Qu’est-ce que la néoténie humaine ? (2/2)

mercredi 6 décembre 2017
par  LieuxCommuns

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Le romantisme devait ensuite largement faire usage de l’idée néoténique notamment dans son versant prométhéen. Le thème de Prométhée, sauveur et reconstructeur de l’homme, était, à vrai dire, déjà apparu au début du XVIIe siècle avec le Prometheus de Francis Bacon. On pou­vait déjà lire dans ce texte le thème du savant apprenti sor­cier prêt à transgresser les lois pour parvenir à ses fins. Prométhée construit en effet un être à partir d’argile et d’éléments animaux, mais il est puni pour son manque d’humilité religieuse de sorte que Dieu se venge sur la Terre entière. Le Prométhée de Bacon annonce le person­nage de Faust. À noter qu’il apparaît à la même époque que le Golem de la légende pragoise.
Goethe écrit aussi un Prométhée qui le mobilisera aussi longtemps que le Faust : trente ans. Il y lie les thèmes de la révolte contre les dieux à ceux de l’individu créateur indé­pendant de toute puissance extérieure. À sa suite, les romantiques verront en ce Titan un rebelle indomptable, un héros qui lutte pour la liberté de ses créatures en pro­clamant la vanité des dieux, à quoi il oppose la puissance et la liberté des hommes.
À la même époque où Mary Shelley écrit son Franken­stein (elle présentera son héros comme « a modern Prome­ theus » ), son compagnon, Percy B. Shelley, écrit un Promé­thée délivré empreint d’athéisme. Il y fait de Zeus le symbole de l’arbitraire et du mal, qui torture Prométhée, lequel cache le secret de l’heure et des moyens par lesquels on se débarrassera enfin des dieux. Hercule délivre alors Prométhée qui devient, contre les dieux, le sauveur du monde. Le mal représenté par les dieux est alors aboli et le règne du bien et de l’amour commence…
Pendant la période romantique, paraissent cent soixante­ dix œuvres inspirées par Prométhée [1]. C’est dire l’importance de ce thème, qui se manifeste aussi dans l’art, et est présent de façon diffuse dans de nombreuses œuvres littéraires (Bal­zac par exemple). Schlegel, Byron, Shelley, Hugo voient en Prométhée l’image du poète créateur, mais incompris, rejeté (cf.« L’Albatros »de Baudelaire). On voit en Prométhée et en Satan deux révoltés qui, peut-être même, n’en font qu’un. Le milieu du XIXe siècle le considère comme un martyr, fon­dateur de la civilisation, champion de la Révolte, de la Science, de la Raison. En 1841, en conclusion de son avant­ propos de thèse sur Démocrite et Épicure [2], le jeune Marx, qui se désigne lui-même comme un Aufklärer, repartira du texte même d’Eschyle pour lancer un cri de guerre infini­ment plus dévastateur que la violente prophétie athée de Shelley puisqu’il emportera l’Occident, puis une bonne par­tie de la planète, à la fin du XIXe et au XXe siècle, dans une farouche lutte au corps à corps contre la tyrannie : « La phi­losophie, écrit Marx, fait sienne la profession de foi de Pro­méthée : ’En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux !’ (Eschyle, Prométhée, v. 975). Et, cette devise, elle l’oppose à tous les dieux du ciel et de la terre, qui ne reconnaissent pas la conscience humaine comme la divinité suprême … Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs. »
Entre 1840 et 1900 paraissent en France quarante œuvres littéraires inspirées par Prométhée, quatre-vingt-dix en Europe. À quoi il faut ajouter les indications de Nietzsche qui, dans La Naissance de la tragédie, présente le mythe de Prométhée comme une variante du mythe de Dionysos. Mieux, pour Nietzsche, il existe sous le nom de Dionysos des héros tragiques sous les apparences les plus diverses : Œdipe, Prométhée … Ces héros, tous écartelés, portent en eux l’espoir d’une restauration de l’unité perdue. Ils s’apparentent à Dionysos qui recèle selon Nietzsche une profondeur et une démesure dont la connaissance ne se donne que dans la joie et la douleur, à travers de véritables épreuves. Nietzsche introduit à cet égard le concept de « sagesse dionysienne ».Il prend comme exemple de cette sagesse le crime de Prométhée qui débouche sur le don le plus précieux. Ainsi, la tragédie procède de la « sagesse dionysienne » : elle relève d’une civilisation qui ose affron­ter la cruauté et l’âpreté de l’existence. Mais toute déme­sure reçoit sa sanction : Prométhée est puni de son trop grand amour des hommes.
