Les réfugiés de l’intérieur (2/3)

vendredi 12 janvier 2018
par  LieuxCommuns

Voir la première partie

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Tu veux dire que tu as vécu ce qu’on appelle une assignation identitaire, le fait d’être renvoyé à ton origine supposée ?

V : C’est ça. Alors tu le vis quand tu voyages, c’est normal, et c’est plus de la curio­sité, des représentations, des fantasmes : le « Français », le « Blanc », le « toubab »… Là, c’est chez toi, et agressivement. D’un côté c’est explicable : globalement, les popula­tions du monde entier n’appréhendent le racisme que comme une haine contre eux spé­cifiquement : ils ne voient pas celui qu’ils portent en eux envers d’autres qu’eux, ni la portée universelle de l’antiracisme qu’ils ne comprennent que comme une autodéfense ethnocentrique. Comme disait une gamine : « Un raciste, c’est quelqu’un qui ne m’aime pas !  ». La plupart n’ont pas dépassé ce stade… Parce que, de l’autre côté, l’antiracisme est typiquement européen, occidental, ça se vérifie fa­ci­lement. Par exemple, c’est au Maroc que j’ai entendu pour la première fois un dis­cours authenti­quement raciste venant d’un Marocain qui nous avait entretenu pendant toute une soirée sur la « petitesse avérée  » du cerveau des Noirs : c’était prouvé « scientifiquement », on était bien cons de l’ignorer encore, nous, en France. Ou au Bur­kina­-Faso : j’avais fait l’erreur de faire s’asseoir côte à côte un Dioula et un Peul, autrement dit un prétendu descendant d’esclave et un prétendu descendant d’esclava­giste – un froid sibérien avait traversé notre tablée de Ouagadougou… Les gars m’ont expliqué la situation, chacun de leur côté, puis se sont séparés, sans échanger un seul mot. Donc, il n’y a que toi, éduqué dans le bain de l’anti-lepénisme, qui ne voit que des gens  : les gens, eux, voient les ori­gines. Et la tienne, c’est sans doute ça qui est nou­veau, n’a rien de plus respectable que les autres, même si tu es d’ici. Je dirais même : surtout si tu es d’ici…

A : Ce que tu soulignes est très juste. Descendante de maghrébins, je ne dois, en grande partie, mon antiracisme qu’à mon éducation française, à travers l’école, l’édu­cation populaire, les camarades, les années SOS-Racisme, etc. Car la sphère familiale maghrébine est, dans sa majorité, marquée par le racisme et l’antisémitisme. Petits, avec mes frères et sœurs, on se traitait de « juif  », de « sale noir », de « Ben Gourion », de « bamboula », de « copte  »… sur le modèle des insultes proférées par les adultes de la famille, pour qui ces différences ethniques ou religieuses n’étaient pas seulement pointées mais surtout hiérarchisées. Après, c’est plus ou moins mis en pratique, en fonction des gens et de la situation, voir ce que je disais tout à l’heure sur le voisinage… Mais tout à fait naturellement, dès 10 ans, nous situions l’ethnie de nos interlocuteurs à la tronche ou à la consonance du nom, dans les génériques d’émissions… Et encore, ma famille était relativement ouverte comparée à d’autres. Sans doute parce que ma mère ouvrière travaillait et se liait avec plaisir avec des femmes de toutes origines et que mon père, malgré son antisémitisme atavique, avait encore quelques très bons amis juifs tunisiens qu’il avait gardés du temps de ses études et de sa jeunesse dans la très cosmopolite Tunis du milieu des années 50 : ça l’avait tant bien que mal émancipé de certains traits de sa culture traditionnelle et villageoise et lui avait permis d’accéder en partie à la modernité. En tous cas, en France, on n’a vraiment aucune leçon d’antira­cisme à recevoir de pays musulmans où le racisme est institué dans les lois, dans la famille, au travail, etc. Par exemple, t’as déjà vu un Noir tunisien, du sud sahélien ? Ils représentent presque 10 % de la population autochtone… T’en vois jamais un seul à la télé ou dans les journaux… Et ce ne sont pas des immigrés : ils étaient là, en Tunisie, bien avant l’invasion arabo-musulmane…

