Chronique de ma cité...

Just in my backyard
mardi 30 mai 2017
par  LieuxCommuns

Ce texte fait partie de la brochure n°25 « La fin de l’immigration »
Réalités troublantes et mensonges déconcertants

Elle est en vente pour 3 € dans nos librairies. Les achats permettent notre auto-financement et constitue un soutien aux librairies indépendantes (vous pouvez également nous aider à la diffusion).

Elle sera bientôt intégralement téléchargeable dans la rubrique brochures

Sommaire :

  • Chronique de ma cité (Nouvelle) — ci-dessous...

Les aventures exaltantes de la vie en cité HLM de banlieue...

Ce soir-là dans mon hall d’immeuble, point de silhouettes interlopes ni d’ambiance Gin-Canna’ ouech-ouech, mais un vigile. Ouais, un vrai-de-vrai, un renoi avec ses rangers de Décathlon et sa matraque de fonction, le vague uniforme de la boîte à merde qui l’embauche et le simili-clébard qui te mate comme si t’avais mangé sa mère. C’est pas que je les regrette, mes « jeunes-qui-squattent-mon-hall », d’ailleurs de moins en moins jeunes et dont le dernier passe-temps, entre deux faux bizness et un vrai coup de vice, trois bouteilles et six joints, consiste à parapher sur le faux plafond avec les flammes des briquets – « ça va cramer un jour », commente tranquille l’ouvrier qui le repeint régulièrement, « avec not’ fric » comme dit Moussa. Mais quand même, un vigile, sur sa pauvre chaise au milieu des queues de souris et des cadavres de ’sky, en HLM, première historique, ça détone. Abîmé dans je ne sais quelles profondes méditations, il ne semble pas trouver dans mes questions concernant le pourquoi et le comment de sa présence l’occasion de dépasser le stade du réglementaire « chuis là parce qu’y a eu des problèmes ».

Le lendemain, je sais à quelle heure et où trouver l’info : devant la mitrailleuse des boîtes aux lettres, vers le milieu de la matinée se rassemblent ces voisins guettant l’arri­vée du facteur – et surveillant la distribution du courrier plus ou moins aléatoire depuis que des vacataires remplacent notre Mohamed national en ITT. Ici, presque quotidien­nement, se constitue une micro-assemblée qu’aucune formation politique ne pourra jamais prétendre égaler. C’est Georgette-la-maigrelette toujours bien mise, l’ancienne employée des Grands Magasins qui se fait régulièrement détrousser dans le quartier, qui m’informe alors qu’une, voire deux agressions violentes auraient eu lieu hier matin dans les escaliers poisseux et mal éclairés de la tour, dont l’auteur serait le toxicomane qui y squatte depuis bien un an maintenant par intermittence. Ah merde.

C’est vrai que depuis quelques mois, il devenait de plus en plus hostile à tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un voisin… Et pour que Henriette l’octogénaire du 8e dise l’autre jour que, seule dans l’ascenseur avec lui, elle « a eu un peu peur », avec la réserve des gens de sa trempe, ça veut dire que ça devenait limite chaud chaud. Ce gars-là, personne ne sait d’où il vient ni qui il est ; il traînait de temps en temps dans le quar­tier depuis peut-être deux ans sa carrure brisée en douze et ses yeux chéper, puis s’était mis à squatter l’escalier depuis l’hiver dernier… On le dit toxico, mais il pouvait aussi être seulement psychotique – c’est courant, hein, faut pas croire, y en a de plus en plus qui errent dans les rues depuis que la psychiatrie est morte et que les anti-psychiatres sont au pouvoir, comme dit Oury – ou les deux, c’est pas très difficile avec le distributeur de seringues pas loin et le marché au crack à trois pâtés de maisons, enfin de l’autre côté des cités machin-bidule. Ce qui est sûr, c’est qu’il passe ses nuits dans les escaliers, où il défèque plus que de raison avec des coups de frein à des hauteurs pas croyables, en plus de laisser seringues et autres menus déchets comme tendres souvenirs de son passage. Heureusement, dit-on par ici, que les ascenseurs ont été récemment changés – après trente ans de services, certes intermittents… Un pauvre mec totalement paumé, traînant sa misère, sa gueule out of Africa et son regard de drone furtif, incarnation sordide d’une civilisation qui pue l’opulence et la détresse. Personne n’en avait contre lui, « du moment qu’il ne nous emmerde pas », comme dirait Lucien, le polak aux cinq pitbulls. Les plus anciens de la cité avaient signalé sa présence à la régie du quartier, qui s’était fendue d’un rassurant « Merci d’être passés, on vous tient au courant », alors ils avaient entrepris les démarches auprès des services médico-sociaux, qui le connaissaient, mais sans suite. Le gardien, qui a la moitié des quinze cents âmes de la cité en charge pour lui tout seul, vivait la chose avec un stoïcisme antique. Il faut dire que ce n’est pas lui qui se tapait le nettoyage des paliers de la centaine de logements de la tour, dévolu depuis des années à un obscur et vague sous-traitant dont les remplaçants succèdent aux rempla­çantes semaine après semaine… Bref, ce sont ces anonymes qui se tapaient les étrons plein les pognes et les désinfectants plein les narines et tout le monde s’accommodait plus ou moins bien de cette histoire, tant qu’elle ne débordait pas.

