Comment peut-on s’orienter dans l’histoire et la politique ? Comment juger et choisir ? C’est de cette question politique que je pars – et dans cet esprit que je m’interroge : la démocratie grecque antique présente-t-elle quelque intérêt politique pour nous ?
En un sens, la Grèce est de toute évidence une présupposition de cette discussion. L’interrogation raisonnée sur ce qui est bon et ce qui est mal, sur les principes mêmes en vertu desquels il nous est possible d’affirmer, au-delà des vétilles et des préjugés traditionnels, qu’une chose est bonne ou mauvaise, est née en Grèce. Notre questionnement politique est, ipso facto, une continuation de la position grecque même si, à plus d’un point de vue important, nous l’avons bien sûr dépassée et tentons encore de la dépasser.
Les discussions modernes sur la Grèce ont été empoisonnées par deux préconceptions opposées et symétriques – et par conséquent, en un sens, équivalentes. La première, et celle que l’on rencontre le plus souvent depuis quatre ou cinq siècles, consiste à présenter la Grèce tel un modèle, un prototype ou un paradigme éternels [1]. (Et une des modes d’aujourd’hui n’en est que l’exacte inversion : la Grèce serait l’anti-modèle, le modèle négatif.) La seconde conception, plus récente, se résume en une « sociologisation » ou une « ethnologisation » complètes de l’étude de la Grèce : les différences entre les Grecs, les Nambikwara et les Bamileke sont purement descriptives. Sur un plan formel, cette seconde attitude est sans nul doute correcte. Non seulement, et cela va sans dire, il n’y a ni ne saurait y avoir la moindre différence de « valeur humaine », de « mérite », ou de « dignité » entre des peuples et des cultures différents, mais on ne saurait opposer non plus la moindre objection à l’application au monde grec des méthodes – si tant est qu’il y en ait – appliquées aux Arunta ou aux Babyloniens.
Cette seconde approche passe néanmoins à côté d’un point infime et en même temps décisif.
L’interrogation raisonnée des autres cultures, et la réflexion sur elles, n’a pas commencé avec les Amnta ni avec les Babyloniens. Et de fait, on pourrait démontrer que c’était là chose impossible. Jusqu’à la Grèce, et en dehors de la tradition gréco-occidentale, les sociétés sont instituées sur le principe d’une stricte clôture : notre vision du monde est la seule qui ait un sens et qui soit vraie, les « autres » sont bizarres, inférieurs, pervers, mauvais, déloyaux, etc. Comme l’observait Hannah Arendt, l’impartialité est venue au monde avec Homère [2], et cette impartialité n’est pas simplement « affective » mais touche la connaissance et la compréhension. Le véritable intérêt pour les autres est né avec les Grecs, et cet intérêt n’est jamais qu’un autre aspect du regard critique et interrogateur qu’ils portaient sur leurs propres institutions. Autrement dit, il s’inscrit dans le mouvement démocratique et philosophique créé par les Grecs.
Que l’ethnologue, l’historien ou le philosophe soit en position de réfléchir sur des sociétés autres que la sienne ou même sur sa propre société n’est devenu une possibilité et une réalité que dans le cadre de cette tradition historique particulière – la tradition gréco-occidentale. Et de deux choses l’une : ou bien aucune de ces activités n’a de privilège particulier par rapport à telle ou telle autre – par exemple, la divination par le poison chez les Azandé. Dans ce cas, le psychanalyste, par exemple, n’est que la variante occidentale du chaman, comme l’écrivait Lévi-Strauss ; et Lévi-Strauss lui-même ainsi que toute la confrérie des ethnologues ne sont aussi qu’une variété locale de sorciers qui se mêlent, dans ce groupe de tribus particulier qui est le nôtre, d’exorciser les tribus étrangères ou de les soumettre à quelque autre traitement – la seule différence étant qu’au lieu de les anéantir par fumigation, ils les anéantissent par structuralisation.
Ou bien nous acceptons, postulons, posons en principe une différence qualitative entre notre approche théorique des autres sociétés, et les approches des « sauvages » – et nous attachons à cette différence une valeur bien précise, limitée, mais solide et positive [3]. Alors peut commencer une discussion philosophique. Alors, seulement, et non pas avant. Car entamer une discussion philosophique suppose l’affirmation préalable que penser sans restrictions est la seule manière d’aborder les problèmes et les tâches. Et puisque nous savons que cette attitude n’est aucunement universelle, mais tout à fait exceptionnelle dans l’histoire des sociétés humaines [4], nous devons nous demander comment, dans quelles conditions, par quelles voies la société humaine s’est montrée capable, dans un cas particulier, de briser la clôture moyennant laquelle, en règle générale, elle existe.
En ce sens, s’il est équivalent de décrire et d’analyser la Grèce ou toute autre culture prise au hasard, méditer et réfléchir sur la Grèce ne l’est pas ni ne saurait l’être. Car, en l’occurrence, nous réfléchissons et nous méditons sur les conditions sociales et historiques de la pensée elle-même – du moins, telle que nous la connaissons et la pratiquons. Nous devons nous défaire de ces deux attitudes jumelles : ou bien il y aurait eu autrefois une société qui demeure pour nous le modèle inaccessible, ou bien l’histoire serait foncièrement plate et il n’y aurait de différences significatives entre cultures autres que descriptives. La Grèce est le locus social-historique où ont été créées la démocratie et la philosophie et où se trouvent, par conséquent, nos propres origines. Pour autant que le sens et la puissance de cette création ne sont pas épuisés – et je suis profondément convaincu qu’ils ne le sont pas – , la Grèce est pour nous un germe : ni un « modèle », ni un spécimen parmi d’autres, mais un germe.
(...)
Le juger et le choisir, en un sens radical, ont été créés en Grèce, et c’est là l’un des sens de la création grecque de la politique et de la philosophie. Par politique, je n’entends pas les intrigues de cour, ni les luttes entre groupes sociaux qui défendent leurs intérêts ou leurs positions (choses qui ont existé ailleurs), mais une activité collective dont l’objet est l’institution de la société en tant que telle. C’est en Grèce que nous trouvons le premier exemple d’une société délibérant explicitement au sujet de ses lois et changeant ces lois [5]. Ailleurs, les lois sont héritées des ancêtres, ou données par les dieux, sinon par le Seul Vrai Dieu ; mais elles ne sont pas posées, c’est-à-dire créées par des hommes à la suite d’une confrontation et d’une discussion collectives sur les bonnes et les mauvaises lois. Cette position conduit à la question qui trouve également ses origines en Grèce : non plus seulement cette loi-ci est-elle bonne ou mauvaise ? mais : qu’est-ce, pour une loi, d’être bonne ou mauvaise – autrement dit, qu’est-ce que la justice ? Et elle est immédiatement liée à la création de la philosophie. De même que dans l’activité politique grecque l’institution existante de la société se trouve pour la première fois remise en question et modifiée, la Grèce est la première société à s’être interrogée explicitement sur la représentation collective instituée du monde – c’est-à-dire à s’être livrée à la philosophie. Et, de même qu’en Grèce l’activité politique débouche rapidement sur la question qu’est-ce que la justice en général ?, et pas simplement : cette loi particulière est-elle bonne ou mauvaise, juste ou injuste ?, l’interrogation philosophique débouche rapidement sur la question : qu’est-ce que la vérité ?, et non plus seulement : est-ce que telle ou telle représentation du monde est vraie ? Et ces deux questions sont des questions authentiques – c’est-à-dire, des questions qui doivent rester ouvertes à jamais.
