodies, c’est-à-dire à ce qu’il est capable d’écrire, puisque la langue des politiciens lui est odieuse, tout comme lui est étranger le discours précis, cohérent et pesant des savants. Par contre, du fait de son commerce plus intime avec les mots, il est peut-être plus proche d’une compréhension immédiate de cc dont les mots tentent de nous séparer. Ce livre pourrait être non point une autobiographie, ni une confession, ni un traité politico-littéraire, mais la récapitulation des expériences personnelles vécues au cours de plus d’un quart de siècle de « coexistence » avec le communisme. Sine ira et studio [ ... ]. Mon siècle, Confession d’un intellectuel européen, traduit du polonais par G. Conio et ]. Lajarrige, Éditions de Fallois/L’Âge d’Hornme, 1989, pp. 26-27. |
Une clé d’intelligibilité du stalinisme
À côté de la limpidité des énoncés d’Orwell, de Sternberger ou de Klemperer – même s’il s’agit d’une « ténébreuse limpidité » issue d’un effort d’élucidation des ténèbres – , les écrits de Wat apparaissent souvent obscurs, retors et tourmentés. Bien que traversés par une méditation obstinée, obsédante et insistante, il est beaucoup plus difficile d’en dégager une pensée cohérente. L’ouvrage majeur auquel on doit se confronter pour la saisir est Mon siècle, auquel il faut ajouter quelques articles des années soixante, rassemblés dans le volume Le Monde au croc et sous clé, publié en 1985 [8] et dont certains sont disponibles en français [9].
La première partie de Mon siècle évoque le milieu littéraire et artistique de l’avant-guerre, en Pologne et en Europe, tandis que la seconde retrace les pérégrinations carcérales de Wat, son emprisonnement à Varsovie, puis, après une pause de quelques années, ses incarcérations successives en URSS. Ces deux parties sont sous-tendues par une question fondamentale. Si, dans la première, Wat se demande « Comment devient-on communiste ? », la seconde est dominée par le problème de savoir « Qu’est-ce que le communisme ? ». C’est cette seconde interrogation qui retiendra notre attention. L’intuition fondamentale de Wat est que l’histoire du communisme ne constitue pas une succession chaotique de hasards, mais qu’il y a eu, dans ce qui peut donner l’apparence d’un désordre, une cohérence et même une méthode – bref, un dessein. « La pagaïe, en Russie, était terrible et il est fort probable que même la pagaïe ait été planifiée, ait été prévue, par principe, c’était un facteur qui entrait dans le plan, cela est devenu évident pour moi, par la suite [ ... ]. Tous ces vols, tout ce désordre qui était toléré jusqu’à un certain point, une pagaïe contrôlée, calculée. [10] »
D’où la vocation dont il se sent investi : chercher à comprendre ce dessein global, le saisir intellectuellement et philosophiquement. Par là, Wat retrouve la difficulté fondamentale inhérente à toute confrontation au nihilisme : discerner une certaine finalité dans des comportements sociaux ou politiques ayant pour caractéristique de n’obéir à aucune fin rationnelle. Ou, comm e pour Sternberger, apercevoir que la « monstruosité inhumaine » appartient en quelque manière au concept de l’humanité. L’absence de sens est encore un sens, dans la mesure où elle obéit quand même à une certaine intention, si perverse soit-elle.
La formulation de son intuition visionnaire de l’essence du communisme demeure assez haletante et confuse. Devant une œuvre comme celle de Wat, deux écueils doivent être évités. Le premier consiste à le traiter comme un philosophe ou un théoricien politique, oubliant qu’il était avant tout écrivain. « Ses essais, ses notes, ses entretiens, ce sont aussi des textes du Wat-poète »,souligne Wojciech Karpinski. « Le style de ses déclarations frappe : haletant, lapidaire, passant d’une langue à l’autre. [ ... ] C’était sa voie, son mode de perception du monde. Il ne percevait pas le monde sur le mode philosophique. » [11] L’autre erreur, symétrique, consisterait à sous-estimer la pensée qui traverse cette œuvre et à oublier que Wat fut à sa manière un penseur qui, comme le relève Milosz, « a constamment recherché une clé philosophique au phénomène du système soviétique » [12].
Je formulerais plutôt les choses comme suit : Wat a entrevu quelque chose d’essentiel, mais sans parvenir à donner à son intuition une articulation entièrement satisfaisante – ce qui n’a rien d’étonnant, compte tenu de la nouveauté et de l’étrangeté du phénomène. Je serais enclin à dire que Wat est très proche d’Orwell, ayant été comme lui un métaphysicien et un visionnaire prémonitoire, avec cette différence qu’il n’est jamais parvenu à trouver, contrairement à l’écrivain anglais, une forme littéraire et conceptuelle appropriée pour sa vision. Compte tenu de cet écart, il est légitime de tenter de lui donner une formulation plus rigoureuse et plus claire. Dans le torrent prophétique de cette « pensée complexe et tourmentée », je tenterai d’introduire un peu d’ordre, sans pour autant en faire un jardin tracé au cordeau, en mettant l’accent sur trois idées centrales de son analyse du communisme : l’idée d’une socialisation par la désocialisation (la « règle du tiers »), d’une dépossession de la parole (l’expropriation sémantique) et celle d’une refonte de l’âme,(la perekovka). Trois aspects qui correspondent, respectivement, à une perspective sociale (ou sociologique), sémantique (ou linguistique) et psychique (ou psychologique). Ces trois idées, qui pourraient faire l’objet d’un examen séparé, entretiennent un lien mutuel étroit. Je les examinerai successivement avant d’approfondir l’apport de Wat à la question du langage.
Précisons d’emblée un point terminologique. L’objet des analyses de Wat est bien le communisme (le socialisme réel), même s’il le nomme stalinisme, confondant sans cesse les deux termes. Cela n’a rien à voir avec l’astuce qui consiste à parler de « stalinisme » lorsqu’on aborde les crimes commis par les régimes de type soviétique pour éviter d’employer, à ce sujet, le terme de « communisme ». Chez Wat, cet usage tient aussi à une surprenante fascination pour la personnalité de Staline, envers laquelle il éprouve à la fois répugnance et admiration. Il serait toutefois erroné d’en conclure que les analyses de Wat porteraient sur un phénomène historique daté et révolu. Comme le fait judicieusement remarquer Karpinski, « la staliniade de Wat, par le fait même qu’elle est conçue comme une optique poétique, ne concerne pas seulement une formation historique close sur elle-même. Elle va plus loin : elle touche aux liens qui unissent le mot à la chose, à l’homme, à chaque homme ». [13] C’est bien en cela que la méditation tourmentée de Wat est du plus haut intérêt pour une réflexion sur le phénomène totalitaire soucieuse de discerner, dans des expériences déjà anciennes, des traits actuels et universels.
La désocialisation communiste
Soit, pour commencer, un point de vue quasiment sociologique [14]. l.e communisme, de même que le nazisme, ne doit pas être principalement compris comme un régime politique. Il doit d’abord être envisagé comme une forme sociale, un certain type de rapport humain proposé en modèle. Tel est l’enseignement que l’on peut tirer d’auteurs aussi différents qu’Alexandre Zinoviev ou Sebastian Haffner [15]. Il convient, par conséquent, de renverser la perspective habituelle pour saisir la nature du régime depuis le bas, à partir de certaines cellules ou cristallisations sociales élémentaires qui ne sont pas simplement des briques ou des modules sur la base desquels se construirait la totalité sociale, mais qui se révèlent déjà emblématiques du tout.