En 1899, le Prométhée mal enchaîné de Gide renouvelle de façon inattendue le mythe. Le héros se révolte, reven­dique sa liberté individuelle, et s’émancipe de toutes les règles qui la brident. Après avoir été amoureux de l’Oiseau auquel il donnait son foie en pitance (cf. le fameux « Je n’aime pas les hommes ; j’aime ce qui les dévore »), il le tue, le mange et trouve un rire que l’on pourrait dire nietzschéen. De l’animal sacré, ou de ce sacré animal, qui l’avait tant épuisé, il ne garde que des plumes comme pour s’en parer. Le dernier tournant dans le processus d’apparition de l’idée néoténique avant son expression scientifique, dans les années 1920, avec Bolk, est fort intéressant puisqu’il correspond au moment freudien de la grande investigation sur les forces obscures de la psyché, en vue d’en rendre compte. C’est en effet en explorant le champ de la névrose que Freud rencontre l’idée de néoténie. On trouve à la fin du texte intitulé Inhibition, symptôme et angoisse publié en 1926, c’est-à-dire l’année même de la communication de Bolk, cette notation ouvertement néoténique : « Parmi les facteurs qui participent à la causation des névroses (…), [il faut retenir] l’état de détresse [Hilflosigkeit] et de dépen­dance longuement prolongée du petit enfant d’homme. L’existence intra-utérine de l’homme apparaît face à celle de la plupart des animaux relativement raccourcie ; l’enfant d’homme est jeté dans le monde plus inachevé qu’eux. » [3]
Certes le thème de la néoténie qui s’énonce dans ce texte n’est guère conciliable avec la thèse dite de « la récapitulation de la phylogenèse dans l’ontogenèse » formulée à la fin du XIXe siècle par le plus grand adepte germanique de Darwin, le physiologiste Ernst Haeckel, et reprise à son compte par Freud. Selon cette thèse, chaque individu revit au cours de sa propre maturation les grandes étapes qui ont scandé l’évolution de l’espèce à laquelle il appartient. Cette thèse de la récapitulation, supposant qu’une histoire longue de quelques millions d’années puisse se récapituler en quelques mois (loi de la condensation), n’est guère compatible avec la thèse de la néoténie dans la mesure où elle suppose que tout progrès résulte d’une addition qui prolonge d’une nouvelle étape le développement (loi dite de l’addition terminale). Or, la néoténie ne se présente pas d’abord comme une nouvelle étape ajoutée au développe­ment, mais comme une régression par rapport au dévelop­pement germinal attendu. Il n’empêche que Freud, bien qu’adepte de la thèse de la récapitulation, accorde une place tout à fait centrale à la néoténie puisqu’elle lui per­met une construction tout à fait originale du fait névro­tique. À la question traitée dans ce texte, « D’où vient la névrose ? », Freud répond en effet en repérant trois fac­teurs essentiels, parmi lesquels se trouve en premier lieu le facteur biologique, l’état de détresse et de dépendance du petit de l’homme, explicitement lié à sa prématuration : « Ce facteur biologique instaure donc les premières situa­tions de danger et crée le besoin d’être aimé, qui ne quittera plus l’être humain. » La néoténie, avance en quelque sorte Freud, crée le besoin d’amour, lequel engendre la névrose.
Il est remarquable que le second facteur de causation des névroses retenu par Freud relève, lui aussi, de la néoténie. Freud fait en effet allusion au développement en deux temps de la sexualité humaine.« Le deuxième facteur, phy­logénétique, a été seulement inféré par nous ; c’est un fait très remarquable du développement de la libido qui nous a poussés à en faire l’hypothèse. Nous trouvons que la vie sexuelle de l’être humain ne poursuit pas son développe­ment de manière continue depuis le début de la matura­tion, comme celle de la plupart des animaux qui lui sont proches, mais qu’elle connaît, après une première floraison précoce jusqu’à la cinquième année, une interruption éner­gétique, pour reprendre de nouveau avec la puberté et se rattacher aux amorces infantiles. » C’est à ce moment de son raisonnement que Freud fait une hypothèse centrale sur la phylogenèse de l’homme :« Nous estimons qu’il a dû survenir dans le destin de l’espèce humaine quelque chose d’important qui a laissé derrière soi cette interruption du développement sexuel comme précipité historique. » On touche là au génie de Freud, capable d’inférer de ce qui l’intéresse, le développement ontogénétique de l’individu en matière de sexualité, une cause phylogénétique caracté­risant l’espèce, que la science de son temps n’avait pas encore véritablement repérée. Car c’est bien la néoténie de l’homme qui contraint à l’allongement du maternage de l’enfant et qui explique un développement sexuel telle­ment ralenti par rapport à celui des autres mammifères qu’il va jusqu’à s’accomplir en deux temps [4] Voilà donc que le second facteur de causation des névroses est lié à la néo­ténie.
Quant au troisième, il est référé par Freud à « une imperfection de notre appareil animique »,divisé entre un moi et un ça. « Le moi est obligé de se mettre sur la défensive contre certaines motions pulsionnelles venues du ça, de les traiter comme des dangers. » La psyché souffre en somme d’une désynchronisation constitutive entre une part qui avance et veut et une autre part qui ne peut pas suivre. Nous verrons bientôt en quoi la néoténie de l’homme façonne un être velléitaire, en manque de présence, inca­pable d’habiter véritablement le monde. Ce qui frappe en tout cas, c’est l’étonnante prescience de Freud quant à la néoténie humaine. Tout se passe comme si, en 1926, il tra­vaillait déjà avec une théorie … qui est encore à peine for­mulée scientifiquement.

