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II – Les dimensions bio-anthropologiques
L’enracinement anthropologique
Notre contemporain peut admettre, à rebours, qu’il a été possédé par une idéologie, mettant cet errement sur le compte d’une inattention passagère – ou de jeunesse – ayant mis provisoirement entre parenthèses sa pseudo-capacité à « penser seul », qui est bien évidemment la meilleure manière de penser comme tout le monde. Il faudrait risquer l’excommunication en lui rappelant l’évidence de notre détermination anthropologique.
L’individu naît dans et par une cellule familiale qui lui inculque au niveau le plus profond de son être un rapport au corps, aux autres, à la langue, au savoir, à la joie ou à la mort, qui est à chaque fois propre à une culture donnée. Une culture à un moment précis de son évolution et telle que l’incarnent les adultes éducateurs, et une culture dans tous les sens du terme, à la fois familiale, ethnique, sociale, religieuse, civilisationnelle. L’individu ainsi dressé, formé, éduqué, devient à son tour cet ensemble de représentations, de valeurs, de normes, de significations sociales, qu’il intériorise et modifie dans la mesure exacte où celles-ci le lui permettent : ce type anthropologique diffère selon les continents et, bien entendu, les époques historiques et les stratifications sociales [1].
L’individu ne naît que par ce biais, qu’il s’en enorgueillisse ou qu’il le nie, et ne se constitue comme animal social qu’en tant qu’héritier et dépositaire des multiples strates de significations imaginaires que l’épopée humaine a charriées au cours de son périple – significations essentiellement religieuses, la société n’ayant existé et ne s’étant structurée que par, dans, avec l’hétéronomie religieuse dans 99,9 % de l’histoire humaine. Il est possible de discerner dans cette denrière, très succinctement et très schématiquement, cinq périodes qui forment autant de strates anthropologiques sédimentées, mais jamais extirpées, de nos esprits contemporains.
Au-delà des cultures proprement animales [2], impossible de savoir précisément à quel moment de son histoire de 200 000 ans Homo sapiens « a compris qu’il ne comprenait pas » [3] et a instauré un monde de significations qui lui soit propre. La première période est donc paléolithique : elle a certainement duré plus de 50 000 ans et relèverait de la magie chamanique, à dominante zoomorphe, sans doute articulée par un dualisme de type animiste dans des structures sociales tribales [4]. La deuxième, néolithique (v. -10 000 ans), naît avec le bouleversement d’une fin de glaciation qui a sans doute provoqué l’invention de l’agriculture, la sédentarisation et la naissance des toutes premières villes : avec la stratification sociale semblent naître un clergé, chargé de l’intercession auprès des divinités mixtes et anthropo-zoomorphes qui assurent les alliances diplomatiques, et un temps cyclique dominé par des liturgies garantes de la fertilité, la fécondité et l’opulence [5]. La troisième période, chalcolithique, vers -3 000, est celle de la naissance des cités et des cités-États en même temps que de la généralisation de l’écriture tandis que les conflits entre les divinités archaïques et citadines opèrent de vastes réordonnancements religieux, l’apparition de syncrétismes et de divinisations des despotes [6]. La quatrième période, antique, naît il y a 2 500 ans : c’est la période axiale décrite par K. Jaspers [7], concomitante de l’émergence de la forme Empire [8] où se synthétisent et se forgent les grandes religions qui domineront le monde. Bouddhismes, Brahmanisme, Confucianisme, Monothéismes dessinent un monde où la révélation échoit à un ou des prophètes et fondent un code moral sous la domination d’une caste. La dernière période, moderne, ne date que de quelques siècles au maximum et en Occident : elle impose un remaniement radical de la religion sous l’égide de la raison, voire une éradication des croyances, crée la forme politique de la nation et porte la perspective d’une émancipation générale du genre humain mêlée à l’invention de nouveaux modes d’asservissement sociaux et mentaux.