Mon Siècle contient l’amorce d’une telle description sociologique. Le champ d’expérience de Wat, le lieu où il a compris l’essence du communisme, fut la prison, plus exactement les nombreuses prisons qu’il a connues – quatorze en tout ! – (ils les appelle « mes prisons »), où prévalaient des situations fort distinctes. La différence qu’il relève entre les prisons polonaises, où il a été détenu en tant que communiste dans les années trente, et les prisons soviétiques qu’il a connues à partir de 1940, est très instructive à cet égard : « Je voudrais introduire ici [ ... ] une petite nuance entre les différentes figures de la société carcérale. Mes prisons polonaises représentaient un autre monde de relations sociales que celui de Zamarstynov. [ ... ] Qu’était-ce donc ? Une formidable cohésion. [ ... ] Il s’agissait en fait de rapports sociaux primitifs : les siens et les ennemis dans la même cellule. [ ... ] C’était le fait de marcher ensemble, c’était une société en marche, une société de cadres, la société qui, mutatis mutandis, existait dans l’hitlérisme. » [16]
Cette description de la socialité d’un groupe de militants communistes au sein d’une prison de la République polonaise d’avant-guerre correspond en effet au récit de Sebastian Haffner mettant en évidence le phénomène de la « camaraderie » comme typique et constitutif de la socialité nazie [17]. La socialité proprement communiste, découverte par Wat dans les prisons soviétiques, ne comporte plus, pour sa part, cette cohésion ou cette jubilation à marcher au pas cadencé. À la place, un autre phénomène déconcertant se fait jour. « Passons maintenant à une société d’un autre type, la société de la Loubianka et des prisons soviétiques. Il s’agit là de ma petite théorie du communisme, ou plus précisément du stalinisme [ ... ]. C’est la socialisation par la désocialisation. [ ... ] C’est l’introduction du tiers ; ce qui veut dire : lorsque vous serez deux à vous rassembler, je serai là, entre vous. Cette éducation soviétique apparaît déjà en prison. Cela signifie : mon ami codétenu est mon ami par le NKVD, mon frère est mon frère par le NKVD, c’est-à-dire par la police, par le parti, par l’intermédiaire de Staline. Évangélique : lorsque vous serez deux rassemblés, je serai là parmi vous. Le mari de sa femme par le parti, par Staline [18]. »
Le paradoxe tient donc à ce que cette socialité communiste se caractérise par une désocialisation, par la destruction des rapports sociaux élémentaires, celle des liens familiaux ou amicaux (qui correspondent à ce que le sociologue Alain Caillé a appelé la « socialité primaire »). Ces liens, qu’ils soient préexistants (parents) ou créés par des rencontres (amitiés, amours), sont rendus impossibles sous le communisme car chaque relation doit passer par la médiation d’une « tierce personne » ou d’une « tierce instance » : le Parti, Staline, la police secrète, le mouchard. C’est ce que Wat nomme précisément la règle du tiers. C’est à la Loubianka, précise-t-il, « que j’ai senti très nettement la règle dominante de la société stalinienne. [ ... ] Je l’ai appelée la règle du tiers. Quand deux d’entre vous se rencontreront, ’je’ serai avec vous, ’moi’, c’est le parti, c’est-à-dire Staline, c’est-à-dire le mouchard. Ainsi, le frère est un frère pour le frère, l’ami pour l’ami en passant par la police ». [19]
Doit-on comprendre cela selon une logique totalitaire de la surveillance absolue ? Ne s’agit-il pas d’exercer, par la présence obligée d’un intrus qui vous observe ou se trouve simplement là, un contrôle permanent sur les comportements et les esprits, d’épier tous les faits et gestes afin d’empêcher le moindre acte suspect ? Sans doute, mais je ne crois pas que ce soit l’aspect le plus essentiel. Notamment parce que le tiers n’est pas quelque instance impersonnelle, mais une présence personnelle, parfois charnelle et chaleureuse, comme le premier et le meilleur ami, le frère ou l’époux [20]. Ou encore, chacun de ces tiers est un oncle, c’est-à-dire une émanation du « père » par excellence. « Celui qui, la nuit, entrait comme un chat et qui, pour ne réveiller personne, me chuchotait à l’oreille qu’il fallait tenir les mains sur la couverture. Là aussi, cette bonhomie paternelle. Mais un diadia (’tonton’), un oncle. Le père, ce ne pouvait être que Staline. Dans cette configuration, Staline, avec son sourire paternel, c’était le père, le seul, l’unique. Eux, c’étaient les oncles. De grands oncles et de petits oncles. » [21]
Second paradoxe, et conséquence la plus frappante : à la différence de ce que l’on attendrait d’une société dite communiste, il n’y a là plus rien de commun ni de communautaire. « La société collectiviste stalinienne [est] la moins collectiviste et sociale de l’histoire. » [22] On n’est pas rassemblé autour d’un projet ou d’un idéal commun. Dès lors que toutes les relations humaines doivent passer par un tiers – le Parti ou Staline, constamment co-présent – le lien social est tranché. On pourrait penser que s’établit ainsi un ordre bien plus fort et cohérent que celui d’une socialité traditionnelle, les membres de la société étant en quelque sorte rattachés à la figure du Maître, à l’Un. En pratique, c’est le contraire qui se passe, une telle socialité, qui résulte d’une atomisation, s’avérant extrêmement fragile. « C’est la règle de la plus grande disjonction des liens sociaux entre les hommes, de la rupture des liens d’homme à homme. » [23]
Il s’agit clairement, aux yeux de Wat, d’une imitation perverse du christianisme, d’un écho de la phrase du Christ déclarant : chaque fois que vous vous réunirez, je serai avec vous. Le communisme se caractérise, socialement et ontologiquement, par une immanence radicale. Autrement dit, par la répudiation de toute transcendance, qu’il s’agisse de celle de la religion ou de toute forme d’idéal ou de projet commun dépassant les existences individuelles. Le communisme se définirait à la fois par une omniprésence de la médiation empêchant toute immédiateté, étouffant toute spontanéité des relations humaines, et par l’absence d’une médiation qui se tienne vraiment entre les hommes. Un tiers qui se distinguerait des individus tout en les rassemblant à la façon d’un idéal moral, d’un projet politique ou, précisément, de la figure du Christ.
Cette déstructuration tend à coloniser l’ensemble de la société, édifiant de proche en proche la grande pyramide hiérarchique du système. Elle explique l’importance démesurée de la police secrète qui double l’ensemble du tissu social, avec cette situation, souvent soulignée par l’écrivain polonais, où chacun est à la fois l’ami et l’ennemi intime de chacun – « le peuple est à lui-même son propre ennemi », observait de son côté Soljenitsyne – , et où presque tout le monde est un mouchard, un « collaborateur non officiel », potentiel ou parfois involontaire de la police [24]. Surtout, cette déstructuration pénètre jusque dans la cellule familiale, aucune fidélité ni loyauté fondée sur les liens naturels n’étant reconnue là où prévaut, à l’inverse, le principe de trahison et de dénonciation obligatoire [25]. C’est pourquoi l’enfant est appelé à dénoncer ses parents sans état d’âme, ou avec pour seul état d’âme le sentiment de faire son devoir. De là, le rôle joué par la figure du petit héros soviétique : « Ce système du tiers présent a trouvé son symbole en la personne de Pavlik Morozov qui dénonça ses parents, provoqua leur exécution et qui, tué par son grand-père, règne sur toute la pédagogie soviétique. » Wat souligne également que « le monument de Pavlik Morozov à Moscou, symbole et mythe (à l’instar de Guillaume Tell) de la pédagogie soviétique, n’a pas suivi le chemin de son ’Père spirituel’. Le petit héros qui a dénoncé ses parents règne toujours dans les manuels des écoles » [26]. Étrange destin de la même structure sociale et psychologique : le tiers, d’abord saisissable comme un tonton bonhomme, peut prendre la forme d’un enfant haineux et dénonciateur.
L’apparition, en Union Soviétique, d’une jeunesse délinquante, vivant en bandes et errant parfois à travers le pays (on retrouvera le même phénomène en Chine après la Révolution culturelle), constitue l’une des conséquences de cette déstructuration systématique [27]. Remarquons d’ailleurs – autre notation très fine de Wat, d’ordre à la fois psychologique et sociologique – que le Soviétique moyen, en tant que type social, manifeste une alliance frappante de dogmatisme imperturbable et de fragilité foncière [28] – reflet, au plan individuel, de l’ambivalence inhérente à cette structure sociale, soit un ordre en apparence solide cachant en fait une profonde vulnérabilité. « Sûrement, ce qui frappe d’abord chez le Soviétique, c’est avant tout une certitude, affichée avec un aplomb inébranlable, insolite. Mais cette lourdeur, ce ton de verdict révèlent sa véritable nature de compensation – une incertitude foncière qui apparaît d’ailleurs là où l’intellectuel soviétique n’est plus téléguidé. Ce n’est plus lui le maître de sa langue et de sa pensée. Et si l’on n’est pas maître de sa langue, point de discours, point de dialogues. C’est la primauté du soliloque anonyme, de la déclaration, du verdict » [29].
Quand « l’esclavage est la liberté »
Venons-en à la seconde idée centrale. Le communisme ne s’est pas contenté d’édifier un régime politique et économique caractérisé, à la pire époque stalinienne, par un esclavage, une misère et une famine sans précédent. Il a simultanément imposé une représentation idyllque de la réalité à travers différents moyens de propagande (peinture, cinéma, etc.), mais aussi, et avant tout, par le langage. Il a obligé les hommes à dire que cette représentation idéale était leur réalité vécue, mais encore à le croire vraiment, leur imposant ainsi un dédoublement schizophrénique permanent.