Guère n’est besoin, je l’espère, après cette rapide généa­logie de l’idée de néoténie humaine, de renchérir sur sa place dans l’Occident moderne. Elle paraît tout simple­ment décisive. Elle est présente dans toutes les versions modernes du mythe épiméthéo-prométhéen, c’est-à-dire dans les récits qui narrent l’inachèvement de l’homme et/ou qui exaltent son accomplissement. Elles se retrou­vent également dans de puissantes formules philosophiques ayant valeur de théorèmes. Ces propositions scan­dent que l’homme ne naît pas homme, mais se fabrique tel ; que chaque animal est ce qu’il est, alors que l’homme, n’étant rien, doit advenir à lui-même en utilisant les moyens de la raison ou de la technique, fût-ce en s’affran­chissant de Dieu. En somme, il apparaît au terme de ce premier parcours que cette idée se retrouve au fondement de tous les grands récits d’émancipation de l’Occident moderne : recherche de la mesure pour cet être sujet à l’hubris, promotion du libre arbitre de l’homme, célébra­tion de l’autonomie de la raison, accès au sujet transcen­dantal, émancipation sociétale, salut individuel, libération par la technique, récits du crépuscule des idoles et de la mort de Dieu, exploration des profondeurs de la psyché…
Ce qui vient ensuite relève d’un autre chapitre de la pen­sée puisqu’il s’agira désormais de philosopher en tenant compte d’une formulation scientifique de la néoténie.

Philosopher par temps néoténique

On le sait : il suffit qu’un Galilée voie autrement l’orga­nisation des astres pour que ce « désastre » suscite aussitôt un Descartes, contraint de refonder à neuf tout l’exercice philosophique et d’inventer un nouveau sujet. De même Newton pour Kant : puisque« depuis Newton, les comètes, selon Kant, suivent des trajectoires géométriques » [5], s’est posée à ce dernier une nouvelle question, celle de l’ajustement de « la loi morale » sur « le ciel étoilé » – ce sera le programme de la seconde Critique : la Critique de la raison pratique. On pourrait probablement montrer les mêmes implications nécessaires entre les théories de la relativité et l’invention du sujet freudien. Toute découverte scientifique majeure suscite en somme un nouveau sujet philoso­phique.
Or, aujourd’hui, nous disposons d’une donnée anthropo­logique capitale quant à l’espèce humaine, désormais bien étayée et débarrassée de ses défauts de jeunesse [6]. Il s’agit de cette théorie de la néoténie à laquelle j’ai consacré, il y a quelques années, un premier petit livre exploratoire [7]. Je tentais d’y repérer quelques incidences issues d’une pre­mière prise en compte de cette théorie anthropologique sur la pensée philosophique.
Il m’était alors apparu étrange que cette théorie ne soit pas davantage mise à contribution par la pensée philosophique et par les sciences humaines et qu’on ne s’avise pas des remaniements à effectuer dans tous les domaines de pensée dès lors qu’il apparaît que l’homme est un néotène, c’est-à-dire un être qui a perdu sa première nature et qui s’est trouvé contraint d’en inventer une seconde.
En effet, fort de cette théorie, c’est tout notre monde humain, son histoire même, qui doivent être reconsidérés. On ne peut plus en effet seulement concevoir ce monde comme produit par un Homme présenté en « élu », en « Roi » de la création. Car l’homme est un être exclu de la première nature, la « vraie », un être inachevé qui s’est en fin de compte retrouvé dans la position de devoir, sous peine de disparition, en inventer une « autre », de toutes pièces. Bref, comme l’insinuait Freud aux tout premiers instants de l’expression scientifique de la belle histoire néoténique, l’homme est d’abord un grand névrosé.
La théorie de la néoténie oblige donc à concevoir les grandes affaires humaines sous un jour neuf [8], Par grandes affaires humaines, j’entends le langage, l’esprit, le psy­chisme, le corps, l’histoire, le politique, la création esthé­tique et la fabrication prothétique (c’est-à-dire la tech­nique). Ce n’est rien de moins qu’un nouveau sujet qu’il faut mettre en scène pour tenir ensemble ces différentes dimensions.
II s’agit donc de faire du néotène un personnage concep­tuel nouveau et de le lancer sur la scène du théâtre de la philosophie occidentale [9]. En somme, avec le néotène, on devrait pouvoir raconter toute l’Histoire autrement. Avec lui, en effet, le rapport à l’Être, le rapport à l’Autre, le rap­port aux autres, le rapport à soi … ne peuvent plus se vivre ni s’énoncer de la même façon. Cet écart décisif provient de l’introduction dans la pensée philosophique d’une don­ née qu’elle n’a jamais systématiquement intégrée, même si on peut en trouver la prescience dans plusieurs moments clefs de son histoire. II s’agit en somme de pousser la philo­sophie actuelle à prendre un tournant néodarwinien afin de pouvoir raconter toute l’Histoire autrement, non plus du point de vue du roi de la création, mais du point de vue d’un être exclu de la première nature et contraint d’en inventer une seconde. Dans le rôle-titre, le néotène. Je re­visiterai donc toutes les grandes affaires humaines avec ce nouveau personnage conceptuel. Ce qui devrait assez sen­siblement bousculer nos anciennes habitudes de pensée.