La création de la démocratie et de la philosophie, et de leur lien, trouve une précondition essentielle dans la vision grecque du monde et de la vie humaine, dans le noyau de l’imaginaire grec. La meilleure façon de mettre cela en lumière est peut-être de se référer aux trois questions par lesquelles Kant a résumé les intérêts de l’homme. En ce qui concerne les deux premières : que puis-je savoir ? que dois-je faire ?, l’interminable discussion commence en Grèce, mais il n’y a pas de « réponse grecque ». Mais à la troisième question : que m’est-il permis d’espérer ? il est une réponse grecque claire et précise, et c’est un : rien, massif et retentissant. Et de toute évidence, cette réponse est la bonne. L’espoir n’est pas pris ici en son sens quotidien et trivial – l’espoir que le soleil brillera demain, ou que les enfants naîtront vivants. L’espoir auquel pense Kant est l’espoir de la tradition chrétienne ou religieuse, l’espoir correspondant à ce souhait et à cette illusion centraux de l’homme, qu’il doit y avoir quelque correspondance fondamentale, quelque consonance, quelque adequatio entre nos désirs ou nos décisions et le monde, la nature de l’être. L’espoir est cette supposition ontologique, cosmologique et éthique suivant laquelle le monde n’est pas simplement quelque chose qui se trouve là dehors, mais un cosmos au sens propre et archaïque, un ordre total qui nous inclut nous-mêmes, nos aspirations et nos efforts, en tant que ses éléments centraux et organiques. Traduite en termes philosophiques, cette hypothèse donne : l’être est foncièrement bon. Platon, chacun le sait, fut le premier à oser proclamer cette monstruosité philosophique, après la fin de la période classique. Et cette monstruosité est demeurée le dogme fondamental de la philosophie théologique, chez Kant bien sûr, et chez Marx aussi. Mais le point de vue grec est exprimé dans le mythe de Pandore, tel que nous le rapporte Hésiode : l’espoir est à jamais emprisonné dans le coffret de Pandore. Dans la religion grecque préclassique et classique, il n’y a pas d’espoir de vie après la mort : ou bien il n’y a pas de vie après la mort, ou bien, s’il y en a une, elle est pire encore que la pire vie que l’on peut avoir sur la terre – telle est la révélation d’Achille à Odysseus dans le pays des morts. N’ayant rien à espérer d’une vie après la mort ni d’un Dieu attentif et bienveillant, l’homme se trouve libre pour agir et penser en ce monde.
Tout cela est profondément lié à l’idée grecque fondamentale du chaos. Chez Hésiode, au commencement était le chaos. Au sens propre et au sens premier, chaos, en grec, signifie vide, néant. C’est du vide le plus total qu’émerge le monde [6]. Mais, déjà chez Hésiode, l’univers est aussi chaos au sens où il n’est pas parfaitement ordonné, c’est-à-dire où il n’est pas soumis à des lois pleines de sens. Au début régnait le désordre le plus total, puis l’ordre, le cosmos, a été créé. Mais aux « racines » de l’univers, au-delà du paysage familier, le chaos règne toujours souverain. Et l’ordre du monde n’a pas de « sens » pour l’homme : il dicte l’aveugle nécessité de la genèse et de la naissance, d’une part, de la corruption et de la catastrophe – de la mort des formes –, de l’autre. Chez Anaximandre – le premier philosophe sur lequel nous possédons des témoignages dignes de foi – l’ « élément » de l’être est l’apeiron, l’indéterminé, l’indéfini, une autre façon de penser le chaos ; et la forme, l’existence particularisée et déterminée des divers êtres est l’adikia – l’injustice, que l’on peut aussi bien appeler l hubris. C’est bien pourquoi les êtres particuliers doivent se rendre mutuellement justice et réparer leur injustice à travers leur décomposition et leur disparition [7] . Il existe un lien étroit, quoique implicite, entre ces deux paires d’opposition : chaos/cosmos et hubris/diké. En un sens, la seconde n’est qu’une transposition de la première dans le domaine humain.
Cette vision conditionne, pour ainsi dire, la création de la philosophie. La philosophie, telle que les Grecs l’ont créée et pratiquée, est possible parce que l’univers n’est pas totalement ordonné. S’il l’était, il n’y aurait pas la moindre philosophie, mais seulement un système de savoir unique et définitif. Et si le monde était chaos pur et simple, il n’y aurait aucune possibilité de penser. Mais elle conditionne aussi la création de la politique. Si l’univers humain était parfaitement ordonné, soit de l’extérieur, soit par son « activité spontanée » (« main invisible », etc.), si les lois humaines étaient dictées par Dieu ou par la nature, ou encore par la « nature de la société » ou par les « lois de l’histoire », il n’y aurait alors aucune place pour la pensée politique, ni de champ ouvert à l’action politique, et il serait absurde de s’interroger sur ce qu’est une bonne loi ou sur la nature de la justice (cf. Hayek). De même, si les êtres humains ne pouvaient créer quelque ordre pour eux-mêmes en posant des lois, il n’y aurait aucune possibilité d’action politique, instituante. Et si une connaissance sûre et totale (épistémè) du domaine humain était possible, la politique prendrait immédiatement fin, et la démocratie serait tout à la fois impossible et absurde, car la démocratie suppose que tous les citoyens ont la possibilité d’atteindre une doxa correcte, et que personne ne possède une épistémè des choses politiques.
Il est important, me semble-t-il, d’insister sur ces liens parce que les difficultés auxquelles se heurte la pensée politique moderne tiennent, pour une bonne part, à l’influence dominante et persistante de la philosophie théologique (c’est-à-dire platonicienne). De Platon jusqu’au libéralisme moderne et au marxisme, la philosophie politique a été empoisonnée par le postulat opératoire qui veut qu’il y ait un ordre total et « rationnel » (et par conséquent « plein de sens ») du monde et son inéluctable corollaire : il existe un ordre des affaires humaines lié à cet ordre du monde – ce que l’on pourrait appeler l’ontologie unitaire. Ce postulat sert à dissimuler le fait fondamental que l’histoire humaine est création – fait sans lequel il ne saurait y avoir d’authentique question du jugement et du choix, pas plus « objectivement » que « subjectivement ». Par la même occasion, il masque ou écarte en fait la question de la responsabilité. L’ontologie unitaire, quel que soit son masque, est essentiellement liée à l’hétéronomie. Et en Grèce, l’émergence de l’autonomie a été tributaire d’une vision non unitaire du monde, exprimée dès les origines dans les « mythes » grecs.
Lorsque l’on étudie la Grèce, et plus particulièrement les institutions politiques grecques, la mentalité « modèle/anti-modèle » a une conséquence curieuse mais inévitable : ces institutions sont considérées, pour ainsi dire, de « manière statique », comme s’il s’agissait d’une seule « constitution » avec ses divers « articles » fixés une fois pour toutes, et que l’on pourrait (et que l’on devrait) « juger » ou « évaluer » en tant que tels. C’est une approche pour personnes en quête de recettes – dont le nombre, en vérité, ne semble pas être en diminution. Mais l’essence de ce qui importe dans la vie politique de la Grèce antique – le germe – est, bien sûr, le processus historique instituant : l’activité et la lutte qui se développent autour du changement des institutions, l’auto-institution explicite (même si elle reste partielle) de la polis en tant que processus permanent. Ce processus se poursuit sur près de quatre siècles. L’élection annuelle des thesmothetai à Athènes remonte à 683-682, et c’est probablement à la même époque que les citoyens de Sparte (neuf mille d’entre eux) se sont établis comme homoioi (« semblables », i.e. égaux) et que le règne du nomos (loi) y a été affirmé. Et l’élargissement de la démocratie à Athènes se poursuit jusqu’à une date avancée du IVe siècle. Les poleis, et en tout cas Athènes sur laquelle notre information est la moins lacunaire, ne cessent de remettre en question leur institution ; le dèmos continue à modifier les règles dans le cadre desquelles il vit. Tout cela est, bien sûr, indissociable du rythme vertigineux de la création durant cette période, et ce dans tous les domaines, au-delà du champ strictement politique.