Maintenant, il va falloir démêler le truc. Allez hop, on sort les esgourdes en mode effi­cace, on recoupe les infos en vérifiant les sources, pas de baratin on est pas sur TF1.

Manque de pot, tout le monde a une version différente et c’est, évidemment, à chaque fois la vraie, vraie de vraie, et personne ne veut recouper quoi que ce soit. Au pays des cancans, l’important c’est de vendre son truc, on se croirait à un séminaire de néo-doctorants en ego studies ou aux émissions intellos de la télé.

Alors, il y a le feuilleton de la première voisine qui raconte qu’une voisine de ses voisins du dessous aurait engueulé le toxico d’avoir chié sur son paillasson, et que le gars l’aurait envoyée cash à l’hosto avant de disparaître. Ce qui est sûr, c’est que la police a refusé d’intervenir, comme d’habitude dans le quartier – sauf l’autre jour, à 6 h tapantes, quand ils ont chopé le dealer du 2e, on sait pas ce qui leur a pris, ils l’ont relâché dans la journée, remarquez, devait avoir des trucs à leur dire, s’il est pas indic c’est qu’il a pas compris le film, et sauf, bien sûr, lorsque des huiles bien grasses débarquent histoire d’écraser la larme sur la « pauvreté », alors là les poules déboulent, normal. Bon, il y a aussi la version de cette voilée venant de la tour aux dealers (et qui prétend que c’est la nôtre qui est mal famée, cette pingouin !) venue visiter sa copine, pour qui c’est la femme de ménage qui se serait fait tabasser pour les mêmes raisons – et les flics auraient refusé de se déplacer. Il y a aussi l’Antillaise du 3e, Évita, une autre grenouille bien sournoise avec des cadres et ses posters master kitch de Jésus-Marie superstars partout dans son salon, à qui tout le monde reconnaît de remarquables talents de baveuse, comme dit Amar, « C’est une langue de p… j’te jure, putain, faut rien lui dire de ta vie à celle-là, na’bouk ». Bref, Évita qui par sa fenêtre, c’est connu, « a tout vu », c’est-à-dire notre toxico agresser une femme qui retirait de l’argent à la borne de retrait juste en face. Il aurait ensuite pris la fuite, se serait réfugié dans les escaliers et ragaillardi, aurait de nouveau agressé violemment une autre dame, peut-être la dame de ménage mais c’est pas sûr, et peut-être aussi une habitante venue secourir la femme de ménage, mais c’est pas sûr non plus. Ce qui est sûr, c’est que la police, y foutent rien. Il y a également l’histoire de Globule, qui garde toujours ses petits enfants, la femme de routier, pour qui ce seraient des jeunes, une bonne dizaine et, surtout, « pas d’ici », c’est important (ici, c’est le quartier, hein, pas d’embrouilles). Elle tente de convaincre sa voisine Michelle, pour qui ce seraient plutôt des jeunes qui seraient rentrés dans la tour après avoir agressé une dame qui retirait de l’argent et qui se seraient cachés dans les escaliers où la femme de ménage les aurait découverts puis ils l’auraient tapée, personne n’aurait rien pu faire tellement ils étaient déchaînés… Quant à la police, etc.