Qu’est-ce que la néoténie humaine ?

La néoténie humaine est donc une thèse néodarwi­nienne qui a été introduite dès les années 1920 par Bolk dans un article devenu assez célèbre : « Das Problem der Menschwerdung » [10]. On connaissait avant cette date la néo­ténie animale qui correspond à l’observation d’un retard du développement dans quelques espèces : chez certains animaux, le développement peut s’arrêter avant la fin du processus de maturation [11]. Ces animaux sont qualifiés de « néoténiques » parce que certains caractères de juvénilité, normalement transitoires, au lieu de disparaître, perdurent et s’installent chez eux comme caractères définitifs – c’est précisément cela la néoténie, la persistance à l’état adulte de caractères juvéniles normalement passagers. Ce qui est néo, nouveau, néonatal, perdure – d’où le nom de néoté­nie, du grec néo- ;« nouveau », et du radical grec ten, de tei­ nein, « étendre, prolonger ». La néoténie, c’est donc du juvénile qui se prolonge.
Bel exemple d’animal néoténique : l’axolotl. Les axolotls sont des petits êtres aquatiques mi-salamandre mi-poisson, munis de branchies, qui vivent normalement dans certains lacs du Mexique. Ce sont d’étranges petits animaux dont le développement peut s’arrêter définitivement au stade lar­vaire de l’animal aquatique, et cela donne un axolotl, ou continuer, comme dans d’autres lacs voisins, jusqu’au stade aérien, et cela donne alors l’amblystome, une petite sala­mandre tigrée. Ce qui s’est tramé autour de l’axolotl cons­titue une des belles histoires de l’histoire naturelle. On avait ramené à Paris à la fin du XIXe siècle un axolotl pêché dans un lac mexicain, et quelques jours plus tard, l’animal aquatique avait disparu et laissé place à un animal aérien. À la faveur du changement des conditions naturelles, l’axo­lotl avait changé d’état pour se transformer en une salamandre tigrée. C’est là un si bel exemple de néoténie qu’il est sorti des registres de l’histoire naturelle pour entrer finalement dans la grande littérature. Julio Cortazar, le grand écrivain argentin, a en effet écrit une nouvelle in­titulée « Axolotl » [12]. J’ai déjà commenté ailleurs cette nou­velle qui est fascinante [13]. C’est l’histoire d’un homme qui va voir ces petits animaux enfermés dans un aquarium du Jar­din des Plantes, à Paris. Un homme qui, tous les jours, va en quelque sorte se contempler, se refléter dans le miroir de l’œil de l’axolotl et qui finit, ainsi, par ne plus savoir … de quel côté il se trouve. Lorsqu’il regarde l’axolotl, il se sent progressivement devenir un axolotl regardant l’homme qui le regarde. Ce que met au jour la nouvelle de Cortazar, c’est qu’il existe une parenté « réelle » entre l’axolotl et l’homme. J’ai mieux compris récemment les raisons pour lesquelles Julio Cortazar avait été si sensible à cette pa­renté. Cortazar souffrait d’une maladie génétique très rare. À cause de cette maladie, il ne cessait de grandir [14]. Il se trouvait en somme dans la peau d’un super néotène. Un néotène encore plus néotène que nous ne le sommes, néo­tènes usuels, puisque son développement terminal adulte n’était pas seulement différé, mais jamais atteint. Julio Cortazar, pour avoir été un néotène absolu, un éternel ado­lescent, en proie à une croissance permanente, était donc particulièrement désigné, par la loterie génétique, pour s’apercevoir de notre état et le révéler. Nous naissons pré­ maturés et nous sommes des animaux néoténiques.