Ce mouvement est un mouvement d’auto-institution explicite. La signification capitale de l’auto-institution explicite est l’autonomie : nous posons nos propres lois. De toutes les questions que soulève ce mouvement, j’en évoquerai brièvement trois : « qui » est le « sujet » de cette autonomie ? Quelles sont les limites de son action ? Et quel est l’ « objet » de l’auto-institution autonome [8] ?
La communauté des citoyens – le dèmos – proclame qu’elle est absolument souveraine (autonomos, autodikos, autotélés : elle se régit par ses propres lois, possède sa juridiction indépendante, et se gouverne elle-même, pour reprendre les termes de Thucydide). Elle affirme également l’égalité politique (le partage égal de l’activité et du pouvoir) de tous les hommes libres. C’est l’autoposition, l’autodéfinition du corps politique qui contient – et contiendra toujours – un élément d’arbitraire. Qui pose la Grundnorm, dans la terminologie de Kelsen, la norme qui gouverne la position des normes, est un fait. Pour les Grecs, ce « qui » est le corps des citoyens mâles, libres et adultes (ce qui veut dire, en principe, des hommes nés de citoyens, bien que la naturalisation fût connue et pratiquée). L’exclusion des femmes, des étrangers et des esclaves de la citoyenneté est certes une limitation qui nous est inacceptable. En pratique, cette limitation n’a jamais été levée dans la Grèce antique (au niveau des idées, les choses sont moins simples ; mais je n’aborderai pas cet aspect de la question ici). Mais, si nous nous laissons aller un instant au jeu stupide des « mérites comparés », rappelons que l’esclavage a survécu aux États-Unis jusqu’en 1865 et au Brésil jusqu’à la fin du XIXe siècle ; que, dans la plupart des pays « démocratiques », le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; qu’à ce jour aucun pays ne reconnaît le droit de vote aux étrangers, et que, dans la grande majorité des cas, la naturalisation des étrangers résidents n’a rien d’automatique (un sixième de la population résidente de la très « démocratique » Suisse est formé de metoikoi).
L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de « droits » égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. Cette participation n’est pas laissée au hasard : elle est, au contraire, activement encouragée par des règles formelles aussi bien que par l’ éthos de la polis. D’après le droit athénien, un citoyen qui refusait de prendre parti dans les luttes civiles qui agitaient la cité devenait atimos – c’est-à-dire perdait ses droits politiques [9].
La participation se matérialise dans l’ ecclesia, l’Assemblée du peuple qui est le corps souverain agissant. Tous les citoyens ont le droit d’y prendre la parole (iségoria), leurs voix pèsent toutes du même poids (isopséphia), et l’obligation morale s’impose à tous de parler en toute franchise (parrhésia). Mais la participation se matérialise aussi dans les tribunaux où il n’y a pas de juges professionnels ; la quasi totalité des cours sont formées de jurys, et les jurés sont tirés au sort.
L’ ecclesia, assistée par la boulé (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe. Trois aspects de cette démocratie méritent plus ample commentaire.
a) Le peuple par opposition aux « représentants ». À chaque fois que, dans l’histoire moderne, une collectivité politique est entrée dans un processus d’ autoconstitution et d’ autoactivité radicales, la démocratie directe a été redécouverte ou réinventée : conseils communaux (town meetings) durant la Révolution américaine, sections pendant la Révolution française, Commune de Paris, conseils ouvriers ou soviets sous leur forme initiale. Hannah Arendt a maintes fois insisté sur l’importance de ces formes. Dans tous ces cas, le corps souverain est la totalité des personnes concernées ; chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus mais peuvent être révoqués à tout moment. N’oublions pas que la grande philosophie politique classique ignorait la notion (mystificatrice) de « représentation ». Pour Hérodote aussi bien que pour Aristote, la démocratie est le pouvoir du dèmos, pouvoir qui ne souffre aucune limitation en matière de législation, et la désignation des magistrats (non des « représentants !) par tirage au sort ou par rotation. D’aucuns s’obstinent à répéter aujourd’hui que la constitution préférée d’Aristote, ce qu’il nomme la politeia, est un mélange de démocratie et d’aristocratie – mais oublient d’ajouter que pour Aristote l’élément « aristocratique » de cette politeia tient au fait que les magistrats sont élus : car à plusieurs reprises il définit clairement l’élection comme un principe aristocratique. Cela n’était pas moins clair pour Montesquieu et pour Rousseau. C’est Rousseau, et non pas Marx ni Lénine, qui écrivit que les Anglais se sentent libres parce qu’ils élisent leur Parlement, mais qu’en réalité ils ne sont libres qu’un jour tous les cinq ans. Et lorsque Rousseau explique que la démocratie est un régime trop parfait pour les hommes, qui n’est adapté qu’à un peuple de dieux, il entend par démocratie l’identité du souverain et du prince – c’est-à-dire l’absence de magistrats. Les libéraux modernes sérieux – par opposition aux « philosophes politiques » contemporains – n’ignoraient rien de tout cela. Benjamin Constant n’a pas glorifié les élections ni la « représentation » en tant que telles ; il a défendu en elles des moindres maux, dans l’idée que la démocratie était impossible dans les pays modernes en raison de leurs dimensions et parce que les gens se désintéressaient des affaires publiques. Quelle que soit la valeur de ces arguments, ils sont fondés sur la reconnaissance explicite du fait que la représentation est un principe étranger à la démocratie. Et cela ne souffre guère la discussion. Dès qu’il y a des « représentants » permanents, l’autorité, l’activité et l’initiative politiques sont enlevées au corps des citoyens pour être remises au corps restreint des « représentants » – qui en usent de manière à consolider leur position et à créer les conditions susceptibles d’infléchir, de bien des façons, l’issue des prochaines « élections ».
b) Le peuple par opposition aux « experts ». La conception grecque des « experts » est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ ecclesia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. Il n’y a pas ni ne saurait y avoir de « spécialistes » ès affaires politiques. L’expertise politique – ou la « sagesse » politique – appartient à la communauté politique, car l’expertise, la techné, au sens strict, est toujours liée à une activité « technique » spécifique, et est naturellement reconnue dans son domaine propre. Ainsi, explique Platon dans le Protagoras, les Athéniens prendront l’avis des techniciens quand il s’agit de bien construire des murs ou des navires, mais écouteront n’importe qui en matière de politique. (Les juridictions populaires incarnent la même idée dans le domaine de la justice.) La guerre est bien sûr un domaine spécifique – qui suppose une technè propre : aussi les chefs de guerre, les stratégoi, sont-ils élus, au même titre que les techniciens qui, en d’autres domaines, sont chargés par la polis d’une tâche particulière. Somme toute, Athènes fut donc bien une politeia au sens aristotélicien, puisque certains magistrats (très importants) étaient élus.