Aujourd’hui, cette éducation familiale raciste a tendance à se développer au fil du temps et surtout à se décomplexer totalement. Il semble de plus en plus difficile aujourd’hui de s’en extraire, malheureusement, et cela englobe désormais le racisme anti-français, soit le racisme vis-à-vis des représentants de la société d’accueil. Ça c’est nouveau ! Et ce racisme anti-blanc est largement partagé par d’autres immigrés que ceux issus de l’islam, d’ailleurs. Je ne vois que les Asiatiques qui ne semblent pas pris dans ce ressentiment et cette haine des autochtones. J’avais une copine antillaise qui, au fil du temps, s’est mise à se définir non plus comme martiniquaise mais « afro-descendante » ! Elle élevait sa fille de sorte que cette dernière ne s’identifie qu’à des personnalités noires, elle lui interdisait par exemple d’afficher sur les murs de sa chambre autre chose que des posters de stars noires. J’ai trouvé ça dramatique car ma génération a eu la chance et la possibilité de s’identifier à « des blancs » et c’est en grande partie grâce à cela qu’on a pu se sentir et devenir français. Aujourd’hui ce n’est plus possible pour ces gamins élevés dans de telles conditions.

Vincent, tu disais ou tu sous-entendais qu’à la limite tu étais moins respectable que les autres parce que tu étais d’ici… Tu peux en dire un peu plus ?

V : En fait, au fil du temps, des discussions, des interactions, tu comprends que tu n’es plus un « référent culturel », comme disent les sociologues. Les immigrés qui t’entou­rent ne souhaitent plus devenir français comme toi, avec évidemment leurs particula­rités, comme cela a été le cas dans toute l’histoire de l’immigration : maintenant ils veulent rester tels qu’ils sont, point barre. Ou même retrouver « leur  » identité ! Se « décoloniser  » ! Là, il y a un phénomène nouveau : il ressort de plus en plus que les gens ne viennent en France que pour améliorer leur situation, en gros l’argent et la pro­tection sociale, mais qu’ils ne veulent pas du peuple qui habite ici, ni de ses principes, ses valeurs, ses habitudes, son histoire, son identité ou sa langue même, ou surtout, si tout cela est déjà en voie de décomposition. Il suffit de voir les attitudes dans la rue : beaucoup n’essaient pas de copier les autochtones, ou même seulement de les observer pour voir ce qui se fait ou ne se fait pas ici, et, de plus en plus, cherchent maintenant à s’en démarquer ostensiblement, dans les comportements de tous les jours, l’habil­lement, la langue, les manières, etc. Être étranger se revendique, aujourd’hui. Et pas seulement les primo-arrivants, mais les générations qui sont nées ici, et sont dans une réaction d’autant plus violente qu’elles ont « malgré elles » intégré beaucoup de choses de ce pays. Ils s’en rendent compte lorsqu’ils rentrent au bled ou sont confrontés aux nouveaux qui ne cessent d’arriver. Bref, à la limite, je pourrais n’être qu’un parmi eux, en me faisant discret. Mais comme ils se voient en relégation, dans un « ghetto », comme on l’entend, si moi je suis encore là alors que les Blancs se cassent progressive­ment, c’est que je suis un looser, alors que je suis blanc, d’ici, et uniquement d’ici même, donc un modèle de non-réussite sociale, impensable pour eux, qui sont là, qui sont venus là pour monter dans les hiérarchies, réussir. Je suis donc un contre-modèle. Et ça, ça se vit au quotidien, dans les jeux de regard, la compétition viriliste, ou au détour d’une discussion, ou dans les files des administrations ou au marché, où tout le monde se marche dessus, se toise. Jamais vécu ça ni à Bamako ou à Dakar… Alors quand t’es en couple avec une reubeu, ça se complique encore plus…

Alya, tu dis que parce que typée maghrébine tu étais forcement perçue comme musulmane. C’est effectivement une assignation identitaire, mais tu as certaine­ment vécu ce même type de préjugés venant de Français ?

