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C : A propos de 99 %, je pense que même ceux qui tenaient ce slogan se savaient minoritaires mais leur message était de dire « regardez nous sommes pauvres comme vous » et la division est plutôt : pauvres versus très privilégiés. Ce sont eux les 1 %. Ça recoupe ce que tu dis à propos des mouvements liés à l’islam qui sont vus dans certains milieux comme intrinsèquement bons car nécessairement pauvres. Il y a ce même discours appliqué aux électeurs du Front National, qui seraient aliénés par des gens riches et méchants. Il y a cette bonté du peuple qui serait abusé. C’est sans doute vrai à certaines périodes de l’histoire : les mouvements fascistes ont manipulés les foules, mais on ne peut pas nier le fait qu’il y a des gens placés dans notre situation et qui réagissent contre nous, en fonction de leur propre idéologie. Derrière cette idée-là, il y a effectivement le mythe du peuple bon par essence et il suffirait de gratter un peu pour le désaliéner de Jean-Marie Le Pen ou de la religion et de toute manière tout se réglera après la révolution.
Q : Absolument. On se retrouve dans un schéma marxiste et même judéo-chrétien. C’est l’idée d’un peuple bon, d’un peuple élu qui serait nécessairement amené à prendre le pouvoir pour instaurer sur Terre un monde paradisiaque. Alors le marxisme contemporain, en tant qu’idéologie dégénérée, attribue cette mission-là aux pauvres. À « Occupy Wall Street », je ne suis pas sûr que c’étaientt les plus pauvres les plus mobilisés... Et la définition de la pauvreté est quand même très subjective : la pauvreté en Occident, ce n’est pas celle au Burkina Faso, et même chose pour la richesse... Et en quoi une position sociale devrait amener une position intellectuelle et idéologique ? Ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Ça a été le cas, il y a eu un précédent historique, au XIXe en Occident, sur lequel Marx a focalisé : il y avait effectivement une grande partie du peuple européen, le mouvement ouvrier qui était très populaire, qui tendait à la réappropriation de toute la société par le peuple lui-même, à l’expropriation des propriétaires et à l’instauration d’un type de démocratie directe. Mais cette situation du XIXe n’est plus celle d’aujourd’hui. Ce n’était déjà plus le cas dès l’après-guerre et encore moins en ce début de XXIe siècle. Il y a donc une projection de ce schéma, très prégnant dans le milieu libertaire, alors qu’il n’existe plus. Cela dénote à la fois une ignorance de ce qu’est la situation actuelle, je vais y venir, et une ignorance, ou plutôt un déni, des enjeux de la démocratie directe.
Tous les régimes modernes de démocratie directe, instaurés après une révolution, se sont systématiquement heurtés, si ils ont eu le temps, évidemment, s’ils n’ont pas été écrasés, à la question de la démission du peuple. Après l’insurrection, le peuple a créé de nouvelles institutions à sa mesure, mais, de manière assez mystérieuse, il se retire du processus en cours. Et ce moment-là, il faut arriver à en faire quelque chose. C’est difficile parce que lorsque le peuple se retire des institutions, il se retire des assemblées, il présente un désintérêt, qui peut être sans doute passager, pour la chose publique et politique, alors ce sont les spécialistes qui prennent le pouvoir. C’est ce qu’on a vu en 1793 lors de la Révolution française, ou en Russie à partir de 1920 par exemple, et là on retombe dans une verticalité. Un des gros enjeux de la démocratie directe est d’arriver à enrayer ce processus-là et à maintenir le peuple au centre de la gestion des affaires publiques. Ça c’est un vrai problème, vraiment difficile : on ne peut pas faire de démocratie directe contre ou sans le peuple. C’est question qui n’a pas de réponse a priori.
D : On retrouve ce que tu dis à la ZAD ou au Rojava, dans le municipalisme libertaire : même si les gens qui sont venus là sciemment sont acquis à la cause et à ces principes de démocratie directe, on ne retrouve que 10 à 15 % de la population qui participe effectivement aux AG chaque semaine et aux processus de décision. Donc c’est très compliqué...
