Ce texte fait partie de la brochure n°24bis « Le mouvement des gilets jaunes » — seconde partie
Chantiers de l’auto-organisation et clôtures idéologiques
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Sommaire :
- La démocratie directe et ses lieux communs (Émission) — ci-dessous...
Les propos suivants ont été tenus un peu plus d’un an avant le déclenchement du mouvement des gilets jaunes. Il nous a semblé qu’ils éclairaient rétrospectivement l’événement tout autant qu’ils résument nos positions a priori. |
1 – L’utopie
2 – La violence | 4 – Le gauchisme
5 – Le niveau de vie | 6 – La question du pouvoir
7 – Le formalisme |
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Cyrille : Aujourd’hui nous allons parler de démocratie directe et pour ce faire nous avons invité Quentin, de Lieux Communs. Alors vous étiez un collectif qui a un site internet et vous abordez beaucoup de sujets. On avait déjà fait une émission sur l’islamisme, l’islamophobie et l’islamogauchisme la dernière fois et là on va parler de vos brochures en trois parties, Démocratie directe, enjeux, principes et perspectives, et on va aborder l’ensemble des questions qui y sont traitées et surtout dans la dernière. Alors Quentin, peut-être qu’avant tu veux présenter l’esprit dans lequel vous avez fait ces brochures ?
Quentin : Bonjour à tous. L’idée de ces brochures date de la fondation du collectif, aux alentours de 2006-2008. Il s’agissait d’attaquer des problèmes de fond et finalement d’arriver à décrire, pour cette troisième partie, une société qui fonctionnerait en démocratie directe, d’où le sous-titre « Ce que pourrait être une société démocratique », entendu au sens plein du terme. Mais ce qui nous a amenés à nous atteler à ce travail, c’est surtout le contexte géopolitique : nous avions fait une brochure sur la réforme des retraites en 2010, sur le soulèvement tunisien en 2011, sur le mouvement grec, les indignés, en 2011, il nous est apparu qu’au-delà des soulèvements, des mouvements, des insurrections, la question du projet de société devait être attaquée de front alors qu’elle ne l’était jamais ou très rarement. C’est un gros travail puisque cela nous a pris trois brochures... Le projet de cette émission, c’était donc d’aborder la chose de manière assez concrète à travers les illusions, les lieux communs (Lieux Communs, c’était le nom de notre collectif), les idées reçues, les fausses idées que l’on se fait sur la démocratie directe, de la part aussi bien des gens qui la connaissent mal que des gens qui en sont partisans. Il y a énormément d’illusions qui demeurent sur le sujet, mais je n’en ai listé que six ou sept. Ça va nous servir de trame pour discuter chacune d’elles afin d’aborder les questions de fond que soulève le projet d’un régime d’auto-gouvernement.
1 – L’utopie
C : Alors le premier point, c’est l’aspect utopique de la révolution, cet aspect millénariste selon lequel la société future serait parfaite. Par exemple, je me souviens dans un débat entre gens très radicaux qui critiquaient la notion même d’autogestion ; comme quoi on ne ferait que récupérer les usines qui bâtissent le capitalisme et qu’il faudrait plutôt tout détruire... Et moi je posais naïvement la question « Mais il faudra bien à un moment mettre les mains dans le cambouis et autogérer cette société-là même si elle est dégueulasse ? ». On m’a répondu de manière unanime que, de toute façon, après la révolution, tout ce qu’il y a autour de toi, le plafond, les murs, les gens dehors, etc. tout cela n’existera plus et tout sera magnifique et extraordinaire, tu ne peux pas te rendre compte à quel point cela sera magnifique... C’est ça, la dimension religieuse, utopique de la démocratie directe...
Q : Effectivement, l’aspect utopique, c’est cette image de perfection d’une autre société harmonieuse, consensuelle où tout irait bien et où il n’y aurait absolument aucun problème de fond. C’est une conception qui est très répandue, même s’il elle est très souterraine parce que rarement exprimée de la sorte. Elle est sous-entendue dans énormément de discussions, d’échanges. Il ne faut pas la prendre à la légère parce que c’est une conception qui vient de très très loin, qui a hanté toutes les révolutions et tous les mouvements sociaux. Notamment parce que la racine des mouvements d’émancipation, c’est la religion, les courants d’hérésies religieuses. Alors peu à peu on s’est extirpé de ce cadre religieux mais toutes les révolutions ont gardé une dimension religieuse, nécessairement [1]. Jusqu’à Mai 68, où il y avait cette dimension mystique où on voulait un monde libéré de tout, avec un irréalisme revendiqué.