A : Absolument pas. C’est dans cette banlieue que, pour la première fois de ma vie, j’ai été la cible d’un réel racisme, celui qui postule que ton origine ethnique détermine entièrement ce que tu dois être : tes comportements, tes fréquentations, ton mode de vie, ta religion, ta place… J’ai alors compris à quel point, pour les musulmans, l’islam était vécu et perçu comme une religion « génétique ». C’est simplement inconcevable, impossible que tu en sortes, qui plus est au moment même où la norme est d’être musulman et de l’afficher. Ce n’est pas par hasard si l’islam est la seule religion qui sanctionne de la peine de mort l’apostasie : si tu es né musulman, tu le restes ou tu meurs. Dans ces banlieues, pas encore totalement régies par les lois de la Charia, cela se traduit par un profond rejet, une mise à mort sociale… Je me suis baladée partout en France, des bleds paumés de la Creuse aux petits villages de Bretagne ou du Pays basque, ou autre part en Europe, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, au Pays-Bas… Jamais je n’ai eu la moindre réflexion ou des regards méprisants liés à mon apparence ou à la conso­nance arabe de mon prénom : au mieux des questions bienveillantes sur mon origine, au pire de l’indifférence comme celle qui est réservée à n’importe quel guss qui débarque dans le rade d’un village. Or, dans cette banlieue, les gens te font comprendre de mille et une façons que, « d’apparence musulmane », tu ne peux pas être autre chose que musulmane. Petit à petit les voisins, surtout les hommes, me faisaient des réflexions, me demandaient pourquoi je ne faisais pas le ramadan, si Vincent était converti, où étaient mes parents ! D’abord sur le mode de l’humour, bien sûr… Ils me parlaient comme si j’étais une (leur) gamine de 10 ans. Je me souviens d’une interaction violente avec un chibani qui était ulcéré par le fait que j’achète de la bière dans l’épicerie de la cité (épicerie en cours d’hallalisation d’ailleurs) ou encore de jeunes islamo-racailles qui me fusillaient du regard pour la même raison. Une autre fois, dans cette même épicerie, une caissière, pauvre dhimmis franco-française, retira d’autorité de mes courses des crèmes dessert en me précisant, avec un air de connivence amicale, que ce dessert contenait de la gélatine de porc. Je résistais systématiquement, avec peut-être une sorte d’inconscience de la situation, à chacune de ces tentatives d’assignation identitaire qui me ré­voltaient. Tout cela était à la fois nouveau pour moi et très dur psychologiquement ; jus­qu’ici, et après de nombreux efforts pour le devenir pleinement, je me sentais française et là, des étrangers me faisait clairement comprendre que je ne pouvais pas et ne devais pas l’être. En fait le phénomène de dés-intégration s’auto-alimente de l’immigration.

Tu sembles dire que, bien que née et éduquée en France, cela ne va pas de soi de devenir française quand on est issue de l’immigration : n’est-ce pas l’aveu que la société française n’aide en rien les immigrés à le devenir ?

A : D’abord, il faut tordre le cou à cette idée absurde et largement partagée dans les milieux bien-pensants selon laquelle devenir pleinement français serait, d’une part, la volonté de tous les immigrés, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, et d’autre part, que cela ne demanderait pas d’efforts particuliers, d’où qu’on vienne. Cela se produirait par magie, et si ce n’est pas le cas, c’est la faute du pays d’accueil qui n’est pas assez ceci ou pas assez cela… Ça débouche évidemment sur tout le bordel de la culture de l’excuse et de la culpabilisation des populations d’accueil ; poussé à son terme ce discours donne « Ne changez rien, c’est la France qui changera » pour reprendre le jingle néocolonialiste de Beur FM ou l’état d’esprit des lobbies communautaristes comme le CRAN. Donc, oui, s’il s’agit de cette tendance d’une partie de la société française – qui est immigrée – que tu as en tête effectivement, elle n’aide en rien, tout le contraire même…

Par exemple, moi à l’école j’étais nulle en orthographe comme la majorité des descen­dants de maghrébins et c’était très frustrant car j’adorais par ailleurs le français et la lit­térature. J’ai dû fournir beaucoup plus d’efforts qu’un natif pour maîtriser l’orthographe complexe de la langue française, aujourd’hui encore il faut parfois que je me remette à niveau, que je me relise, etc. Bref, c’est pas insurmontable évidemment, je m’en sors très bien, mais ce n’est pas naturel pour moi, ça me demande beaucoup plus de travail en amont pour être impeccable sur ce plan. Et c’est normal. Autre exemple, je n’ai acquis une culture et un esprit scientifique que très tardivement, il a fallu pour cela que je me dégage progressivement de toutes les explications religieuses à deux balles, de toutes les superstitions, etc. C’est la même chose pour la nourriture, le rapport à l’altérité, aux hommes, à ma condition de femme, etc. Et c’est normal : on ne change pas de pays, de culture, comme de chemise.

