(.../...)
III – L’autonomie comme voie praticable
Émergence de l’autonomie
La clôture dans laquelle vivent les cultures et les psychismes n’est pas et ne peut pas être totale. Aucune explication, aucune représentation du monde, aucun système de significations ne peut résister une fois pour toutes au surgissement permanent du nouveau dans la réalité : les individus et les sociétés ont évolué, au cours de l’histoire, même si le rythme des changements était d’une extrême lenteur et s’ils n’étaient, jusqu’à une date récente, pas reconnus comme tels.
La véritable rupture, qui aurait très bien pu ne pas se produire, eut lieu dans la Grèce antique, puis, deux millénaires plus tard, dans l’Occident moderne. Il s’instaure là, par deux fois, simultanément avec une organisation politico-sociale multipolaire qui rompt avec le mode impérial antique ou médiéval, le germe d’un monde nouveau, d’un nouveau mode d’habiter l’univers, de le comprendre et de se comprendre, un bouleversement radical dans la vie d’Homo sapiens : son univers propre, la culture, devient l’objet d’un travail explicite, de reformulations, de réflexivité, de critique, d’invention, ou l’interrogation et l’innovation ne sont plus abominations mais valeurs positives. Les mœurs, les normes, les croyances, bref, toutes les significations sociales hétéronomes allègent leur emprise sur l’individu et la collectivité et sont reconnues, au moins en principe, comme émanant de la société elle-même, des gens la composant et, par là, sont susceptibles d’interrogation, de remise en cause, de discussion, de changement, de transformation et, surtout, de ré-institution.
Ces civilisations ne reconnaissent, du moins en puissance, aucune autre source d’institution qu’elles-mêmes ; elles sont donc capables d’auto-transformations explicites et se forgent des cadres géopolitiques ad hoc : la cité-État pour la Grèce, la Nation pour l’Occident, berceaux du citoyen. Ce mouvement s’incarne dans la démocratie, la philosophie, l’art, la science et provoque une accélération de la création, reconnue comme telle, dans tous les domaines et la formation sociale de l’individu tel qu’on le connaît, éduqué à se donner, à son échelle, un sens qui lui soit propre, à se forger de lui-même son opinion dans et par la délibération collective et la libre participation à la vie sociale et politique [1]. Telle est l’autonomie.
Il faudrait en dégager toutes les implications, du point de vue qui est discuté ici, et que l’on ne peut qu’effleurer, car il s’agit bien d’une révolution authentiquement spirituelle [2], s’accompagnant d’une forme de puissance de nature nouvelle. Congédiant toutes formes de transcendance, l’humain s’y reconnaît incomplet, aliéné à lui-même, créateur de ses propres idoles et surtout éminemment mortel. Sans recours à une toute-puissance divine ou terrestre et une cosmogonie empreinte d’Absolu promettant la complétude et l’éternité, l’individu comme sa société assument la dimension indiscutablement tragique de l’existence, vouée à la destruction et à l’oubli : la vie humaine y prend une dimension jusqu’alors inconnue, prise dans un irréductible chaos et en proie à la déformation, la précarité, la destruction, le néant et, de ce fait-là, source elle-même de plénitude, de jouissance, de sens, de création investis comme tels [3]. C’est, sur le plan politico-social, le refus du schème infantile de la régression monadique par l’élection de l’un, objet de l’adoration des autres, donc acceptation de l’humanité comme collectivité d’égaux. Sur le plan de la pensée : la reconnaissance à la fois de ses propres doutes, recherches, élaborations, et la porosité à ce qui advient et qui provient du réel, événements, démentis, exceptions, inconnu… Cette posture, si extra-ordinaire qu’elle paraît impossible tout en semblant aujourd’hui une fausse évidence, constitue une voie existentielle et spirituelle dont la philosophie et, surtout, la psychanalyse ont pu faire entrevoir l’intime radicalité.
Dévoiements
Les déterminations anthropologiques, psychologiques, biologiques ont-elles pour autant disparu ? Autrement dit : les matrices idéologico-religieuses qui présidaient à toutes les occupations de l’esprit se sont-elles pour autant dissoutes ? Absolument pas.
