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II – Le totalitarisme comme impérialisme
La plupart des penseurs du totalitarisme l’ont examiné d’un point de vue occidental : H. Arendt voyait sa genèse dans le peuple émietté et désocialisé des démocraties de masse embourbées dans leurs contradictions et victimes de leurs propres impérialismes ; Cl. Lefort décelait son avènement dans l’apparition de sociétés modernes ne reconnaissant pas d’autorité extérieure à elles-mêmes donc susceptibles d’un auto-asservissement illimité ; C. Castoriadis, on l’a vu, considérait ce déchaînement d’une maîtrise rationnelle du social comme gisant dans l’invention du capitalisme marchand puis surtout industriel. Chacun d’entre eux voulait, à raison, reconnaître l’extraordinaire nouveauté du phénomène totalitaire en minimisant le poids que l’histoire de chaque culture singulière faisait peser sur son propre naufrage [1].
D’autres penseurs, sans que leurs thèses soient incompatibles avec les précédentes, insistaient au contraire sur une certaine continuité historique : ainsi K. Papaïoannou voyant dans l’URSS l’expression d’un héritage byzantino-mongol par la destruction de tous les corps sociaux intermédiaires telle qu’elle avait été menée par Ivan IV dit Le Terrible (1547-1584) [2] ; ou K. A. Wittfogel pour qui l’empire stalinien renouait avec un « despotisme oriental » posé par K. Marx lui-même mais inopinément oublié de ses descendants [3]... De même, pour la Chine maoïste, on trouve facilement dans les travaux d’un É. Balazs ou d’un J.-F. Billeter les traits traditionnels d’une bureaucratie mandarinale et lettrée sur laquelle s’est appuyé le régime le plus massacreur que le monde ait connu [4].
La dimension anthropologique
Car si le totalitarisme naît d’une tabula rasa, il ne naît pas ex nihilo, du néant, mais bien, d’une manière ou d’une autre, des débris des anciennes sociétés traditionnelles, hétéronomes et toutes plus ou moins despotiques, tyranniques, dictatoriales, autoritaires. La chose est plus évidente encore sous l’angle de l’individu.
Ainsi, il est clair que si l’Homo sovieticus, l’individu façonné par la société totalitaire, est d’une apparition récente [5], il s’appuie sur des types anthropologiques beaucoup plus anciens, des individus banalement habités par l’ethnocentrisme, le chauvinisme, la xénophobie, le patriarcat, le clanisme, l’expansionnisme, le militarisme, mais aussi le fatalisme, l’arrivisme, le népotisme, etc [6]. L’incorporation de la culture totalitaire exige de ces personnalités à la fois une exacerbation de ces traits caractériels et un effacement des cadres sociaux dans lesquels ils s’exprimaient jusqu’alors afin qu’ils puissent changer d’objets selon les besoins du pouvoir (haïr aujourd’hui celui que l’on adulait hier – mobiliser contre l’Eurasia, jusqu’alors allié indéfectible de l’Océania dans 1984), c’est-à-dire une suspension, voulue définitive, de la décence ordinaire.
Croire que l’on peut passer outre l’empreinte fondatrice, le modelage qu’impose l’institution de la société, à chaque fois singulière, sur le psychisme humain, soit pour fantasmer un homme nouveau, soit pour créer un déraciné infiniment manipulable est l’horizon commun du libéralisme, du gauchisme culturel et du totalitarisme : la permanence du type anthropologique est une donnée que la pensée de la fin du XXe siècle semble avoir entièrement évacuée mais que la compréhension du monde qui vient impose urgemment de se réapproprier.
Restauration du Califat
De la même manière, un bref coup d’œil à l’histoire de l’Islam montre sans conteste que ce dont se réclament aujourd’hui les islamistes, qu’il s’agisse des pratiques, des projets, des cadres de pensée, des réflexes mentaux, bref leur vision du monde, se retrouve à divers degrés dans un héritage musulman partagé par près d’un milliard d’individus. Nous assistons ainsi depuis maintenant dix ans à des tentatives explicites de restauration du Califat, seul moyen d’appliquer l’intégralité de la Sharia, c’est-à-dire d’un retour à l’Empire arabo-musulman tel qu’il a pu régner pendant près d’un millénaire et demi (que celui-ci se soit rapidement morcelé dès sa fondation – 661 – et jusqu’à son effondrement final – 1924, fin de l’Empire ottoman – n’a fait que renforcer le fantasme d’une entité unie, unique et universelle englobant l’Oumma). Cette référence califale impériale peut sembler loufoque ou folklorique : elle est pourtant constitutive de la mentalité musulmane. Elle est même consubstantielle à la religion musulmane puisque, contrairement au judaïsme ou au christianisme, comme on le verra, l’islam naît dans, par et pour l’empire.