Ensuite, il faut préciser ce que cela implique réellement, l’intégration. Est-ce simple­ment avoir sa place en tant que consommateur ? Si c’est ça, alors c’est gagné : tous nos voisins possédaient des écrans plats énormes, des tablettes, une, voire deux bagnoles, une maison au bled, etc. Et quand tu les croisais au supermarché du centre, leurs caddies orgiaques étaient toujours bien remplis, notamment de choses inutiles, surtout avant les départs au bled ! Et après les fêtes, il fallait voir les marques des emballages jetés n’im­porte comment en bas de la tour ! Sans parler des brocantes envahies de camelotes… Si, en revanche, devenir français, c’est accepter que ta fille fréquente voire épouse un non musulman ou un Blanc, que ta femme ne soit pas et ne se considère pas comme ton éternel enfant et ait les mêmes droits que toi, ou encore qu’un Noir, non-musulman, bien que différent, soit ton égal, ou que tes enfants deviennent athées ou homosexuels, etc. bref, tout le côté émancipateur de la culture française, alors ça se complique. Et c’est normal, encore une fois, car cela demande un travail de désaliénation de ta culture d’origine qui est totalement étrangère à toutes ces valeurs. Autrement dit, ça demande un travail sur soi énorme, intime, qui peut être long et douloureux, qui n’a rien d’inné et qui peut échouer. Le drame avec les immigrés, c’est que ce processus, qui était plutôt bien et courageusement engagé jusqu’aux années 80, est aujourd’hui volontairement interrompu de leur fait. Parler fort dans la rue dans la langue d’origine de tes parents, ça ne se faisait pas quand j’étais gamine, c’était la honte ! Aujourd’hui, c’est une fierté, presque une revendication : dans la rue, les transports, on entend gueuler des gens, en bambara, en ourdou, en créole, en roumain, etc. Dans cette banlieue, tu peux ne pas entendre un seul mot de français pendant des jours… L’exotisme, la bizarrerie locale c’est justement d’entendre du français correct… Là, tu te retournes… Pour le cas parti­culier des immigrés musulmans, dans cette cité où nous vivions, pour les gamins, le terme « Français » était devenu une insulte qui avait pour synonyme « Koufar » (mécréant). Qu’une gamine maghrébine s’exprime en français un peu plus correctement que la moyenne et elle se prend des « tu fais ta française » dans la tronche par ses camarades et ses frères et sœurs qui vont pourtant tous avoir la nationalité française… Pour les petites Noires, c’était « tu fais ta blanche » ! C’est terrible comme enfer­mement : tu ne peux pas, bien que vivant en France, tu ne dois pas te franciser, c’est perçu comme une trahison et c’est intégré dès le plus jeune âge. Là encore, les Asiatiques semblent échapper à cette règle en visant une réelle intégration pour leurs enfants : il n’est pas rare de voir un petit chinois primo-arrivant s’exprimer dix fois mieux en français après une dizaine de mois de cours qu’un descendant d’Africain ou de Maghrébin du même âge, de la troisième génération. Et ce n’est pas qu’une question de classe sociale, ce n’est pas vrai.

V : On verra ce qui va se passer avec les Européens de l’Est qui sont en train de débar­quer, les Polonais, les Russes, qui étaient de plus en plus présents dans la cité, en traînant avec leurs canettes de bière… Je ne vois effectivement que les Asiatiques qui échappent encore très majoritairement à cette réaction de rejet pour la société d’accueil. Par exemple, nous avions sympathisé avec un couple de restaurateurs chinois, une des rares adresses non-hallal de la ville (dernièrement remplacé par un resto de couscous halal), qui suivaient le parcours classique de l’assimilation : le père prenait même l’accent argotique des vieux français du coin, la femme faisait la conversation à tout le monde, et leur petite fille, qu’ils avaient appelé Alice, se mariera sans doute avec un Français. Donc, pour revenir à ta question, il y a effectivement une société d’accueil qui se déstructure, mais ça ne peut pas être le seul facteur parce qu’on voit encore des immigrés se réclamer de la culture française bien plus passionnément, et souvent intelli­gemment, que bien des autochtones… Peut-être que cette déstructuration intervient en fait a posteriori, c’est-à-dire que rien ne va arrêter, contredire, ou dissuader un mouvement de refus d’assimilation, voire de sécession, et tout va plutôt l’accompagner. Par exemple, le gauchisme va prendre ce refus d’intégration pour une critique révolu­tionnaire de nos socié­tés, et donc l’encourager. C’est délirant parce que la dynamique de l’immigration contemporaine, c’est l’adoration de tout ce qui y est critiquable, justement – le consu­mérisme, le narcissisme, l’arrivisme, le divertissement, etc – et à l’inverse le rejet de tout ce qui survit encore et nous semble si précieux : un certain rapport aux femmes, une distance vis-à-vis de la religion, une capacité de critique de sa propre société ou culture, une conscience politique, des idées d’égalité, de justice sociale… Mais là on n’est pas dans la politique, on est dans l’infra-politique… Par exemple, j’ai souvent cette impression d’une disparition totale des valeurs, vieilles comme le monde, d’hospitalité : on ne sait plus qui accueille qui, qui est venu, quand, dans quel endroit, où nous sommes, ni ce que l’on fait là, tout est brouillé, renversé, inversé. En fait on se heurte ici au tabou des tabous.