Q : C’est un vrai problème et une vraie question. Il faut comprendre que ce projet d’autonomie collective qu’est la démocratie directe, la volonté d’un peuple de se donner à lui-même ses propres lois, c’est une idée et une posture historique : elle n’a pas existé ni partout ni tout le temps. Autrement dit, elle est culturelle, attachée à certains endroits, à certains moments et elle ne se crée pas de rien, c’est l’aboutissement d’un long processus. Cette volonté de s’approprier collectivement notre destin peut s’amoindrir, peut disparaître. C’est ce que l’on voit aujourd’hui même en Occident. Il y a des endroit où elle survit, il y a des sursauts : ce que l’on a vu en Espagne, en Grèce en sont les preuves, mais ce n’est pas une chose qui est intangible ou inexorable. Alors que le schéma marxisme en fait un destin métaphysique : nous devrions, le peuple devrait tendre à ça. C’est faux théoriquement et, pratiquement, on voit que ce n’est pas vrai du tout.
Au contraire : ce que l’on voit en Occident comme dans le monde entier, c’est plutôt une disparition de ce projet d’autonomie collective, à tous les niveaux. On voit plutôt des sociétés occidentales qui sont en train de se tiers-mondiser dans un grand mouvement d’oligarchisation. Ce que nous appelions oligarchisation à Lieux Communs, c’est le fait qu’il y ait toujours des différences sociales ente les gens, il y a toujours des couches sociales, mais on ne peut plus parler de classes sociales au sens marxiste puisqu’il n’y a plus de projets antagonistes : il n’y a plus, globalement, une bourgeoisie pour le capitalisme contre un prolétariat pour le socialisme. On se retrouve aujourd’hui toujours avec des pauvres mais qui veulent être riches à la place des riches. L’oligarchisation, c’est donc cet alignement vertical de toute la société. Je pousse la caricature, il n’y a pas que ça bien sûr mais c’est une tendance extrêmement lourde : le pauvre aujourd’hui veut simplement être plus riche et il n’est pas question pour lui d’instaurer une société de justice, de liberté, d’égalité et de fraternité. Et derrière ce mécanisme d’oligarchisation, on voit s’amplifier considérablement des phénomènes de clientélisme, de corruption, de népotisme à toutes les échelles sociales. Maintenant on voit apparaître des phénomènes nouveaux de communautarismes, on voit l’expansion de l’extrême droite musulmane aux quatre coins du monde et on voit en Europe s’instaurer un multiculturalisme. Ce multiculturalisme, pour le coup, est en train de finir d’éclater toute volonté collective de prendre en main sa propre destinée. On se retrouve avec des gens qui n’ont aucune culture de l’autonomie, aucune culture démocratique et pour lesquels notre discussion ce soir est une discussion de martiens. Cela ne les intéresse absolument pas. Donc il n’y a plus du tout d’unité culturelle, ni, presque, linguistique. Ça c’est un état de la société que personne ne veut voir mais qui est en train de grever par en bas les possibilités mêmes d’une démocratie. Prenez une dizaine de villes en France, instaurez des assemblées de quartier, on y verra s’instaurer la Charia. C’est une réalité, et elle y est déjà mise en pratique dans la rue. Instaurez donc la démocratie et dans un bon nombre de régions, ce sera extrêmement régressif. Réalité qu’on ne veut pas voir parce qu’elle est extrêmement angoissante.
C : Je voudrais tempérer un peu : ça ne se ferait pas. Il y aurait une réaction des quartiers alentours, même si les personnes qui tendent à ces idées-là seraient majoritaires, qui ferait que le processus n’irait pas jusqu’au bout. Mais ce que tu pointes, c’est l’essentialisation du peuple qui devrait aller vers un mieux. Alors effectivement, ça peut être les lois islamiques dans certains quartiers, des lois racistes dans d’autres, bref le « bien » n’émane pas forcément du peuple. Il y a des gens qui sont politiquement contre nous et même s’ils font partie du peuple. « Ne te trompe pas de combat » dit la chanson, mais ils ne se trompent pas de combat : leur combat, c’est ça. Alors c’est presque une blessure pour un révolutionnaire qui a consacré une partie de sa vie au peuple et qui se retrouve trahi par les siens, par les 99 %.
