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2- L’instauration d’une société oligarchique
La mise en place éventuelle d’un ersatz de Rente Universelle dépend d’une multitude de facteurs, dont le rythme de ralentissement de la croissance mondiale, qui est inéluctable et corrélé à l’accès aux ressources énergétiques carbonées. Si ces perspectives ne s’avèrent pas trop proches, il est probable qu’un tel projet voie prochainement le jour en terres occidentales.
C’est l’évidence qu’en l’absence de réel rapport de force, toutes les dimensions « progressistes » du projet seront rognées, dès le départ ou au fil des « rééquilibrages », à l’image du dispositif de « Revenu Universel d’Existence » de M. Benoît Hamon, successivement raboté au cours de l’ahurissante campagne électorale 2016-2017. Tout porte à croire que la Rente Universelle idéale-charitable de « Gauche » tendrait alors à ressembler furieusement à sa version « libérale » [1], et le rêve d’un Welfare State à basculer dans celui du Workfare. Les conséquences ont été abondamment décrites ailleurs : liquidation des organes de cogestion syndicale des protections sociales, remplacement de toutes les prestations sociales par un versement réduit au minimum, explosions de toutes les politiques publiques sanitaires et éducatives, effondrement des salaires, formation d’une masse de travailleurs disponibles, flexibles et mobiles compatibles avec une société fluidifiée, « ubérisée ». Les revendications populaires, alors exclusivement adressées à l’État, deviendraient prioritairement axées sur le « montant » des versements, achevant le processus bien entamé d’oligarchisation, c’est-à-dire la polarisation de la société vers un sommet oligarchique, les couches sociales ne se différenciant plus par leurs projets de société mais uniquement par leur différence de revenus d’avec la couche immédiatement supérieure [2]. Les inégalités ne seraient donc bien entendu en rien résorbées, même si les grandes fortunes philanthropiques étaient mises à contribution, [3] puisque aucun des mécanismes inégalitaires n’est enrayé par le versement de la Rente Universelle – transmuée au passage en Obole Généralisée. Cette situation pourrait finalement amener une évolution « à la qatari » [4] : un clivage extrêmement profond entre les nationaux et les travailleurs étrangers, les premiers occupant les emplois bien payés et créatifs conjugués à une allocation permettant la formation, l’éducation, l’oisiveté, tandis que les seconds assureraient les travaux délaissés et pénibles, sans droits sociaux ni sécurité d’aucune sorte. Cela a déjà été maintes fois craint, décrit, entrevu, notamment par la science-fiction.
Mais les conditions de sa réalisation reposent sur des postulats improbables ou qui n’ont déjà plus cours, puisque seraient requis d’abord une réaction conséquente de la population trouvant les moyens d’en augmenter sensiblement le montant (puisque tel s’annonce alors le casus belli), ensuite un sursaut nationaliste, et enfin le maintien de ressources économiques/énergétiques conséquentes.
En effet, l’Occident, débarrassé des mouvements populaires pour la liberté et l’égalité au profit de revendications infinies de droits et d’argent [5], finirait par perdre ses singularités qui en sont toutes, d’une manière ou d’une autre, issues car découlant d’une créativité sociale-historique exceptionnelle : la fin de la modernité signerait la fin des idéaux d’égalité et de liberté, mais également l’essoufflement puis l’arrêt de l’innovation techno-économique, et la dissolution de la Nation comme échelle géopolitique où les peuples ont pu prendre en main leur destin. Ces dynamiques sont déjà largement entamées et semblent annoncer la fin d’une histoire marquée par la création permanente, et consécutivement la réapparition de grands mécanismes historiques oubliés. C’est cette situation qu’il s’agirait de penser, en abandonnant les habitudes mentales, les références historiques et les cadres de réflexions politiques qui sont les nôtres depuis deux ou trois siècles.
3- L’hypothèse impériale
Il est une forme qui a dominé le monde pendant plus de deux millénaires : l’empire. La notion a été galvaudée à travers le progressisme qui n’en a vu qu’une étape d’un long mûrissement vers notre présent, au point que ce n’est que chez un penseur arabe médiéval, Ibn Khaldûn (1332-1406), que l’on peut en comprendre la cohérence et la dynamique originale.
Ses analyses ont été retracées et brillamment mises en perspective par un auteur contemporain, Gabriel Martinez-Gros, qui a (re)constitué, à nos yeux, rien de moins qu’une grille de lecture historique non moderne [6]. C’est la seule, à notre connaissance, à tenter de considérer sérieusement l’effacement de la modernité et le retour de nos sociétés à des formes oubliées mais profondément ancrées dans l’histoire humaine. Elle peut se résumer à grands traits.