Bon, en fait, ce qui est sûr c’est qu’il s’est passé quelque chose, mais personne n’en sait trop rien, il y a autant de versions que de paliers, ça râle, ça râle, sport national, sans aller plus loin. Ah si, on a quand même Jocelyne, capable de nous servir en catimini le discours victimaire habituel du pauvre gars qu’il faudrait laisser tranquille, pourquoi pas il est bien ici, après tout, c’est un problème social, bla-bla, dans cinq minutes elle va me proposer une salle de shoot dans mon cagibi. Ces gens-là, faut leur demander direct s’ils ont pas une carte d’extrême gauche dans un repli du cul et sinon s’ils ne traîneraient pas une petite ambition universitaire bien mesquine et là, bîm  !, dans le mille, elle suçote quelques mandarins du coin, fait le grand écart pour se tirer de là, normal elle est toute seule et sur-flippée, du haut de ses cinquante piges elle ne veut pas entendre parler du réel, ce serait réac’, bilan elle vire schizoïde. Bon, on va pas s’attarder sur les extra-terrestres non plus, même s’ils débarquent sur la planète de temps en temps en se prenant un petit coup de principe de réalité derrière la nuque.

Au fil des heures, l’ambiance commence à être un peu tendue et les rumeurs se répandent comme une odeur de joint dans une rame de RER, ou comme la nouvelle de la fermeture du guichet dans une queue de la CAF. Je saute sur Robert le gardien dès l’ouverture de sa loge en fin d’après-midi. Il tire sa gueule des mauvais jours et se renfrogne avant de se rappeler de mes étrennes du nouvel an qui lui avaient mis la larme à l’œil, tellement ça faisait longtemps que c’était plus qu’un souvenir dans le métier. Il cède : « C’est vrai qu’il y a eu une agression grave… Enfin, non, pas une… Deux agressions. Graves. En moins d’une heure. Et par le même gars… Ouais, le toxico, là…  » Les gens, une femme de ménage et une passante qui retirait du fric, dont l’une est à l’hôpital, épaule démise et contusions multiples, quant à l’autre… Les pompiers qu’il a appelés ont fait leur taf, et leur sirène aussi, qui a fait détaler le type, tu parles, par contre celle des flics, il l’attend toujours… Il poursuit : « Ça devait arriver, hein, depuis le temps qu’on le signale à la mairie et au bailleur… Bon ben, maintenant ils ont mis un vigile. Voilà. ». Ah. Qui « ils  » ? « Ben, la mairie… Et c’est vous qui allez payer sur vos charges le salaire de ce vigile… Le toxico ? Dans la nature… mais il reviendra, parce que le vigile, « ils » vont pas vous le laisser longtemps, hein, ça c’est sûr… Les flics veulent pas intervenir apparemment… Sont cons, quand même, d’autant plus qu’ils le connaissent bien…  ». Ok, tranquille c’est funky. Dans tous les cas, bien sûr, on ne peut rien faire, faut attendre, bla-bla. Surtout – surtout – ne pas prendre d’initiatives. Com­pris, hein ? Même à demi-mot, ça doit être clair pour tout le monde, surtout pour moi.

On va se la jouer docile, alors. Je me rappelle qu’on a un vaguement « responsable » de notre quartier, en mairie. Payé et tout pour s’occuper des irresponsables qu’on doit bien être, la preuve, il a un bureau douillet dans le centre-ville pépère et plein de projets pour nous… Sûrement avec une secrétaire polie et ferme avec un téléphone que je ne tarde pas à faire sonner.

Je tombe sur une de ses collègues en charge d’un autre quartier : la boss en question, c’est une femelle, est so busy, sur le terrain, on the théâtre des opérations, en expédition à haut risque, bref en réunion. Le lendemain matin je rappelle, tombe sur sa secrétaire (je vous l’avais dit), elle est en réunion, enfin sur le terrain, on the road again, en opex commando, sortie extra-véhiculaire, pour la préparation d’un « projet » (aahh, les « projets » !), et ne sera pas là cet après-midi… On est vendredi.

Le week-end passe, cela fait 4 jours que les vigiles se succèdent, ils se repassent le clébard qui ne doit plus obéir à personne et gueule sa race dès qu’on passe devant, les gamins redécouvrent l’intérêt de leurs parents. Le gardien a ouvert derechef un petit local en bas – tiens, il y avait un local de libre ici ? La mairie disait qu’il n’y avait rien de disponible pour nous réunir… — et les pauvres gars y somnolent jour et nuit devant une mini-télé qui vomit ses insanités habituelles. Les-jeunes-qui-traînent-dans-le-hall ont dû trouver un autre squat, jamais là quand ils pourraient servir à quelque chose, comme d’habitude. Les rumeurs, de leur côté, se mettent à puruler, comme il se doit.