Q : Oui le peuple déçoit souvent les révolutionnaires, pour de bonnes et de mauvaises raisons... mais il peut surtout se décevoir lui-même. C’est l’illusion du « rousseauisme » dont on parle que de croire que dans un régime d’auto-gouvernement, le peuple prendra toujours les bonnes décisions. Alors il y a dans l’histoire des mouvements révolutionnaires et dans la Grèce Antique démocratique des témoignages de beaucoup dispositifs qui ont été mis en place pour que l’expression de la volonté du peuple se fasse de manière la plus modérée possible. Dans notre brochure, on s’inspire de toutes ces expériences, de la Hongrie de 1956 à la Grèce Antique. Par exemple ; la démocratie directe, ce n’est pas la foule qui décide et qui juge dans le même mouvement : il y a une séparation des pouvoirs.
Alors il y aurait d’abord l’agora, la place publique où on discute de tout. Aujourd’hui, on vit dans des sociétés atomisées mais une démocratie directe nécessite d’abord et avant tout une vie sociale, des échanges permanents, une culture populaire, une unité culturelle et des discussions sans fin entre les gens.
Et puis il y a l’ecclesia, l’assemblée où on décide, qui peut se réunir par exemple à un rythme mensuel. Cette assemblée est la source de tous les pouvoirs, mais ce n’est pas le seul pouvoir existant. Par exemple elle renferme un Bureau, ça c’est assez classique, avec des gens qui distribuent la parole, font respecter l’ordre du jour, modèrent les échanges, veillent à ce que l’assemblée ne dérape pas trop.
Et il y a à côté de cette assemblée, à l’extérieur, un conseil, la Boulè des grecs, constituée par exemple d’une centaine de personnes tires au sort pour un an et qui joueront le rôle du gouvernement, donc qui siégeront en permanence entre les assemblées. Il est capable par exemple, d’annuler une loi s’il juge que l’assemblée l’a votée dans un moment de fièvre, de folie collective, emmenée par un démagogue, un tribun. La loi serait bloquée par le conseil et revotée à l’assemblée suivante, le temps que le peuple redescende et que des discussions approfondies aient lieu.
Donc il y a tous ces dispositifs – je ne vais pas tous les décrire, on le fait dans la brochure en s’inspirant à chaque fois d’exemples historiques – dont le principe fondamental est que le peuple n’est pas une foule, que le pouvoir doit être incarné par des institutions. Elles représentent le peuple, mais elles lui sont distinctes : il y a ce jeu en permanence entre la masse et les lieux de pouvoirs. On a évoqué la possibilité d’un totalitarisme, on ne peut pas balayer l’objection absolument. Il y a donc cette séparation rigoureuse des pouvoirs. L’assemblée est le pouvoir législatif, le conseil est l’exécutif, il joue le rôle du gouvernement, et les tribunaux sont le pouvoir judiciaire. Bien sûr il y a une occupation des postes à tour de rôle, je pense qu’on en parlera plus tard, par tirage au sort ou par élection, par mandat direct, etc. Bref des institutions de pouvoir existent et permettent ce recul vis-à-vis du peuple : donc à aucun moment il n’est question d’un bon peuple. Il peut se tromper et on crée des contre-pouvoirs pour veiller à ce qu’il puisse y avoir une pondération face aux décisions prises.
Ceci étant dit, il faut être extrêmement clair : aucune disposition, aucun dispositif, aucune institution ne peut empêcher un peuple de se tromper. On décide de partir en guerre, ou de ne pas partir en guerre – il se trouve que c’est une erreur : On s’est trompé. Ce n’est pas parce qu’une décision est pleinement démocratique qu’elle est forcément juste.