« L’asservissement, l’arbitraire, la vie errante, la faim auraient été incomparablement plus faciles à supporter si l’on n’avait pas été forcé de les appeler : liberté, justice, bien du peuple. Les exterminations massives ne sont pas dans l’histoire des accidents exceptionnels, la cruauté est dans la nature des hommes, des sociétés. Mais ici tout cela prenait une nouvelle, une troisième dimension qui traduisait une expression plus profonde et plus subtile : une gigantesque entreprise de corruption du langage humain. Si seulement ce n’avait été que mensonges et hypocrisie ! [ ... ]
Plus les faits étaient ignobles, plus leurs noms étaient pompeux. Si seulement ce procédé n’avait fait que servir à masquer des moyens criminels, des buts infâmes ! [ ... ] Mais ici, on maintenait côte à côte, avec ostentation, avec une persévérance systématique, diabolique, un ensemble cohérent de noms pompeux et la monstrueuse réalité qui les niait, et, sous la menace de l’extermination, on obligeait à croire totalement à leur identité. » [30]
On note une nuance sur laquelle Wat ne s’attarde pas. En effet, une chose est de forcer à appeler « liberté » « justice » ou « bien du peuple » ce qui n’est qu’asservissement, vie errante et famine, une autre d’obliger à croire à leur identité, à « croire que les banquets et non leur propre misère de mendiants étaient leur propre réalité ». Dans le premier cas, il s’agit d’un geste public, dans le second d’une conviction intérieure.
Même si la première tend à produire la seconde (car on finit par croire à ce que l’on est contraint de dire – souvenons-nous des réflexions profondes de Sternberger sur l’hypocrisie et le mimétisme), les deux phénomènes n’en demeurent pas moins distincts.
Soulignons bien ce point capital : à proprement parler, nous n’avons pas ici affaire à la dissimulation d’une réalité désagréable au moyen du langage (le mensonge au sens habituel du mot). La réalité sinistre n’est pas cachée, elle est bien là, patente, mais elle coexiste avec un langage formé de mots pompeux. Le phénomène énigmatique qui appelle l’élucidation est celui de cette coexistence ostentatoire et délibérée. Que recherche-t-on au juste, quel est le but poursuivi ?
Cette situation extrême nous rappelle à quel point la faculté de nommer la réalité, et notamment la sienne propre – en un mot, le langage – , constitue une dimension fondamentale de l’expérience humaine. Il n’existe peut-être pas de pire torture morale que de contraindre les hommes à vivre une situation atroce en les obligeant – avec l’appoint de la coercition physique – à la nommer à contresens et à écouter avec enthousiasme des contrevérités sur leur propre sort. Pas de pire torture que le déchirement imposé entre le sens habituel des mots, inscrit dans la langue instituée et la substantialité du monde, et un usage qui en prend le contre-pied – bref, pas de plus grand supplice que l’écartèlement psychique propre à l’énonciation d’une proposition du type « l’esclavage est la liberté ». Il se pourrait que l’obligation de clamer l’euphorie lorsqu’on subit l’injustice soit une souffrance pire que la douleur physique (ce qui ne signifie pas que la parole soit en elle-même une thérapie suffisante). La raison d’être de cette situation, si l’on se rend compte qu’elle comporte quelque chose d’irrationnel et d’inutile, pourrait bien résider du côté du Mal, un mal radical logé dans la distorsion même du langage, dans le besoin d’infliger une souffrance gratuite et d’imposer une domination totale qui s’étend jusqu’aux mots.
On ne peut, sur ce point, passer sous silence une difficulté, voire une contradiction concernant, chez Wat, l’essence du communisme et la « méthode » de la sémantique stalinienne. Le but du régime est-il d’imposer aux hommes cette dualité insupportable ou de les contraindre à la surmonter en imposant une congruence entre ces deux termes incompatibles, de manière à ce qu’ils s’identifient totalement à l’image idyllique, à la surréalité ? Dans la seconde hypothèse, la finalité, suggère Wat, reviendrait à engendrer un état quasi hallucinatoire [31]. J’avoue n’être toujours pas au clair sur cette question, car on doit tout de même concéder que la réalité réelle continue à résister à la réalité surréelle, de même que la langue commune s’est maintenue et a résisté à l’implantation de la langue de bois [32].
Par-delà la vérité et le mensonge
Quoi qu’il en soit, cette dualité reflète une perception schizophrénique de la réalité, qui apparaît dans des situations où l’on ne parle qu’à mots couverts, où l’on évite de proférer certains vocables désignant une réalité qui suscite l’horreur – ce qui rejoint le problème des euphémismes, abordé à maintes reprises dans ce livre :
« Je compris à demi-mot que tous, en Russie, sans exception, savaient, devaient savoir et ne pas savoir tout de l’horreur des camps ; bien plus, que les camps n’étaient si horribles que pour que tous le sachent et se le rappellent sans cesse. Ainsi, l’appellation de ’camp de correction par le travail’ n’était-elle pas entièrement mensongère : ils devaient effectivement être un instrument d’éducation, pas pour ceux qui y étaient enfermés, mais pour ceux, au contraire, qui n’y étaient pas, c’est-à-dire le peuple tout entier. Et [ ... ] le thème des camps toujours présent dans la conscience et le mot de laguier (camp) étant l’objet du tabou le plus strict, c’était précisément cette dualité qui, en suscitant une épouvante religieuse, entraînerait le plus rapidement la perekovka (la rééducation) des âmes. » [33]
Nous sommes ici confrontés à un phénomène nouveau. Il ne s’agit plus de mensonge ou de vérité au sens classique [34]. On se trouve, écrit-il en paraphrasant l’ouvrage célèbre de Nietzsche, par-delà La vérité et le mensonge. Telle fut l’illumination soudaine de Wat, lorsqu’il comprit qu’il avait saisi la clé du communisme :
« Je pensai : non ce ne sont pas des mensonges, ce n’est pas un non-sens ! Tous les énoncés du communisme sont : jenseits der Wahrheit und der Lüge. Non pas un anti-sens mais un sens supérieur, non pas folie, mais méthode. jenseits der Wahrheit und [der] Luge [ ... ] : c’est ce que je me disais, paraphrasant Nietzsche. Et comme cela arrive dans les moments d’illumination – réelle ou imaginaire – les cloisons du lieu étroit où j’étais enfermé tombèrent, et je vis comment à l’aube du langage chaque énoncé humain était ou sincère ou trompeur, ou vérité ou mensonge. Il pouvait être aussi et beauté poétique et prière, mais alors l’esprit humain était comme un berger qui sépare ses troupeaux l’un de l’autre. » [35]
Cette clé n’ouvre pas sur une réalité dissimulée. Wat a compris que le problème n’était pas de savoir si le communisme avait ou non « raison ». Il a compris qu’il fallait, sans renoncer soi-même à l’idée de vérité, cesser de supposer que la vérité ou le mensonge sont, dans l’usage communiste du langage. En cela, la corruption des mots est moins à comprendre comme une technique de manipulation des esprits que d’extirpation du pouvoir même de nommer et de représenter la réalité. Ce phénomène se confond donc avec un total arbitraire.