Le tabou des tabous ? Qu’est-ce que tu entends par là ?

V : La question de l’immigration est taboue, surtout à gauche, et en pratique elle a été escamotée par tous les gouvernements. Et à l’intérieur de cette zone interdite, il y a, à mon avis, la question suprême de la raison de la venue en France, qui est la clef de voûte de tout ce dont nous discutons ici, j’ai l’impression. Et je crois sentir que c’est un tabou qui est en train de se fissurer à partir de ce que l’immigration est en train de devenir. Jusqu’ici cela paraissait évident : l’immigration, lorsqu’elle est définitive, c’est bien s’extraire d’une matrice culturelle pour en adopter une autre, que cela soit dit ou non, assumé ou non, réussi ou non. Difficile aujourd’hui de discerner au bout de trois ou quatre générations un descendant d’immigré polonais, belge, italien, portugais ou espa­gnol… Mais maintenant, la question se pose effectivement : si l’on quitte un pays qui a gagné courageusement son indépendance, et souvent contre la France elle-même, et que l’on rejoint la France, précisément, c’est bien un choix lourd de sens ! Il a été assumé par beaucoup de Harkis, de Kabyles, de Maghrébins en général ou de Vietnamiens ou d’Ivoiriens par exemple. Mais aujourd’hui, cette question est devenue taboue chez beaucoup d’immigrés : c’est une chose qu’on ne veut pas expliquer, et certainement pas à ses enfants. Bref, ils ne savent plus pourquoi ils sont là, en France, ni pourquoi ils ont quitté leur pays nouvellement indépendant et pourquoi ils tiennent autant à s’en reven­diquer alors qu’ils l’ont quitté… À les écouter, ils sont là contre leur gré, ils sont vic­times, ils ont été déportés ! Et ils se vivent comme des colonisés dont la culture est niée, alors qu’ils l’ont fuie et qu’ils viennent volontairement se mettre ici en situation d’infé­riorité ! C’est complètement délirant, complètement délirant… Tant qu’on n’aura pas assaini cette question chez les premiers intéressés, rien ne s’arrangera… Dans ce cirque, j’ai l’impression que les vieux schémas d’affrontements ethniques remontent. Juste un exemple : si tu en discutes avec un Algérien, c’est un cas-limite bien entendu, ça devient vite mouvementé et il te raconte que ce qui arrive à l’Algérie depuis son indépendance, c’est évidemment à cause de…

A : … la France !

V : C’est ça. Et donc, logique, comme la France démoniaque ravagerait son pays, il vient se réfugier…

A : … en France !

V : Voilà. Bon, et si après ça, tu as encore du mal à comprendre, il en arrive à te dire que la France l’ayant colonisé, il n’y a pas de raison qu’il ne fasse pas l’inverse, à son tour…

Mais c’est précisément le discours du Front National depuis trente ans…

A  : « Lève le pied ! Laisse les Blancs travailler ! Ils nous ont assez esclavés comme ça, à notre tour maintenant ! » disait très sérieusement à ma mère une de ses collègues antillaises, il y a vingt ans de ça… Ce discours néocolonial, c’était aussi le discours du FLN, puis de Hassan II, de Mohamed VI et d’Erdogan maintenant. Ce qu’on remarque d’ailleurs, c’est que ce sont aussi les Algériens, les Marocains et les Turcs qui refusent le plus l’assimilation et qui adoptent aujourd’hui des postures et des comportements néo-coloniaux accompagnés en cela par les gouvernements de leur pays d’origine… Je pense notamment à l’hypocrisie de la double nationalité, qui est tout bénéf’ puisqu’on a le double de droits que les franco-français…

