A la suite de Heidegger, nombre de ses épigones continuent à chanter l’air de la fin de la philosophie (de la métaphysique, de l’onto-logo-théo-phallocentrisme, etc.). Heidegger, du moins, voulait que la place de la philosophie soit prise par la « pensée de l’être », dont il reste à ce jour difficile de voir en quoi elle pourrait consister. Pour cette raison peut-être, certains se contentent, en lui empruntant le vocable de la « déconstruction », de se livrer à des exercices négatifs sur le corpus de la philosophie héritée, alors que d’autres réclament l’avènement d’une « pensée faible ». De l’autre côté de l’Atlantique, où la philosophie proprement dite a été et reste qualifiée de « continentale » au sens d’un continent européen qui s’arrêterait à la Manche, la philosophie analytique continue à occuper la place principale dans l’enseignement universitaire de la philosophie (absente de l’enseignement secondaire), en même temps qu’un pragmatisme ressuscité proclame — voir Richard Rorty — l’inutilité de la philosophie au sens établi du terme.
A côté de ce qu’on pourrait appeler une crise interne, des facteurs historiques lourds travaillent contre la présence effective de la philosophie dans la société. A l’échelle mondiale, la montée de la techno-science, marquant la domination presque incontestée de l’imaginaire capitaliste, trouve son complément dans le positivisme de la plupart des scientifiques, mais aussi dans la croyance superstitieuse des populations en la toute-puissance de la science et de la technique que Heidegger lui-même partageait. En outre, malgré l’effondrement du totalitarisme marxiste-léniniste dans la plupart des pays qu’il dominait mais pas dans tous, des dictatures plus ou moins idéologiques survivent dans de nombreux pays, et des fondamentalismes religieux principalement islamiques dominent ou menacent dans d’autres, rendant en fait impossibles, dans les deux cas, l’exercice public et l’enseignement libre de la philosophie.
Dans ce contexte, il est consolant d’apprendre que, loin d’être moribond, l’enseignement public de la philosophie, dans l’éducation secondaire comme dans les universités, a connu pour la première fois dans l’histoire, pendant le dernier demi-siècle, une expansion remarquable. C’est ce qu’établit la deuxième enquête menée par l’Unesco, à partir de septembre 1994, dans le cadre de son programme « Démocratie et philosophie dans le monde ». Soixante-sept pays y ont répondu, quand la précédente enquête (1951-1953) n’avait concerné que neuf d’entre eux.
On peut être surpris de cette extension de par le monde de l’enseignement de la philosophie. Il n’y a guère de doute qu’elle est due pour une bonne part à l’accession de nombreux pays à l’indépendance. Même s’il y a là l’effet d’une adoption de modèles occidentaux, il reste qu’on peut se féliciter du processus qui, probablement, étonnera plus d’un lecteur européen. Comme le dit Roger-Pol Droit qui a coordonné l’enquête, présente ses principaux enseignements et encadre le tout d’une réflexion pertinente et fournie , il s’agit d’« une invention significative de la plus récente modernité », dont on est encore loin de voir les fruits. Il faut y ajouter les effets de la libération récente d’un grand nombre de pays de la tyrannie communiste qui, certes, rendait obligatoire l’enseignement de la « philosophie » mais réduisait celui-ci à l’endoctrinement dans le matérialisme dialectique et historique.
DEUX POSITIONS OPPOSÉES
Des questions discutées par ce livre, celles concernant la relation de la philosophie à la démocratie et le caractère « européen » de la philosophie ou du moins des contenus de son enseignement soulèveront assurément l’intérêt le plus prononcé.
Au regard de la première, Roger-Pol Droit dégage des réponses reçues deux positions diamétralement opposées : la philosophie, spécialité comme les autres, pouvant être abordée seulement par quelques esprits, n’aurait aucun rôle à jouer dans l’éducation politique des citoyens, qui doit s’effectuer ailleurs ; ou bien, élément-clé de la formation des citoyens, indissociable de la démocratie, la philosophie devrait « permettre à chacun de perfectionner l’analyse de ses propres convictions, de saisir la diversité des arguments et des problématiques des autres, d’apercevoir le caractère limité de nos savoirs les plus assurés ».
Plus difficile est la deuxième question. La philosophie en général, ou la philosophie enseignée, serait-elle « grecque », « européenne », « européo-centrique » ? Pour peu qu’on pousse, son enseignement ne serait-il pas un moyen sournois un de plus d’étendre la domination culturelle de l’Occident sur la planète ? On n’a pas besoin de discuter l’exacte place de la pensée indienne ou chinoise relativement à la philosophie gréco-occidentale (la philosophie arabe, n’en déplaise à certains, fait partie de l’histoire de cette dernière : c’est aux questions d’Aristote qu’elle a, pour l’essentiel, essayé de répondre). On peut facilement admettre qu’elles devraient faire partie, d’une façon ou d’une autre, des programmes d’enseignement, y compris évidemment en Europe. Cela n’efface pas la très forte singularité de la philosophie gréco-occidentale. Il ne s’agit pas d’un « privilège », encore moins d’un résultat de la domination mondiale de l’Occident.
OBLIGATIONS
Il se trouve que c’est dans cette région du monde, chez ces peuples et par leurs langages, que démocratie et philosophie ont été créées ou développées à un point inconnu ailleurs. Cela ne crée aucun privilège, mais bien des obligations. Ce n’est pas un hasard si c’est cette philosophie, et pas une autre, qui a été la matrice du développement des sciences de la nature autant que des disciplines humaines. Ni si elle est la seule à avoir travaillé à penser le politique (l’essence du pouvoir) et la politique (le contenu souhaitable de l’ordre de la Cité). Ni si elle ne s’est pas bornée à affirmer que l’être est, ou qu’il n’est pas, mais s’est interminablement demandée comment il est, et ce qu’être signifie. Ni enfin, pour abréger une longue série, si elle a constamment pratiqué l’auto-réflexivité.
Il est encore plus difficile d’accepter la teneur de certaines réponses. « Décoloniser la philosophie », disent des réponses africaines. « Aucun rapport entre l’enseignement de la philosophie et les traditions culturelles [du pays] n’est perceptible » (Uruguay). Dire qu’il faut nécessairement établir un rapport entre ces traditions et le reste de l’enseignement est privé de sens. Pourquoi ne pas décoloniser les mathématiques ou la biochimie ? Et si « les rapports de l’enseignement philosophique avec les traditions culturelles sont conflictuels » (Mali), il faut rappeler que ce conflit, l’opposition de muthos et de logos, signe l’acte même de naissance de la philosophie. Héraclite voulait qu’Homère soit chassé des jeux et battu, et traitait Hésiode d’ignorant...
Une chose me paraît insuffisamment accentuée dans l’ensemble de l’enquête : l’importance capitale de la philosophie pour éveiller chez tous le « thaumazein », le questionnement émerveillé devant le monde, l’être, la vérité, notre propre existence. Questionnement émerveillé qui reste l’antidote suprême aux croyances idéologiques comme au délire technoscientifique contemporain.
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