Récapitulons : si l’islamisme peut être considéré comme un totalitarisme imparfait, et même très baroque, peut-être ces particularités peuvent-elles s’éclairer au regard d’une dimension historique et culturelle dont on peut d’autant moins faire l’économie qu’elle est scellée par une forme politique très particulière, l’empire.
La logique impériale
Empire : de quoi parlons-nous ? Quittons là encore l’ethnocentrisme occidental, et surtout sa variante intellectualisée, la vulgate marxisante, qui ne voit d’impérialisme qu’occidental, et portons le regard sur l’histoire mondiale des empires. Le travail de G. Martinez-Gros à partir de la pensée d’Ibn Khaldûn offre une analyse très précise de la typologie impériale [7], que l’on peut résumer à quelques grands traits : d’abord la constitution d’un État autoritaire à vocation universelle, régnant sur des populations multiculturelles, divisées, stratifiées et assignées à la production, ponctionnées par l’impôt et sacrifiées à l’occasion. Ensuite le monopole absolu de la violence par une armée de mercenaires recrutés dans les périphéries de l’empire, ou dans ses éventuelles marges intérieures, et qui s’intègrent peu à peu par ce biais à l’appareil impérial, jusqu’à constituer une nouvelle dynastie. Enfin une visée géographiquement expansionniste, conquérante, visant l’annexion de nouvelles populations et territoires productifs en même temps que l’enrôlement de nouveaux combattants. Cette logique impériale, cette mécanique mise au jour par, peut-être, le seul penseur classique du monde arabo-musulman comparable à un Tocqueville ou un Marx, s’observerait dans tous les grands ensembles historiques, de l’Assyrie à l’empire d’Alexandre, de Rome à la Chine des Han puis des Tang, des Ommeyades aux Mongols, jusqu’à l’empire des Indes.
L’Europe, dès la fin de l’Empire romain, échappe à cette logique en développant peu à peu des fiefs, puis des villes autonomes, notamment à partir du XIe siècle, formant un ensemble durablement polycentrique à toutes les échelles de souveraineté et instituant, peu à peu, l’incroyable du peuple en arme. C’est dans ce contexte d’impossibilité d’empire [8] que l’on peut y repérer des poussées impériales comme l’Empire carolingien, le Saint-Empire romain germanique, les guerres napoléoniennes ou les diverses menées coloniales, mais aucune d’elles n’aboutirent jamais à des formes achevées capables d’unifier en un tout d’irréductibles entités politiques [9] réparties sur un territoire lui-même étonnamment morcelé [10].
L’impérialisme antique sous le totalitarisme moderne
On peut aussi considérer le fascisme italien ou le nazisme allemand, qui firent éclater le cadre de l’État-Nation établi en Europe en 1648 par le traité de Westphalie, comme des tentatives d’instauration impériale au cœur même de la modernité européenne, et de même la Russie bolchevique après plusieurs décennies d’occidentalisation brutalement interrompues [11]. O. Spengler parlerait sans doute de pseudomorphose historique pour décrire une vieille matrice culturelle s’exprimant dans des formes contemporaines.
Le totalitarisme prend alors un sens plus précis : bien plus que l’expression hypostasiée de traits traditionnels autocratiques ou tyranniques outillés par la rationalité occidentale, il serait l’irruption de tendances impériales millénaires à l’intérieur d’une modernité qui leur est étrangère, mais qui offre des moyens inconnus jusqu’alors pour le déploiement de la puissance et de la domination. Si les formes et les moyens sont d’inspiration occidentale, les fins et la dynamique historique sont impériales. Ainsi Cl. Lefort, interrogeant le statut de la Loi, invention clé de la modernité, en régime totalitaire, notait qu’« il n’y a pas lieu de conclure que la notion de légalité soit abolie ou devenue indifférente. À défaut de toute référence à la légalité, le système de domination serait invivable. (...) Si étrange que cela puisse paraître, les commissaires-instructeurs prennent à la lettre des prescriptions qui, paradoxalement, dans leur acceptation littérale, donnent matière à des interprétations arbitraires. Le règne de la violence se combine donc avec celui du formalisme. » [12] Comment faire ressortir plus clairement que le totalitarisme résulte de l’interaction entre le despotisme impérial et le monde occidental, de la surrection du premier dans le second ?
Le phénomène totalitaire serait donc l’expression moderne d’une logique impériale millénaire non occidentale.