Un sommet de l’État crée la richesse par le réinvestissement de l’argent collecté par l’impôt auprès des populations productrices sédentaires, désunies et désarmées, qui sont en échange protégées contre des marges intérieures ou extérieures violentes et pillardes. Ces dernières, soudées, organisées, mobiles et aimantées par l’opulence du centre finissent par l’intégrer en occupant les fonctions des corps armés (mercenaires, armées mais aussi polices, milices, collecteurs des impôts...) pour constituer, à terme, la nouvelle tête de l’empire. Celui-ci est ainsi refondé par une nouvelle couche dominante qui monopolise à son tour la violence contre rétribution, jusqu’à ce que son mode de vie lui fasse perdre à elle aussi sa capacité combative, sa force d’extorsion et la loyauté de ses sujets face au surgissement d’autres marges menaçantes.
Cette logique impériale, dynamique, cyclique, nous semble étrange. Mais elle paraît avoir dominé les grands ensembles civilisationnels de l’histoire humaine, n’ayant été interrompue que par le surgissement d’une modernité occidentale qui a institué la production de richesse par l’initiative privée, l’armement démocratique des populations, le cadre national.
Ce sont précisément ces caractéristiques singulières qui s’effacent devant nos yeux et devraient nous rendre plus sensibles au retour des mécanismes décrits par Ibn Khaldûn. Ainsi, l’éclatement des nations à l’échelle mondiale par l’effacement de fait des frontières, sous l’effet du marché mondialisé, d’affrontements armés, du banditisme ou de migrations massives, provoque un immense exode vers les centres productifs, les alimentant en main-d’œuvre permanente et disponible mais aussi en marges mobiles, déracinées et capables de déchaînements inouïs de violence. De même, la fin de l’inventivité scientifico-technique fonctionnelle amène l’État à jouer un rôle de plus en plus grand dans les transferts financiers, notamment par une augmentation continue des prélèvements obligatoires, et l’économie repose de plus en plus sur des mécanismes de rente, tandis que les inégalités croissent continûment [7]. Du côté des populations occidentales, leur fragmentation n’est plus à démontrer, et le multiculturalisme forcené qu’imposent les oligarchies médiatico-politiques [8] achève de rendre impossible toute identité populaire, donc toute mobilisation d’ampleur qui viserait autre chose que l’augmentation du niveau de vie à tout prix : le ressentiment, la colère ou même la révolte ne s’éteignent pas et même s’exaspèrent, mais canalisent l’insatisfaction chronique d’un communisme de consommateur. Ici encore, les propos d’un Martov résonnent étonnamment : « Dès les premiers jours de la marée montante du bolchevisme, les marxistes ont signalé que le ’communisme du consommateur’ fournissait le seul intérêt commun capable de créer un lien entre des éléments sociaux disparates et souvent déclassés, c’est-à-dire : arrachés à leur véritable milieu social. » [9] C’est sur cette anomie que s’est constituée l’URSS, ce quasi-empire soviétique [10].
L’hypothèse sur laquelle ce texte s’achève est que la mise en place d’une Rente Universelle, une fois passée au tamis de l’intérêt oligarchique, pourrait fort bien accompagner la métamorphose éventuelle de nos sociétés vers une logique d’empire [11]. C’est principalement l’universalité du revenu qui serait mise à mal : géré arbitrairement et exclusivement par un État Grand Redistributeur, son montant pourrait facilement devenir variable selon les situations de chacun, mais aussi selon l’appartenance à une corporation favorisée, l’affiliation à un lobby influent, le ralliement à une communauté puissante, bref l’inscription dans de nouveaux « corps intermédiaires » capables de blocages, de chantages, de nuisances. Une fois étendu à toute personne liée au territoire français ou européen d’une quelconque manière, ce revenu serait capable d’attirer ou de susciter des marges violentes et de les mettre en concurrence. Ce seraient, par exemple, les marges intérieures dans une France périphérique, périurbaine et rurale, désocialisées, désertifiées et reléguées hors des grandes métropoles, telles que les décrit Christophe Guilluy [12]. Mais surtout les marges extérieures chez les populations migrantes en provenance du Maghreb, de Turquie, d’Asie ou d’Europe de l’Est, cantonnées dans les proches banlieues des villes productives et prises dans un ample processus mondial de sécession culturelle [13]. Ces couches sociales sous perfusion et sans perspectives politiques, essentiellement aimantées par l’Eldorado consumériste, et provenant souvent de régions historiquement rentières et impériales [14], entretiennent déjà tout un secteur économique informel, du simple réseau de solidarité villageois ou intercontinental aux organisations plus ou moins maffieuses. Pour celles-ci, un revenu d’existence ne serait en rien une obole octroyée dans un souci charitable par les puissants auxquels on se doit d’être redevables, mais plutôt un dû qu’une société apeurée et culpabilisée de son opulence concède face aux multiples menaces de prédations et de pillages. Il n’est pas difficile d’en voir les prodromes dans la fameuse « aide au développement » qui se perd dans les réseaux de corruption, entretenant une oligarchie compradore, ou, plus près de nous, les milliards brassés par les innombrables « politiques de la ville », « plans banlieues », zones franches et autres subventions achetant une paix sociale continûment et âprement négociée.