Prématurés, nous le sommes vraiment en effet. En com­parant sa maturation prénatale à celle des autres mammi­fères supérieurs, on a par exemple calculé que l’homme ne devrait pas naître à 9, mais à 18 mois. L’homme sort en somme trop tôt du ventre de sa mère ! La néoténie dit en quelque sorte que même ceux qui naissent à terme vien­nent quand même au monde trop tôt ! Au regard de la néoténie, nous sommes donc tous des prématurés.
On peut trouver chez l’homme de multiples preuves de cette prématuration : cloisons cardiaques non fermées à la naissance, immaturité postnatale du système nerveux pyra­midal, insuffisance des alvéoles pulmonaires, boîte crânienne non fermée, circonvolutions cérébrales à peine dévelop­pées, absence de pouce postérieur opposable, absence de système pileux, absence de dentition de lait à la naissance… Cette prématuration spécifique de l’homme se solde, entre autres conséquences, par un allongement considérable de la période de maternage et par un développement sexuel en deux temps, séparés par une longue période de latence. C’est sur cet étrange développement en deux temps et cette période de latence que se construit, comme nous l’avons déjà vu, toute la théorie freudienne des désirs infantiles se révélant après coup.
Cette thèse de Bolk est aujourd’hui largement reprise par tout un courant de la recherche paléoanthropologi­ que, du grand biologiste et anthropologue américain Gould aux Français Chaline, Delattre, Fenart, puis Dambricourt­ Malassé et Deshayes, qui ont montré que le développe­ment de l’homme était fondamentalement caractérisé, à cause de cette naissance prématurée, par un ralentissement notable du développement par rapport à celui des singes supérieurs.
La comparaison des développements des singes supé­rieurs et de l’homme montre en effet que le processus d’ho­minisation est mesurable à l’aune d’un phénomène majeur : l’augmentation du volume cérébral. Ce phénomène est connu sous le nom de « contraction crânio-faciale » et im­plique à la fois l’augmentation du volume cérébral, la dimi­nution de la face et l’élargissement de la mandibule [15]. Or les étapes de la contraction crânio-faciale sont précisément conditionnées par des décalages dans la chronologie du développement touchant toutes les étapes de la formation : embryonnaire, fœtale, lactéale (première dentition), de substitution (remplacement des dents de lait) et adulte. Le développement de l’homme, sorti « trop tôt », s’avère plus lent ; sa juvénilité se prolonge et il atteint l’état adulte plus tard. La conséquence directe de la néoténie, c’est le ralen­tissement de la croissance. Ainsi, si l’on compare les déve­loppements respectifs d’un chimpanzé et d’un homme, on constate un ralentissement généralisé du développement humain et un doublement de la période de croissance [16] :

– La phase embryonnaire, qui dure deux semaines chez le chimpanzé, est prolongée à huit semaines chez l’homme ; et c’est durant cette phase que se constituent les cellules nerveuses.

– La phase fœtale dure un mois de plus chez l’homme. Mais elle devrait être beaucoup plus longue, du double dit­ on, puisque le bébé humain à la naissance est beaucoup plus immature que le bébé chimpanzé.