On retrouve ainsi chez tous les analystes des systèmes totalitaires un même effarement devant des caractéristiques si anti-occidentales, jusque dans les camps de concentration allemands où l’on s’applique minutieusement à détruire cette institution si typique de l’Occident, l’individualité. Et symétriquement l’égalité, la mémoire et, finalement, l’Histoire elle-même. H. Arendt : « Le monde occidental a, jusqu’ici, même dans ses périodes les plus noires, accordé à l’ennemi tué le droit au souvenir : c’était reconnaître comme allant de soi le fait que nous sommes tous des hommes (et seulement des hommes). C’est seulement parce que Achille se rendit aux funérailles d’Hector, parce que les gouvernements les plus despotiques honorèrent l’ennemi tué, parce que les Romains permirent aux chrétiens d’écrire leurs martyrologues, parce que l’Église gardait ses hérétiques vivants dans la mémoire des hommes, que tout ne fut pas perdu et ne put jamais l’être. Les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (...) dépossédaient l’individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu’il n’appartenait à personne » [13]. On retrouve là le traitement historiographique des exterminations de masse et des grands massacres impériaux, presque sans traces.
La Russie post-stalinienne : un retour à l’empire ?
Les analyses tardives d’un C. Castoriadis sur l’évolution du régime russe tendraient à accréditer cette thèse d’une logique impériale à l’œuvre dans le phénomène totalitaire. L’auteur, au début des années 1980 [14], considérait que les transformations du régime russe depuis la mort de Staline (1953) étaient telles qu’un nouveau type de société était né, la stratocratie (stratos : armée). Fragmentée par les particularismes et les nationalismes, la société russe voyait l’Armée se constituer en un corps étranger, indépendant mais déterminant dans le fonctionnement de la bureaucratie et instaurant la Force, la Force Brute sans aucune justification idéologique comme principe ultime de toute politique. On retrouve là des aspects typiques d’un fonctionnement impérial. Certes, C. Castoriadis s’en défend explicitement [15], mais peut-être eût-il admis que, utilisant lui-même et largement les expressions d’« Empire russe » [16] et d’« imaginaire nationaliste-impérial », de tels traits ressemblaient fort à un état transitoire, certainement confus et abâtardi, de la forme totalitaire vers la restauration impériale qui se dessine depuis de plus en plus précisément au sein de la très Poutinienne Fédération de Russie.
Du renouveau impérial au totalitarisme musulman ?
Cette URSS, née du chaos et forcée de s’inventer ex abrupto, mais faiblement occidentalisée, aurait renoué trente ans après sa fondation avec cette vieille logique impériale qui avait modelé son passé. Ainsi la Russie stalinienne, mais également l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne, auraient été des totalitarismes tendant à l’Empire [17]. Le parallèle avec l’islamisme contemporain est frappant mais le phénomène semble inversé : l’islamisme, à travers le Califat, serait une tentative de restauration impériale tendant au totalitarisme. En a-t-il les moyens ?
Sans doute pas. D’abord pour les raisons déjà invoquées lors de l’examen de la formation de la Russie bolchevique. Ensuite parce que le monde musulman, nativement divisé, semble aujourd’hui extraordinairement fragmenté : à l’éternelle rivalité sunnite/chiite s’ajoute l’absence d’un État-leader capable de fonder légitimement un centre civilisationnel comme le sont les États-Unis, la Russie, l’Inde, la Chine ou le Brésil (ni la Turquie, ni l’Arabie saoudite, ni l’Égypte, ni le Pakistan ni l’Indonésie ne parviennent à s’imposer au sein du monde sunnite). Certes, cet émiettement a toujours nourri en retour la pulsion unificatrice, le schisme originel est une dynamique mimétique de radicalisaton et au niveau infra-étatique l’homogénéisation religieuse et ethnique est presque partout achevée, comme la mosaïque des pratiques musulmanes est en voie d’alignement sur la doctrine salafiste. Mais c’est précisément cette dernière qui rejette la modernité avec encore plus de force que la confrérie des Frères Musulmans ou le courant Wahhabite. Le monde musulman ressemble plus au cœur du Moyen Âge européen, avec sa nostalgie impériale et son éparpillement, qu’à une véritable renaissance (Nahdha).
Dernière raison : l’époque n’est précisément plus à l’expansion de cette même rationalité. C. Castoriadis, toujours, a diagnostiqué très tôt l’épuisement de la modernité au milieu du XXe siècle : insignifiance grandissante du langage et des mœurs, extinction de la créativité sociale-historique, déclin des grandes luttes sociales et politiques, absence d’innovations significatives même dans les domaines techno-scientifiques et, pourrions-nous ajouter, déliquescence des mécanismes capitalistes au profit de l’antique auri sacra fames à court terme ; seule l’inertie des siècles passés maintient encore l’Occident au faîte de sa puissance. Dans ces conditions, les tentatives d’instauration impériales ne se font plus avec la puissance d’une modernité rayonnante, mais avec les moyens diminués et les visées ternes du déclin postmoderne. Autrement dit : avec la fin de la modernité, le temps des totalitarismes, ce surgeon d’impérialisme subvertissant et s’annexant les produits de la rationalité, serait passé. Les nouvelles formes de domination sont alors en formation, reprenant et hybridant des logiques ancestrales en voie de réveil, et l’islamisme contemporain semble en incarner la pointe la plus avancée.