C : Ça me fait penser à deux films. Un sur la guerre d’Espagne, Mujeres libres [1], dont le père d’un ami qui a connu la révolution disait que c’était exactement ça, qui montrait la ferveur révolutionnaire dans les nombreuses manifestations d’un peuple euphorique, qui vivait la révolution comme une fête, une utopie devenue réalité. Mais il y a eu pas mal de débordements, de nombreux villages de « méchants » collaborateurs rasés, des exécutions sommaires et parallèlement la simple réquisitions de voitures pour les barioler de « CNT-AIT ». Donc il y a cette dimension de vengeance, aussi, derrière l’aspect lyrique. Le second film, que je ne recommande pas forcément, sur la biographie de Che Guevarra, qui relate, pour montrer la « bonté » du personnage, parce que c’est quand même une hagiographie, un épisode où des gens avaient pris une voiture à de riches cubains et Che Guevarra qui leur dit « Qu’est-ce que vous faites, rendez ce véhicule : ce n’est pas le bordel, la révolution ». Je me dit que Che Guevarra était peut-être dans une vision plus réaliste de la révolution que les révolutionnaires espagnols. Et alors ne perdrait-on pas de la spontanéité en bridant le peuple de la sorte ?
Q : Je ne suis pas sûr de vouloir défendre Che Guevarra... Mais effectivement, ici encore, on reformule la question : Qu’est-ce qu’on veut ? Quelle est la finalité de nos actes ? Que veut-on instituer, comme société, comme monde ? Est-ce uniquement pour se venger ? Bien sûr c’est une dimension forcément présente dans un soulèvement. Ou pour bâtir une société où on puisse vivre ensemble, malgré tout, malgré le passé ? Je pense à la Tunisie où Ben Ali a régné plus de vingt ans. Lorsqu’il a été renversé le 14 janvier 2011, je m’attendais à d’énormes réactions de vengeances envers les collaborateurs et les indicateurs du régime qui étaient très nombreux. C’était un régime très dur, une dictature policière qui reposait sur un réseau de mouchards extrêmement étendu. Mais il n’y a pas eu d’épuration. Il y a eu une retenue de la part du peuple. Bon, une des raison les moins noble c’est que beaucoup de gens étaient des deux côtés à la fois, ça on ne peut pas l’éluder... Malgré tout, je crois qu’il y a eu une volonté de retenue. Dans tous les cas, il n’y a pas eu ce que Soljenytsine a appelé la « roue rouge », ce projet d’épuration du corps social, d’éliminer les éléments étrangers qui incarnent l’ancien régime. On retrouve aussi ça lors de la Commune de Paris : on pourrait lister les « erreurs » qui ont été faites, erreurs entre guillemets, du peuple emporté par la passion, l’imprévoyance, ou la bêtise, ça a existé. Et c’est inéliminable, ça.
Donc c’est une vraie question que tu poses, mais qui a plus trait au processus révolutionnaire qu’à la démocratie directe proprement dite. Mais c’est aussi ça la démocratie directe : pour nous, c’est un régime où le peuple devient adulte, où il décide et assume ses propres décisions. On ne va pas accuser quelqu’un d’autre de nos erreurs. Nous prenons la décision ; nous avons eu raison, nous pouvons être fiers ; nous nous sommes trompés, on va assumer. On peut toujours accuser le démagogue ou le leader de nous avoir fourvoyé, mais nous avons décidé de le suivre... C’est ça une société : un réseau d’adultes qui prend son destin en main. Et c’est ça la démocratie : toutes nos décisions ne seront pas bonnes, mais ce seront les nôtres.
4 – Le gauchisme
C : Alors justement le point suivant, c’était via l’exemple de Nuit Debout, la projection des mouvements gauchistes sur la démocratie directe. On peut les appeler comme ça même si certains ne se sentent pas gauchistes, donc ce sont des mouvements divers et variés ; le soutien à la Palestine, les féministes, les mouvements antiracistes, ou anticapitalistes ou syndicalistes... et alors l’idée ce serait que ces différents mouvements allaient prendre le pouvoir par la révolution – déjà ça n’a rien d’évident... – et qu’il créeraient une nouvelle société. Ça c’est un écueil que vous abordez ?
Q : Oui, c’est ce lieu commun qui voudrait que la démocratie directe ce soit « nos idées » au pouvoir. C’est souvent une réaction de déconvenue face à un peuple qui ne répondrait pas à « nos » exigences, à « nos » désirs : on se rabat sur ces micro-cultures propres aux milieux gauchistes.