Lundi. J’ai la responsable du quartier au téléphone… C’est elle qui me rappelle, enfin, cette fameuse madame Moutawakil, encore une victime du plafond de verre qui serait sûrement impératrice si elle était pas reubeu, et que personne n’a jamais vue en entier, sauf, évidemment, Jocelyne qui est bien avec tout ce qui a du galon et tisse son réseau comme elle a vu faire à la fac, bien serré-serré et au bout d’un moment ça fait un trampoline et tu peux attraper le pompon. Bref j’entrevois le Dahu à travers les trous de l’écouteur :

– Pas trop tôt… Vous ne voudriez pas faire au moins un point sur la situation du quartier, non ? Sauf erreur de ma part, c’est votre boulot, non ?

Au bout du fil, la bête a l’air à la fois inquiète et tendue :

– Oui, oui, heu… C’est bien moi, heu… Mais, heu, de quoi parlez-vous ? C’est quoi cette histoire de vigile ? D’agressions ? Quel quartier vous dites ?

– …

– Allô ? Dites-moi ce qui se passe, je ne suis pas au courant…

Topo sur l’ambiance festive de la cité de la joie.

– Vous imaginez l’atmosphère madame, ce n’est pas ce qu’il y a de plus sain…

– Ah oui, ah oui. Ah ça tout à fait, oui… Merci beaucoup. Je me renseigne et vous rappelle. Merci, hein ? Votre numéro, déjà ? Vous êtes qui déjà… Votre nom ? Ah, d’accord… Et merci, hein ?

Miskin.

Lendemain, rebelote. « Ah vraiment, non, écoutez heu, je n’étais pas au courant, mais ce n’est pas la mairie, hein, c’est votre office HLM qui a envoyé ce vigile et aussi qui gère le personnel de ménage [n’est pas au courant de la privatisation d’il y a sept ans, la pauvre]… Mais quand même ils auraient pu me le dire, hein, zut, c’est vache, quoi. En tout cas, merci, hein ? » Eh oui, c’est vache, ça s’appelle pas faire son boulot et voler son salaire sur le dos des bons cons. Mais bon, elle s’en occupe maintenant, merci bien, elle va m’informer des suites, et une réunion, et des affiches d’information, vous inquiétez pas et merci, on s’occupe de tout, merci pour tout à bientôt bon courage, hein, au revoir et merci encore.

Ok, bibi : On va faire sans parce que rien qu’à habiter ici on engraisse tout un cheptel de travailleurs « qui font dans le social », branleurs/branleuses à la conscience tranquille et au statut assuré – quoique c’est même pas sûr, pas foutus de se faire de belles carrières de pansements touchants sur les déchirures sociales comme au bon vieux temps, du coup, ils se croient du côté des pauvres, les pauvres… J’avais dit quoi ? Autogestion, non ? Allez zou, retour à mon hall du peuple par le peuple pour le peuple, à nous les soviets, y a que ça de vrai. Hop, séquence action.