L’islam et sa « perfection impériale » [18]
Reprenons l’examen spécifique de l’islamisme. La spécificité de l’islam dans l’histoire des empires est frappante : alors que toutes les grandes civilisations semblent avoir seulement connu un ou des moments impériaux (vécus certes comme des moments phares fondateurs) « l’islam au contraire n’a eu d’autre passé ni d’autres racines que l’empire. Il naît près de mille ans après les empires romain et chinois, d’une conquête si rapide et si complète, associée à une mutation religieuse si profonde, qu’elle anéantit presque tout souvenir de ce qui l’a précédée, et qu’elle s’érige en modèle sans partage dans la genèse de tout État islamique à venir » [19]. De même du point de vue des autres monothéismes, la logique impériale est étrangère au judaïsme, et accidentelle pour le christianisme, qui n’a hérité de l’Empire romain puis byzantin (puis russe) que par une lente infiltration d’une forme historique qui ne sera jamais recréée. Le propre de l’islam semble d’avoir réussi à articuler en un seul mécanisme la logique bédouine et la logique despotique dans un cycle de renouvellement de la forme impériale.
Cette grille de lecture éclaire les projets islamistes et les difficultés que nous avons rencontré à les catégoriser : bien plus qu’une simple extrême droite ou un totalitarisme imparfait, il s’agirait en définitive d’une restauration impériale endogène à l’islam et intrinsèquement musulmane. Cette restauration viserait à se muer en totalitarisme, mais dont l’époque n’a plus les moyens. Reste à s’approprier contradictoirement tout ce que l’Occident a pu inventer afin de servir la volonté de puissance et de propagation anti-occidentale.
Détruire l’Occident par les moyens occidentaux
Ouvrons une parenthèse sur cette contradiction, qu’il faudrait examiner plus avant. Car ce mouvement de retour à l’empire se fait contre cette occidentalisation même – c’est une sortie historique de l’univers occidental, comme le totalitarisme, mais en reprenant les innovations les plus instrumentales sans pouvoir en saisir les ressorts fondamentaux. Cela saute aux yeux quotidiennement : c’est l’infiltré mahométan qui réclame la liberté, la tolérance et l’égalité pour imposer dans l’espace public l’obscurantisme, le suprémacisme et l’autoritarisme – c’est, plus profondément, l’utilisation de toutes les connaissances utiles, les sciences et les technologies sans se rendre capable de saisir le mouvement qui les a créées. Contradiction désarmante que l’on aurait profondément tort de considérer comme une preuve de l’impossibilité du projet d’islamisation : elle en est un des ressorts, et peut-être même le ressort principal, fondé sur un double-bind psychopathologique qui n’a d’autre issue que le prosélytisme maniaque et le Djihad.
Et à considérer l’histoire des totalitarismes, on ne peut qu’être frappé par ce mécanisme de retournement des inventions de l’Occident contre lui-même par les mouvements totalitaires suivant une ligne de sophistication croissante. C’est l’hitlérisme qui se réclame du nationalisme et du socialisme pour détruire l’un et l’autre, c’est-à-dire d’une part la création populaire du seul cadre territorial à l’intérieur duquel les peuples ont pu exercer leur souveraineté, et d’autre part l’invention d’un horizon d’égalité et de liberté pour tous [20]. C’est évidemment le marxisme-léninisme, qui s’est prétendu le point de convergence de deux ou trois siècles de mouvements ouvriers et d’émancipation, et qui les a sabordés mieux encore que le fascisme et le nazisme réunis, sur toute la surface du globe. La différence avec l’islamisme, déjà pointée, est que l’horizon de celui-ci est une sortie, apparemment du moins, franche et claire de l’Occident ou, plus spécifiquement, un refus d’y entrer : il ne se réclame même plus d’un horizon désirable pour l’humanité entière et affiche sans détour sa régression religieuse, c’est-à-dire sa visée théocratique.
C’est précisément cette dernière qui représente sans doute la dimension la plus hallucinante pour un esprit gavé de progressisme, au point d’en dénier la consistance – à tort. C’est cet aspect religieux, à la fois le plus visible et le plus fondamental, et paradoxalement le moins compris, que nous abordons en dernier.
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