« En effet, comment peut-il se faire que pour des millions d’êtres normaux le mot de ’liberté’ signifie en même temps ce qu’il a toujours signifié, éveillant toute la force de sentiments qu’il a toujours éveillés et que – en même temps, en même temps ! – il signifie l’esclavage le plus oppressif, le plus cynique et le plus répugnant ? Le langage jenseits der Wahrheit [und] der Lüge : cela n’avait plus rien de commun avec le jésuitisme de Lénine, qui en était pourtant à l’origine. C’était cela la plus géniale conquête du communisme : d’avoir complètement déraciné le critère éternel de la vérité et du mensonge. C’était le Maître, le seul possesseur de toute chose, de tous les hommes et de tous les mots, qui décidait chaque fois, et chaque fois avec la même arbitraire infaillibilité, de la vérité et de la fausseté de chaque énoncé : de par son décret, hier le mot ’Hitler’ désignait l’incarnation de Belzébuth, il désigne aujourd’hui – avec la même totale sincérité et simplicité d’esprit – le nom vénéré d’un allié. » [36]
Le phénomène de la coexistence imposée de la réalité misérable et de la représentation idyllique ne s’expliquerait pas par le besoin de faire croire à celle-ci, mais par un projet de coupure définitive de tout lien entre les mots et la réalité. On a affaire, affirme Wat, à une sorte d’électrochoc procédant à la fois de Pavlov et du Zen, à une technique qui vise une déstructuration totale du sujet en l’amenant à renoncer à sa volonté comme à son aspiration à la vérité. « On sait que la logique stalinienne n’est pas la logique d’Aristote, qu’elle est fondée sur des contrastes, des contrastes planifiés. Et les auteurs de cette planification étaient très certainement des spécialistes, des élèves de Pavlov, peut-être même des connaisseurs du Zen, car il y a en Russie de nombreux connaisseurs remarquables de l’Orient et de l’Extrême-Orient [ ... ]. Fort probablement, ils travaillaient tous au plus haut niveau du pouvoir, dans l’organe où s’élaboraient les modèles de la terreur. C’était une action fondée sur les principes du Zen et de Pavlov. Une action procédant par chocs, par contrastes, pour entraîner la plus totale confusion dans les esprits. » [37]
L’assassinat de la vie intérieure
Ces considérations nous amènent insensiblement à la troisième intuition visionnaire de Wat : l’idée d’une rééducation des âmes, d’une monstrueuse paideia. La logique stalinienne force à admettre le déchirement, la contradiction insoluble, la division de soi, par où elle tend à saper toute intégrité psychique [38]. Ce traitement de choc fait la raison d’être de l’ensemble et procède d’une intention bien précise : la refonte de l’âme humaine. « Je veux encore te parler de ce remodelage des âmes », poursuit Wat en s’adressant à Milosz. « Je veux souligner, j’insiste beaucoup là-dessus, que l’essence du stalinisme, c’est avant tout la perekovka (« rééducation ») des âmes. C’est le but éducatif que Rousseau poursuivait dans le Contrat Social [ ... ]. C’est, du reste, ce que l’on trouve déjà dans La République de Platon. La paideïa stalinienne. [ ... ] Staline [ ... ] voulait, en fait, rééduquer la population tout entière. » [39]
À la différence de ce que l’on entend généralement par projet de rééducation, où il s’agit d’éliminer tout facteur de désordre, la pédagogie stalinienne a consisté à créer un désordre délibéré permettant d’opérer une déstructuration radicale de l’identité. Voici comment Wat raconte le déroulement des interrogatoires : « Quant à ceux qui composaient ces schémas de questions types, c’étaient des personnes d’une grande intelligence, des disciples de Pavlov, de remarquables connaisseurs de la théorie des réflexes conditionnés. Cela ne fait pour moi pas l’ombre d’un doute. Il y avait là une habileté extraordinaire. En fait, pour résumer, c’est comme le Zen, une action par l’absurde, un pré-façonnement de l’âme. [ ... ] Mais où commence cette perekovka des âmes ? En quoi consiste la conception bolchevique des rapports sociaux ? Il faut commencer par tuer la vie intérieure de l’homme. La Loubianka dans son ensemble était tout un système qui conduisait l’homme à la désorganisation psychique, à l’assassinat et l’agonie psychiques. Cet assassinat conscient de la vie intérieure était très habile. » [40]
Le poète polonais suggère explicitement une analogie entre la méthode communiste et les techniques des maîtres Zen qui, avec brutalité et humour, placent le disciple devant un choix impossible afin de susciter en lui un choc salutaire, le renoncement à toute recherche de sens et la découverte d’un Vide fondamental. On devra revenir sur ce rapprochement qui suscite certains échos imprévus, la sémantique stalinienne ayant beaucoup de traits communs avec le relativisme radical de notre époque, comme avec l’intérêt actuel pour certaines variantes du bouddhisme.
Tout indique qu’il y avait pourtant une contradiction interne dans le projet de la paideia soviétique. En effet, celle-ci recherchait ni plus ni moins l’ « assassinat de la vie intérieure » et la destruction du Soi, alors même, relève Wat, qu’en voulant opérer une refonte de l’âme humaine (ou du psychisme), le communisme reconnaissait implicitement l’existence de l’âme. « Malgré ces idées reçues, les bolcheviks n’ont jamais contesté l’existence de l’âme [ ... ] L’âme existe. Et en effet, si l’âme n’existait pas, quelles seraient les possibilités du bolchevisme ? Le bolchevisme, c’est le remodelage de l’âme. Si l’âme n’existait pas, qu’est-ce que l’on pourrait bien remodeler ? » [41] Apparaissent ainsi, dans cette description d’une entreprise de déstructuration radicale, une aporie et une note d’espoir. Le communisme « est venu se briser sur cet atome qu’est l’âme ». L’homme que l’on veut soumettre à une rééducation complète, et dont on s’emploie à détruire toute vie intérieure, oppose, à travers l’existence même de son âme, une forme de résistance.
LA SÉMANTIQUE DE LA LANGUE STALINIENNE (extraits) Les liens entre parole et chose 3. Pour instrumentaliser la société il est nécessaire d’instrumentaliser l’homme. L’idéal et l’essence de l’« homme soviétique » c’est avant tout et par excellence le homo instrumentalis [ ... ], l’homme fonctionnel-fonctionnaire. Pour y réussir, il est indispensable de re-structurer à fond la conscience des hommes [ ... ] c’est-à-dire en premier lieu d’instrumentaliser et de fonctionnaliser dans sa totaité la langue, la langue-parole et la langue-langue. Notre entendement et notre civilisation, la Russie prérévolutionnaire y comprise, sont fondés sur une concordance de la parole et la chose, de la réalité et de la langue, sans les confondre. (Les modalités complexes de cette concordance et/ou discordance sont l’objet d’étude des logiciens, philologues et ethnologues.) Qui plus est, notre sémantique à nous s’appuie sur l’idée « of the universality of the mind and of the corresponding objective system of all meanings » et sur un minimum d’homogénéité sémiologique à la base (Henrik J. Pos, « The philosophical significance of comparative semantic » ). Chaque écart, donc, entre la réalité et la parole est généralement ressenti et énoncé comme contre-vérité, mensonge, hypocrisie – il nourrit d’ailleurs, depuis toujours, les révoltes individuelles et les révolutions sociales. Il en est de même dans les lettres et les arts [ ... ]. Or, dans le monde où règne constamment le paradoxe Shigalev il est nécessaire de surpasser (aufheben) le sentiment, le savoir et l’appréciation de cet écart entre parole et chose, c’est-à-dire de donner au langage une consistance parfaitement plastique et une syntaxe algébrique d’abord, tout en lui conservant le fait d’être un véhicule concret de la pensée et des émotions pourtant constituées, contrôlées et variables selon la volonté du Maître de la « Logos Spermaticos », pour reprendre un terme des Gnostiques. Il est donc indispensable de couper les liens entre parole et chose. Mais en même temps, pour ne pas courir vers une entropie linguistique et pratique [ ... ] on recrée, selon et en concordance avec la théorie (la langue) une réalité imaginaire, peuplée de simulacres ; c’est d’ailleurs l’aspect cauchemardesque des simulacres qui caractérise d’abord la littérature du réalisme-socialiste. Bref, un univers hallucinatoire. Par conséquent, les gens agissent dans le monde de la réalité réelle, et pensent, s’expriment entre eux dans l’autre. En fin de compte, ils prennent l’habitude d’investir de leurs affections réelles le monde d’une réalité fictive, décrété, déterminé et dénommé par le Pouvoir Suprême. « Quelques aperçus sur les rapports entre la littérature et la réalité soviétique », communication d’ Aleksander Wat lue en français, en 1962, à la Conférence d’Oxford sur la littérature soviétique (pp.19-20 du tapuscrit déposé à l’Institut littéraire de Maisons-Laffitte) [42]. |
L’espace de la déportation infinie
Dans notre restitution de la pensée touffue d’ Aleksander Wat, pleine de sauts et de rapprochements déroutants, le moment est venu de faire un premier bilan. Trois idées maîtresses, étroitement liées, se détachent de ses analyses. Du point de vue social, le communisme effectue une socialisation par la désocialisation, une décomposition des liens sociaux en général. Du point de vue linguistique ou sémantique, il impose la coexistence ostentatoire d’une réalité et d’un langage diamétralement opposés, une dissociation radicale des mots et des choses. Du point de vue psychologique, il entreprend une destruction systématique de la vie intérieure. Ce sont trois facettes d’un même phénomène, trois manifestations différentes d’une même structure résultant d’un plan et d’une logique.
Après ce premier palier, il convient, ayant repris notre souffle, de poursuivre l’escalade et de dégager toutes les implications, pour une réflexion générale sur le langage, de cette méditation oppressante. En quoi consiste cette dépossession radicale des sujets parlants ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur le fonctionnement normal du langage ? Et sur quels points devons-nous réviser en conséquence certaines vues théoriques issues de la linguistique moderne ?
Le point essentiel qui ressort des analyses de Wat est la mise au jour d’un arbitraire radical. Ce concept n’est pas énoncé sous cette forme, même si l’idée est omniprésente et si l’adjectif « arbitraire » y apparaît fréquemment. Cette notion doit s’entendre à la fois au sens politique (le bon vouloir du Prince) et au sens linguistique (le principe de « l’arbitraire du signe » énoncé dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure), soit l’idée que les mots résultent d’une pure convention dépourvue de motivation naturelle. Une conjonction s’opère entre ces deux pôles puisque le Chef suprême n’a pas que le monopole de la domination politique ; il n’est pas seulement le détenteur de la Matraque, mais le Maitre des significatins ; ce qui rejoint l’idée exprimée par d’autres auteurs selon laquelle le totalitarisme constitue l’apothéose du subjectivisrne [43]. Humpty Dumpty, le personnage de Lewis Carroll, a également sa place dans cette constellation. Lui aussi se présente comme un Maître Absolu des significations, qui assène à Alice des propos déroutants revenant à affirmer que les mots ne signifient que ce qu’il veut leur faire dire.