Il est clair que la modernité, cette révolution dans la vie de l’esprit, a considérablement affaibli la vie des Esprits telle qu’elle régentait l’existence humaine depuis des dizaines ou des centaines de milliers d’années. Mais ces grands schémas ancestraux se sont maintenus sous la forme affadie, abâtardie, mutilée, castrée qu’est l’idéologie, ou plutôt les idéologies [4]. Les partisans de l’autonomie eux-mêmes, le discours même de l’émancipation, et eux tout particulièrement [5], se sont faits d’eux-mêmes systèmes clos, idéologies, croyances, mythologies de substitution, religions laïques, voire quasi-religions [6] tout court : le cas du socialisme devenant totalitarisme est évident, mais celui de la psychanalyse (du totémisme freudien au maraboutage lacanien), de la science (du scientisme naïf au funeste transhumanisme) ou de l’art contemporain (célébration du culte du néant et de la destruction) se dégagent aisément.
On n’a rien compris à l’autonomie si on la déclare advenue une fois pour toutes : instable, précaire, insaisissable en un sens, et pourtant profondément enracinée dans le quotidien de l’individu lui-même [7], elle n’est et ne peut être qu’une voie, c’est-à-dire une pratique sans cesse recommencée, force d’interrogation et capacité à instituer. Jamais la démocratie n’est confortablement installée dans une société et jamais la pensée n’est en elle-même et une fois pour toutes émancipée des schémas hérités. La voie de l’autonomie, par définition et par nature, ne peut être que crisique, sans cesse en retour sur elle-même, sans cesse à porter la critique et d’abord en son sein pour comprendre son propre mouvement, ses enracinements et son but tout autant que ses moyens. L’autonomie de la pensée est élucidation avant tout, insatisfaction face au déjà-là, réceptivité au non-conforme, écoute du réel comme des désirs, donc, même si elle ne s’y résume pas comme nous le verrons, lutte contre l’hétéronomie et d’abord contre la résurgence de celle-ci en son sein même.
Se croire intégralement dégagé des gangues idéologiques et, sous-jacents, des schémas magico-religieux, c’est indiscutablement s’y maintenir et reconduire la première et la plus pure des illusions, l’expression même de l’hétéronomie : se croire en possession de la Vérité vraie enfin dévoilée émanant de la Réalité elle-même. Cette fausse évidence, à son tour, sert bien entendu une autre mystification idéologique, sans doute celle qui tarit plus que n’importe quelle autre cette source gréco-occidentale dont elle est expressément issue : celle proclamant que puisque tout discours ne repose sur rien de transcendant, puisque les décisions collectives n’émanent que de considérations discutables, c’est que rien ne vaut, que tout se vaut, que l’effort de penser et n’importe quelle bêtise sont strictement équivalents. C’est le relativisme, le confusionnisme, l’insignifiance, la proclamation ultime que le sens n’est rien puisqu’il n’est pas Tout et que l’Occident est méprisable puisqu’il n’a pas réalisé le paradis sur Terre.
Autonomie, hétéronomie et anomie
Cette authentique perversion du projet d’autonomie, sa propagation mondiale, son extension à tous les domaines de la vie humaine et son caractère létal obligent aujourd’hui à repenser le traditionnel découpage idéologique selon la dichotomie autonomie-hétéronomie.
L’Occident a été le lieu de déploiement, depuis le haut Moyen Âge, de ce projet d’autonomie, luttant contre toutes les formes d’hétéronomie qui garantissaient jusque-là l’ordre social par l’invocation de figures extra-sociales : religions, croyances, superstitions, principes hiérarchiques et inégalitaires. Ce combat n’est certes pas terminé, mais surgit aujourd’hui une autre figure : l’anomie.
