Note sur Lukàcs et R. Luxembourg

 2008

Ce texte est aujourd’hui réédité par les édition du Sandre, dans Ecrits politiques 1945-1997, Tome II, La Question du mouvement ouvrier, 2012, au prix sacrifié de 32€.

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NOTE SUR LUKÀCS ET ROSA LUXEMBOURG * [1]

Le livre de Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe, a été publié en 1923 ; les textes qui le composent furent écrits entre 1919 et 1922, en pleine période révolutionnaire. L’évolution ultérieure de son auteur qui, pour rester au sein de l’Internationale Communiste, a renié son livre et en a interdit la réédition, ne peut pas effacer le fait qu’il s’agit d’un ouvrage théorique d’une signification capitale et qui, sur le plan philosophique reste à peu près la seule contribution importante au marxisme depuis Marx lui-même.

Les « Remarques critiques » sur la Révolution russe de Rosa Luxembourg posent, à travers la défense de la politique bolchevique entreprise par Lukàcs, l’essentiel des problèmes d’une politique révolutionnaire en période de renversement du régime d’exploitation. Il va sans dire que nous publions ce texte comme une contribution à la discussion de ces problèmes, sans pour autant partager nécessairement les vues de l’auteur. Ce n’est pas ici le lieu d’en entreprendre la discussion systématique ; les lecteurs de Socialisme ou Barbarie peuvent s’ils désirent connaître notre point de vue, se référer aux nombreux textes déjà publiés par la revue sur ces questions. Sur un point, cependant, le texte de Lukàcs appelle un commentaire qu’il est nécessaire de faire ici même.

Lukàcs critique à juste titre Rosa pour sa conception organique » de la révolution, son oubli de tirer toutes les implications qui découlent de l’idée de la révolution violente. Il rappelle que, à l’opposé de la révolution bourgeoise qui n’a qu’à supprimer les obstacles empêchant l’épanouissement complet d’une production capitaliste déjà développée, la révolution prolétarienne doit entreprendre la transformation consciente des rapports de production, transformation pour laquelle le capitalisme ne crée que « les présuppositions objectives (c’est-à-dire matérielles) d’un côté, le prolétariat comme classe révolutionnaire, de l’autre. 11 laisse cependant à son tour complètement dans l’ombre la question de savoir en quoi consiste cette transformation. Lorsqu’il dit par exemple que, aussi poussée que soit la concentration du capital, il reste toujours un saut qualitatif à effectuer pour passer au socialisme, le contenu de ce saut qualitatif reste entièrement indéterminé : le contexte, et le fait que tout cela vise à défendre la politique bolchevique, laisse entendre qu’il s’agirait de pousser cette concentration à sa limite (par la nationalisation ou étatisation) et de supprimer les bourgeois comme propriétaires privés des moyens de production. Or en réalité, le saut qualitatif en question consiste en la transformation du contenu des rapports de production capitalistes, la suppression de la division en dirigeants et exécutants, en un mot : la gestion ouvrière de la production. La maturation du prolétariat comme classe révolutionnaire, condition évidente de toute révolution qui n’est pas un simple putsch militaire, prend alors un sens nouveau. Sans doute, elle ne peut toujours pas être considérée comme le produit « spontané » et simplement organique » de l’évolution du capitalisme, séparé de l’activité des éléments les plus conscients et d’une organisation révolutionnaire ; mais c’est une maturation par rapport non pas au simple soulèvement, mais par rapport à la gestion de la production, de l’économie, de la société dans son ensemble, sans laquelle parler de révolution socialiste est entièrement dépourvu de sens. Le rôle du parti ne consiste alors absolument pas à être l’accoucheur par la violence de la nouvelle société, mais d’aider cette maturation-là, sans laquelle sa violence ne pourrait conduire qu’à des résultats opposés aux fins qu’il poursuit. Or, à cet égard, il faut rappeler que le parti bolchevique non seulement n’a pas aidé, mais s’est la plupart du temps opposé aux tentatives de s’emparer de la gestion des usines faites par les Comités de fabrique russes en 1917-18.

Vue sous cet angle, et aussi bien entendu à la lumière de l’évolution ultérieure de la révolution russe, la distinction entre la dictature du parti et la dictature de la classe que Lukàcs écarte dédaigneusement, prend toute son importance ; il ne s’agit pas de plus ou de moins de démocratie, il ne s’agit même pas de deux conceptions différentes du socialisme ; il s’agit de deux régimes sociaux diamétralement opposés. Car, quelles que soient les intentions et la volonté des personnes, des groupes et des organisations, la dictature du parti ne peut que conduire inévitablement à la dictature d’une nouvelle classe bureaucratique.

C’est dans ce contexte que le problème de la « liberté » prend son vrai sens. Seuls les organismes de masse du prolétariat peuvent décider si tel ou tel courant politique doit être libre ou non ; qu’ils puissent se tromper, c’est certain, mais personne sur terre ne peut les protéger contre de telles erreurs. Il est trop facile de se borner à dire que le règne du prolétariat n’a pas comme but de servir la liberté, mais que la liberté doit servir le règne du prolétariat. Le règne du prolétariat ne peut qu’être la liberté pour le prolétariat lui-même. L’essentiel de l’expérience est qu’en Russie ni la liberté, ni le règne du prolétariat n’ont été sauvés de cette façon. Dire qu’ils ne pouvaient pas l’être, vu les circonstances, c’est une autre discussion. Mais il ne faut pas ériger ce que les bolcheviks ont — peut-être contraints —fait dans des circonstances données et qui préparait objectivement l’avènement du contraire du socialisme en principe général de la révolution ; car alors la voie est ouverte à l’identification de Kornilov à Kronstadt — effectuée par Trotsky et reprise ici par Lukàcs — qui a tôt fait de conduire à l’identification de Kornilov à Trotsky et à Lukàcs lui-même, dont se sont chargés par la suite Staline et ses successeurs.


[1(*) S. ou B., n° 26 (novembre 1958). Cette note introduisait le texte de Lukàcs « Remarques critiques sur la critique de la révolution russe de Rosa Luxembourg », publié par la Revue dans la traduction de K. Axelos et J. Bois, avant que celle-ci ne paraisse dans Histoire et conscience de classe (Paris, éd. de Minuit, 1960, p. 309-332). Dans ce texte, Lukàcs critiquait La révolution russe de Rosa Luxembourg, publiée en allemand pour la première fois en 1922.


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