Tout cela demeure aujourd’hui et revient même proportionnellement à la dépolitisation de la société qui fait que l’idée d’une autre organisation sociale en est d’autant plus abstraite. Donc on revient à cet utopisme, qui est évidemment une fallace parce qu’elle n’ouvre sur rien. Cela s’est vu chez les situationnistes qui disaient presque explicitement que le monde d’après la révolution sera tellement merveilleux qu’il est indicible dans le langage actuel.
Lorsqu’on se penche sur les expériences de démocratie directe telles qu’elles se sont déroulées dans l’histoire, que cela soit la Grèce antique ou toutes les révolutions modernes, anglaises, américaine, française, la Russie en 1905-1917, La Commune, 1830, les spartakistes allemands ou la Catalogne de 36, jusqu’en 68, sans oublier la révolution hongroise de 1956 contre la domination soviétique, presque partout on voit cette dimension religieuse mais parallèlement, et surtout, une dimension très concrète de mise en place d’un nouveau régime politique.
Nous avions l’habitude de dire que la démocratie directe n’était pas une solution, mais au contraire le début de tous les problèmes. C’est-à-dire que c’est le moment où la population dans son ensemble s’approprie tous les problèmes qui se posent et qui sont très concrets : les rapports entre les gens, la production matérielle, les ressources naturelles, les transformations culturelles, etc. Et tous ces problèmes-là, il faut les aborder à chaque fois très concrètement, il faut élaborer des lois, il faut appliquer la justice et tout cela n’est pas un programme écrit, c’est des choses auxquelles il faut se confronter. C’est bête mais il faut rappeler que dans une société d’auto-gouvernement la solitude existera toujours, la vieillesse, la maladie, la mort, la souffrance... C’est ça, la réalité. La question de la justice sera en permanence ouverte, idem la gestion des ressources, qui deviennent rares, l’énergie, l’eau, ou la nourriture. Ce sont des questions qu’il faudra aborder de manière très mature et lucide.
C’est pour cela que dans cette brochure nous avons essayé de décrire aussi précisément, et de manière la moins démagogique possible, ce que serait une telle société, concrètement. Nous l’avons fait non pas pour n’avoir qu’à l’appliquer à une population passive, mais tout au contraire pour relancer la discussion là-dessus, pour que l’idée d’un projet de société devienne concrète et ne retombe pas dans des catégories religieuses ou mystiques.
C : Ça me fait penser à l’exagération d’une chose qui est vraie : beaucoup de gens disent, « Bon, en gros dans une société parfaite, il n’y aura plus de vol, puisque tout sera partagé, il n’y aura plus de raisons non plus d’avoir de crimes »... C’est une chose qui revient souvent. Du coup, les libertaires abordent très peu cette question. Comme si, d’un coup de baguette magique, les gens arrêteraient de se voler entre eux, alors que la propriété individuelle existera toujours et on ne voit pas pourquoi les réflexes, qui étaient sans doute dus à la survie, disparaîtront comme par enchantement.
Daman : Pour compléter la question, même sans tomber dans l’utopisme, comment aborder les question de justice dans une société de démocratie directe ?
Q : Ce sont de vraies questions. Il faut poser dès le début que le principe de la justice ne sera pas réglé, il sera en permanence en suspens. La question de la loi : « la loi que nous venons de voter est-elle bonne ? », sera en permanence au-dessus de nos têtes. On peut être amenés à changer une loi après quelques années, à en restaurer une ancienne, à l’abroger, à l’amender, etc. Ces questions ne peuvent que demeurer ouvertes. Qu’est-ce que la justice ? C’est une énorme question. Tout aussi démocratique qu’elle soit, une société démocratique verra toujours des vols, sans doute aussi des viols... Il y aura toujours de la violence entre humains. C’est, à notre avis, une dimension de la condition humaine qui est irréductible.