C’est effectivement ce qu’on a vu à Nuit Debout, donc ces rassemblements qui se sont déroulés en parallèle du mouvement social du printemps 2016 contre la loi Travail face à l’impasse des mouvements sociaux qui se répètent depuis trente ans, une assemblée regroupée place de la République à Paris. Lorsque j’y suis arrivé, j’ai eu l’impression de voir rassemblé en une unité de temps et de lieu presque toutes les tendances du gauchisme que j’avais pu côtoyer en 20 ans de militantisme ! Sans rien de nouveau. Alors d’un côté on a les végétariens, de l’autre les féministes post-modernes, ici les militants pro-palestiniens, à côté ceux du revenu garanti, etc. Et tout ça forme un milieu qui s’auto-entretient depuis les années 60 et qui forme, en quelque sorte, une contre-culture, une contre-société. L’idée qui existe, et qui existait là-bas, consiste à dire que la démocratie directe, c’est lorsque tous ces mouvements, toutes ces idées, seront au pouvoir et régenteront la société.
Ça pose plusieurs problèmes. D’abord, la démocratie directe est un régime où les gens partagent au moins une idée : c’est le peuple qui doit décider. Ça, c’est évident, et sinon il ne peut pas y avoir de démocratie directe... Mais en dehors de ça, et sur le fond, quant aux questions de la PMA-GPA, de l’immigration, de la démographie ou de la géopolitique, etc. toutes les dissidences ont le droit et doivent même s’exprimer. Ce sont des causes que l’on peut partager – ou pas... Que l’on ne les partage pas ne veut pas dire que l’on n’a pas voix au chapitre, tout au contraire. Je me souviens lorsque l’assemblée a chassé A. Finkielkraut : on peut ne pas être d’accord avec lui, mais il me semble que c’est une erreur fondamentale de l’avoir exclu.
D’abord parce qu’il représente une opposition et que l’opposition en démocratie doit être une possibilité, ou alors il n’y a pas de démocratie. C’est une définition de Claude Lefort : la démocratie c’est un régime qui supporte la division : nous sommes divisés sur de multiples sujets, nous ne sommes pas d’accord, mais nous faisons partie de la même société, et on en discute. Là, j’ai plutôt vu des dissidents anti-dissidence : nous sommes les gauchistes en dissidence, mais par contre, pas de dissidence à l’intérieur de nos mouvements... Et c’est ce que j’ai constaté individuellement dans mon expérience militante. Ça c’est un véritable problème parce que nous sommes là dans un système qui tend à être dogmatique.
Et enfin, c’est de la discussion que sort la vérité, en tous cas la vérité prise comme la possibilité de décider entre nous, à un moment donné, sur une question, de trancher en un sens ou dans un autre. Donc la démocratie directe, c’est une interrogation pratique. La philosophie est une interrogation ouverte, théorique, ici l’interrogation est pratique : on se demande en permanence si la loi que l’on a votée est bonne, et ce n’est en rien une évidence.
C : Si je peux illustrer ce que tu dis... J’ai aussi l’expérience de gauchistes qui forment des dogmes indépassables. Alors peut-être que la démocratie directe serait une sorte de mixeur pour concasser tout ça, pour que toutes les individualités avec toutes leur différences puissent se retrouver au sein d’une assemblée, par exemple dans un quartier ? Tous les groupes ont leur propre dogme, ça peut être très différent. Par exemple internet, pour prendre un de nos dogmes à Offensive (ça sera moins polémique) : Internet c’est le Mal, Facebook c’est pas bien. Si on se retrouve dans une assemblée populaire qui veut créer son groupe Facebook, bon, ben qu’est-ce qu’on lui dit ? On se casse la gueule ? Donc il y a trouver une sorte de consensus sans renier ses propres convictions, mais il faut arriver à ce que l’assemblée puisse dépasser ça et ne pas rester dans des conflits en permanence.