L’élection des experts met en jeu un second principe, central dans la conception grecque, et clairement formulé et accepté non seulement par Aristote, mais aussi par l’ennemi juré de la démocratie, Platon, en dépit de ses implications massivement démocratiques. Le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur : le guerrier (et non pas le forgeron) pour l’épée, le cavalier (et non le bourrelier) pour la selle. Et naturellement, pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur, et donc le meilleur juge, n’est autre que la polis. Au vu des résultats – l’Acropole, ou les tragédies couronnées – on est enclin à penser que le jugement de cet usager était plutôt sain.
On ne saurait trop insister sur le contraste entre cette conception et la vision moderne. L’idée dominante suivant laquelle les experts ne peuvent être jugés que par d’autres experts est l’une des conditions de l’expansion et de l’irresponsabilité croissante des appareils hiérarchico-bureaucratiques modernes. L’idée dominante qu’il existe des « experts » en politique, c’est-à-dire des spécialistes de l’universel et des techniciens de la totalité, tourne en dérision l’idée même de démocratie : le pouvoir des hommes politiques se justifie par l’ « expertise » qu’ils seraient seuls à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces « experts ». Compte tenu de la vacuité de la notion d’une spécialisation en l’universel, cette idée recèle aussi les germes du divorce croissant entre l’aptitude à se hisser au faîte du pouvoir et l’aptitude à gouverner – divorce de plus en plus flagrant dans les sociétés occidentales.
c) La communauté par opposition à l ’« État ». La polis grecque n’est pas un « État » au sens moderne. Le mot même d’ « État » n’existe pas en grec ancien (il est significatif que les Grecs modernes aient dû inventer un mot, et qu’ils aient recouru à l’ancien kratos, qui veut dire pure force). Politeia (dans le titre du livre de Platon, par exemple) ne signifie pas der Staal comme dans la traduction allemande classique (le latin res publica est moins sinnwidrig), mais désigne à la fois l’institution/constitution politique et la manière dont le peuple s’occupe des affaires communes. Que l’on s’obstine à traduire le titre du traité d’Aristote, Athénaion Politeia, par « La Constitution d’Athènes » fait honte à la philologie moderne : c’est à la fois une erreur linguistique flagrante et un signe inexplicable d’ignorance ou d’incompréhension de la part d’hommes très érudits. Aristote a écrit La Constitution des Athéniens. Thucydide est parfaitement explicite à ce sujet : Andres gar polis ; « car la polis, ce sont les hommes ». Avant la bataille de Salamine, lorsqu’il dut recourir à un argument de dernière extrémité afin d’imposer sa tactique, Thémistocle menaça les autres chefs alliés : les Athéniens s’en iraient avec leurs familles et leur flotte pour fonder une nouvelle cité à l’ouest, et ce bien que pour les Athéniens – plus encore que pour les autres Grecs – leur terre fût sacrée et qu’ils fussent fiers de proclamer qu’ils étaient autochtones.
L’idée d’un « État », c’est-à-dire d’une institution distincte et séparée du corps des citoyens, eût été incompréhensible pour un Grec. Certes, la communauté politique existe à un niveau qui ne se confond pas avec la réalité concrète ; « empirique », de tant de milliers de personnes assemblées en un lieu donné tel ou tel jour. La communauté politique des Athéniens, la polis, possède une existence propre : par exemple, les traités sont honorés indépendamment de leur ancienneté, la responsabilité pour les actes passés est acceptée, etc. Mais la distinction n’est pas faite entre un « État » et une « population » ; elle oppose le corps constitué permanent ; la « personne morale » des Athéniens pérennes et impersonnels, d’une part, et les Athéniens vivant et respirant de l’autre.
Ni « État » ni « appareil d’État ». Naturellement, il existe à Athènes un mécanisme technico administratif (très important aux Ve et IVe siècles), mais celui-ci n’assume aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves, jusqu’à ses échelons les plus élevés (police, conservation des archives publiques, finances publiques ; peut-être Donald Reagan et certainement Paul Volcker auraient-ils été esclaves à Athènes). Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La « bureaucratie permanente », accomplissant des tâches d’exécution au sens le plus strict de ce terme, est abandonnée à des esclaves (et, pour prolonger la pensée d’Aristote, pourrait être supprimée lorsque les machines... ).
Dans la plupart des cas, la désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles -et leur permet de les connaître. Que l’ecclesia décide sur toutes les questions gouvernementales d’importance assure le contrôle du corps politique sur les magistrats élus, au même titre que la possibilité d’une révocation de ces derniers à tout moment : la condamnation, au cours d’une procédure judiciaire, entraîne, inter alia, le retrait de la charge de magistrat. Bien entendu, tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes (euthuné) ; ils le font devant la boulé pendant la période classique.
En un sens, l’unité et l’existence même, du corps politique sont « prépolitiques » – dans la mesure, tout au moins, où il est question de cette auto-institution politique explicite. La communauté commence, pour ainsi dire, à « se recevoir » de son propre passé, avec tout ce que ce passé charrie. (Cela correspond, pour une part, à ce que les modernes ont appelé la question de la « société civile » contre l’ « État ».) Certains éléments de ce donné peuvent être politiquement sans intérêt, ou bien intransformables. Mais de jure, la « société civile » est en soi un objet d’action politique instituante. Certains aspects de la réforme de Clisthène à Athènes (506 av. J.-C.) en donnent une illustration frappante. La division traditionnelle de la population en tribus est remplacée par une nouvelle division qui a deux objets essentiels. En premier lieu, le nombre même des tribus est modifié. Les quatre phulai traditionnelles (ioniennes) deviennent dix, et chacune d’elles est subdivisée en trois trittues qui ont toutes une part égale dans l’ensemble des magistratures par rotation (ce qui implique, en fait, la création d’une nouvelle année et d’un nouveau calendrier « politiques »). En second lieu, chaque tribu est formée, de manière équilibrée, par des dèmes agraires, maritimes et urbains. Les tribus – dont le « siège » se trouve désormais dans la cité d’Athènes – deviennent donc neutres quant aux particularités territoriales ou professionnelles ; ce sont manifestement des unités politiques.
Ce à quoi nous assistons ici, c’est à la création d’un espace social proprement politique, création qui s’appuie sur des éléments sociaux (économiques) et géographiques sans pour autant être déterminée par ceux-ci. Nul fantasme d’ « homogénéité » en l’occurrence : l’articulation du corps des citoyens, ainsi créée dans une perspective politique, vient se surimposer aux articulations « prépolitiques » sans les écraser. Cette articulation obéit à des impératifs strictement politiques : l’égalité dans le partage du pouvoir, d’une part, et l’unité du corps politique (par opposition aux « intérêts particuliers ») d’autre part.
Une disposition athénienne des plus frappantes témoigne du même esprit (Aristote, Politique, 1330a 20) : lorsque l’ecclesia délibère sur des questions entraînant la possibilité d’un conflit (d’une guerre) avec une polis voisine, les citoyens habitant au voisinage des frontières n’ont pas le droit de prendre part au vote. Car ils ne pourraient voter sans que leurs intérêts particuliers dominent leurs motifs – alors que la décision doit être prise en vertu de considérations générales.