Manque de pot, comme d’habitude depuis dix ans que je vis ici, les habitants s’en foutent, ou sont blasés ou demandent des flics, le plus souvent les trois à la fois, dans tous les cas, c’est pas eux. On va pas leur jeter la pierre, mais bon. Dans l’ascenseur – l’ascenseur est Le lieu de socialisation par excellence, comme un troquet ou un bal de village mais qui n’ouvrirait que deux ou trois minutes par jour à chaque fois, faut pas faiblir et bien tomber – dans l’ascenseur, donc, de retour au bercail, un habitant dans la force de l’âge, comme on dit, me confie sûr de lui : « Moi, je suis pour que ce vigile reste là tout le temps ! Je suis prêt à payer une dizaine d’euros de plus sur mon loyer pour qu’il reste, c’est très bien. On a enfin la paix ». Moi : « Et remettre la loge et l’ha­bitation du gardien au rez-de-chaussée comme c’était le cas avant il y a vingt ans ? Ce serait une présence à l’entrée qui… » « Mais non ! Me coupe l’Antillais avec l’air de celui à qui on la fait pas — Ça changera rien ! Un pauvre gardien... Pourquoi pas une gardienne, pendant que vous y êtes ? Qu’est-ce que vous voulez qu’ils fassent en face de toute cette racaille, faut des types armés… avec un chien et tout qui les dissuade bien : vous avez vu un jeune en bas depuis qu’il est là ? Non ! Alors ?… » CQFD, Prosper. C’est pas qu’il est méchant, mais il veut juste pas d’emmerdes… Même ascenseur, Rachid, la quarantaine posée, me la fait en bilingue de chez Bourguiba School : « Tout ça, c’est de la racaille, il faut l’éliminer… C’est les Arabes et les Noirs, les kahlouches qui foutent la merde, y a plus d’éducation, qu’est-ce qu’y foutent dehors ils ont pas de pa­rents, putain, et la France c’est devenu la merde avec ces toxicos-là ! » Certes. Je me rappelle vite fait qu’il vient de ce quartier prolo de Tunis où aujourd’hui tout le monde regrette Ben Ali et sa coiffeuse après avoir voté pour des islamistes qui les ont déçus, et patali et patala… avant de lui proposer pour la énième fois, vu qu’il leur serre la paluche, aux racailles d’en bas, avec un sourire de bison dès qu’il traverse l’essaim : « Et organiser un collectif d’habitants de la tour, ça vous dirait pas ? On a qu’à s’en occuper nous-mêmes, de ces problèmes, On se réunit pour faire le point et on s’occuperait nous-mêmes des jeunes en bas, du ménage et du reste, on boycotterait les charges, je sais pas, on peut faire plein de trucs collectivement nan ? Vous avez vu les comités de sécurité auto-organisés par les habitants en Tunisie contre les pillages… z’ont été efficaces, ça peut marcher et…  » Vlam ! « T’es ouf ou quoi ? Ça se voit que t’as pas de bagnole à toi sur le parking !… Pas envie qu’ils me la crament, moi !… Non, non, non, j’veux pas d’emmerdes, moi, hein… khlass ». Forcément, ça fait réfléchir…

Je laisse docilement passer quelques barbes hallal, à qui leur Dieu judéo-nazaréen pourvoira sans doute… Ah, voilà Mireille, la mère de famille au foyer qui regrette tout le temps qu’au premier jour de la création y avait pas assez de Javel : « Ah bon ? Il y a eu des agressions… Ah, c’est pour ça le vigile… Non, moi ce qui me dérange vraiment, je vais vous dire, c’est l’odeur de son chien ; il faut vraiment leur dire, ça… Je ne sais pas s’ils le lavent, mais il y a des bombes pour ça, qu’est-ce qu’il pue… Tout le hall est infesté… Enfin bon, allez bonne journée, hein. ». Ouais, bonne journée au 5e. Pas gagné. Les autres se plaignent et râlent, et puis allez bonne soirée, hein, l’État s’occupera bien de tout ça et puis sinon, hein, le dites pas mais moi je m’en sortirai, de toute façon, je sais pas comment, mais bon, je le sais, allez bonjour chez vous, hein.

Ok. On va leur faire par la bande et leur mâcher le travail, organiser une petite réunion presque officielle et z’auront plus qu’à se ramener, on dépassera le stade du râlage, faut pas croire, dès qu’on se pose tranquillement on est plein de bon sens et de jugeotte, faut juste lancer la jactance, et on verra bien. Je projette mes pseudopodes à gauche à droite pour noyauter l’atelier chorale dans le mini-local du quartier – qui ne sert qu’à ça et à engraisser la bourgeoise qui traverse la pampa pour y animer ses « séances » chiche­ment payées – pour y faire une mini-assemblée d’habitants, qui pourrait bien devenir régulière, hé hé. Je racole : « J’organise une réunion pour parler des agressions et de la présence du vigile dans le hall… C’est histoire de voir ce qu’on peut faire au sein de l’atelier, la prof accepte de nous accueillir mais il faut juste dire qu’on vient boire un pot et rien d’autre… » Lui, il est là depuis le Big Bang, a tout vu ou presque, ses ta­touages aussi, la cité devenir ce qu’elle est, avant c’était vivable, mais maintenant jus­qu’où ça va descendre, ça on sait pas, en attendant, bah pourquoi pas le FN, hein, même après une carrière d’éduc’ en banlieue avec les gamins du coin qu’il a vu grandir et ré­gresser, mais là « Oh ! vous savez des réunions j’en ai fait en trente ans, c’est comme les élections, ça sert à rien maintenant je ne me déplace même plus… » C’est vrai, j’avais juste oublié le XXe siècle… Même son de cloche chez les anciens et anciennes du lieu, fatigués d’être pris pour des cons depuis un demi-siècle, « téléguidés » comme dit Henriette, qui malgré tout, ne peut pas se résoudre à abandonner ses bon vieux ré­flexes citoyens sous tous rapports. Hé ouhé, c’est ça le prix à payer de cinquante ans de noyautage systématique par les sbires des zélus qui plombent sans coup férir toutes les initiatives des gens, ferment le clapet au moindre autochtone qui l’ouvre, conseils de quartier en premier lieu, désormais désertés et même supprimés par eux-mêmes, tiens, aux dernières nouvelles – moi non plus je n’y allais plus, marre de me faire rabattre le caquet par cette **** de ***** qui sert de sous-marin à la mairie dans la cité, l’œil de Moscou, et c’est pas qu’une image.