Évidemment, on peut imaginer qu’une société moins divisée, avec des individus moins soumis à la course à la domination, amènera moins de violence, de vol, de viols, etc. Mais il y aura toujours des cas à traiter, sans solution a priori. Par exemple les crimes passionnels existeront encore : comment les traiter ? Élargissons la question à la psychiatrie : si l’esprit humain est ce que l’on pense qu’il est, c’est-à-dire un noyau de démences et de merveilles, une source de monstruosités et de miracles, la folie existera, sans doute prendra-t-elle des formes différentes de celles d’aujourd’hui. Un monde où la folie n’existe plus, ou l’erreur, est un monde qui ne m’intéresse pas, parce que c’est un totalitarisme. Et derrière l’utopisme, il y a le totalitarisme en tant que fantasme d’arrêter l’histoire et de réduire l’humain à un agent, un rouage dans un ensemble qui serait parfait : c’est un cauchemar.
Alors comment traiter, à chaque fois, cette folie, cette démesure, l’hubris, comme disent les grecs ? C’est un véritable défi, mais c’est un défi réel, qui sera posé à toute l’humanité via le législateur. C’est difficile d’être plus précis.
D : Dans le livre Bolo’bolo [2], l’auteur parle de contrôle social des gens. En fait chacun est suffisamment éduqué et émancipé, que le problème se résoudra à l’échelle du quartier, en interne parce que tout le monde aura déjà réfléchi à la question. C’est une hypothèse plausible pour toi ?
Q : Ce n’est pas difficile évidemment d’imaginer un certain nombre de médiations, il y en a beaucoup qui existent déjà dans nos sociétés. Je parle de véritables médiations bien sûr, pas des décisions où c’est le prince, le chef qui tranche en fonction de ses intérêts, mais d’une vraie mise en commun à partir d’un conflit entre des gens ou des groupes ou des institutions pour faire en sorte qu’il devienne un moment de crise constructive où on reconstruit quelques chose, où se ré-institue un rapport social. Ça c’est très possible. Mais s’imaginer un monde où il n’y a pas d’irréductible, d’inconnu, d’intraitable, me semble inquiétant. [Beaucoup de choses peuvent se régler localement, de manière informelle, mais Bolo’bolo est très primitiviste : on sait que la justice villageoise est empreinte de conformisme, de grégarisme, d’effets d’entraînement ou d’intérêts. Ce qui se passe sur les réseaux sociaux est représentatif. Il faut donc qu’il y ait possibilité d’appels à l’extérieur de la communauté concernée, au niveau d’autres villages, des fédérations, des régions ou au-delà. Nous aborderons plus tard les institutions relatives à la justice.]
Bon, mais il y a d’autres questions tout aussi importantes qui se posent. Par exemple la question de la guerre. Je me souviens avoir discuté avec un copain du « Mouvement du 22 mars » [68], en lui posant la question de l’armée en régime démocratique. Il me répond qu’il n’y aura pas d’armée... Alors c’est très sympa, effectivement, il suffit d’imaginer que la révolution soit immédiatement et spontanément mondiale : la question n’a pas lieu d’être... Mais ça n’est jamais arrivé et ça n’arrivera jamais. Il y aura toujours des gens contre la démocratie directe, et heureusement, et il y aura toujours des gens qui voudront prendre le pouvoir : la question de la force, et de la force armée, se pose. On ne peut pas la réduire à sa dimension militaire, mais il faut envisager l’affrontement, et c’est une grosse interrogation. Au fond je ne crois pas que l’humanité puisse résoudre véritablement cette question, ou alors on projette une sorte de paix perpétuelle. Mais cette ambition ressemble beaucoup à celle des empires qui dominent tout le monde connu, comme la pax romana, où on règle les problèmes entre communautés et ethnies par le fait du prince. On entre dans le cauchemar. Donc il ne faut pas imaginer une société parfaite qui aurait réponse à tout et au contraire, il faut, on ne peut que, laisser de l’indécidable.