Q : Bien sûr. Ce dont tu parles, c’est l’intérêt collectif. La question, c’est : y a-t-il un souci de l’intérêt collectif ? Est-ce que malgré nos opinions plus ou moins arrêtées, malgré nos origines, nos convictions, nous sommes capables de discuter afin de prendre une décision pour tous qui ne soit pas simplement le plus petit dénominateur commun ? Est-on capable d’évoluer dans nos convictions, de discuter rationnellement, de donner des exemples, de poser des arguments et de les examiner les uns après les autres ? Ça c’est une chose qui n’existe plus du tout dans le milieu gauchiste – si jamais ça a existé... Ce n’est pas du tout ce que j’y vois, absolument pas. Et à Nuit Debout, ce n’est pas ce que j’ai vu non plus : j’y ai vu la répétition de vieilles antiennes qui débouche sur un capharnaüm de causes coexistantes les unes à côté des autres, incapables de se parler. Chacun a sa lubie et son idée-fixe et il n’est pas question, au fond, de discuter de la réalité de ce qu’on pense : on est juste là pour convaincre l’autre de ses convictions. On est bien plus dans la persuasion que dans l’échange libre et l’ouverture intellectuelle et idéologique. Alors que dans une démocratie directe, il doit y avoir un souci, pour chacun, de l’intérêt collectif.
Je discutais dernièrement de ces questions-là et la conversation a porté sur le consensus. Moi je suis contre le consensus et c’était notre position à Lieux Communs, au nom de la possibilité de ne pas être d’accord. Je suis majoritaire et tu es minoritaire, ou l’inverse : nous devrions être capables de vivre cette situation-là. Nous sommes en désaccord, mais la décision a été prise à la majorité. – l’intérêt collectif exigeait qu’une décision soit prise. Peut-être que je me suis trompé, ou toi ; on verra. En tous cas, on vit ces situations de minoritaires ou de majoritaires, l’une n’est pas toujours plus confortable que l’autre : nous vivons notre division. Bon, cette approche-là est inexistante dans le milieu gauchiste. Et à Nuit Debout, je n’ai pas vu ça non plus : j’ai vu des gens qui coexistaient chacun avec leurs causes et qui s’imaginaient que l’agglomération de ces causes allait déboucher sur quelque chose satisfaisant tout le monde. Mais ça ne débouche sur rien. Au contraire, la division des causes en chapelles ne fait qu’appeler un pouvoir surplombant qui tranchera finalement. Ce n’est pas du tout ça, la démocratie directe : soit nous sommes capables, nous, de prendre les choses en main ou alors il y a un appareil ou un chef, qui prendra la décision pour nous.
D : En même temps, c’est très difficile aujourd’hui, mais c’était peut-être aussi difficile il y a deux mille ans aussi, d’avoir une parole libre. Certains ont des facultés d’éloquence, de tribun, il y en a qui sont timides... C’est ce que j’ai vu aussi à Nuit Debout : c’était toujours les mêmes qui prenaient la parole. Je pense que dans les assemblées athéniennes, il y avait ce même processus, peut-être limité par certaines règles, mais c’est très compliqué cette parole libre, elle n’est jamais libre dans les assemblées à 2.000 personnes.
C : Avant que tu ne répondes, j’ai une remarque. Ce que tu disais me fait penser au fonctionnement actuel de la société où les partis sont bombardés de courants très différents et contradictoires qui défendent chacun une idée. La société fonctionne en lobbys, où chacun va dans des directions très précises, sans qu’il y ait de pensée globale ni de volonté de faire avancer les choses, mais plutôt de tirer la couverture à soi. Alors ça peut être des causes très nobles, mais le problème c’est qu’il n’y a pas de volonté de commun... Et ça c’est le fonctionnement actuel. Et les mouvements dans lesquels on milite fonctionnent aussi comme ça, comme marche notre société...