Sans trop de surprise, mais quand même des fois on aimerait croire, personne ne sera venu à cette fameuse réunion. Je crois bien que le bouche-à-oreille s’est limité au devant de ma bouche et s’est arrêté au pourtour des oreilles, quant à mon affiche posée dans le hall, elle a été arrachée le jour même de sa pose – et les soupçons peuvent concerner ab­solument n’importe qui, par exemple Jocelyne, la copine de cette **** de **** qui a des boutons rien qu’à entendre qu’on demande pas la permission.

Quelques semaines après le début des événements, un miracle. Une affiche. T’as vu, mauvaise langue et tout, toujours à cracher sur les gens et tout… Ah putain sa mère : L’A4 annonce la fête de Noël du quartier ! Ou plutôt la-fête-des-animateurs-sociaux-du-quartier-et-des-responsables-de-la-mairie, sono à fond les ballons, barnum, stands des assoces-à-subventions et jeux pour les petits, le tout en quatre heures puis on plie les gaules et retour à l’anormal ; rien à becqueter sauf ce que les daronnes ramènent, ce se­rait de l’assistanat vous comprenez. C’est l’occase d’harponner la Moutawakil, me pré­vient Jocelyne qui l’appelle par son prénom et l’excuse d’avance : elle était débordée mais elle est pleine de « projets  », certainement comme ses prédécesseurs qui se sont succédés à son poste depuis trente piges sans qu’on ne voie jamais leur tronche ni autre chose que la galère qui vogue. Le jour dit l’heure dite, la madame, me dit-on avec le sourire de fonction du staff municipal, est « au spectacle pour les tout-petits, si vous voulez l’attendre, ça finit dans une demi-heure… ». Mais là, il fait juste 4 °C, c’est le soir et, comment dire, il faudrait que je renouvelle ma force de travail. Je laisse mes coor­données, l’interphone là, elle sonne là, vous voyez, juste là, nan juste à gauche, là, vous êtes pas d’ici vous non plus, hein ? Bon, elle sonne et je descendrai immédiatement. Bien évidemment, c’est comme si on attendait Godot parti à la chasse au Griffon.

Bilan.

Comme prévu, les vigiles interchangés sont partis après une semaine, personne ne sait rien de rien sur les victimes, ni sur les éventuelles plaintes déposées – les paliers sont des verrous qui ne laissent même pas entrer l’air, ou plutôt plus vite on oublie les mau­vaises passes mieux on se porte, n’est-ce pas. Idem du côté des VIP locaux et si­lence radio dans leur torchon publicitaire qu’est le journal de la gauche municipale qu’on dirait installée jusqu’au jugement dernier. Comme promis, le toxicomane rôde à nouveau. Au bout de quelques jours, retour des dits vigiles… Qui s’est lassé en premier, en pensant à une prochaine fois ? Des mesures bien connues seront peut-être prises, des grilles, des interphones, des barbelés ou des douves, efficaces un temps ou pour quelques-uns, c’est pas nouveau et, de toute façon, la direction est prise depuis longtemps et maintenant faut ce qu’y faut, non ? On ne peut pas dire que tout le monde soit vraiment d’accord, mais personne n’a l’air partant pour enrayer la machine, tout en sachant très bien qu’elle commence à avoir de sérieux ratés et qu’il faudra bien, un jour… heu… quoi au fait ?


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