Nous sommes héritiers, nous portons en nous, nous sommes, à des degrés multiples et de manière incroyablement enchevêtrée, ce continuum magico-religieux, toutes ces couches imaginaires à la fois inconciliables et suffisamment articulées pour qu’elles affleurent et dictent nos conduites quotidiennes sous forme de réflexes, d’impressions, de métaphysiques, de rêves ou de postures. Cette empreinte, socioculturelle, cet imprinting nous modèle de part en part comme des êtres de croyance pour lesquels rien n’est imaginable, concevable, pensable s’il n’est déjà inscrit dans un tout collectif, culture, langage, religion et idéologie.
Les déterminations biologiques
Pour comprendre cet état de fait, et surtout comprendre qu’il ne s’agit en rien d’une histoire dépassée, il faut renouer avec les recherches sur la spécificité de l’animal humain, ce troisième chimpanzé [9], qui semblent aujourd’hui oubliées du grand public et reléguées dans quelques cercles universitaires discrets. Elles permettent pourtant de comprendre en quoi Homo sapiens est bien plus qu’un mammifère nécessitant des soins excessifs et excessivement longs dans les premiers mois et premières années de sa vie.
L’idée que l’humain soit un animal dépourvu d’avantages, naturellement mal doté, inadapté, même, au monde biophysique qui l’entoure, voire carrément inapte à la vie possède une généalogie mythique particulièrement foisonnante [10]. Il ne fait guère de doute que nous sommes des animaux aux automatismes comportementaux (l’« instinct ») insuffisants, ontologiquement débiles, abandonnés, livrés, projetés dans un monde qui nous est étranger autant que nous le sommes pour lui, et ne devant notre survie qu’à des artifices culturels élaborés collectivement (langage, savoirs, techniques). Ce n’est qu’au cours du XXe siècle que ces constatations vont recevoir à la fois une confirmation et une rectification scientifique inaugurées par les travaux du zoologiste L. Bolk, largement repris par la suite jusqu’à former un solide paradigme [11], aujourd’hui délaissé.
Selon celui-ci, l’espèce humaine est néoténique, c’est-à-dire frappée de ralentissement de développement : le petit d’homme vient au monde avant terme comparativement aux autres primates (la gestation « devrait » durer 18 mois), présente une période de maturation démesurément longue et conserve à l’âge adulte des caractères juvéniles, voire fœtaux (faiblesse de la pilosité, hypertrophie crânienne, etc.) tout en acquérant, très tardivement, la capacité de se reproduire. Ce processus, en réalité plus complexe et hétérogène, d’inachèvement biologique implique une extrême plasticité cérébrale : les connexions neuronales du cerveau ne sont qu’ébauchées, et c’est dans le monde social, extra-utérin, que le nourrisson, l’enfant puis l’adulte va créer les grands réseaux cognitifs qui demeureront sa vie durant et détermineront son activité cérébrale : la culture s’imprime littéralement dans l’encéphale. Le déterminisme anthropologico-culturel, certainement pas absolu mais croissant avec la précocité des événements vécus, trouve ici un fondement biologique, et notamment l’importance très freudienne de la vie infantile.
Mais, surtout, ce paradigme néoténique semble permettre de dessiner une naissance de l’esprit humain extrêmement singulière. L’hypothèse la plus crédible, et inexplicablement abandonnée, est celle formulée par le sociopsychanalyste G. Mendel avec les termes de « discordance de la maturation sensori-motrice » [12] : le nouveau-né, doté d’un appareil sensoriel fonctionnel mais privé d’une coordination musculo-squelettique, se trouve exposé et hautement sensibilisé aux stimulations de son environnement et de sa vie intérieure, tout en étant résolument incapable de la moindre initiative comportementale adéquate. De cette tension extrême source d’angoisse naîtrait l’hallucination, moyen pour le proto-psychisme de traiter les multiples sollicitations tant somatiques que relationnelles, et de soulager par la création d’un univers autosatisfaisant son impuissance à répondre à ses besoins et désirs. Le nourrisson vivrait alors dans une totalité indifférenciée, une continuité du monde utérin par l’identité au cosmos, où se confondent le monde et le sujet, le besoin et sa réponse, l’avant et l’après, la réalité et sa représentation, c’est-à-dire une toute-puissance fantasmatique que l’on a appelée « Moi-Tout » ou monade psychique. Alors que la psychogénèse devrait être marquée par le manque et une immense détresse post-natale, le psychisme originel serait constitué de ce fantasme vécu de satisfaction totale et d’unité absolue.