Cela trahit une nouvelle fois une conception de la politique diamétralement opposée à la mentalité moderne de défense et d’affirmation des « intérêts ». Les intérêts doivent, autant que possible, être tenus à distance au moment d’arrêter des décisions politiques. (Que l’on imagine la disposition suivante dans la Constitution des États-Unis : « Chaque fois qu’il faudra trancher de questions touchant à l’agriculture, les sénateurs et les représentants des États où l’agriculture prédomine ne pourront participer au scrutin. »)
Parvenus à ce stade, on peut commenter l’ambiguïté de la position d’Hannah Arendt concernant ce qu’elle appelait « le social ». Elle a vu, à juste titre, que la politique est anéantie lorsqu’elle devient un masque pour la défense et l’affirmation des « intérêts », car alors l’espace politique se trouve désespérément fragmenté. Mais si la société est, en réalité, profondément divisée en fonction d’ « intérêts » contradictoires – comme elle l’est aujourd’hui –, l’insistance sur l’autonomie du politique devient gratuite. La réponse ne consiste pas alors à faire abstraction du « social », mais à le changer, de telle sorte que le conflit des intérêts « sociaux » (c’est-à-dire économiques) cesse d’être le facteur dominant de la formation des attitudes politiques. À défaut d’une action en ce sens, il en résultera la situation qui est aujourd’hui celle des sociétés occidentales ; la décomposition du corps politique, et sa fragmentation en groupes de pression, en lobbies. Dans ce cas, comme la « somme algébrique » d’intérêts contradictoires est très souvent égale à zéro, il s’ensuivra un état d’impuissance politique et de dérive sans objet, comme celui que nous observons à l’heure actuelle.
L’unité du corps politique doit être préservée même contre les formes extrêmes du conflit politique : telle est, à mon sens, la signification de la loi athénienne sur l’ostracisme (contrairement à l’interprétation courante qui y voit une précaution contre les graines de tyrans). Il ne faut pas laisser la communauté éclater sous l’effet des divisions et des antagonismes politiques ; aussi l’un des deux chefs rivaux doit-il endurer un exil temporaire.
La participation générale à la politique implique la création, pour la première fois dans l’histoire, d’un espace public. L’accent qu’Hannah Arendt a mis sur cet espace, l’élucidation de sa signification qu’elle a fournie, forment l’une de ses contributions majeures à l’intelligence de la création institutionnelle grecque. Je me limiterai en conséquence à quelques points supplémentaires.
L’émergence d’un espace public signifie qu’un domaine public est créé qui « appartient à tous » (ta koinaï) [10]. Le « public » cesse d’être une affaire « privée » – du roi, des prêtres, de la bureaucratie, des hommes politiques, des spécialistes, etc. Les décisions touchant les affaires communes doivent être prises par la communauté.
Mais l’essence de l’espace public ne renvoie pas aux seules « décisions finales » ; si tel était le cas, cet espace serait plus ou moins vide. Il renvoie également aux présupposés des décisions, à tout ce qui mène à elles. Tout ce qui importe doit apparaître sur la scène publique. On en trouve la matérialisation effective dans la présentation de la loi, par exemple : les lois sont gravées dans le marbre et exposées en public afin que chacun puisse les voir. Mais, et cela est bien plus important, cette règle se matérialise également dans la parole des gens qui se parlent librement de politique, et de tout ce qui peut les intéresser, dans l’agora, avant de délibérer à l’ecclesia. Pour comprendre le formidable changement historique que cela suppose, il n’est qu’à comparer cette situation avec la situation « asiatique » typique.
Cela équivaut à la création de la possibilité – et de la réalité – de la liberté de parole, de pensée, d’examen et de questionnement sans limite. Et cette création établit le logos comme circulation de la parole et de la pensée au sein de la collectivité. Elle va de pair avec les deux traits fondamentaux du citoyen déjà mentionnés : l’iségoria, droit égal pour chacun de parler en toute franchise, et la parrhésia, l’engagement pris par chacun de parler réellement en toute liberté dès qu’il est question d’affaires publiques.
Il importe d’insister ici sur la distinction entre le « formel » et le « réel ». L’existence d’un espace public n’est pas une simple affaire de dispositions juridiques garantissant à tous la même liberté de propos, etc. Ces clauses ne sont jamais qu’une condition de l’existence d’un espace public. L’essentiel est ailleurs : qu’est-ce que la population va faire de ces droits ? Les traits déterminants à cet égard sont le courage, la responsabilité et la honte (ai dos, aischuné). À défaut de cela, l’ « espace public » devient simplement un espace pour la propagande, la mystification et la pornographie – à l’exemple de ce qui arrive de plus en plus actuellement. Il n’est pas de dispositions juridiques qui peuvent contrecarrer une telle évolution – ou alors elles engendrent des maux pires que ceux qu’elles prétendent guérir. Seule l’éducation (paideia) des citoyens en tant que tels peut donner un véritable et authentique contenu à l’« espace public ». Mais cette paideia n’est pas, principalement, une question de livres et de crédits pour les écoles. Elle est d’abord et avant tout la prise de conscience du fait que la polis, c’est aussi vous, et que son destin dépend aussi de votre réflexion, de votre comportement et de vos décisions ; autrement dit, elle est participation à la vie politique.
La création d’un temps public ne revêt pas moins d’importance que cette création d’un espace public. Par temps public, je n’entends pas l’institution d’un calendrier, d’un temps « social », d’un système de repères temporels sociaux – chose qui, naturellement, existe partout –, mais l’émergence d’une dimension où la collectivité puisse inspecter son propre passé comme le résultat de ses propres actions et où s’ouvre un avenir indéterminé comme domaine de ses activités. Tel est bien le sens de la création de l’historiographie en Grèce. Il est frappant qu’à rigoureusement parler l’historiographie n’ait existé qu’en deux périodes de l’histoire de l’humanité : en Grèce antique, et dans l’Europe moderne – c’est-à-dire, dans deux sociétés où s’est développé un mouvement de remise en cause des institutions existantes. Les autres sociétés ne connaissent que le règne incontesté de la tradition, et/ou la simple « consignation par écrit des événements » par les prêtres ou par les chroniqueurs des rois. Hérodote, en revanche, déclare que les traditions des Grecs ne sont pas dignes de foi. L’ébranlement de la tradition et la recherche critique des « véritables causes » vont naturellement de pair. Et cette connaissance du passé est ouverte à tous : Hérodote, dit-on, lisait ses Histoires aux Grecs rassemblés à l’occasion des Jeux olympiques (si none vero, e ben trovato). Et l’ « Oraison funèbre » de Périclès contient un survol de l’histoire des Athéniens du point de vue de l’esprit des activités des générations successives – survol qui conduit jusqu’au temps présent et indique clairement de nouvelles tâches à accomplir dans l’avenir.
Quelles sont les limites de l’action politique – les limites de l’autonomie ? Si la loi est donnée par Dieu, ou s’il y a une « fondation » philosophique ou scientifique de vérités politiques substantives (la Nature, la Raison ou l’Histoire tenant lieu de « principe » ultime), alors, il existe pour la société une norme extra-sociale. On a une norme de la norme, une loi de la loi, un critère sur la base duquel il devient possible de discuter et de décider du caractère juste ou injuste, approprié ou non, d’une loi particulière (ou de l’état des choses). Ce critère est donné une fois pour toutes et, ex hypothesi, ne dépend aucunement de l’action humaine.
Dès que l’on a reconnu qu’il n’est pas de telle base – soit parce qu’il y a une séparation entre la religion et la politique comme c’est, imparfaitement, le cas dans les sociétés modernes ; soit parce que, comme en Grèce, la religion est maintenue rigoureusement à l’écart des activités politiques – et qu’il n’y a pas non plus de « science », ni épistémè ni technè, en matière politique, la question : qu’est-ce qu’une loi juste ? qu’est-ce que la justice ? – quelle est « la bonne » institution de la société ? – devient une authentique question (c’est-à-dire, une question sans fin).