– La phase lactéale, de trois ans chez le chimpanzé, dure six ans chez l’homme. Elle exprime toujours la fai­ble allure du développement humain. Au début de cette période, le trou occipital du jeune chimpanzé est situé à la base du crâne, comme chez l’homme, ce qui permet la bipédie observée chez les jeunes singes. Chez l’homme, le développement de la partie postérieure du crâne est telle­ ment ralenti que la bipédie, favorisée par l’absence de pouce postérieur opposable, est définitivement stabilisée. Cette stabilisation entraîne l’apparition d’un corps néoté­nique. Tout d’abord, à la faveur de la stabilisation dans la station dynamique verticale (qui signale chez les jeunes chimpanzés une situation de stress) survient le phénomène capital de la libération de la main. La main se transforme en un étrange organe sans fonction propre devenant, comme tel, bon à tout faire. Ensuite, la non-bascule occipi­tale et le maintien dans la station dynamique debout entraînent l’effondrement du larynx, qui se retrouve dans une position inconnue chez tous les autres mammifères, en face des 4e, 5e, 6e et 7e vertèbres cervicales, et l’apparition, au-dessus des cordes vocales, de la caisse de résonance du pharynx surmonté d’un appareil composite : luette, palais dur, palais mou, langue, alvéoles, dents, lèvres. Cet appareil, en permettant la modulation de l’air expiré, va jouer comme appareil phonatoire et rendre possible un véritable miracle : celui de la voix articulée [17].

– La phase de substitution se caractérise chez le chimpanzé par la bascule du trou occipital en oblique vers l’arrière, l’obligeant à devenir quadrupède. Le passage à l’état adulte s’achève à la septième année chez le chimpanzé, mais à la quatorzième chez l’homme, qui, comme tout bon observateur l’aura probablement noté, ne connaît pas cette bascule et reste en général bipède.

– Ce moment du passage à l’état adulte correspond à l’apparition de la maturité sexuelle. Il faut donc que l’homme attende quelque quatorze années pour connaître son sexe, ce qui explique peut-être qu’il n’en soit jamais vraiment très sûr…

On observe donc, avec la contraction crânio-faciale, un ralentissement notable du développement lié à une néoté­nisation de plus en plus accentuée, caractéristique du pro­cessus d’hominisation.
Cette juvénilisation spécifique de l’homme, cette néoté­nisation ne sont pas sans conséquences : en perdant sa pre­mière nature, l’homme perd le caractère spécialisé et fina­lisé qui était celui de ses ancêtres, diversement adaptés à des terrains spécifiques. L’homme, en tant que néotène, se retrouve en quelque sorte sans nature propre : non finalisé, il devient un être d’une grande débilité physique, caracté­risé par la faiblesse de son appareillage (absence de griffes et de crocs, déficit en rapidité et en agilité … ), par un état de stress permanent. Et, parce qu’il est en quelque sorte non fini, il devient un être d’une extrême plasticité, capable de s’adapter aux situations les plus diverses.


[1Voir R. Trousson, Le Thème de Prométhée dans la littérature euro­péenne, op. cit.

[2K. Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure (thèse de 1841), Paris, éd. Nizet, 1970.

[3S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse [ 1926], Paris, PUF, 1993. J’ai préféré traduire Hilflosigkeit par « détresse » plutôt que par « désaide », trop néologisant à mon goût.

[4Je reviens sur ce point pages 44 et 68.

[5Notes de Kant dans son exemplaire des Observations sur le beau et le sublime (trad. Kempf, Paris, Vrin, p. 66).

[6Je fais allusion aux propos de Bolk sur une « supériorité » de la « race nordique » par rapport à la « race noire » qu’il « explique » par son degré supérieur de néoténisation… (cf. dans « La genèse de l’homme », la partie intitulée « Les races humaines et la fœtalisation » ). Ce n’est bien sûr que débarrassées de ce très encombrant fardeau que les thèses de Bolk devien­nent dignes d’intérêt. Ce travail a été entrepris par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie [1977], op. cit., chap. 27 : « Racisme et récapitula­tion » où Gould remet « sur leurs pieds » ces thèses.

[7D.-R. Dufour, Lettres sur la nature humaine, à l’usage des survivants, Paris, Calmann-Lévy, 1999.

[8Et, de fait, depuis sa formulation par Bolk, la néoténie n’a jamais cessé d’intéresser les philosophes et les chercheurs les plus divers : Lacan (années 30), Gehlen (années 30-50), Lapassade (années 60), Agamben et Lyotard (années 80) …

[9J’emprunte la notion de « personnage conceptuel » à Deleuze. Pour lui, le personnage conceptuel désigne « une présence intrinsèque à la pen­sée, une condition de possibilité de la pensée même, bref une catégo­rie vivante, un vécu transcendantal, un élément constituant de la pensée ». Cf. Gilles Deleuze,« Les conditions de la question : qu’est-ce que la philo­sophie ? » in Chimères, n° 8, mai 1990. Problématique reprise dans Qu’est­ ce que la philosophie  ?, Paris, Minuit, 1991.