C : Je reviens un peu en arrière à propos de ce qu tu disais, et que j’ai retrouvé dans la brochure, sur le fait de considérer que nous voulons une société parfaite. On a déjà le contre-exemple de l’URSS qui a été une catastrophe : puisque le système est parfait, il n’y a plus de voleur, plus de méchant, eh bien on mets ces gens en hôpital psychiatrique puisque dans une société parfaite. Ceux qui dérangent ne peuvent qu’être fous. Les témoignages des gens de l’époque décrivent quelque chose de bien pire que la prison chez nous lorsque tout part d’un bon sentiment, de la croyance qu’après la révolution, il n’y aura plus de problème.
Q : Effectivement. Mais c’est une tendance qui existe même aujourd’hui, de psychiatriser la délinquance. Les limites entre la délinquance et la psychiatrie sont très ténues. Lorsqu’on est à la rue, on peut se retrouver soit au commissariat, soit dans une antenne psy, ça dépend des phrases clefs qui sont prononcées, et on se retrouve soit d’un côté, soit de l’autre, avec des va-et-vient ultérieurs. Une dérive inquiétante de nos sociétés, c’est la psychiatrisation des radicalisés islamistes. On dit que ce sont des « déséquilibrés », on veut donc les « déradicaliser » dans des centres. Mais, après tout, pourquoi ce ne seraient pas des gens avec un projet politique plein et entier à considérer comme des ennemis, car ce sont nos ennemis évidemment, et à traiter en tant qu’ennemis et non pas en tant que malades ? Il y a quelque chose de totalitaire là-dedans. Et lorsqu’on discute avec des anars ou des gauchistes, on sent une fibre totalitaire lorsqu’ils affirment que dans une société idéale, tout sera traité « en douceur ». Je ne crois pas à la « douceur » ou la « tendresse » : ce sont des valeurs tout à fait honorables et respectables mais ce ne sont pas des lignes politiques. La possibilité de se cogner à une loi, qui est collective, qui est légitime, est quelque chose de tout à fait louable, de noble. Alors ça pose aussi la question des sanctions. Qu’est-ce que c’est qu’une sanction ? Quelles sanctions adopter ? Que fait-on des prisons ? Que fait-on d’une personne coupable, qui reconnaît sa culpabilité ? Certes, on peut la rééduquer, la guérir, la psychiatriser, mais c’est extrêmement dangereux, alors on la punit, mais comment ? Par exemple, comment fait-on pour les cas de trahison politique ? Une personne est en charge d’un mandat, il le trahit. C’est de la délinquance politique : que fait-on ? On la psychiatrise encore ? Non. En Grèce antique, par exemple, il y avait comme sanction l’atimie : l’individu est privé de droits politiques pendant un certain temps : plus de droits civiques, plus le droit de te présenter à l’assemblée, d’avoir une parole publique pendant un an, deux ans, dix ans. Ou l’ostracisme, où on chassait la personne de la cité pendant un an, deux ans, dix ans. Ce sont des choses qui semblent possibles, concevables. Pour conclure, cette possibilité de la transgression, de la désobéissance, doit demeurer, en tant que témoignage fondamental de la liberté humaine.
2 – La violence
C : Du coup on arrive au deuxième point à aborder : l’insurrectionnalisme. Alors là, le principe, pour reprendre un dictateur célèbre, même si je crois qu’il a piqué toutes ses phrases, je parle de Mao et de son Livre rouge, qui disait qu’« une étincelle mettra le feu à toute la plaine ». C’est-à-dire qu’il y aurait un potentiel révolutionnaire dans chaque humain et qu’ils iraient tous vers la révolution et la démocratie directe, ce serait finalement leur essence. Ils seraient aliénés, lobotomisés, il faudrait les libérer en leur disant que c’est la révolution et ils iraient tous dans la même direction. Donc ça on le retrouve dans L’insurrection qui vient du Comité Invisible, par exemple, mais aussi dans pas mal de collectifs et aussi le milieu libertaire, il me semble.