L’idée politico-linguistique d’arbitraire s’accompagne chez Wat d’une contextualisation illimitée. Aucun mot n’aurait de sens pour lui-même ; son sens résulterait entièrement du contexte social, politique et historique. Or, ce contexte lui-même est en fluctuation constante, au gré de la volonté des instances dirigeantes, de sorte que disparaît tout repère, quel qu’il soit. Wat a insisté sur ce point : tous les traits caractéristiques du stalinisme doivent être entendus de manière processuelle et non pas substantielle : il ne s’agit pas de « bureaucratie », mais de bureaucratisation, non pas d’ « instrumentalisme », mais d’instrumentalisation. « Le stalinisme consiste dans l’instrumentalisation systématique du tout. [ ... J Instrumentalisation et non instrumentalisme : processus, mais nullement courant philosophique. Processus qui est à lui-même sa propre fin, et nullement fin ultime. » Il est frappant que cette caractérisation de la domination stalinienne corresponde très exactement à l’univers actuel de la « gestion » et de la « processualité » dans lequel n’existent que des « interactions » à l’intérieur d’une fluctuation incessante « en temps réel ».
En ce qui concerne le langage, cette contextualisation conduit à une situation que l’on peut qualifier, en jouant à peine sur les mots, de perpétuelle déportation : le mot est déporté vers la phrase, la phrase est déportée vers le contexte, et le contexte est lui-même déporté constamment par rapport à lui-même, sans qu’il n’existe plus aucun ancrage dans un ici et maintenant, dans une parole qui dit le monde à partir d’une expérience singulière. « Ainsi les liaisons des mots entre eux dans la phrase, et des phrases dans l’énoncé, sont-elles déterminées par l’ensemble de tous les énoncés ; c’est-à-dire par le sens que le Chef accorde à cet ensemble selon ses besoins. C’est-à-dire que le mot, la phrase acquiert son sens et sa valeur en fonction d’un but déterminé par le pouvoir politico-policier et en dépendance non plus de sa place et de sa fonction dans l’énoncé, mais d’une constellation politique telle qu’elle se reflète dans la conscience du Chef. » [44]. On peut mentionner ici une autre intuition fondamentale de Wat qui appellerait de longs commentaires : le communisme a également pour caractéristique d’abolir le temps et de le remplacer par l’espace [45]. C’est bien ce qui se produit avec la contextualisation comme perpétuelle déportation dans un espace illimité.
Le sujet parlant est dépossédé de sa propre parole. Il ne peut décrire la réalité, à commencer par la sienne propre, que par le biais d’un langage détourné, arraisonné par le Chef et auquel font en outre défaut toute stabilité et toute substantialité. En effet, il ne faudrait surtout pas s’imaginer que l’on pourrait se raccrocher au sens ainsi imposé et y trouver un point d’appui, car ce sens pourra être redéfini tout aussi arbitrairement. La pédagogie radicale doit donc extirper jusqu’à cette conviction encore rassurante que la parole du Chef aurait un sens stable. Il convient au contraire d’imposer la certitude qu’elle est laissée à son bon plaisir afin que chacun s’y sente ou s’y sache entièrement livré.
Qu’est-ce qui a lieu lorsque nous parlons ? À chaque fois, nous choisissons et relions des mots entre eux, selon une liaison originale, de façon à ce qu’ils forment une nouvelle totalité signifiante appropriée à ce que nous cherchons à dire. Une capacité synthétique est donc à l’œuvre s’il est vrai que l’énoncé n’est pas une simple combinaison d’éléments préexistants. Chaque parole humaine, chaque phrase, chaque énoncé est un événement où se manifeste un pouvoir créateur inouï et presque exorbitant : le langage recommence en chaque parole, le monde est nommé comme pour la première fois. Plus rien de tel n’est possible quand règne la contextualité généralisée, le centre de gravité n’étant plus situé dans le moment de l’énonciation. À la suite d’une énucléation de la parole et de la phrase, il est ailleurs et pour ainsi dire nulle part – dans l’espace de la déportation infinie.
Ne pourrait-on pas se rebeller contre la manipulation des mots et la dissimulation de la vérité ? En théorie oui, mais en pratique, cela s’avère très difficile. Cette rébellion se produit en tout cas dans une situation sans commune mesure avec le mensonge, au sens traditionnel du terme.
« Le mensonge est dans la nature humaine, tous les gouvernements sont hypocrites. Mais l’hypocrisie des gouvernants provoque la révolte. Ici, toutes les possibilités de révolte étaient étouffées dans l’œuf une fois pour toutes. Le mensonge est une infirmité ou une perversion de la langue et comme la vocation naturelle du langage humain est d’établir la vérité ou les vérités, les mensonges sont par nature partiels et éphémères ; confrontés à l’aspiration de la langue à la vérité, ils apparaissent comme tels. Mais ici, les instruments de leur dénonciation ont été à jamais confisqués par le système policier. L’individu a été dépossédé des liens habituels ou tout simplement logiques et naturels entre les noms et les choses – les faits ; ces liens ont été aliénés, étatisés pour toujours, afin que Je nom puisse désigner toute chose selon le bon plaisir de l’usurpateur de tous les mots, de toutes les significations, de toutes les choses et de toutes les âmes. » [46]
Le point capital de toute l’analyse de Wat – et celui où il rejoint Orwell par un autre chemin – réside dans la petite phrase : « Ici, les instruments de leur dénonciation ont été à tout jamais confisqués par le système policier. » Les hommes sont privés de leur capacité à dire le monde et à rechercher la vérité, puisqu’ils sont privés des moyens langagiers requis à cet effet. Cet instrument leur est soustrait et ils ne peuvent parler que par la voix du Parti, condamnés qu’ils sont à identifier leur voix individuelle avec la voix impersonnelle et collective. Ainsi s’abolit le décalage entre langage et réalité qui, en tant que « logalité » [47], est pourtant constitutif du langage lui-même et rend possible le jugement (la parole critique ou laudative). Un autre clivage bénéfique se voit également aboli : celui de la langue (du langage institué) et de la parole.
Exproprier le sujet parlant
La méthode communiste consiste à exproprier les sujets parlants du pouvoir de parler et de nommer la réalité, tout comme les bourgeois ont été expropriés de leurs biens, les paysans de leur terre ou les ouvriers de leurs organisations syndicales. On s’est emparé à cette fin de la langue héritée, faite de significations établies : « Le rapport habituel, direct et individuel entre le mot et la chose est une fois pour toutes aboli », remarque Wat. Ce rapport sera remplacé par un flottement généralisé qui livre le sujet individuel à l’incertitude. Certes, il continue, en une part de lui-même, à connaître le sens véritable des mots (la langue naturelle n’a tout de même pas été tout à fait éradiquée) et il ne peut donc pas adhérer vraiment à cet usage perverti. Il n’en perd pas moins, peu à peu, sa capacité à énoncer une parole vraie et à articuler sa propre expérience. Faute d’un langage approprié, c’est aussi la relation au monde vécu qui se perd. Le sujet commence à douter de ce que lui enseignent ses cinq sens, et l’on voit bien comment la confiscation du langage entraîne une déperdition de la faculté de percevoir le monde.
Or cette analyse de l’expropriation du langage conduit à apercevoir, inhérente au phénomène communiste, une structure fondamentale que nous avons déjà rencontrée : la règle du tiers. Qu’est-ce à dire, en effet, sinon qu’un tiers fait irruption comme un intrus et un obstacle, venant se glisser entre le mot et la chose, non pas pour confirmer ou contester leur convenance, mais au contraire pour nier qu’un tel lien puisse jamais exister. Wat souligne cette convergence entre son analyse sociale et son analyse sémantique : « Entre le mot et le mot, il y a donc toujours un tiers quasi mystique. C’est la même médiation que dans la vie sociale : sous la terreur stalinienne le mari était l’époux de sa femme, le fils – fils de son père, etc., à travers le Parti, c’est-à-dire à travers le pouvoir politico-policier, c’est-à-dire le Chef Suprême (’là où deux d’entre vous se rassembleront, je serai parmi vous’). » [48]
Cette « règle du tiers », idée maîtresse qui sous-tend la réflexion de Wat, pourrait bien être la clé de voûte de tout le système stalinien. Elle appelle une clarification. En effet, on pourrait rétorquer qu’après tout, le langage ainsi que les formes sociales sont toujours « en tiers », étant autant de médiations qui s’interposent entre nous et la réalité. Et pourtant, l’idée maîtresse de Wat ne saurait être confondue avec la médiation de la langue, ou bien encore de la Loi. Elle apparaît au contraire comme leur perversion pure et simple. Mais où situer alors la différence ? Elle tient à ce qu’en régime normal, la médiation de la langue n’est pas un simple écart radical, mais représente une dimension ouvrante. Elle tient aussi à ce que le porte-parole ou le médiateur de la Loi (par exemple le père) ne s’identifie pas purement et simple ment à cette dernière : elle demeure une référence tierce qui le transcende lui-même comme personne, de sorte que son autorité peut être aussi bien respectée que contestée [49]. Or, un tel battement n’est plus possible dès lors qu’il y a fusion et identification entre un sujet particulier et l’instance de la Loi, lorsque l’on a affaire à un Maître absolu des significations pratiquant le pur et simple arbitraire, et dont chaque décision pourra être révisée aussi arbitrairement. Telle est précisément la situation propre au « stalinisme », au sens large que Wat confère à cette figure.