[10En français,« Le problème de la genèse humaine », op. cit.

[11Darwin, dans le chapitre 6 de L’Origine des espèces, avait repéré que « quelques animaux sont aptes à se reproduire à un âge très précoce, avant même d’avoir acquis leurs caractères adultes complets ».

[12Nouvelle publiée en français dans le recueil intitulé Les Armes se­crètes (trad. Laure Ouille-Bataillon, Paris, Gallimard, 1963).

[13Cf. D.-R. Dufour, Lettres sur la nature humaine, op. cit., chap. I : « Lettre sur les néotènes, les axolotls et les Vénus de Botero ».

[14Merci à l’amie psychanalyste qui a connu Cortazar de m’avoir com­muniqué cette donnée.

[15Sur la contraction crânio-faciale, voir par exemple le texte d’Anne Dambricourt-Malassé, « Paysages mentaux des racines évolutives humaines », disponible sur http:/sapiensweb.free.fr/articles/2-damb.html

[16Voir sur ces points : J. Chaline, Une famille peu ordinaire, Du singe à l’homme, Paris, Le Seuil, 1994, et son article dans l’Encyclopedia Universa­lis, « L’origine de l’homme ».

[17Sur l’appareil phonatoire des hominiens, voir J. T. Laitman, « L’ori­gine du langage articulé », La Recherche, n° 17, 1986, et P. Lieberman, « L’évolution du langage humain », La Recherche, n° 6, 1975.


Commentaires

Qu’est-ce que la néoténie humaine ? (2/2)
vendredi 15 décembre 2017 à 16h46

bonjour. Je ne comprends pas bien l’aboutissement de cette introduction de réflexion sur le néotonie. Si notre néotonie nous amène, comme écrit, à devoir nous construire une seconde nature pour compenser notre première nature inachevée (ce qui s’explique fort bien à mes yeux et vient expliquer en partie notre condition d’homme), pourquoi cette construction entraînerait-elle une adaptabilité comme caractéristique humaine ? Il me semble que l’auteur fait un saut immense et inexpliqué entre notre seconde nature et l’adaptabilité (mais peut-être ce saut immense est-il détaillé dans l’ouvrage entier). Quand à la seconde nature de l’homme , le terme d’adaptabilité me semble abusif. Pour définir une espèce installée dans des milieux très variés, le terme d’ubiquiste correspond mieux. Le terme d’adaptabilité étant un précepte managérial, et le management pouvant se baser idéologiquement sur des explications néodarwiniennes, il me paraît dommageable d’aboutir à cette conclusion quelque peu hâtive. Ce texte n’étant qu’une introduction, j’espère que la totalité de l’ouvrage prend bien soin de décortiquer le passage de notre seconde nature à l’adaptabilité. Dans le cas inverse, on ne pourra considérer cet enchaînement de notre néotonie vers l’adaptabilité qu’à une fable pour étayer le management dans lequel notre vie baigne mais dont les origines ne découlent pas nécessairement de notre nature.

sur la génèse du management : pierre musso, la religion industrielle, Fayard 2017

je veux bien que vous m’en disiez plus.

samedi 16 décembre 2017 à 21h09 - par  LieuxCommuns

Bonjour,

Avant tout, une précision : le reste du livre dont ce texte est extrait ne répondra pas tellement à vos interrogations. L’auteur y déploie une pensée, souvent stimulante, mais sur des voies que nous jugeons un peu trop spéculatives. Il est rare que nous ne recommandions pas un livre dont nous piratons un passage, mais la néoténie est tellement peu traitée... On se référera plutôt, sur le même thème, aux travaux de Gérard Mendel, dont quelques extraits ont été postés ici : La double spécificité humaine somatique et psychique

Pour tenter une réponse à votre première question : si la « première nature » de l’humain (pour reprendre les termes de D.-R. Dufour) est biologique, la « seconde » est culturelle, au sens large et trouve donc son origine dans l’humain lui-même (sans doute en bonne partie aussi dans les cultures primates). Homo sapiens a donc prise sur cette seconde nature, qui est une construction de soi, une auto-institution, comme le sont la langue, le savoir, la technique, par exemple, qui participent largement à l’hominisation. L’humain fait donc preuve d’une adaptabilité extraordinaire car il a prise sur sa culture, donc sur ce qui le constitue et le détermine, qu’il le sache ou non. Cette question a été largement abordée dans le texte « Effondrement et permanence de l’idéologie », publié dans la brochure n°22 "Idéologies contemporaines.