Q : Absolument. Ça on l’a vu lors des émeutes en France en 2005 ou à Londres en 2012 où une partie de l’extrême ou de l’ultra-gauche avait fait l’éloge des émeutiers, alors qu’on avait affaire à un mutisme et à un procédé purement destructif, des modes d’actions purement nihilistes, mais certains milieux en ont fait des mouvements exemplaires... Cet insurrectionnalisme a aussi été observable par exemple au printemps 2016 lors du mouvement social contre la « loi travail » ou lors des contre-sommets internationaux : des black blocks, des groupes d’action, dont le mode opératoire est l’émeute, qui doit être l’étincelle, effectivement, à partir de laquelle tout va s’embraser. Alors là ce sont des milieux très virilistes, mais c’est observable à un autre niveau, beaucoup plus intellectualisé. Je me souviens en mars 2011 en Tunisie, on y était deux-trois mois après le soulèvement, le pays était encore en effervescence. Les copains tout contents nous avaient montré dans une revue locale un article faisant l’éloge de l’insurrection comme principe, pour elle-même. Alors on ne connaissait pas l’auteur mais très vite on a identifié que la « pensée » était un mélange de foucaldisme-spinozisme-négrisme. Évidemment la Tunisie, les tunisiens, les copains à ce moment-là avaient besoin d’autre chose... L’insurrection avait effectivement eu lieu et la question maintenant c’était : qu’est-ce qu’on fait ? Et cet article, qui avait un certain succès, tenait lieu de réflexion ou plutôt empêchait toute réflexion sur la situation et son contenu.
Alors là aussi il y a une dimension religieuse, une pensée magique, un millénarisme qui nous vient par exemple des anabaptistes : l’idée d’un chaos rédempteur, d’une violence régénératrice, d’une destruction purificatrice, c’est tout à fait mystique et ça n’a rien à voir avec les exigences de la réalité.
D : Mais n’y a-t-il pas dans ces pratiques de black blocks, que tu vois de manière un peu essentialisante comme s’ils ne militaient que pour une insurrection, est-ce que ce ne sont pas des gens qui font aussi partie de mouvements, d’assemblées générales au potentiel subversif par rapport à la société, qui sont investis dans tout un tas de collectifs et qui, parallèlement, aussi, proposent le black block comme moyen d’action directe mais comme ils proposeraient le militantisme dans des associations, des collectifs, des squats, comme une complémentarité des luttes... ?
Q : Je prends un point de vue assez radical pour faire ressortir mon propos : évidemment qu’il y a une diversité de pratiques. Mais mon propos est celui du rapport à la violence : est-ce une violence idéologique ou pratique ? Beaucoup de révolutions ont été accompagnées de violences même si la plupart du temps ce n’étaientt pas les révolutionnaires qui en étaient à l’origine, mais il peut y avoir de la violence sans révolution – et on a vu des révolutions non-violentes. La vraie question est : est-ce le moyen d’action approprié à ce moment-là, dans cette situation, ou pas ? Autrement dit, je reprends l’exemple de la Loi Travail : il y a une contestation dans la rue, une tête de cortège violente et qui répond par la violence à la violence des forces de l’ordre. Mettons que celles-ci reculent : il se passe quoi ?
D : Il est difficile de déterminer le point de bascule : est-ce que ce seront plein de petites assemblées, est-ce que ça va être l’étincelle pendant une manif qui va permettre l’occupation d’un lieu qui va elle-même permettre à plein d’AG et de petits groupes de se constituer...
C : L’idée des syndicalistes, c’est presque un cliché, c’est de dire que lors de la fin d’un mouvement, les tensions violentes arrivent, et sont d’ailleurs provoquées par la police et, puisqu’il s’agit de faire la leçon au petit libertaire qui n’y comprend rien, c’est les mouvements populaires qui sont gagnants et les mouvements radicaux qui sont perdants ; les uns auront une augmentation de salaire, par exemple, les autres la répression.