Dès lors, la méditation de Wat nous permet, a contrario, de nous réconcilier avec la dimension de la Loi et du langage (le symbolique) pour comprendre que cette dimension, loin d’être une abominable oppression de la liberté individuelle, en est la condition et le soutien. Lorsqu’un sujet parlant ne peut plus se référer à une langue instituée et à un sens des mots globalement stable, bien loin de déboucher sur une exaltante libération, cela entraîne une angoissante oppression. Il ne peut plus, ou à peine, donner une forme articulée à ses émotions, à ses pensée ou à son expérience.
Autre aspect corrélatif du désastre qui résulte de la « sémantique stalinienne » : la perte de ce que l’on peut appeler la dimension « référentielle » de la langue. Wat l’a bien vu, le point capital est qu’il faudrait renoncer à supposer que cette sémantique propose un contenu, qu’elle continue à fonctionner en ouvrant sur quelque chose. Son rôle est de barrer par principe tout accès et toute ouverture. « Je ne nourrissais pas la conviction illusoire que cette formule donnait la clé du code de la sémantique communiste, car celle-ci n’ouvrait sur aucun code objectif : cette clé que j’avais trouvée n’ouvrait pas de porte à partir de la conception naturelle, habituelle et logique que l’on a des mots » [50], écrit Wat. Le langage ne donne plus accès à rien. C’est dans ce cadre qu’il faut entendre l’idée insistante de Wat, l’une de ses illuminations : il serait parfaitement vain de rechercher, dans l’idéologie, quelque sens occulte. La « sémantique stalinienne » ne dissimule pas non plus quelque pan secret de réalité. La « clé » qui doit être trouvée et comprise, c’est qu’il n’y a justement pas de clé : « Aucun mot ne me leurrera plus, me disais-je triomphalement. Les querelles avec les communistes sont une fiction, il faut seulement regarder leurs mains. » [51]
La vision de Wat apparaît donc beaucoup plus sombre que celle d’Orwell, de Sternberger ou de Klemperer. L’aspect décisif réside dans l’exposition à l’arbitraire radical et non pas dans l’imposition d’une vision du monde (nazie ou communiste). C’est le non-sens et non pas la position d’un autre sens. Cela explique sans doute qu’on chercherait en vain, sous sa plume, quelque florilège de la langue totalitaire : point de collection de petits faits de langage significatifs, comme ceux rassemblés avec soin par ces écrivains philologues qu’étaient Sternberger et Klemperer. Pour eux, interpréter des bribes du langage totalitaire et faire œuvre de critique du langage revenait à le désamorcer et à le désensorceler. Rien de tel chez Wat, s’il est vrai que la clé de la logique stalinienne se trouve, selon lui, dans le pur et simple électrochoc (l’alliance du Zen et de Pavlov)dans une dénucléation de la vie intérieure. On évolue dans un autre régime langagier et ontologique, dans une sphère où l’idée même de vérité ou de sens a tendanciellement disparu.
Il y a peut-être deux manières de concevoir la mainmise totalitaire sur le langage. Soit comme une entreprise de dévoiement généralisé des mots, de déconnection radicale avec la réalité qu’ils désignent – c’est ce qui ressort de l’œuvre de Wat. Soit, au contraire, comme l’imposition d’une congruence absolue du mot et de la chose, n’admettant pas le moindre écart ni le moindre hiatus (comme une cartographie intégrale à l’échelle réelle, où la carte cesserait d’être une carte) – et c’est ce qui ressort de 1984 d’Orwell. Avec, toutefois, cet aspect qui, chez l’écrivain anglais, va dans le même sens que chez Wat : la proclamation de slogans, tel « l’esclavage est la liberté » [52], qui prennent délibérément le contre-pied de la signification des mots.
Et s’il s’agissait d’un avatar contemporain du débat classique entre les deux figures de Cratyle et d’Hermogène dans le célèbre dialogue de Platon ? Le premier rêvait d’une langue entièrement fondée dont les vocables seraient motivés et explicables par l’onomatopée ou l’étymologie. Le second soulignait le caractère purement conventionnel de son origine. D’une part, une pure et simple identité, de l’autre, une pure différence ; ici l’ancrage absolu, là le pur flottement. Contre les tendances constructivistes contemporaines, qui se rattachent à la conception d’Hermogène, on pourrait parfois se sentir proche de Cratyle. En vérité, cette réflexion sur la langue totalitaire nous enjoindrait plutôt à prendre nos distances envers ces deux conceptions, à renvoyer Cratyle et Hermogène dos-à-dos pour élaborer une troisième voie. Ces deux visions antagonistes, une fois radicalisées, ne débouchent-elles pas sur des situations aussi angoissantes l’une que l’autre ? À y regarder de près, la visée d’une motivation absolue des signes repose sur le même vide que l’idée de leur flottement total. Cette opposition n’est en vérité pas aussi nette qu’il y paraît et l’essentiel serait à situer ailleurs, dans l’absence de relation qui prévaut dans les deux cas et qui est aussi criante lorsqu’il y a écart total que lorsque le mot et la chose sont censés coïncider absolument.
C’est une image du dictateur communiste étonnamment proche de nous qui ressort de son analyse de la sémantique stalinienne – une image très moderne, sinon post-moderne : un Staline qui aurait mis en pratique le relativisme absolu et qui, sur le plan théorique, a d’ailleurs fini par rompre les amarres avec le marxisme et sa lourde opposition de l’infrastructure et de, la superstructure. C’est aussi un Staline proche de certaines sagesses orientales chères à notre époque. A côté de ces différents prolongements en aval, jusque dans notre propre contemporanéité, Wat nous aide également à saisir ce par quoi le stalinisme prolongeait des tendances présentes en Russie comme dans l’ensemble de la culture européenne du XXe siècle, en particulier dans les années vingt : le futurisme et le constructivisme en art, mais aussi une certaine attitude nihiliste chez nombre d’intellectuels. Wat a manifestement compris cette continuité entre des tendances qui furent également les siennes dans les années vingt et l’ontologie qui sous-tend la pratique stalinienne [53].
Cette critique rétrospective de la position constructiviste traverse toute la réflexion de Wat. « J’y ai pris tellement goût à analyser et à recomposer les ouvrages des autres, que j’ai moi-même cessé d’écrire (peut-être, à l’inverse, suis-je devenu éditeur afin de cesser d’écrire). Je me sentais enfin maître de la situation seulement lorsque, ayant attrapé le vrai bout du fil, je voyais comment le tout se décomposait en ses parties constituantes. ]’en étais venu peu à peu à porter un regard cynique sur la totalité et l’unité prétendues, comme fictives, d’une œuvre : rien d’autre qu’un montage habile d’éléments ou de perceptions. » [54]
Nous reconnaissons, dans cette conviction constructiviste ou fictionnaliste, une posture toujours présente à notre époque. Toute œuvre, entend-on dire, ne serait en fin de compte qu’un collage ou un montage. Point de réalité, mais des effets de langage et des jeux fictionnels. La clé de la sémantique stalinienne selon Wat n’est pas essentiellement différente, le Maître absolu pouvant faire et défaire le sens à son gré sans que rien ne le limite, car il n’existe ni langage aux significations établies, ni ordre substantiel du monde auquel les actes de langage seraient confrontés. À cette sémantique, ou à cette anti-sémantique, correspond ainsi une ontologie dont on peut trouver maints équivalents dans la pensée moderne, soit l’idée que le réel serait une masse amorphe dépourvue de qualités intrinsèques (« Staline fait figure de Démiurge qui vivifie la masse d’argile linguistique. Il arrache aux mots leurs ’auréoles’ émotives pour les redistribuer à sa guise » [55] nous dit l’écrivain polonais).