L’autonomie n’est possible que si la société se reconnaît comme la source de ses normes. Par suite, la société ne saurait éluder cette question : pourquoi telle norme plutôt que telle ou telle autre ? En d’autres termes, elle ne saurait éviter la question de la justice (en répondant, par exemple, que la justice est la volonté de Dieu, ou la volonté du tsar, ou encore le reflet des rapports de production). Elle ne saurait non plus se dérober devant la question des limites à ses actions. Dans une démocratie, le peuple peut faire n’importe quoi – et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. La démocratie est le régime de l’auto limitation ; elle est donc aussi le régime du risque historique – autre manière de dire qu’elle est le régime de la liberté – et un régime tragique. Le destin de la démocratie athénienne en est une illustration. La chute d’Athènes – sa défaite dans la guerre du Péloponnèse – fut le résultat de l’hubris des Athéniens. Or l’hubris ne suppose pas simplement la liberté ; elle suppose aussi l’absence de normes fixes, l’imprécision fondamentale des repères ultimes de nos actions. (Le péché chrétien est, bien sûr, un concept d’hétéronomie.) La transgression de la loi n’est pas hubris, c’est un délit défini et limité. L’hubris existe lorsque l’autolimitation est la seule « norme », quand sont transgressées des limites qui n’étaient nulle part définies.
La question des limites de l’activité auto-instituante d’une collectivité se déploie en deux moments. Y a-t-il un critère intrinsèque de la loi et pour la loi ? Peut-on garantir effectivement que ce critère, quelle qu’en soit la définition, ne sera jamais transgressé ?
Au niveau le plus fondamental, la réponse à ces deux questions est un non catégorique. Il n’est pas de norme de la norme qui ne serait pas elle-même une création historique. Et il n’y a aucun moyen d’éliminer les risques d’une hubris collective. Personne ne peut protéger l’humanité contre la folie ou le suicide.
Les temps modernes ont pensé – prétendu – avoir découvert la réponse à ces deux questions en les amalgamant en une seule. Cette réponse serait la « Constitution » conçue comme une charte fondamentale incorporant les normes des normes et définissant des clauses particulièrement strictes en ce qui concerne sa révision. Il n’est guère nécessaire de rappeler que cette « réponse » ne tient pas l’eau, ni logiquement ni dans les faits, que l’histoire moderne, depuis maintenant deux siècles, a tourné en dérision de toutes les manières imaginables cette idée d’une « Constitution », ou encore que la plus ancienne « démocratie » du monde libéral occidental, la Grande-Bretagne, n’a pas de « Constitution ». Il suffit de souligner le manque de profondeur et la duplicité de la pensée moderne à cet égard-tels qu’ils se manifestent dans le domaine des relations internationales aussi bien que dans le cas des changements de régimes politiques. Au niveau international, en dépit de la rhétorique des professeurs de « droit public international », il n’y a pas en réalité de droit mais la « loi du plus fort » ; autrement dit, il existe une « loi » tant que les choses n’ont pas vraiment d’importance – tant que l’on n’a pas réellement besoin de loi. Et la « loi du plus fort » vaut également pour la mise en place d’un nouvel « ordre légal » dans un pays : « une révolution victorieuse crée du droit », enseignent la quasi-totalité des professeurs de droit international public, et tous les pays suivent cette maxime dans la réalité des faits. (Cette « révolution » n’a pas à être, et généralement n’est pas, une révolution à proprement parler : le plus souvent, ce n’est qu’un putsch qui a réussi.) Et, dans l’expérience de l’histoire européenne des soixante dernières années, la législation introduite par des régimes « illégaux », sinon même « monstrueux », a toujours été maintenue, pour l’essentiel, après leur chute.
La vérité, en l’occurrence, est très simple : face à un mouvement historique qui dispose de la force – soit qu’il mobilise activement une large majorité, soit qu’il s’appuie sur une minorité fanatique et impitoyable face à une population passive ou indifférente, quand la force brute n’est tout simplement pas concentrée entre les mains d’un quarteron de colonels – les dispositions juridiques ne sont d’aucun effet. Si nous pouvons être raisonnablement assurés que le rétablissement, demain, de l’esclavage aux États-Unis ou dans un pays européen est extrêmement improbable, le caractère « raisonnable » de notre prévision n’est pas fondé sur les lois existantes ou sur les constitutions (car alors nous serions tout bonnement idiots), mais sur un jugement relatif à la réaction d’une immense majorité de la population devant une telle tentative.
Dans la pratique (et la pensée) grecque, la distinction entre la « constitution » et la « loi » n’existe pas. La distinction athénienne entre les lois et les décrets de l’ecclesia (pséphismata) ne présentait pas le même caractère formel et, au demeurant, elle a disparu dans le courant du IVe siècle. Mais la question de l’autolimitation a été abordée de manière différente (et, je crois, plus profonde). Je ne m’arrêterai que sur deux institutions en rapport avec ce problème.
La première est une procédure apparemment étrange mais fascinante connue sous le nom de graphé paranomon (accusation d’illégalité) [11]. En voici une rapide description. Vous avez fait une proposition à l’ecclesia qui a été adoptée. Sur ce, un autre citoyen peut vous traîner devant la justice en vous accusant d’avoir incité le peuple à voter une loi illégale. Soit vous êtes acquitté, soit vous êtes condamné – auquel cas la loi est annulée. Ainsi, vous avez le droit de proposer absolument tout ce que vous voulez – mais vous devez réfléchir soigneusement avant de faire une proposition sur la base d’un mouvement d’humeur populaire, et de la faire approuver par une faible majorité. Car l’éventuelle accusation serait jugée par un jury populaire de dimensions considérables (cinq cent un, parfois mille un ou même mille cinq cent un citoyens siégeant en qualité de juges) désigné par tirage au sort. Ainsi le dèmos en appelait-il au dèmos contre lui-même : on en appelait contre une décision prise par le corps des citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors de l’adoption de la proposition) et devant un large échantillon, sélectionné au hasard, du même corps siégeant une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments contradictoires et jugeant la question avec un relatif détachement. Le peuple étant la source de la loi, le « contrôle de la constitutionnalité » ne pouvait être confié à des « professionnels » – l’idée aurait de toute façon paru ridicule à un Grec – mais au peuple lui-même agissant sous des modalités différentes. Le peuple dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger. C’est là un magnifique exemple d’une institution efficace d’autolimitation.
Une autre institution d’autolimitation est la tragédie. On a pris l’habitude de parler de « tragédie grecque » (et des chercheurs écrivent des ouvrages sous ce titre), alors qu’il n’existe rien de tel. Il existe seulement une tragédie athénienne. La tragédie (par opposition au simple « théâtre ») ne pouvait en effet être créée que dans la cité où le processus démocratique, le procès d’auto-institution, atteignit son apogée.
La tragédie possède, bien sûr, une pluralité de niveaux de signification, et il ne saurait être question de la réduire à une fonction « politique » étroite. Mais il y a sans aucun doute une dimension politique cardinale de la tragédie – qu’il faut se garder de confondre avec les « positions politiques » prises par les poètes, ou même avec le plaidoyer eschyléen tant commenté (à juste titre, quoique de manière insuffisante) pour la justice publique et contre la vengeance privée dans L’Orestie.