Q : Tout-à-fait d’accord. Ce n’est que le décalque de la société dans laquelle on vit. Alors ce que l’on veut, une autre société, exigerait un autre fonctionnement de notre part. Cela demanderait une culture de la confrontation, de la délibération, à la base. C’est différent de la question du talent de la parole publique [que tu poses, Daman] : là je ne parle même pas de la prise de parole en assemblée mais des petites discussions qui se déroulent dans les commissions, dans l’agora en quelque sorte, c’est-à-dire en dehors des lieux formels de prise de décision, de l’assemblée, mais plutôt des interstices. Dans tous ces milieux-là, si tu prononces le nom d’un auteur qui n’est pas consensuel, tu es voué aux gémonies, sur tel ou tel sujet tu es traité de « fasciste », etc.
Je pense notamment à la question de la PMA, qui avait été très bien posée il y a deux ans dans un livre, La fabrique artificielle de l’humain [2], un très bon livre qui annonçait la fabrique industrielle des êtres vivant à travers la PMA. Il y a eu à Lyon [lors de la présentation du livre] des affrontements physiques auxquels j’ai assisté [3]. Alors c’était caricatural, mais ça n’en reste pas moins triste et tragique... Ce genre de chose ne pointe pas du tout vers un régime d’auto-gouvernement. Au contraire : cela participe en plein, sous des airs de subversion, à l’éclatement du corps social en chapelles, qui ne sont souvent que des passades de jeunesse, et à l’impossibilité de dessiner un autre horizon politique.
Donc ce qui se déclame comme subversif, comme ce que j’ai vu à Nuit Debout, ne l’est en rien. Nous sommes en plein dans ce que des auteurs ont décrit comme le gauchisme culturel, le politiquement correct, la bien-pensance. Et ça, c’est très étrange, ça va du sommet de l’État à la base militante... On a rarement vu ça, sinon sous le bolchevisme où il y avait des relais de l’idéologie officielle dans toutes les couches de la société. Et aujourd’hui, on est un peu la-dedans. Dans tous les cas, c’est le refus de l’affrontement idéologique. Et on se plaint du « retour des réacs », de la droite, etc... Sauf que eux vivent depuis quarante ans en minorité idéologique et ils ont appris à discuter, à réfléchir... La gauche et les gauchistes sont culturellement dominants depuis un demi-siècle et se vivent en tant que tels et n’ont pas éprouvé le besoin de discuter avec les tendances qui n’étaient pas les leurs. Aujourd’hui, on se retrouve avec un appauvrissement intellectuel et idéologique qui me semble absolument énorme. Et ce que l’on croit être des allants-de-soi dans les milieux gauchistes n’en sont pas du tout ni auprès de la population, ni lorsqu’on y réfléchit deux minutes. On peut parler de la PMA, on peut parler d’énormément de choses, plus ou moins polémiques sur l’antenne de Radio Libertaire, mais en tous cas il serait grand temps – en tout cas c’est ça la démocratie telle qu’on l’entend – qu’on se décloisonne, qu’on sorte de l’entre-soi et que l’on entre dans une ouverture intellectuelle, pour parvenir à construire, sans renier nos convictions, une pensée collective qui soit en phase avec la réalité que l’on vit.
Justement, et pour finir sur Nuit Debout, il y a quand même eu des discours assez édifiants, notamment lorsqu’on a entendu Frédéric Lordon dire que la Place de la République était une place de deuil suite aux attentats de Paris, et qu’il s’agissait d’en faire un place de joie de vivre – je cite de mémoire. C’est en complet décalage avec les événements, c’est-à-dire une agression militaire, un déferlement de violence comme on en a pas vu depuis la seconde guerre mondiale en France et à Nuit Debout il n’a pas été question une minute de l’islamisme et du djihadisme... Ça m’a semblé immédiatement un déni en acte. Bien sûr, ce sont des sujets dont on peut discuter mais, justement, c’est une réalité qui n’a pas été du tout, du tout discutée... Ça a été complètement refoulé, plutôt... Ou alors abordé sous un autre angle puisqu’on a même vu des communautaristes sur la place, y compris les « Indigènes de la République ».
C : Juste pour minorer un peu : les « Indigènes » ont fini par partir en claquant la porte en disant que Nuit Debout était un repaire de bobos...
Q : Mais on ne les a pas chassé, eux...
C : Non, ça ne se fait pas dans le milieu gauchiste, c’est sûr... (rires)
(.../...)
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