LA SÉMANTIQUE DE LA LANGUE STALINIENNE (suite) La flexibilité absolue 5. La cohérence intrinsèque de la théorie (langue) stalinienne est assurée : a – par l’algébration [sic] des mots, surtout de tous mots universaux, et par leur ré-évaluation, habilement soumise aux interprétations et ré-interprétations. Le « diamat ». qui est l’instrument de la ré-interprétation perpétuelle, est enrichi par les inventions des Jésuites (les pères Sanchez et Escobar) telle que les décrit Pascal : « restriction mentale », « occasion prochaine », « intention inversée » – le jeune Staline a probablement connu la casuistique jésuite très estimée dans les séminaires orthodoxes depuis le XVIIe siècle. b – par la systématisation purement déductive, souveraine envers toute expérience, mais en contact permanent avec elle, c’est-à-dire avec son interprétation et sa ré-interprétation ; c – par une méthode particulière de Staline de globalisation. On la trouve formulée avec précision dans son dernier ouvrage Les Problèmes économiques du socialisme en URSS : « On considère la rentabilité, non pas du point de vue des différentes branches, mais de l’ensemble de l’économie nationale et sur une durée de 10 à 15 années ... » Cette méthode globale, il l’applique dans tous les domaines. Ainsi, les liaisons de mots entre eux dans la phrase, et des phrases dans l’énoncé sont-elles déterminées par l’ensemble de tous les énoncés, c’est-à-dire par le sens que le Chef accorde à cet ensemble selon les besoins. C’est-à-dire que le mot, la phrase, acquiert son sens et sa valeur en fonction d’un but déterminé par le pouvoir politico-policier et en dépendance non plus de sa place et de sa signification dans l’énoncé, mais d’une constellation politique telle qu’elle se reflète dans la conscience du Chef. Entre le mot et le mot, il y a donc toujours un tiers quasi mystique. C’est la même médiation que dans la vie sociale : sous la terreur stalinienne le mari était l’époux de sa femme, le fils – fils de son père, etc. à travers le Parti, c’est-à-dire le pouvoir politico-policier, c’est-à-dire le Chef Suprême (« là où deux d’entre vous se rassembleront, je serai parmi vous »). La société collectiviste stalinienne étant la moins collectiviste et sociale de l’histoire. La force du « goût du système » chez Staline est épouvantable. Par exemple : Pour sa linguistique, il a d’abord trouvé un point d’appui dans la théorie japhétique de Marr, « la langue est le produit des facteurs sociaux » [ ... ] Mais quand Staline y regarda de près, en 1950, il comprit que même le japhétisme était devenu pour lui un corset qui imposait une sémantique définie et univoque à chaque stade et formation sociale. Staline n’a pas hésité à renverser alors toute construction marxiste : la langue (donc l’idéologie) n’appartient plus ni à la fameuse base ni à la superstructure, elle est libre, absolument flexible, au gré du Maître. [ ... ] 6. [ ... ] Le fond sémantique de la langue devient ainsi instable, essentiellement indéfini. Et, pour ne pas tomber dans la démence, dans la « split consciousness », l’homme repeuple le vide sémantique par des fictions qui lui sont suggérées par le détenteur de la matraque. [ ... ] Quand les Kolkhoziens, pendant des années, entendent répéter à la radio et voient dans les films que leur table croule sous les victuailles, ils n’ont plus l’idée du mensonge, mais simplement : le monde des choses et des faits est parfaitement dissocié du monde des signes, ce dernier étant un monde sacré. « Quelques aperçus sur les rapports entre la littérature et la réalité soviétique » (pp. 21-24 du tapuscrit déposé à l’Institut littéraire de Maisons-Laffitte). |
Butées et résistances
Jusque-là, nous avons surtout restitué les implications de la monstrueuse « sémantique stalinienne » appréhendée [56] par Wat. Toutefois, cette vaste entreprise d’expropriation et de déstructuration ne fut qu’un projet jamais entièrement réalisé. Wat était, comme Orwell, l’un de ces esprits visionnaires capables de discerner en une intuition globale la spécificité d’une forme historique nouvelle, et d’en décrire la logique interne jusqu’à ses conséquences ultimes. Toutefois, n’oublions pas que leur description visionnaire n’est jamais qu’une vision, et même la vision d’une visée – la vision de ce qui est tendanciellement projeté par l’entreprise totalitaire radicale, sans que cette visée ne puisse jamais se réaliser de part en part, dans la mesure où elle se heurte à différentes butées. Dans notre propre commentaire, nous pouvons soit porter l’accent sur la radicalité de cette vision (en faisant à notre tour comme si elle pouvait devenir réalité), soit porter notre attention sur tout ce qui résiste à cette réalisation plénière.
Force est néanmoins de constater que la réalité a résisté à l’emprise de la surréalité, que l’âme humaine a tenu face aux tentatives visant a l’éradiquer, de même que la nature face au projet d’une reconstruction artificielle. La domination totalitaire inhérente à la« sémantique stalinienne » de Wat comme à la « novlangue » d’Orwell, demeure un projet même si, aux yeux de Wat, la terreur stalinienne en était presque la réalisation parfaite [57]. Il faut donc compléter le tableau et mettre en évidence les éléments par lesquels Wat, comme nos autres témoins-penseurs, montre que le projet radical ainsi décrit se heurte à des limites. Certaines, on vient de le voir, ressortissent aux contradictions internes du système ; d’autres, qu’il nous reste à examiner, proviennent de la résistance active opposée par les hommes.
Dans un développement saisissant de Mon Siècle, Wat évoque cette première forme de rébellion, élémentaire mais remarquable, qu’étaient les graffitis des latrines dans les prisons staliniennes. « Il y avait encore un moyen de communiquer : les graffitis dans les latrines. Pas mal de pornographie, mais ce n’était pas ce qui prévalait. [ ... ] Les graffitis des Russes [ ... ] étaient philosophiques. Beaucoup de vers, de tchastouchki. Le plus souvent orduriers, mais non sans une énergie sauvage. [ ... ] Et aussi des vers lyriques, œuvres d’un vrai poète, poignants. C’étaient les sentences, lourdes de sens, qui faisaient sur moi la plus forte impression. [ ... ] Sois maudit, toi qui as inventé le nom du camp de correction par le travail – c’étaient les premiers mots d’un poème. [ ... ] C’est dans les latrines de la prison, c’est là seulement, que l’on pouvait découvrir la vérité nue, l’humaine vérité sur l’État de Staline. » [58] Quelques mots griffonnés sur un mur, certains aussi primitifs qu’un cri, d’autres plus élaborés et constituant une forme de poésie : autant d’amorces si grossières soient-elles d’une vie publique [59], autant d’actes de paroles qui restaurent le lien du langage avec la réalité, de manières de rétablir le rapport du mot et de la chose. Le début même de ce poème : Sois maudit, toi qui as inventé le nom du camp de correction était d’ailleurs explicitement « une colère suscitée par le nom, le sens des mots, la sémantique » [60]. Nous te maudissons, toi qui as donné ce nom pompeux à la fabrique de misère et de mort où nous croupissons, toi qui, non content de nous infliger un tel sort, nous as contraints de nommer ainsi à contresens notre propre expérience. La malédiction est adressée non pas à l’inventeur du camp, mais à l’inventeur du nom donné à ce camp, qui ajoute à la souffrance physique un tourment d’une autre nature.
Il y a une seconde forme de rébellion élémentaire. La distorsion effectuée par la sémantique stalinienne consistait en une sorte de contre-langage perverti, où les mots étaient employés à l’encontre du sens qu’ils ont dans la langue naturelle. Or, dans une telle situation – où l’on était obligé d’appeler son propre esclavage « liberté » – voilà qu’une certaine forme de tautologie devient une forme de résistance. « Quand j’ai été libre dans la Russie pourtant déjà pacifiée comme un cimetière, nous dit Wat, j’ai vu des vieillards qui risquaient leur vie pour crier haut et fort, ne serait-ce qu’une fois, que l’esclavage était l’esclavage et non la liberté. Plus tard encore, dans la Pologne de Bierut, dans les années les plus noires, c’était une attitude courante. » [61]
On ne finit pas de s’en étonner : que gagnait le régime communiste en obligeant les individus à affirmer l’identité de la liberté et de l’esclavage ? Chacun ne savait-il pas, en son for intérieur, qu’il vivait un esclavage et non une liberté ? Certes, mais il était impossible de se servir de ces deux vocables pour décrire sa propre expérience. Du coup, une platitude tautologique peut prendre une allure subversive : c’est un choc libérateur. Wat commente ainsi le célèbre discours secret de Khrouchtchev au XXe Congrès du Parti : « En 1956, le choc de prétendues ’révélations’, un vrai choc pourtant, fut : pour le peuple – l’incomparable soulagement d’appeler enfin en public un crime un crime, et pour les happy (ou unhappy) few – la honte de voir s’effondrer leurs superbes mensonges et leurs illusions dépravées » [62]. Cette admiration a de toute évidence perduré jusqu’à la fin de sa vie, et fut l’une des sources de sa rébellion contre la « sémantique stalinienne » [63].