Les fondements psychologiques
Cette toute-puissance originelle, qui exclut l’humain d’une relation animale avec le monde naturel, a été subodorée par toute l’histoire de la pensée, ou même de la mythologie, mais c’est la psychanalyse qui l’a mise en évidence, dès sa fondation, au contact avec l’omniprésence de ce schème dans la vie adulte via les fantasmes et rêves, et les modalités de ceux-ci [13].
Bien entendu, la situation proprement délirante du nourrisson ne peut que se fracasser face à la réalité : la formation du psychisme proprement dit est la sortie lente et douloureuse de cette position primordiale durant laquelle l’être humain accède peu à peu à la frustration, au manque, à la douleur, au réel. Le psychisme se fragmente alors, en cas d’évolution « normale », en différentes instances psychiques : c’est la création de l’inconscient, à jamais marqué par cette position primordiale. Car, fondamentalement, la monade psychique ne disparaît pas : au fond toujours à l’œuvre, et tapie tout au long de l’existence, elle est transférée sur la personne faisant fonction de mère, dont le nourrisson s’avère être totalement dépendant, et qui est alors investie de cette toute-puissance. Le processus de socialisation, donc d’humanisation, est enclenché, selon un double mouvement : la psyché s’élabore, se constitue, se structure et s’organise en renonçant à la toute-puissance pour elle-même et en investissant progressivement les éléments de la réalité extérieure, mais tout en reportant, en transférant son fantasme de toute-puissance et de totalité sur d’autres objets, personnes, institutions, significations sociales.
Ainsi apparaissent successivement comme instances Unes, Uniques et Éternelles l’image maternelle puis paternelle (c’est toute la mécanique du « complexe d’ Œdipe »), puis les figures proprement sociales : Chefs, Rois, Empereurs, Papes, Saints, Divinités, voire Partis et tout ce qui les soutient comme institutions, dispositifs, rituels, croyances, mythologies, tabous, dogmes, toujours ordonnés autour d’un Sacré indicible à chaque fois propre à une culture donnée. Ces figures sont investies par la psyché sur le mode originaire de la monade : ce qu’incarne l’Autorité, c’est la protection contre un univers chaotique, imprévisible, menaçant, qu’il provienne du monde extérieur (naturel ou social) ou de la vie intérieure (émotions, désirs, pulsions, agressivité), et toujours échappant à notre maîtrise. La Puissance s’annonce donc comme source et garante du Sens du monde et de sa permanence, tout comme de l’existence de la société et de l’individu lui correspondant, Sens qui doit être constamment réaffirmé, consolidé, mérité car sans cesse mis à l’épreuve, écorné, altéré, mis en doute, en déroute, en échec, et principalement par l’absurde et l’irréductible absolu de la mort.
L’organisation des idées en un tout, qu’il s’agisse d’une culture particulière, d’une religion ou d’un système intellectuel, s’origine donc très loin dans le psychisme humain, finalement moins marqué par le manque que par la totalité et l’absolu – puis par leur renoncement qui forme la cicatrice d’un impossible deuil. En mettant en lien des idées et significations apparemment disparates, en les articulant de manière cohérente, en les organisant en vue d’une fin éventuellement non dite mais certaine, bref en provoquant leur clôture, la matrice idéologico-religieuse organise le monde et lui donne un Sens. C’est la religion, voire l’idéologie, comme « névrose collective » de S. Freud, « consolatrice de la détresse humaine » [14]. La tendance de l’humain à l’hétéronomie, bien loin de constituer un biais éducatif – au sens étroit – sur lequel il serait envisageable de revenir, semble au contraire appartenir au propre de notre espèce et lui être donc consubstantielle.
On voit ce que cette approche à la fois anthropologique, biologique, psychologique a de force explicative et comment elle anéantit les divagations sur une humanité libre d’elle-même et sur des individus lucides en pleine possession de leur libre-arbitre (ou d’une véritable société multiculturelle). Mais à suivre ce raisonnement, nous devrions être enfermés dans un cercle de fer, et notre espèce en être restée au stade chasseurs-cueilleurs aux pratiques chamaniques qui a été le sien pendant la grande majorité de sa courte existence.
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