Q : Tu as raison, la violence est très facilement manipulable, et très souvent les flics la provoquent à dessein : c’est facile de discréditer un mouvement ou de le faire avorter à partir de ses fractions les plus violentes. Mais poussons mon exemple jusqu’au bout : les émeutiers sont gagnants, nous régnons sur un quartier de Paris, on va dire, durant un jour, deux jours, trois jours... On occupe, on monte des assemblées, on tente d’autogérer... De ce qu’on voit des occupations... Je ne sais pas si vous vous souvenez de l’occupation de l’EHESS en 2006 lors du mouvement anti-CPE ? Bon, c’est ça, l’occupation improvisée par des émeutiers : au mieux, rien. Au mieux. Et au pire, si on apprend ce qui s’y passe réellement, on souhaite que ça n’arrive plus jamais...
C : Je resitue pour les auditeurs : L’EHESS, c’est donc une école parisienne de hautes études de sociologie où beaucoup de gens avaient des prises de positions révolutionnaires. Lors de l’occupation, j’ai participé à plusieurs assemblées – je pense que pas mal d’auditeurs ne seront pas d’accord avec moi – mais ce que j’ai vu, c’est des étudiants qui se sont fait chasser par un petit milieu « autonome » et très autoritaire dans leurs façons de faire et ça s’est réglé finalement par une évacuation où tous les ordinateurs ont été volés, beaucoup de choses avaient été pillées, massacrées, avec des slogans comme « mort à la démocratie » et ça a créé l’amusement dans ces milieux-là et ça a fait les choux gras des journaux comme Le Figaro ou Le Monde... C’est le seul résultat politique de l’événement, donc c’est effectivement assez désespérant...
D : Bon, là c’est un cas caricatural mais il y a par exemple le mouvement des squats, qui est quand même une réappropriation d’une certaine forme d’action directe ou d’affrontement avec la police, qui permet de développer à long terme sur cinq ou dix ans des espaces collectifs de discussion, d’AG... Puisqu’on parle de démocratie directe, il faut bien créer ces espaces aujourd’hui. La ZAD se perpétue aujourd’hui à Notre-Dame-des-Landes par ces mouvements d’action. Même si l’action violente n’est pas une perspective en soi, on est bien d’accord là-dessus.
C : Oui, mais ce qu’on critique ici, c’est la fétichisation de la violence, la violence pour la violence : il ne se passe rien et tu va casser un magasin à côté. Après, lorsqu’il y a nécessité d’aller au combat, ce serait bien naïf de dire que ces pratiques n’aident pas le mouvement ou protègent des lieux qui continuent d’être libres, comme la ZAD ou les squats, c’est évident.
Q : Je parle de l’insurrectionnalisme en tant qu’idéologie qui relève autant du millénarisme para-religieux, du virilisme que de l’idéologie de la violence dans laquelle on baigne dans cette société du spectacle qui encourage cette obsession de la violence à mesure qu’elle recule dans les grands centres urbains. Le fond de la question, il me semble, est le statut de la révolution, si j’ose dire : les insurrectionnalistes considèrent que la révolution est un début, que c’est même le début de tout, alors que pour nous, à Lieux Communs, c’est plutôt l’aboutissement d’un processus. Ils sont victimes de ce que j’appelle le « syndrome 68 » : comme Mai 68 n’a pas été prévu, a surgi et a surpris tout le monde, alors il serait possible à tout moment d’avoir une révolution. Mais rétrospectivement, on voit bien que Mai 68 a été l’aboutissement d’un long mouvement, culturel essentiellement, d’origine anglo-saxonne à travers la musique, le cinéma, etc. On ne peut pas dire qu’à tout moment, il suffirait d’un déclencheur pour que s’instaure une démocratie directe, ce n’est pas possible. Dans ce cadre, ce que je vois, c’est une pratique idéologique de la violence.
Il faut aussi regarder la grande tendance de l’histoire selon laquelle plus une révolution est militarisée, moins elle a de chance d’aboutir à une véritable démocratie – au contraire, cela mène bien plutôt à une dictature militaire. Au fond, dans ce fétichisme de l’émeute, il y a ce côté martial et viriliste, qui est grevé d’une énorme carence dans l’analyse de la réalité sociale. Faire l’éloge des « émeutiers » de banlieue, par exemple en 2005, j’étais en plein dedans, ou encore à Villiers-le-bel en 2007, j’y étais aussi, ça n’a rien à voir avec la réalité : ce sont des forces anomiques, qui n’ouvrent sur rien du tout, sinon du pillage et de la destruction. Il peut y avoir à l’intérieur des éléments politisés, mais alors selon des conceptions qui sont loin de ce qu’ils imaginent, et encore plus loin des nôtres, ici.