Votre seconde interrogation recouvre peut-être la première en portant sur le terme lui-même d’adaptabilité. Le terme est bien d’origine scientifique, et son utilisation renvoie parfaitement à cette caractéristique proprement humaine de pourvoir s’affranchir des assignations « naturelles » dont il hérite : il ne s’agit pas seulement de pouvoir habiter tous les milieux (nous ne sommes pas des tardigrades), y compris aquatique ou spatial, de pouvoir cohabiter avec toutes les espèces, de modifier son alimentation ou sa morphologie mais de créer de lui-mêmes de nouveaux milieux (que l’on pense à la ville ou au métro), de nouveaux aliments (le sauté de veau ou la glace à la pistache), son langage propre, bref son monde. Il nous semble qu’il y ait une parfaite continuité entre le processus de néoténie et cette adaptabilité, qui s’opère par un inachèvement de la formation des connexions neuronales, permettant une extraordinaire plasticité cérébrale.

Vous attachez ce terme au management contemporain, mais son annexion par l’idéologie contemporaine est un pur abus idéologique.
D’abord parce que le passage du biologique au social est à la fois exagérément restrictif et hautement problématique : le processus d’adaptation biologique concerne l’organisme, et non sa culture (on ne demande pas – encore – au salarié d’acquérir des doigts palmés ou de perdre sa pilosité tout en pouvant transmettre ces caractéristiques à sa descendance) ; l’espèce ou le groupe isolé et non l’individu (on parle alors plutôt d’acclimatation), et encore moins pris dans sa propre collectivité ; et il s’applique évidemment dans un milieu naturel, ce que n’est pas et ne sera jamais une entreprise ou même n’importe quelle société humaine.
Ensuite, parce que l’adaptation biologique n’est pas une simple « lutte pour la vie » dans une concurrence libre et non faussée : nombre d’espèces survivent par la complémentarité, la coopération, voire la symbiose ; les fourmis et les abeilles se sont associées pour former des collectivités ; le castor ou la plante modifient leur environnement pour y vivre ; les exemples abondent de co-évolution ; etc. Et si une espèce est trop adaptée à un milieu, elle en devient dépendante et se trouve incapable d’évoluer.... au contraire.
Enfin, justement, et pour finir (on pourrait y passer la nuit) si l’être humain a survécu, ce n’est pas parce qu’il était « adapté » à son environnement, mais tout au contraire, et nous retrouvons la néoténie, parce qu’il ne l’état absolument pas ! C’est ce qui lui a donné la possibilité de créer cette « seconde nature », la culture, et de la modifier autant qu’il modifie son milieu ou ses rapports entre eux... Bref, l’utilisation par le management de concepts néo-darwiniens est évidemment une pure arnaque intellectuelle et fleure bon le darwinisme social du XIXe siècle. Elle repose sur une idéologie qui vise à rendre « naturel », c’est-à-dire indiscutable, des institutions typiquement humaines comme le délire d’accumulation, la volonté de maîtrise ou le conformisme social tels qu’ils s’expriment par exemple dans l’entreprise.

Cela ne doit pas étonner, puisque c’est le propre du management de récupérer tout ce qui lui permet d’annexer l’esprit humain au projet entrepreneurial et capitaliste à partir d’éléments qui lui sont totalement extérieures : comme l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme (L. Boltanski et E. Chiapello, 1999) ou La barbarie douce (de J. P. Le Goff) l’ont bien montré, les managers parlent aujourd’hui couramment de « réalisation de soi », de « culture », d’« auto-organisation », de « résilience », d’« autonomie », évidemment, ou encore de « spiritualité », etc. Mais la récupération ne doit pas amener à condamner ce qui a été récupéré, mais à l’analyser en tant que récupérable (la littérature est déjà abondante sur ce point concernant la théorie de l’évolution). Vous trouverez de nombreux texte sur ce site, portant sur tous ces points.
Merci pour la référence de P. Musso, sur lequel nous projetions déjà de jeter un œil. Mais son approche nous semble un peu trop idéologique.

LC

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mardi 19 décembre 2017 à 12h36 - par  LieuxCommuns

A noter, pour ceux que les questions techniques ne rebutent pas, l’intervention d’A. Prochiantz au Collège de France du 9 octobre dernier. Son cours de cet automne porte sur les différences morpho-génétiques entre l’humain et les chimpanzés (« Le mythe des 1,23% ») et cette séance est spécifiquement consacrée à la « Néoténie développementale », traitée sous ses aspects presque exclusivement génétiques :

Néoténie développementale https://www.college-de-france.fr/si...

LC.

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