La dimension politique de la tragédie tient d’abord et surtout à son assise ontologique. Ce que la tragédie donne à voir à tous, non pas « discursivement » mais par la présentation, c’est que l’Être est Chaos. Le Chaos est d’abord présentifié ici comme l’absence d’ordre pour l’homme, le défaut de correspondance positive entre les intentions et les actions humaines, d’un côté, et leur résultat ou leur aboutissement, de l’autre. Plus que cela, la tragédie montre non seulement que nous ne sommes pas maîtres des conséquences de nos actes, mais que nous ne maîtrisons pas même leur signification. Le Chaos est aussi présentifié comme Chaos dans l’homme, c’est-à-dire comme son hubris. Et, comme chez Anaximandre, l’ordre prévalant à la fin est ordre à travers la catastrophe – ordre « privé de sens », C’est de l’expérience universelle de la catastrophe que procède l’Einstellung fondamentale de la tragédie : l’universalité et l’impartialité.
Hannah Arendt avait raison d’écrire que l’impartialité est venue au monde par l’intermédiaire des Grecs. C’est déjà parfaitement clair chez Homère. Non seulement on ne saurait trouver dans les poèmes homériques le moindre mot de dénigrement sur l’« ennemi » – les Troyens ; mais dans l’Iliade la figure réellement centrale n’est pas Achille mais Hector, et les personnages les plus émouvants sont Hector et Andromaque. Il en va de même avec Les Perses d’Eschyle – pièce représentée en 472, soit sept ans après la bataille de Platées, alors que la guerre se poursuivait. Cette tragédie ne contient pas un seul mot de haine ou de mépris contre les Perses ; la reine des Perses, Atossa, est une figure majestueuse et vénérable ; la défaite et la mine des Perses est imputée exclusivement à l’hubris de Xerxès. Et dans ses Troyennes (415), Euripide présente les Grecs sous les traits de brutes on ne peut plus cruelles et monstrueuses – comme s’il disait aux Athéniens : voici ce que vous êtes. De fait, la pièce fut représentée un an après l’horrible massacre des Méliens par les Athéniens (416).
Mais du point de vue de la dimension politique de la tragédie, la pièce la plus profonde est peut-être Antigone (442 av. J.-C.). On s’est obstiné à voir dans cette tragédie une espèce de pamphlet contre la loi humaine et pour la loi divine, ou tout au moins un tableau du conflit insurmontable entre ces deux principes (ou entre la « famille » et « l’État » – ainsi chez Hegel). Tel est bien, en effet, le contenu manifeste du texte, inlassablement répété. Et comme les spectateurs ne peuvent s’empêcher de « s’identifier » à Antigone, la pure, l’héroïque, la solitaire, la désespérée, face à un Créon obstiné, autoritaire, arrogant et soupçonneux, ils trouvent la « thèse » de la pièce claire. En réalité, le sens de la pièce se déploie à plusieurs niveaux et l’interprétation classique (qui, encore une fois, est à peine une « interprétation ») manque le niveau qui me semble le plus important. Une justification détaillée de l’interprétation que je propose exigerait une analyse complète de la pièce, hors de question dans ces pages. Je me contenterai d’attirer l’attention sur quelques points. L’insistance sur l’opposition évidente – et assez superficielle – entre les lois humaine et divine oublie que pour les Grecs enterrer les morts est aussi une loi humaine – au même titre que défendre son pays est aussi une loi divine (Créon le dit explicitement). Du début à la fin, le chœur ne cesse d’osciller entre les deux positions qu’il place toujours sur le même plan. Le célèbre hymne (v. 332-375) à la gloire de l’homme, le bâtisseur des cités et le créateur des institutions, s’achève sur un éloge de celui qui est capable de tisser ensemble (pareirein) « les lois du pays et la justice des dieux à laquelle il a prêté serment ». (Cf. aussi v. 725 : « Bien parlé dans les deux sens. ») Antigone affaiblit considérablement la force de sa défense de la « loi divine » en arguant que son acte est justifié parce qu’un frère est irremplaçable une fois les parents disparus, et que la situation eût été différente s’il s’était agi d’un mari ou d’un fils. Assurément, ni la loi humaine ni la loi divine sur l’enterrement des morts ne reconnaîtrait une telle distinction. De surcroît, ici comme partout ailleurs dans la pièce, plus encore que le respect de la loi divine, c’est l’amour passionné d’une sœur pour son frère qui s’exprime par la bouche d’Antigone. Inutile d’aller aux extrêmes de la sur-interprétation et d’invoquer quelque attirance incestueuse ; mais il n’est certainement pas superflu de rappeler que cette tragédie n’aurait point été le chef-d’œuvre qu’elle est si Antigone et Créon n’avaient été que de pâles représentants de principes et n’avaient été animés par de puissantes passions – l’amour de son frère dans le cas d’ Antigone, l’amour de la cité et de son propre pouvoir dans le cas de Créon –, au regard desquelles les arguments des protagonistes apparaissent aussi comme des rationalisations. Et enfin, présenter Créon comme chargé, unilatéralement, de tous les « torts », c’est aller à l’encontre de l’esprit le plus profond de la tragédie – et sans nul doute de la tragédie sophocléenne.
Ce que glorifient les derniers vers du chœur (v. 1348-1355), ce n’est pas la loi divine – mais le phronein, mot intraduisible qu’affadit de manière intolérable la traduction latine par prudentia. Le coryphée loue le phronein, met en garde contre l’impiété, puis réitère son conseil de phronein mettant en garde contre les « grands mots » des hommes excessivement orgueilleux (huperauchoi) [12]. Or, la teneur de ce phronein est clairement indiquée au cours de la pièce. La catastrophe se produit parce que Créon comme Antigone se crispent sur leurs raisons, sans écouter les raisons de l’autre. Inutile de répéter ici les raisons d’Antigone ; rappelons seulement que les raisons de Créon sont irréfutables. Nulle cité ne peut exister – et, par conséquent, aucun dieu ne peut être honoré – sans nomoi ; nulle cité ne saurait tolérer qu’on la trahisse et que l’on prenne les armes contre son propre pays en s’alliant avec des étrangers par soif pure et simple du pouvoir, comme l’a fait Polynice. Le propre fils de Créon, Hémon, avoue clairement qu’il ne saurait prouver que son père a tort (v. 685-686) ; il exprime tout haut l’idée centrale de la pièce lorsqu’il prie son père de « ne pas vouloir être sage tout seul » (monos phronein, v. 707-709).
La décision de Créon est une décision politique, prise sur des bases très solides. Mais les bases politiques les plus solides peuvent se révéler vacillantes si elles ne sont que « politiques ». Pour dire les choses autrement, c’est précisément en raison du caractère total du domaine du politique (incluant, en l’occurrence, les décisions relatives à l’inhumation ainsi qu’à la vie et à la mort) qu’une décision politique correcte doit prendre en compte tous les facteurs, au-delà des facteurs strictement « politiques ». Et même lorsque nous pensons, pour les raisons les plus rationnelles, que nous avons pris la bonne décision, cette décision peut s’avérer mauvaise, et même catastrophique. Rien ne peut a priori garantir la justesse d’un acte – pas même la raison. Et, par-dessus tout, c’est de la folie que de prétendre à tout prix « être sage tout seul », monos phronein.