Il y a dans la société des tendances à l’éclatement, des tendances au nihilisme, des tendances à l’anomie et ce n’est pas du tout ce que l’on vise lorsqu’on parle de démocratie directe. Au fond, la vraie question c’est « quelle société veut-on ? », c’est la vraie ligne de clivage. Violent ou pas violent, la question est : veux-tu une démocratie directe ? Ton rapport à la violence est-il pragmatique, guidé par la testostérone, ou encore autre chose ?
D : Juste pour préciser : dans votre brochure, vous dites que vous cherchez des brèches comme des assemblées générales pour pouvoir y intervenir et promouvoir cette idée de démocratie directe, il y a dans les squats, c’est un exemple parmi d’autres, plein d’assemblées. Et ces squats sont faits par des gens et des mouvements qui ne sont pas pleins de testostérone, il y a plein de filles, d’enfants de tous âges qui y participent, ils aident à constituer des rapports de force.
Q : Là tu parles d’un rapport pragmatique à la violence, là-dessus, je ne me prononce pas. Lorsqu’il y a des affrontements inévitables, il faut évidemment les mener. Je pose la question du moment de la violence et de son but : est-ce pour parler aux médias, attirer les sympathisants – sans trop en connaître les desseins –, se défouler ou pour éviter de poser les questions gênantes ? Moi je crois qu’il y a aujourd’hui une tendance très forte à éviter les interrogations qui gênent et notamment celle de l’état de la société dans laquelle nous sommes et de l’aspiration supposée des gens à la démocratie.
On se raconte beaucoup d’histoires dans ces milieux que tu évoques [on y reviendra], et que j’ai côtoyés en partie, sur l’état de notre société et ce qu’il y a dans la tête des gens.
3 – Le « bon peuple »
J’en profite pour aborder le troisième point qui est celui du rousseauisme ou du « bon peuple ». Après l’utopisme et l’insurrectionnalisme, il y a cette idée reçue, ce lieu commun, du peuple qui tendrait de lui-même à la démocratie directe.
Ce n’est évidemment pas le cas. On a vu lors du mouvement « Occupy Wall Street » en 2011 le slogan « nous sommes les 99 % ». Là on est vraiment dans la démagogie. C’est quoi les 1 % qui restent ? Pourquoi pas 30 % ? Et ces 99 % ? Qu’est-ce qui nous différencie véritablement, nous et eux ? Ceux qui ont un crédit et ceux qui n’en ont pas ? Ceux qui veulent vivre dans une autogestion généralisée et les autres ? C’est un peu facile de se construire un peuple à la hauteur de ses propres désirs... Un cas très concret est l’insurrection tunisienne que l’on a bien suivi à l’aide des copains là-bas. On se souvient qu’en janvier 2011 tout le milieu gauchiste vantait les soulèvements arabes sur l’air du « ah vous voyez bien que ce ne sont pas des islamistes, ce sont même eux qui nous donnent des leçons de révolution ». Bon, on était en partie d’accord, mais c’était pour l’essentiel des conneries. Qu’est-ce qu’on a vu quelques mois plus tard ? Lors des élections en Tunisie et en Égypte, ce sont les islamistes qui ont pris le pouvoir. Et on avait été les seuls à dire clairement « Attention, il y a eu une insurrection mais il y a très peu de forces vraiment démocratiques en Tunisie alors qu’en face il y a des blocs militants qui ont un projet très précis : le projet islamiste ». Donc leur victoire ne nous a pas du tout surpris, mais les gauchistes, on ne les a pas entendu. Autrement dit, il ne faut pas se raconter d’histoires sur l’état de la population, et dans les milieux un peu radicaux, on passe du blanc au noir : tantôt le peuple est bon et veut la démocratie, tantôt il est totalement aliéné et nous sommes l’avant-garde. Dans ce cadre-là, ce n’est pas facile de discuter lucidement de la situation.
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