V : Et voilà le Front National : lorsqu’on enfreint un tabou, le diable surgit… Il faudrait essayer de voir les choses globalement ; je crois qu’à partir du milieu des années 70, il y a eu une sorte de partage tacite des tâches : d’un côté une société qui ne voulait plus en­tendre parler de problèmes et devait rentrer dans une ère libérale, mondialisée et cool, et de l’autre un Front National qui récupérait les voix des délaissés sociaux et idéologiques tout en les rendant inaudibles par un méli-mélo de discours tantôt réalistes, tantôt baroques. Et cet équilibre ne tient plus aujourd’hui, du fait de ce que l’immigration est en train de devenir, en tout cas son sens n’est plus du tout le même pour beaucoup d’arrivants, l’assimilation n’est plus du tout un objectif qui va de soi. Il y a des évidences qui n’en sont plus. Maintenant, si demander aux gens d’assumer le choix qui fonde leur présence ici, c’est du Front National, alors…

A : Ce qui motive l’immigration, c’est l’ascension hiérarchique. C’est avant tout la possibilité de gagner plus d’argent qu’au pays. Un chauffeur peut ici gagner plus qu’un haut fonctionnaire là-bas, comme c’était le cas de mon père qui, en faisant le choix de venir en France, fuyait par ailleurs la corruption, le clanisme, le régionalisme, l’obscu­rantisme et le contrôle social que chacun opérait. Dans les stations balnéaires chics de pays comme la Tunisie ou le Sénégal, les villas des gens très riches et corrompus du pays sont mitoyennes de celles construites par les immigrés. Les retours au pays sont toujours l’occasion de montrer sa réussite économique, jusqu’à en devenir indécent avec les villageois restés au pays, qui bien souvent vivent sous la tutelle financière de leurs protecteurs immigrés en Europe. Ensuite, il y a toute la part de droits et de protections sociales, fruit de centaines d’années de luttes ici, qui n’ont pas d’équivalent dans les pays d’origine. Bien sûr, tous ces droits sont vécus sur le mode d’un  ; c’est le cas pour beaucoup de Noirs, par exemple, qui considèrent cela, au fond, comme une répara­tion de l’esclavage de leurs ancêtres par les Occidentaux – entre parenthèses, s’ils étaient encore en Afrique, c’est qu’ils étaient plutôt du côté des esclavagistes ! Pour les immi­grés musulmans ces acquis sociaux sont des contreparties du colonialisme, ou alors comme quelque chose tombé du ciel, envoyé par Allah, pour lequel on n’a rien eu à faire d’autre que de prendre l’avion pour en jouir pleinement. Cela participe à créer des postures opportunistes et des attitudes qui ne sont pas sans rappeler celle de la razzia… C’est très concret : par exemple un jour, on reçoit le message téléphonique de la femme d’un Tunisien qu’on avait rencontré peu avant : elle était effondrée, le gars ve­nait d’ob­tenir la nationalité grâce à son mariage avec elle et l’avait quittée immédia­tement en la laissant sur la paille, elle le traitait de tous les noms… Et des histoires de « mariage gris » comme ça, où la Française croit à l’amour mais le mec croit plutôt à son intérêt, on en a connues plusieurs, avec arnaque financière à la clef… Moi-même, par militan­tisme, je me suis mariée avec un copain pour l’aider à obtenir des papiers ; on ne peut pas dire qu’il ait été très reconnaissant même si ce n’est jamais allé jusque-là, on aurait dit que ce geste de solidarité gratuite de ma part lui était dû…

V : Autre exemple : à un moment, avec Alya, on s’est séparés quelques années, et j’avais réussi à louer un appart’ dans un autre quartier. Finalement on s’est remis en­semble et je l’ai sous-loué à des copains ou des copains de copains, pour dépanner. Ils me payaient juste la différence, environ 300 balles pour 35 m2, je leur déduisais mes APL, je ne gagnais pas un sous – pas malin, hein ? On m’a souvent dit que j’avais trop de principes… Un pote me présente un sans-papiers de sa connaissance qu’il a aidé et qui bossait sur des chantiers, et je l’emménage. Au bout de trois mois, il n’a toujours pas dé­boursé un centime de loyer… Je débarque « vénère  », avec mon énorme découvert, mes mises en demeure, etc., lui demandant des comptes. Deux jours après, il a tout rem­boursé et m’annonce qu’il quitte l’appart’… Il avait emprunté à notre ami commun, sans rien me dire… Rien de changé dans sa situation, en fait, il avait emménagé chez le gentil Français forcément riche, sans jamais avoir l’intention de payer, même tenu par des liens amicaux… Je peux comprendre la rapine lorsqu’on galère, mais là, question intégration, j’ai connu mieux…

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Troisième partie disponible ici


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