En reprenant l’analyse d’Ibn Khaldûn, c’est évidemment aux islamistes que pense essentiellement Gabriel Martinez-Gros, en bon islamologue, du moins comme premiers candidats aux rôles de marges menaçantes [15]. Il est fort difficile de le contredire au vu du crescendo que le totalitarisme musulman impose aux quatre coins du monde [16], mais surtout face à la mansuétude qu’une telle idéologie suscite chez ceux-là mêmes, de « Gauche », qui semblent avoir pour fonction de masquer les pires atrocités derrière les meilleures intentions du monde [17].
André Gorz, si souvent cité pour défendre le projet d’un revenu d’existence alors même que sa trajectoire intellectuelle sinueuse devrait interpeller chacun [18], prophétisait que « la sortie du capitalisme a déjà commencé ». Mais la question est maintenant de savoir à laquelle nous travaillons.
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Parti de l’utopie séduisante d’une Rente Universelle, ce texte se clôt par des évocations sinistres et des perspectives peu reluisantes. C’est que, amnésie contemporaine mise à part, telle est la leçon à tirer de ce XXe siècle qui ne veut pas finir. Le revenu d’existence, plus que n’importe quelle autre idée, possède cette ambivalence dont la « Gauche » a le secret, sans nécessiter aucun appareil, ses partisans étant devenus experts en autogestion de la mystification. Sa mise en avant depuis l’entrée officielle en crise des sociétés occidentales dans les années 70, soit au moment historique précis où toutes les coordonnées sociales et politiques, mais aussi écologiques, culturelles et anthropologiques changent, a de quoi provoquer l’inquiétude. La transformation du monde à la quelle nous assistons, à laquelle nous participons contre notre gré pour beaucoup, mériterait attention. Ce souci du monde, cet ennemi mortel pour les idéologies, pourrait être l’amorce d’un réveil des populations refusant que l’histoire s’écrive sans elles, alors même qu’elles en ont occupé le centre, nous léguant un héritage plus précieux que n’importe quel autre. Ce retrait n’est peut-être pas sans retour et travailler en ce sens devrait orienter toutes les bonnes volontés politiques vers un effort de lucidité.
Celui-ci concerne en premier lieu nos désirs. Rêver d’une Rente Universelle, c’est avoir intériorisé les idéologies qui nous ont amenés là où nous sommes aujourd’hui et reconduire les mythes anthropologiques d’un paradis terrestre, déniant la réalité du monde et, au fond, la dimension tragique de nos existences. Rompre avec ce qu’il faut bien appeler des postures infantiles exigerait de renoncer, autant que faire se peut, au fantasme de puissance qui s’exprime aujourd’hui dans l’accumulation de biens, d’argent et de pouvoir : c’est en ce sens que la vieille revendication ouvrière d’égalité des revenus pourrait être réactualisée. Elle seule semble pouvoir faire pièce autant à l’austérité qu’imposera inévitablement l’oligarchie et la dévastation écologique qu’au maintien de la société de consommation qui reste l’horizon non négociable des mouvements sociaux. Mais pour ne pas être le vecteur d’une énième et accablante bouffonnerie politique, l’égalité des revenus est indissociable de l’instauration d’une redéfinition collective et permanente des besoins et de l’institution d’une démocratie directe. À l’exact opposé de celle qui taraude les partisans de la Rente Universelle, la question qui se pose alors est bien moins la façon d’y arriver que de savoir s’il existe des consciences pour lesquelles ces perspectives expriment un authentique désir.
Lieux Communs
Mai-juin 2017
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