Introduction de la brochure « Idéologies contemporaines »

jeudi 19 avril 2018
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°22 « Idéologies contemporaines »
Effondrement et permanence du politico-religieux

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Sommaire :

  • Introduction — ci-dessous

« Les modernes, en effet, depuis Rousseau, s’imaginent qu’il existe une sorte de nature [humaine] normale, à laquelle la culture et la religion seraient venues surajouter leurs faux problèmes… Cette illusion touchante peut les aider à vivre, mais non pas à com­prendre leur vie. Car tous, tant que nous sommes, sans le savoir, menons nos vies de ci­vilisés dans une confusion proprement insensée de religions jamais tout à fait mortes, et rarement tout à fait comprises et pratiquées ; de morales jadis exclusives mais qui se superposent ou se combinent à l’arrière-plan de nos conduites élémentaires ; de com­plexes ignorés mais d’autant plus actifs ; et d’instincts hérités bien moins de quelque nature animale que de coutumes totalement oubliées, devenues traces ou cicatrices mentales, tout inconscientes et, de ce fait, aisément confondues avec l’instinct. Elles furent tantôt des artifices cruels, tantôt des rites sacrés ou des gestes magiques, parfois aussi des disciplines profondes élaborées par des mystiques lointaines à la fois dans le temps et dans l’espace. »

Denis de Rougemont

Ces propos de D. de Rougemont, tirés de sa remarquable enquête sur les formes amoureuses oc­cidentales [1], heurtent le sens commun. L’idée que ce que nous faisons, ce que nous pensons, ce que nous désirons même, ne nous serait pas propre, mais provien­drait, pour une part écrasante, d’un ailleurs, est parfaitement insupportable. Et pourtant il n’existe aucune liberté de faire, de penser et de désirer sans admettre et rechercher la part du déterminé dans ce que nous sommes – ou, plus pré­cisément, croyons être.

Les textes rassemblés dans cette brochure partent tous de cette constatation, au-delà de leur as­semblage apparemment disparate, de leur diversité dans les thèmes traités, dans leur approche, leur adresse et leur forme même. Chacun d’eux cherche à interroger, à sa façon, des positions ou des dis­cours politiques pour y déceler des allants-de-soi in­questionnés, des postulats implicites, un ordre sous-jacent, soit un schéma intellectuel invisible à ceux qui les tiennent, une source extérieure à leurs propos, une hétéronomie de la pensée, bref une idéologie dont il s’agirait de mettre les racines à nu.

Le terme n’est pas ici synonyme de système d’idées, de doctrine, de dogme ou de catéchisme af­firmés, revendiqués et surtout explicités. Nous l’employons tout au contraire dans un sens proche de celui que Marx, revu par Cl. Lefort, lui a donné : « lo­gique des idées dominantes dérobées à la connaissance des acteurs sociaux et ne se ré­vélant qu’à l’interprétation, dans la critique des énon­cés et de leurs enchaînements ma­nifestes » [2]. Elle suppose que nos goûts, nos opinions, nos propos, nos avis, nos convic­tions échappent pour une part écrasante à notre libre conscience, mais reposent tacitement sur des schémas globaux, des agencements logiques, des axiomes de base qui sont de l’ordre d’une croyance sociale passée sous silence, implicite ou inconsciente et finalement si peu in­dividuelle.

Le lecteur rigoureux rétorque déjà que débusquer l’ordre caché derrière les discours des autres expose immédiatement au soupçon d’être soi-même aveugle à sa propre idéo­logie. Argument irréfu­table et indispensable au­quel il est couramment répondu de deux manières distinctes mais complémentaires.

Soit il est effectivement admis que tout discours contient une part cachée d’obscurité, de dé­termination, d’idéologie et nous voilà alors plongés dans cette nuit où tous les discours sont gris : chaque position ne se soutenant que d’un même arbitraire se dérobant à lui-même, c’est le règne du soupçon permanent, du scepticisme intégral, du relati­visme in­tellectuel, de la défiance généralisée – c’est-à-dire, finalement, une démission de la pen­sée.

Soit, complément logique, affectif ou chronologique de ce nihilisme intellectualisé, la posture mili­tante qui refuse tout examen de ses présupposés et qui ne cherche qu’à remplacer une idée fausse par une autre supposée Vérité, son corpus censément subver­sif contre un corpus forcément illusoire, une « idéologie » par une autre prétendument « réelle » : il y eut de la pensée créative, mais il n’y en a plus, il ne peut plus y en avoir, il n’y a plus qu’à illustrer à l’infini la véracité de l’héritage reçu. Ici la démis­sion se double d’une interdiction de penser, d’ailleurs de plus en plus explicite et nour­rissant les haines grandissantes des chasseurs de sorcières. On reconnaîtra là l’alpha et l’oméga de la quasi-totalité des volontés politiques contemporaines, et leur finalité ul­time.

Parvenir à sortir de cette alternative infernale, c’est-à-dire se permettre de penser, est loin d’être aisé, plus rare encore, de moins en moins fréquent et ne semble même plus désirable – d’autant que l’on s’aperçoit vite qu’il ne s’agit jamais d’une démarche pure­ment et uniquement intellectuelle. Car a regarder l’histoire des sociétés humaines, l’interrogation libre est allée de pair avec le surgissement de la délibération populaire, et la formation d’un individu singulier. Ce sont ces perspectives qui s’effacent aujourd’hui, comme disparaît la perspective d’une pensée qui se voudrait autonome.

Il y aurait alors à examiner les racines de cette malédiction idéologique, ses métamorphoses et les possibi­lités éventuelles qui seraient les nôtres de rompre son charme. L’ambition n’est pas nouvelle, qu’elle ait été nommée « généalogie », « décons­truction » ou « archéologie » [3], mais elle mériterait d’être re­nouvelée dans la perspective d’une démarche politique qui viserait l’émancipation. Telle est la visée de cette brochure, et particulièrement de son dernier texte, qui en reprend le titre.

Lieux Communs
Juin 2017


[1L’amour et l’Occident [1938], ed 10/18, 2004, p. 126-127.

[2Cl. Lefort, « Esquisse d’une genèse des idéologies dans les sociétés modernes », 1974, in Les formes de l’histoire. Essai d’anthropologie politique, Gallimard, 1978, p. 481-482.

[3On lira à ce sujet R. Garcia ; Le désert de la critique. Déconstruction et politique, L’Échappée, 2015.


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