[Antigone aborde le problème de l’action politique en des termes qui acquièrent la pertinence la plus aiguë dans le cadre démocratique plus qu’en tout autre. Elle fait voir l’incertitude partout présente en ce domaine, elle fait ressortir à grands traits l’impureté des mobiles, et met en évidence le caractère peu concluant des raisonnements sur lesquels nous fondons nos décisions. Elle montre que l’hubris n’a rien à voir avec la transgression de normes bien définies, qu’elle peut prendre la forme de la volonté in flexible d’appliquer les normes, s’abriter derrière des motivations nobles et dignes – qu’elles soient rationnelles ou pieuses. Par sa dénonciation du monos phronein, elle formule la maxime fondamentale de la politique démocratique [13].
Quel est l’objet de l’auto-institution autonome ? C’est une question que l’on peut refuser par avance si l’on pense que l’autonomie – la liberté collective et individuelle – est une fin en soi ; ou encore qu’une fois établie une autonomie significative dans et à travers l’institution politique de la société, le reste n’est plus une question politique, mais un champ ouvert à la libre activité des individus, des groupes, et de la « société civile »,
Je ne partage pas ces points de vue. L’idée d’autonomie conçue comme une fin en soi déboucherait sur une conception purement formelle – « kantienne ». Nous voulons l’autonomie à la fois pour elle-même et afin d’être en mesure de faire. Mais de faire quoi ? Qui plus est, on ne saurait dissocier l’autonomie politique du « reste », ou de la « substance » de la vie en société. Enfin, pour une part très importante, cette vie a affaire avec des œuvres et des objectifs communs, dont il faut décider en commun et qui de viennent ainsi des objets de discussion et d’activité politiques.
Hannah Arendt avait une conception substantive de l’ « objet » de la démocratie – de la polis. Pour elle, la démocratie tirait sa valeur du fait qu’elle est le régime politique où les êtres humains peuvent révéler ce qu’ils sont à travers leurs actes et leurs paroles. Cet élément était certes présent et important en Grèce – et (mais) pas seulement dans la démocratie. Hannah Arendt (après Jacob Burckhardt) a souligné à juste titre le caractère agonistique de la culture grecque en général – pas seulement en politique, mais dans tous les domaines, et il faut ajouter, pas seulement en démocratie mais dans toutes les cités. Les Grecs se préoccupaient par-dessus tout de kleos et de kudos, et de l’immortalité fuyante qu’ils représentaient.
Néanmoins, la réduction du sens et des fins de la politique et de la démocratie en Grèce à cet élément est impossible : cela ressort clairement, je l’espère, du rapide exposé qui précède. Par ailleurs, il est sûrement très difficile de défendre ou de soutenir la démocratie sur cette base. En premier lieu, bien que la démocratie permette sans nul doute aux hommes de se « manifester » plus que tout autre régime, cette « manifestation » ne saurait concerner tout le monde – ni même n’importe qui en dehors d’une petite minorité de personnes qui agissent et prennent des initiatives dans le champ politique au sens strict. En second lieu, et c’est là le plus important, la position d’Hannah Arendt laisse de côté la question capitale de la teneur, de la substance, de cette « manifestation ». Pour prendre des cas extrêmes, Hitler, Staline, et leurs tristement célèbres compagnons ont certainement révélé ce qu’ils étaient à travers leurs actes et leurs discours. La différence entre Thémistocle et Périclès, d’une part, et Cléon et Alcibiade, de l’autre, entre les bâtisseurs et les fossoyeurs de la démocratie, ne se trouve pas dans le simple fait de la « manifestation », mais dans le contenu de cette manifestation. Plus même : c’est précisément parce que seule comptait aux yeux de Cléon et d’ Alcibiade la « manifestation » en tant que telle, la simple « apparition dans l’espace public », qu’ils provoquèrent des catastrophes.
La conception substantive de la démocratie en Grèce se laisse voir clairement dans la masse globale des œuvres de la polis en général. Et elle a été explicitement formulée, avec une profondeur et une intensité inégalées, dans le plus grand monument de la pensée politique qu’il m’ait été donné de lire, l’Oraison funèbre de Périclès (Thucydide, Il, 35-46). Je ne cesserai de m’étonner de ce que Hannah Arendt, qui admirait ce texte et a fourni de brillantes indications pour son interprétation, n’ait pas vu qu’il présentait une conception substantive de la démocratie guère compatible avec la sienne.
Dans son oraison funèbre, Périclès décrit les usages et façons de faire des Athéniens (II, 3 7-41) et présente, dans une moitié de phrase (début du Il, 40), une définition de ce qu’est, en fait, l’« objet » de cette vie. Le passage en question est le fameux Philokaloumen gar met’euteleias kai philosophoumen aneu malakias. Dans La Crise de la culture (op. cit., p. 272 sq.), Hannah Arendt en propose un commentaire riche et pénétrant. Mais je ne parviens pas à trouver dans son texte ce qui, à mon sens, est le point le plus important.
La phrase de Périclès défie la traduction dans une langue moderne. Littéralement, on peut rendre les deux verbes par « nous aimons la beauté... et nous aimons la sagesse... » mais, comme Hannah Arendt l’a bien vu, ce serait perdre de vue l’essentiel. Les verbes ne permettent pas cette séparation du « nous » et d’un« objet » – beauté ou sagesse – extérieur à ce « nous ». Ils ne sont pas « transitifs » ; et ils ne sont pas même simplement « actifs », ils sont en même temps des « verbes d’état » – comme le verbe vivre, ils désignent une « activité » qui est en même temps une façon d’être ou plutôt la façon en vertu de laquelle le sujet du verbe est. Périclès ne dit pas : nous aimons les belles choses (et les plaçons dans les musées), nous aimons la sagesse (et payons des professeurs, ou achetons des livres). Il dit : nous sommes dans et par l’amour de la beauté et de la sagesse et l’activité que suscite cet amour ; nous vivons par, avec, et à travers elles – mais enfuyant les extravagances et la mollesse [14]. Et c’est pour cela qu’il s’estime en droit de qualifier Athènes de paideusis – éducation et éducatrice – de la Grèce.
Dans son Oraison funèbre, Périclès montre implicitement la futilité des faux dilemmes qui empoisonnent la philosophie politique moderne et, d’une manière générale, la mentalité moderne : l’« individu » contre la « société », ou la « société civile » contre l’« État ». L’objet de l’institution de la polis est, à ses yeux, la création d’un être humain, le citoyen athénien, qui existe et qui vit dans et par l’unité de ces trois éléments : l’amour et la « pratique » de la beauté, l’amour et la « pratique » de la sagesse, le souci et la responsabilité du bien public, de la collectivité, de la polis (« ils sont tombés vaillamment au combat prétendant, à bon droit, n’être pas dépossédés d’une telle polis, et il est facile à comprendre que chacun, parmi les vivants, soit prêt à souffrir pour elle » – Il, 41 ). Et l’on ne saurait faire de séparation entre ces trois éléments : la beauté et la sagesse telles que les Athéniens les aimaient et les vivaient ne pouvaient exister qu’à Athènes. Le citoyen athénien n’est pas un « philosophe privé », ni un « artiste privé » : il est un citoyen pour qui l’an et la philosophie sont devenus des modes de vie. Telle est, je pense, la véritable réponse, la réponse concrète de la démocratie antique à la question concernant l’« objet » de l’institution politique.
Quand je dis que les Grecs sont pour nous un germe, je veux dire, en premier lieu, qu’ils n’ont jamais cessé de réfléchir à cette question : qu’est-ce que l’institution de la société doit réaliser ? Et, en second lieu, que dans le cas paradigmatique, Athènes, ils ont apporté cette réponse : la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse, et aimant le bien public.
Cornelius Castoriadis, Paris-New York-Paris. Mars 1982-juin 1983.
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