Mais ce n’étaient jusque-là que des actes de résistance élémentaire. D’une tout autre ampleur fut l’événement bouleversant qu’a constitué la littérature dite dissidente, en particulier, au début des années soixante, la publication, en Union soviétique, des premières œuvres d’Alexandre Soljenitsyne, à l’époque même, donc, où écrit Wat. Comme « c’est précisément sur le gouffre qui sépare la réalité de sa représentation, prétendument réaliste – et plus encore, de la déraison éclatante de cette prétention – , que le système stalinien fonde sa raison calculée », on saisit aussi la portée d’un roman comme La Maison de Matriona, qui a contribué à surmonter ce gouffre et à rétablir le rapport mutuel des mots et des choses : « La deuxième œuvre de Soljenitsyne [... ] raconte la vie telle qu’est est dans un kolkhoze moyen : quelques paysans affamés qui se débrouillent en commettant des larcins, l’instituteur qui n’arrive pas à se procurer son pain quotidien, enfin la vieille kolkhozienne Matriona. [ ... ] Pourtant, pendant trente ans, des millions de Matriona, affamées, en loques, ont entendu à la radio, ont vu au cinéma, ce qu’était la ’vie heureuse’ des kolkhoziens : chants et danses folkloriques, tables croulant sous les victuailles [ ... ], ont dû, sous peine de mort, se reconnaître dans cette imagerie factice. [ ... ] La pauvre, la misérable Matriona [ ... ], qu’a-t-elle pu penser, sinon que le monde des choses, d’une part, celui des mots et des images, de l’autre, n’ont aucun lien commun, sont disparates et dissociés ? » [64]
L’effet produit par une telle œuvre est double, ayant une incidence à la fois sur l’image de la réalité et sur la faculté même de représenter celle-ci. Tout en comportant une dimension véritablement réaliste (puisqu’elle entend décrire la réalité telle qu’elle est, par opposition à « l’imagerie factice » du soi-disant réalisme socialiste), elle a aussi une portée transcendantale, à travers la réaffirmation du pouvoir même de parler de la réalité et le rétablissement du lien entre les mots et les choses. « L’écrivain rompt le pacte du mensonge sur lequel repose tout l’équilibre du pouvoir idéologique. Il rend leur sens aux mots. Il redresse l’inversion idéologique du langage. Il restaure la réalité dans sa qualité de réalité unique et volatilise la surréalité » [65], écrivait à ce propos Alain Besançon.
Vers la sortie du cauchemar
Aleksander Wat a vécu les monstruosités du XXe siècle dans son âme et dans sa chair. Il n’a pas seulement porté ce malheur en lui comme une erreur, une faute ou un péché, il l’a éprouvé comme son destin et son propre écartèlement. C’est ce qui donne à Mon Siècle un accent si personnel et pathétique, Wat s’étant identifié à ce siècle qui fut littéralement son siècle.
La perversion diabolique, à laquelle il avait cruellement conscience d’avoir participé, l’a tourmenté jusque dans sa chair, dans sa pauvre tête suppliciée par de terribles névralgies. Quel fut ce mal mystérieux qui a tourmenté Wat dans les deux dernières décennies de sa vie ? On ne le saura jamais, mais on peut se risquer à certaines suppositions. Peut-être n’était-ce pas seulement l’expression somatique d’un sentiment de culpabilité, lié au fait d’avoir trempé dans le mensonge et le crime communistes pendant ces « deux ou trois années de démence morale » [66] , mais l’empreinte, dans son âme et sa chair, de la distorsion radicale engendrée par la « sémantique stalinienne ». Aucun homme, à plus forte raison aucun poète, ne peut exister dans la dissociation totale des paroles et des choses. On peut vivre dans l’hypocrisie, le mensonge et le double langage, pas dans une situation où la langue elle-même est distordue. Ceux qui prétendent le contraire et croient à la possibilité d’un radical « arbitraire du signe » se leurrent ou se mentent.
L’œuvre de Wat, pourtant, ne se ramène pas à cette épreuve de la douleur. On y trouve aussi le pressentiment d’un grand bonheur. À côté de la tendance contemporaine à la décomposition analytique, il a eu la vision d’une appréhension globale de la réalité : « À la Loubianka, j’ai acquis avec joie le sentiment du tout : un tout qui existe ’avant’ ses parties, qui est leur âme. J’ai acquis la pleine faculté de la vision synthétique. » [67] Tout en comprenant, de façon visionnaire, la nature fondamentale du Mal, il a entrevu corrélativement la nature du Bien en entrevoyant, par-delà la souffrance et le chaos, une forme d’harmonie. Le poète a eu la joie de connaître, après 1953, l’époque dite du dégel – période de transition entre la loi d’airain et une certaine liberté retrouvée. Dans ses écrits, il a ainsi indiqué la voie d’un retour à une vie humaine, à l’instar du prophète annonçant et préparant le retour à la Terre promise, sans être lui-même en mesure d’y mettre le pied. Il est mort avant d’avoir connu la fin effective du régime communiste, mais il a eu le bonheur de l’anticiper en pensée, trouvant certains accents poétiques pour annoncer ce qui allait un jour se produire : une libération du mensonge et la récupération du pouvoir même de dire la réalité.
Citons sur ce point deux passages lyriques qui se recoupent. Le texte de sa communication de 1962 à Oxford se termine ainsi : « Tant que la sémantique de la littérature soviétique ne s’enracinera pas de nouveau dans la langue universelle, tant que les mots : bien-être, peuple, le bien, la liberté, ne signifieront pas ce qu’ils signifient, et que le mensonge ne sera rien d’autre que mensonge, une littérature nationale qui vit, s’épanche et évolue, n’est pas probablement possible. Tout le reste est littérature. » [68] Quant à l’article intitulé « Le ’réalisme socialiste’ », paru en 1963, il se conclut sur ces mots : « Aujourd’hui, nous assistons à l’écroulement progressif du monde créé par Staline. [ ... ] On retrouve la langue habituelle, naturelle, où blanc signifie blanc : – dans l’ordre de la vérité – ou bien noir – dans l’ordre du mensonge – mais rien d’autre. La conscience humaine est sortie de la fonderie stalinienne et elle redevient ce qu’elle a toujours été : une conscience intellectuelle et morale qui aspire à la vérité. » [69]
Ces deux belles envolées finales ont en commun d’annoncer quelque chose d’imminent. Non pas la venue du Grand Soir, mais la sortie prochaine de l’Utopie et le retour à la vie humaine. Dans le premier cas, Wat énonce au futur une condition qui n’est pas encore remplie ; dans le second, il affirme au présent que la transition a déjà commencé. Dans les deux cas, il exprime une espérance : le moment ml la sémantique stalinienne s’enracinera à nouveau dans la langue universelle, où l’on retrouvera la langue naturelle. Une sorte de confluence retrouvée est ainsi annoncée comme un événement salvateur, la rivière dévoyée retrouvera le grand cours de l’expérience humaine, le delta ramifié de la faculté du langage commune à tous les hommes.
On perçoit là un ton prophétique, l’annonce d’une ère humaine nouvelle succédant à la période totalitaire qui n’aura été, en somme, qu’une longue parenthèse. Non pas la venue de quelque « règne de la vérité », mais bien le retour à une époque où pourront exister à la fois un ordre du mensonge et un ordre de la vérité dont on devra se faire le gardien contre le risque toujours présent du mensonge. La vérité n’est pas purement et simplement, elle doit être sans cesse retrouvée et réaffirmée. Relisons encore ce passage déjà cité où Wat relate sa vision, lorsqu’il a compris la logique profonde du stalinisme : « Comme cela arrive dans les moments d’illumination [ ... ] les cloisons du lieu étroit où j’étais enfermé tombèrent, et je vis comment à l’aube du langage chaque énoncé humain était ou sincère ou trompeur, ou vérité ou mensonge. Il pouvait être aussi et beauté poétique et prière, mais alors l’esprit humain était comme un berger qui sépare ses troupeaux l’un de l’autre. » [70]
L’expropriation sémantique réalisée par le stalinisme doit être située à l’arrière-plan de ce que je voudrais appeler la conception classique du langage. La mise en perspective à laquelle procède Wat permet de relativiser le totalitarisme et le nihilisme en rappelant la situation qui prévalait en amont et en indiquant la perspective d’un retour à une situation normale [71]. « Notre entendement et notre civilisation, la Russie prérévolutionnaire y comprise, écrit-il, sont fondés sur une concordance de la parole et de la chose, de la réalité et de la langue, sans les confondre. Les modalités complexes et diverses de cette concordance et/ou discordance sont le sujet d’études logiciens, philologues et ethnologues. » [72]
On voit à nouveau surgir un thème maintes fois souligné dans ce livre : l’idée de concordance ne doit pas être comprise comme une confusion ou une coïncidence pure et simple. Il convient de se prémunir à la fois contre la menace que représente l’imposition d’une dissociation radicale du mot et de la chose, et contre tout projet consistant à réaliser leur fusion. Admettons à la fois un accord fondamental et le risque permanent d’un désaccord, lequel appelle précisément l’acte de langage et de jugement qui réaffirme la vérité contre l’erreur en un effort sans cesse recommencé. Compte tenu de l’idée d’une discorde en quelque sorte insurmontable, cette remise à l’honneur de la conception classique du langage, qui constitue aussi un retour de l’Europe ç ses propres sources spirituelles, ne sera pas une simple restauration, un retour au point de départ. On peut en effet penser que cette conception sortira en partie transformée de l’épreuve radicale à laquelle elle a été soumise à travers l’expérience totalitaire et la crise contemporaine du langage.
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