Il ne s’agit pas, pour elle, de proclamer comme l’hétéronomie que la société doit être régie par des lois et des normes immuables ni, comme l’autonomie, que celles-ci ne proviennent que des adultes qui constituent cette même société. Ce n’est pas la source ou la légitimité des significations sociales que l’anomie conteste mais bien plutôt leur existence même. Le tsunami anomique est spectaculairement visible dans le domaine de l’« art » contemporain, mais n’est pas moins sensible appliqué au langage, aux quartiers populaires, à l’éducation, à la psychiatrie ou à l’exercice de la justice. Certes, on retrouve là une très vieille récrimination authentiquement réactionnaire exprimant cette inextinguible soif de verticalité : hors de la religion qui relie les hommes entre eux, il n’y a que désordre, chute, péché, hubris, Sodome et Gomorrhe. Mais ce n’est pas ce que montre l’histoire : il y a un univers possible hors hétéronomie, radicalement nouveau, qui s’est étendu sur de très longs siècles dans l’Antiquité et dans les temps modernes, créant de nouvelles formes sociales, psychiques, géopolitiques, artistiques. Que l’anomie soit effectivement la trajectoire des sociétés où a surgi ce projet d’autonomie (Grèce antique et Occident) [8] ne montre certainement pas qu’elle en soit le destin, mais seulement le dévoiement. Dévoiement passager, régime transitoire de sociétés en voie de liquidation de leur autonomie que le tropisme hétéronome ne peut que rattraper à plus ou moins long terme, si rien ne vient en stopper le cours [9].
Il y aurait donc à esquisser un triptyque autonomie-hétéronomie-anomie. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut rendre compte de ce qui advient aujourd’hui : ni pur retour à l’hétéronomie (ni « retour du religieux », même si le monde musulman veut montrer l’exemple) ni simple continuation d’une sortie de l’univers idéologico-religieux [10], mais tierce partie. L’anomie subvertit l’autonomie en se faisant passer pour elle, en en reprenant l’impulsion première, la suspension du sens, mais en refusant son originalité historique, la capacité d’instituer, d’édicter de nouvelles normes, d’affirmer d’autres valeurs. En un mot, l’anomie refuse ce rapport résolument moderne aux significations qui les voulait d’autant plus fortes qu’elles étaient nôtres : tout au contraire, elles ne valent rien parce qu’aucune transcendance ne les dicte. L’anomie est donc bien une perversion de l’autonomie, et une stimulation, une nostalgie, un appel au retour de l’hétéronomie. Parvenir à cerner les contours de ce nouveau régime idéologique, à en identifier les multiples aspects, est d’autant plus délicat que les outils permettant de combattre l’idéologie traditionnelle sont ici mis en déroute, ou du moins déboussolés par ce nouveau front qui s’est ouvert avec un ennemi qui a jailli de nos propres flancs.
Cette situation d’anomie généralisée dans laquelle nous nous enfonçons, tout le monde la pressent, à des degrés divers, depuis plus d’une génération. C’est, au niveau de la vie de l’esprit, l’extension depuis les années 1970 des spiritualités exotiques (Yogas, Bouddhismes, Arts Martiaux, etc.) censées importer, derrière une discipline pratique, la profondeur d’un sens à l’existence par la mise en suspens de tout sens. Ce mouvement de xénophilie, en lui-même dégradation souvent opportuniste d’une culture occidentale ontologiquement ouverte à celles qui l’entourent, précisément à rebours de ce qui lui est reproché, provient au moins du lendemain de la saignée à blanc qu’a été la première guerre mondiale, lorsque même la mort collectivement orchestrée n’offrait à l’âme humaine qu’un univers absurdement mécanisé.
La civilisation occidentale avait pourtant inventé, à la suite de celle de la Grèce antique, à travers le projet d’autonomie, une forme authentique de spiritualité, plus éloignée de toutes celles qui existent ou ont existé que celles-ci ne l’étaient entre elles. Mais son extraordinaire nouveauté, l’exigence de sa pratique indissolublement individuelle et collective et surtout son essence irrémédiablement tragique en a fait une voie terriblement précaire. Cela ne la rend, à nos yeux, que plus précieuse. Que ceux qui s’en réclament ou, plus encore, ceux qui en sont habités, souvent sans même le savoir, en prennent conscience, et sa disparition actuelle pourrait ne pas être sans retour.
Lieux Communs
Décembre 2016 – juin 2017
Commentaires